La Maison de l’ouvrier

Revue des Deux Mondes3e période, tome 87 (p. 393-421).
LA
MAISON DE L’OUVRIER

La question des logemens à bon marché est en ce moment à l’ordre du jour. La France, après s’être laissé devancer par les nations étrangères, est entrée dans la voie des études sérieuses qu’exige la solution de cet important problème. Un comité s’est formé, au sein de la Société d’économie sociale, afin de procéder à une enquête semblable à celles qui ont été poursuivies, avec tant de succès, en Angleterre et en Belgique, il y a quelques années. Il a rédigé un questionnaire sur le modèle de celui de Bruxelles et l’a répandu dans le pays tout entier. Les communications ont afflué de toutes parts, et c’est alors que le gouvernement, s’associant à cette initiative, a pris l’idée à son compte. Il a donné une place à l’économie sociale dans la grande Exposition internationale de 1889, et l’une des sections de ce groupe, la 11e est consacrée aux habitations ouvrières. De nombreux spécimens de ces logemens y seront exposés, en même temps que tous les documens qui s’y rattachent. Il n’est donc pas hors de propos, au moment où tout le monde va s’en occuper, de montrer où en est la question et d’indiquer les phases par lesquelles elle a passé.


I.

Le problème du logement ouvrier est posé depuis le jour où de grandes agglomérations de travailleurs se sont formées, autour des usines, dans les centres de production. Il va se compliquant de plus en plus, à mesure que l’industrie se développe et qu’elle emploie plus de bras ; il a son minimum d’intensité dans les contrées manufacturières, où l’existence des populations est plus artificielle que dans les autres.

La vie industrielle est moins intense chez nous que dans les pays de fabrique, comme l’Angleterre et la Belgique, et la concentration qui en résulte est également moins prononcée. Malgré le mouvement fatal qui entraîne les paysans vers les villes, ils représentent encore les trois cinquièmes de la population du pays. Toutefois, le nombre des ouvriers vu toujours grandissant. D’après le recensement de 1881, on en comptait 258,000 dans le département du Rhône, 228,000 dans la Loire et 1,347,276 dans la Seine. Ce chiffre effrayant représente le septième de la population industrielle de la France tout entière. Il explique l’encombrement des quartiers excentriques, la difficulté que les ouvriers trouvent à s’y loger et le prix excessif des loyers qu’on leur impose.

Dans une étude précédente[1], j’ai passé en revue les différentes catégories d’habitations dans lesquelles la nécessité les contraint à chercher un abri; j’ai fait le tableau de ces cités-casernes qui renferment la population d’une petite ville, comme la cité Jeanne-d’Arc, avec ses 2,486 habitans; j’ai conduit le lecteur dans ces bouges, où grouille une population misérable et suspecte, dans ces cloaques, comme le clos Macquart, où campait alors un groupe de 300 chiffonniers semblables à ceux qui ont fait la réputation de la cité des Kroumirs. J’ai dépeint l’encombrement des garnis, l’entassement qui s’y produit lorsque de grands travaux publics font affluer à Paris les ouvriers des départemens voisins ; mais, quelque sombre que soit ce tableau, il n’approche pas encore de celui que présentent quelques-unes des capitales de l’Europe. Londres a acquis à cet égard une triste célébrité, et, malgré les efforts qu’on y a faits récemment pour améliorer la situation, elle est encore plus fâcheuse que chez nous. La misère y revêt un caractère plus hideux qu’ailleurs, et cela se comprend. C’est l’agglomération humaine la plus considérable qu’il y art sur le globe. La population augmente chaque année de 70,000 âmes, et l’entassement devient effrayant dans les quartiers habités par les malheureux. Rien n’égale l’aspect sinistre de ces impasses où les maisons se touchent presque, où l’air ne pénètre jamais. Une atmosphère méphitique, une odeur de moisi et d’humidité se dégage de ces maisons petites et basses, où les ordures s’amoncellent sur les escaliers pourris. Qu’il fasse sec ou qu’il pleuve, le sol est toujours boueux. Une sorte de buée s’échappe de ces ruelles infectes, sur lesquelles pèse le ciel bas et sombre qui est celui du pays.

