Librairie Plon (Isabelle Comtat, 1p. 123-129).


V


La première personne que Carl-Stéphane rencontra le lendemain matin, ce fut le Corbiau. Il lui baisa la main, par jeu, inclinant sa haute taille dégingandée jusqu’à cette petite main brune, griffée d’égratignures. La petite fille lui jeta un regard surpris, inquiet et presque offensé, mais comme il lui souriait, elle sourit à son tour, remonta l’épaule droite, pencha la joue et demeura ainsi quelques instants, pareille à un ibis noir, — puis, brusquement, secoua la tête et se sauva.

— Bonjour, prince, dit la Zagourette de sa voix la plus mondaine. Avez-vous bien dormi ?

Par la vertu magique du mot « Prince », elle le vit aussitôt vêtu d’argent et de dentelles, au pied d’un escalier de marbre blanc. Elle saisit sa robe courte à deux mains et lui fit une révérence de cour, avec une mine de chat fripon, pour signifier au prince que, malgré son titre et ses dentelles, il ne lui en imposait pas tant que ça.

Carl-Stéphane en riait encore lorsqu’il salua Mme Durras. Comme il lui baisait la main, il sentit peser sur lui un regard sombre et soupçonneux : Laurent se tenait aux côtés de sa mère, raide et silencieux comme un gendarme. Carl-Stéphane sourit légèrement, caressa la tête du petit garçon avec la mine pensive de ceux qui se promènent dans les allées du souvenir, Laurent s’écarta d’un mouvement brusque.

— Eh bien ? dit Isabelle en levant les sourcils.

Laurent rougit, serra les poings et prononça avec effort :

— Bonjour, monsieur. Avez-vous bien dormi ?

— Très bien, très bien, merci beaucoup, murmura le jeune homme.

Il avait rougi aussi et semblait perdu. Un silence gêné régna.

— Il ne faut pas m’appeler monsieur, dit-il enfin d’une voix gutturale et plaintive, en jetant au petit garçon un regard affamé de sympathie. Je m’appelle Carl-Stéphane.

Laurent parut surpris, indécis. Son regard s’humanisait.

— Moi, je m’appelle Laurent Durras, répliqua-t-il avec autant de fierté que s’il disait : « Je suis l’empereur de Chine. »

Il allait sortir de la pièce, sur cette superbe déclaration. Mais avant de franchir le seuil, il se retourna, comme poussé par le besoin tardif de répondre à l’amabilité de l’étranger.

— Si vous voulez, dit-il, je vous ferai voir mon lapin. Il boit de la bière comme un homme chic, et il fait la course en ligne droite avec moi et le chien et prend le départ au coup de sifflet.

— Très intéressant, approuva la voix gutturale. J’irai voir cela, donc.

Resté seul avec Isabelle, Carl-Stéphane se mit à rire. Auprès d’elle, il n’éprouvait aucune gêne, il se sentait libre, épanoui et confiant.

— Un jeune typhon domestique, votre fils, je crois, madame ?

— E-xac-tement, répliqua-t-elle, moitié riant, moitié soupirant, et le regardant, lui sembla-t-il, avec un intérêt nouveau.

C’est alors qu’il remarqua la forme de ses paupières.

Un moment après, il sortit dans la cour. M. Durras était dans son bureau et Carl-Stéphane sentait qu’il aurait dû aller lui présenter ses devoirs. Mais il était beaucoup plus pressé de faire la conquête de Laurent. Et la lumière matinale était si belle ! pensa-t-il en manière d’excuse.

Le lapin, un gros lapin gris en liberté, prenait bel et bien le départ au sifflet, rangé en ligne avec le garçon et le chien. C’était un de ces succès de dressage que Laurent devait à un don spécial, hérité d’Isabelle, de communiquer avec les animaux et de s’en faire des amis, bien qu’il ne se privât pas de les tourmenter, quand son mauvais démon le tourmentait lui-même.

Après la course, le lapin trempa son nez fendu dans le verre de bière que lui présentait son maître et éternua cinq ou six fois d’un air satisfait. Laurent lui caressa les oreilles et vida le verre.

