Librairie Plon (Isabelle Comtat, 1p. 259-263).


XX


Ah ! si l’été pouvait ne jamais finir ! Si un cataclysme pouvait couper la maison des Bories de toute communication avec le monde vivant ! Si Paris pouvait être détruit par un tremblement de terre !

— Quelle idée d’aller à Paris ! gémissait le chœur des camarades. Paris, c’est affreux, c’est plein de gens, on y étouffe !

— Les Parisiens ? Peuh ! disait Laurent, superbe. D’abord, Sa Gentille a dit que c’était tous des mangeurs de pâté de foie. S’ils nous embêtent, on les rossera.

— Et qu’allez-vous faire à Paris ? reprenait le chœur.

— Étudier, répondait Laurent sur le ton du De profundis.

La tendre Juliette se plaignait, colombe :

— Tu m’oublieras, tu auras d’autres amies…

Lise en avait les larmes aux yeux :

— Jamais, ma Juliette, jamais, c’est pas possible. Tu viendras me voir par la fenêtre, quand je serai en classe, je te ferai des signes… Hein ! dis ?

— Tu crois qu’on va nous séparer ? demandait le Corbiau avec inquiétude. Quand même j’ai un an de plus que toi, je veux qu’on nous mette dans la même classe. Je te ferai tes problèmes et tu me feras mes dictées.

— Et pis, ponctuait Laurent, fermant ses poings durs, si y a des idiotes de filles qui vous embêtent, vous aurez qu’à me le dire, hein ?

À force d’entendre parler de Paris, d’études de collège, les camarades devinrent respectueux, un peu intimidés, et l’idée du départ se colora de prestige. Mais on avait beau en parler, on n’y croyait pas. C’était une imagination plus excitante que les autres, voilà tout. Dans les histoires d’Isabelle, il y avait maintenant trois écoliers, deux filles et un garçon, qui étaient toujours les premiers de leur classe, et qui rentraient chez eux le soir, mangeaient de grandes tartines de confiture, en buvant du sirop d’oranges et travaillaient ensuite bien sagement sous la lampe, dans une pièce qui sentait un peu l’encaustique et l’étoffe. Et dehors, derrière les volets fermés, on entendait rouler des voitures sur le pavé de bois.

Les Carabis voyaient très bien ce qu’elle leur dépeignait, au fond d’une perspective attirante, un peu mélancolique, comme les plaisirs de l’hiver entrevus un jour de printemps. Mais la vérité, c’est qu’ils n’y croyaient pas.

Jamais les fleurs du jardin n’avaient plus vigoureusement fleuri, jamais l’horizon n’avait paru plus vaste, creusé pour loger les montagnes bleues. Les enfants avaient beaucoup grandi, surtout le Corbiau, qui s’allongeait comme les rames de ses pois mangetout. Mais l’essentiel, pour certains yeux attentifs et perspicaces, c’est qu’elle avait repris une mine enfantine et insouciante, après cette longue après-midi qu’elles avaient passée toutes les deux, la petite fille sur les genoux d’Isabelle, se déchargeant lentement, dans ce langage vague et allusif dont celle qui l’écoutait possédait la clef, de son machiavélisme héroïque et puéril, de ses fantômes. Elle n’avait pas prononcé le nom de Carl-Stéphane, mais Isabelle savait aussi ce que ce silence voulait dire, et la petite s’était trouvée exorcisée, ni l’une ni l’autre n’aurait su dire comment, par les voies mystérieuses de l’amour, qui chasse une forme de lui-même pour la remplacer par une autre.

La réalité du départ devint brusquement tangible le jour où un acheteur se présenta pour examiner la jument. Heureusement qu’il ne l’emmena pas sur le champ, car Laurent aurait fait un malheur. Il pleurait en tenant Bichette par le cou, jurant qu’il assommerait le premier qui tenterait de lui passer un licol étranger.

Hélas ! l’inéluctable frappe de tous côtés, les victimes jalonnent la route. La Cendrée, la Péronnelle, finissent dans le pot-au-feu, le « grand-idiot-avec-des-plumes-aux-pattes » subit à son tour le sort de son rival, Jeannot lui-même… Il fallut toute la persuasion d’Isabelle pour faire admettre à Laurent qu’un lapin buveur de bière et champion de courses à pied, dût finir comme les autres lapins — mais enfin il vint un jour où Laurent, sanglotant, écrivit sur le carnet de comptes qu’il tenait avec un soin scrupuleux, le prix de sa première trahison : Jeannot, 2 k. 300, trente-cinq sous.