La malpropreté sordide de ces logemens, où les générations successives ont entassé leurs détritus, dépasse tout ce qu’on peut imaginer. Jamais un coup de balai n’y a été donné. L’ouverture unique qu’on décore du nom de fenêtre est bouchée avec des haillons ou couverte de planches pour empêcher le vent et la pluie d’entrer. Chaque chambre abrite une famille et souvent deux. L’enquête dont j’ai parlé en commençant a révélé des faits inouïs. Tantôt c’est un inspecteur de salubrité qui trouve, dans une cave, un homme, une femme, leurs quatre enfans et trois porcs. Plus loin, sept personnes vivent dans une cuisine souterraine, avec le cadavre d’un petit enfant au milieu d’elles. Ailleurs, on trouve une veuve, trois enfans vivans et un quatrième qui est mort et qui gît là depuis treize jours.

Dans ces cloaques infects, d’honnêtes ouvriers vivent avec leurs familles au milieu des voleurs, des assassins et des filles publiques ; la moralité et la décence y sont inconnues. Peu de gens sont mariés, et personne ne s’en soucie. L’union libre triomphe, et l’inceste vient souvent s’y associer.

Il ne faut pas croire que ces détails soient empruntés aux romans de Dickens ou même aux brochures à sensation de M. Sims ou du révérend Mearnes; je les ai copiés, mot pour mot, dans un livre tout récent, dans l’œuvre d’un économiste, M. Arthur Raffalovich, qui consacre sa vie à l’étude de cette question, et qui parcourt le monde pour recueillir, sur les lieux mêmes, les renseignemens qui peuvent l’éclairer[2].

En Allemagne, la situation n’est pas meilleure, mais elle se présente sous un aspect tout particulier. Une promiscuité d’un ordre tout spécial introduit, dans les pauvres familles, une cause de désordre et d’insalubrité de plus. Les ouvriers allemands ont une grande tendance à se loger chez des camarades en ménage, soit à la nuit, soit en permanence. En Silésie, dans la Prusse rhénane, en Westphalie, ces habitudes sont générales. Il n’est pas rare de voir les sous-locataires coucher dans la même pièce que la famille qui les loge, même lorsque celle-ci compte de grandes filles au nombre de ses enfans. Parfois, la pièce unique ne contient qu’un lit pour le mari, la femme, les enfans et le pensionnaire. L’Allemagne, dit M. George Picot, est le seul pays où la statistique officielle, relevant le nombre et la situation des logemens d’ouvriers, ait été obligée de faire une place aux demi-lits. Dans son livre sur les Classes ouvrières en Europe, M. René Lavollée parle avec horreur des garnis infects où les lits sont occupés par deux hommes à la fois.

C’est en Prusse que le mal est le plus aigu, et c’est à Berlin que l’entassement est à son comble. Berlin est la capitale de l’Europe dont la population s’est le plus rapidement accrue. En 1840, elle ne comptait que 300,000 habitans ; elle en renferme aujourd’hui 1,300,000. C’est une progression annuelle de 4 pour 100, qui dépasse de beaucoup celle de Londres et de Paris. Il n’y a pas la moitié de cette population qui soit née à Berlin. L’accroissement est le résultat de l’immigration constante que stimulent la concentration des grandes administrations de l’état, le développement du commerce et de l’industrie. L’activité des constructions n’a pas été en rapport avec cette affluence. La population de Berlin est à peu près égale à la moitié de celle de Paris, et le nombre des maisons qu’on y élève chaque année est huit fois moindre. En 1883, on n’en a bâti que 306, tandis que, cette année-là, l’Annuaire de la ville de Paris indique 2,501 constructions nouvelles. En ce moment, il n’y a à Berlin que 2 pour 100 des logemens qui soient vacans. La densité de la population y est deux fois plus grande qu’à Paris. On y compte 66 personnes par immeuble, tandis qu’on en trouve moins de 30 à Paris. Les demeures souterraines ont presque complètement disparu chez nous, tandis qu’à Berlin 100,000 personnes habitent dans 23,000 caves.