Le Corbiau, les mains derrière le dos, le visage émerveillé, semblait la statue même de l’admiration. Lise riait, secouait ses boucles.

— Vous voyez cet homme-là ? dit-elle à Carl-Stéphane en désignant son frère, d’un doigt moqueur. Eh ! ben, c’est un z’individu. Vous savez pas ce qu’il a fait l’autre jour ? Eh ben, il a tetté la lapine blanche. Vous savez pas pourquoi ? Pasqu’il dit qu’il n’y a pas de raison pour qu’on ne boive pas du lait de lapine, pisqu’on boit bien du lait de vache. Seulement, vous savez ce qui est arrivé ? Eh ben, il a eu mal au cœur, conclut-elle triomphalement.

— C’est tiède, c’est sucré, ça sent le poil de bête, reprit Laurent avec une grimace de dégoût. Mais comment est-ce que je l’aurais su, si je l’avais pas goûté ?

— Certes donc, c’est bien le rôle des hommes de risquer les expériences, approuva Carl-Stéphane avec gravité. Sans cela, il ne se ferait jamais de progrès dans le monde. Et qu’est-ce que vous avez encore expérimenté, jeune homme, dites-moi ?

— J’ai goûté de la crotte de poule, répondit le jeune homme d’un air méditatif. Mais ça, alors, y a vraiment rien à en tirer, même si on était pris par la famine. C’est tout juste bon pour fumer le jardin, et encore c’est pas fameux, le fumier de cheval vaut cent fois mieux. Vous voulez venir voir la Bichette ?

On alla voir la Bichette, qui tourna vers les enfants son grand œil doux, plein d’une patience émouvante. Laurent lui parlait avec tendresse en la tenant par le cou et la jument léchait ses joues fraîches au goût salé.

Ludovic, au fond de l’écurie, maniait des seaux avec plus de bruit qu’il n’était nécessaire, comme quelqu’un qui veut se faire remarquer. Laurent alla vers lui, de son air franc :

— Bonjour, Ludovic.

— Bonjour, monsieur Laurent, monsieur Laurent va bien ?

— Oh ! là-là, cria Lise d’une voix pointue, ouh ! ma chère, voilà Ludovic qui fait du chic !

Laurent revenait, désemparé. Le domestique le suivit des yeux, gonflant les narines avec son sourire de biais. Il vit Carl-Stéphane qui le regardait, détourna brusquement la tête et se mit à siffler.

— Si on allait voir le jardin ? proposa le Corbiau en mettant sa main dans la main de l’étranger, avec une soudaine confiance.

On alla voir le jardin. Laurent et le Corbiau y possédaient chacun son coin, qu’ils cultivaient moitié fleurs, moitié légumes. Isabelle, qui voulait inculquer à ses enfants le goût de la terre et le sens des réalités, leur rachetait leurs légumes pour la table, en prenant grand soin de ne pas favoriser l’un plus que l’autre.

Quant à Lise, qui avait pour les fleurs et les plantes une véritable passion amoureuse, elle considérait qu’elle était faite pour les admirer, mais que les cultiver était l’affaire des autres. Ses jardins à elle fleurissaient en d’autres lieux, qui ne connaissaient pas d’hiver.

— Je sais pas comment font ces deux-là, disait-elle à Carl-Stéphane après qu’il eut admiré comme il convenait les planches de carottes, les œillets d’Inde et les bégonias, les haricots et les salades. Je sais pas comment ils font pour arriver à faire pousser des légumes. C’est des gens complètement z’impossibles, les légumes. Quand vous les voyez tout cuits, ç’a a l’air de rien, n’est-ce pas ? Eh ben, quand c’est en vie, vous imaginez pas toutes les histoires qu’il leur faut, à ces gens-là !

— Cette gamine est décourageante, dit Laurent, en toisant sa sœur de dix pieds de haut, — mais sa narine droite se retroussait éperdument. Elle est absolument bonne à rien, cette pauvre Pétrotte, J’ai beau faire ce que je peux pour la dégourdir, quand on l’envoie chercher du persil, elle vous rapporte de la ciguë. Bien heureux encore qu’elle n’en mange pas.