Un soir, la dernière pintade se posa sur le toit, où elle poussa longtemps son cri boiteux et rouillé : kekouek, kekouek, kekouek, kai, kai, kai… Quand le soleil eut disparu à l’horizon, elle s’envola vers les bois, comme l’âme sauvage et mélancolique de la maison des Bories, et nul ne la revit plus.

Un dernier espoir demeurait ; Chientou. Puisqu’on ne pouvait pas emmener Chientou à Paris, on n’irait pas à Paris. Isabelle décida qu’on mettrait Chientou en pension à Saint-Jeoire. C’était donc vrai ? On allait donc partir ?

Encore quinze jours, encore huit jours, encore sept jours… Le jardin dégarni, la maison trop sonore, sans tapis, sans rideaux, l’écurie vide, la basse-cour déserte, Amédée irritable, Isabelle fatiguée, Chientou anxieux, Marie et Antonin détachés, déjà partis en esprit vers une nouvelle place… On s’accroche toujours à l’espoir que tout va se rétablir par miracle, se réinstaller dans l’éternité. Plus que deux jours… que le miracle se dépêche… le lendemain, on vint chercher Chientou et tout le monde pleura.



La voiture de louage attendait dans la cour, les bagages s’entassaient dans le vestibule, tout était prêt. Isabelle s’assit dans l’embrasure de la fenêtre, au fond du salon vide. Amédée, là-haut, visitait toutes les chambres pour s’assurer qu’on n’avait rien oublié, ouvrant et fermant les portes sur son passage. La jeune femme pensa tout à coup à Carl-Stéphane. Où était-il ? Que faisait-il ? Elle n’avait jamais répondu à cette folle lettre de vingt pages qu’il lui avait adressée de Paris, le lendemain du drame et qu’elle avait brûlée, feuillet par feuillet, écrasant même les cendres… Depuis ils avaient échangé de ces billets insignifiants et courtois, vœux de fête, remerciements à propos d’un cadeau, qui ressemblent aux paroles échangées sur le quai d’une gare, avant le départ du train. Elle ne saurait plus rien de lui, il ne saurait plus rien d’elle. Pauvre Carl-Stéphane ! Il avait désiré l’amour d’une femme, mais c’était trop tard — et il avait emporté sans le savoir, l’amour d’une petite fille — mais c’était trop tôt. Toujours ainsi, toujours ainsi… Quelle piste embrouillée ! Quel étrange colin-maillard de déceptions et de réussites à contretemps ! Ce qu’on avait rêvé arrive, mais sous une figure si déformée qu’on ne le reconnaît pas. Et pourtant ce qu’on avait profondément voulu finissait toujours par se réaliser. Voici qu’Amédée s’était engagé de lui-même sur le chemin où elle avait désiré l’amener et qu’ils allaient quitter cette maison des Bories où elle avait connu des déchaînements inouïs de bonheur, de douleur, et d’inquiétude, sans désespérer jamais. Pendant des années qui lui paraissaient maintenant une seule longue minute, elle avait tenu sur son cœur ce qu’elle aimait le mieux au monde, seule avec son amour dans cette nature farouche qui s’accordait secrètement à la sienne. Et maintenant, il fallait quitter tout cela, sans regrets, puisqu’elle l’avait voulu. Il fallait se plier à la vie policée des villes et jeter ses petits sauvages dans le creuset, pour en faire des hommes et des femmes, livrer leurs esprits à d’autres influences — et c’était cela qui serait le plus dur — leur donner des maîtres qui leur apprendraient tout ce qu’elle ne pouvait leur apprendre, tout ce qu’elle aurait voulu savoir et qu’ils sauraient à sa place. Toute sa vie allait être vouée à organiser leur ascension. Il faudrait que l’intelligence vînt constamment au secours de l’instinct, que l’amitié, entre eux, secondât l’amour…

Amédée redescendait.

— Eh ! bien, nous partons ?

— Nous partons ! répondit-elle avec allégresse.

Ils ne partaient pas pour le même voyage.

La voiture démarra au trot pesant d’un cheval de labour. Tous se retournaient pour voir la maison jusqu’au dernier moment. Elle se détachait sur sa butte, blanche, nue, aveugle avec ses volets fermés, une face morte, une coque vide qu’on abandonnait au vent.

Les enfants chagrins se pressaient contre Isabelle. Comme on passait sous le grand hêtre, elle leva les yeux pour regarder le bel arbre mutilé par la foudre et la branche verte qui surgissait de la cicatrice, vieille aujourd’hui d’une année. Puis elle se renfonça dans la voiture et ne regarda plus rien.


FIN