« Si y avait pas celle-là, qui est un peu moins bête, reprit-il en désignant le Corbiau, qui brilla d’orgueil, on pourrait croire que j’ai pas su les élever.

— Personne, donc, ne croira jamais une chose pareille, affirma gravement Carl-Stéphane. Mais que dit papa, d’avoir un si bon jardinier et qui sait si bien élever les petites filles ?

— Oh ! fit Laurent d’un air léger, papa, vous savez, ça l’intéresse pas beaucoup, ces choses-là.

— Non, non, chantonna Lise, non pour sûr, ça l’intéresse pas beaucoup, il est trop savant pour ça. Et ma foi, tant mieux, pasque s’il venait encore mettre son nez dans les résédas, oh ! z’alors, ça serait tous les jours de la semaine la comédie du dimanche…

Elle se mit à cabrioler en débitant à une vitesse vertigineuse :

— Silicate d’aluminium, trois fois quatre onze, tu n’es qu’un crétin, ah ! là, là, quand j’avais ton âge, broum, broum, topinambour, fallait voir ça, et va-t’en manger à la cuisine, qu’est-ce que j’ai fait à ce sacré Bon Dieu pour qu’il m’ait fichu un crétin pareil, et ça et ça, pour un pet de mouche on dirait que la maison croule et des histoires à n’en plus finir, pauvre Guillaume, véritablement à propos de bottes, enfin, comme dit maman quand elle se croit toute seule, j’aime encore mieux ça que d’avoir épousé un imbécile, mais si…

— Tais-toi, coupa Laurent avec sévérité, c’est toi l’imbécile, tu nous casses les oreilles.

Lise s’arrêta, cligna de l’œil en appuyant son index sur son nez et tous les trois éclatèrent d’un rire inextinguible.

Carl-Stéphane, pensif, contemplait le gravier.

— On va se promener un peu du côté de la forêt ? proposa le Corbiau.

Y allait-on ? N’y allait-on pas ? Après tout, il avait le temps de monter voir M. Durras.

Ils s’en furent vers la montagne, franchirent le ravin, Chientou trottant devant eux. Lise expliquait à Carl-Stéphane qu’il ne fallait pas avoir peur du loup, mais seulement du loup-garou « parce qu’il vous mange plus vite ». Mais elle dédaigna d’expliquer, tant c’était évident, que l’essentiel, quand on rencontrait un loup affamé, c’était d’avoir une minute à soi, rien qu’une petite minute, le temps de jeter les premiers mots d’une z’histoire si intéressante que le loup oubliait sa faim, croisait les pattes de devant pour mieux écouter, en ouvrant des babines attentives et charmées et qu’on devenait, tarare ! les meilleurs amis du monde.

Ce fut Carl-Stéphane qui eut l’idée d’une chasse au loup. Chientou faisait le loup, filant entre les arbres et quatre sauvages bondissaient à ses trousses, dirigés par les ordres brefs et gutturaux du plus grand des quatre, — non le moins sauvage, ni le moins enfant. Une habile manœuvre d’encerclement coupa la retraite à la proie, qui se hérissa en grondant, acculée à un genévrier.

— Il devient loup ! cria Lise. Arrêtez, il devient loup pour de vrai !

Elle s’accroupit devant lui, se mit à lui parler, le prit par le cou sans peur de ses crocs découverts, le Corbiau lui murmura de tendres excuses et peu à peu, l’âme farouche qui avait surgi dans les yeux du braque faiblit, s’apaise, retourne au noir repos et l’amour remonte dans ses prunelles pailletées, lentement, visiblement, comme un soleil.

Carl-Stéphane se décida enfin à frapper chez M. Durras lorsque l’arrivée de l’institutrice eut interrompu les jeux. Il fut accueilli par un froid sourire et par cette phrase ironique :

— Ainsi, vous aimez la popularité, monsieur Kürstedt ?

Et il ne sut que balbutier une vague excuse, car il se sentait extraordinairement heureux, d’un bonheur auquel l’existence de M. Durras n’avait aucune part, — et sa conscience scrupuleuse s’efforçait, mais en vain, de se fabriquer des remords.