La pénurie des logemens y devient parfois si pressante, que le gouvernement est obligé de recourir à des expédiens qui n’ont cours qu’en Prusse. En 1856, on a ouvert la caserne Witting, pour recevoir 800 familles. En 1873, 163 familles vinrent camper hors de la porte de Cottbus et s’y construisirent des cabanes en planches. Je ne parle pas de la malpropreté et de l’insalubrité des logemens dans lesquels grouille toute cette population malheureuse ; il faudrait reproduire ce que j’ai dit à propos de Londres. Je relèverai toutefois un fait qui me semble caractéristique, c’est qu’une partie considérable de la population de Berlin demeure dans des chambres qu’on ne peut chauffer. Ce détail est significatif dans une ville située par 52° 31′ de latitude, et où la température moyenne de l’année ne dépasse pas 9 degrés.

Je pourrais continuer cette triste revue et montrer que, dans toutes les capitales de l’Europe, les choses sont à peu près dans le même état, et que les grandes villes d’Amérique elles-mêmes offrent un spectacle semblable, malgré leur construction récente, leur expansion que rien n’a pu gêner et l’admirable prospérité du pays neuf au milieu duquel elles s’élèvent ; mais j’en ai dit assez pour démontrer les deux choses que je tenais à établir en commençant : la première, c’est que la France n’est pas le pays où les ouvriers sont le plus à plaindre, et la seconde, c’est que le problème du logement à bon marché est un de ceux qui s’imposent avec le plus d’autorité à la sollicitude des économistes. Sous quelque aspect qu’on l’envisage, dit M. Picot, on sent que le problème des logemens est le nœud de la question sociale[3]. Aucun bon sentiment ne peut germer dans un bouge semblable à ceux dont je viens de parler. L’esprit de famille s’y perd. L’ouvrier n’y entre qu’avec dégoût et le quitte le plus tôt qu’il peut pour se rendre au cabaret, où il oublie sa misère. La femme et les enfans le désertent également, ou s’y étiolent dans la promiscuité de l’infection et du vice, car le vice et le crime se réfugient également dans les bouges empestés, dans les ruelles sales et sombres. Ils y croissent comme les champignons sur le fumier. La paresse et l’ivrognerie s’y développent avec eux et complètent le cercle hideux dans lequel la famille du travailleur se trouve si souvent enfermée.

Ce ne sont pas seulement les classes pauvres que menace cet état de choses; il compromet la santé et la sécurité de tout le monde. Les épidémies qui naissent dans ces cours des miracles en sortent pour se répandre sur la ville tout entière, affirmant la solidarité étroite qui en réunit tous les habitans, et les souffrances qu’on y endure s’en exhalent sous forme de malédictions et de menaces. « Ce n’est pas seulement de la vertu, dit le docteur Du Mesnil, c’est de l’héroïsme qu’il faudrait à tout le monde, pour ne pas contracter, dans ces bouges, la haine de la société. » L’ouvrier laborieux et honnête, sentant qu’il ne peut soustraire sa famille aux influences d’un pareil milieu, se révolte contre un état social dont il se croit la victime, et l’explosion de ces haines farouches n’est plus qu’une affaire de circonstances.

« J’ai étudié, disait Blanqui, avec une religieuse sollicitude, la vie privée des familles d’ouvriers, et j’ose affirmer que l’insalubrité de l’habitation est le point de départ de toutes les misères, de tous les vices, de toutes les calamités de leur état social. Il n’y a pas de réforme qui mérite à un plus haut degré l’attention et le dévoûment des amis de l’humanité. »

Après avoir montré toute l’étendue du mal, je vais parler maintenant des efforts qu’on a faits, depuis quelques années, pour le réparer.


II.

Le mouvement qui s’est produit en Europe, en faveur de la création de logemens pour les ouvriers, est parti de l’Angleterre. Le prince Albert en avait pris la direction dès 1841; mais, à cette époque, malgré son autorité et la force de ses convictions, il n’avait pas pu parvenir à faire partager ses idées aux capitalistes qui auraient pu les appliquer. Cependant, le 15 septembre de cette même année, une association se fondait, sous son impulsion, pour bâtir des maisons ouvrières et y loger de pauvres familles, moyennant un faible loyer perçu chaque semaine. En 1845, cette société obtint, par l’entremise de sir Robert Peel, sa charte d’incorporation et, le 14 juillet 1848, le prince Albert visitait la première maison construite par l’Association métropolitaine pour l’amélioration de logemens des classes ouvrières.

D’autres compagnies se formèrent peu à peu ; mais le nombre des immeubles construits par elles était bien loin de répondre à l’accroissement continu de la population ouvrière, et le mal allait toujours croissant, lorsqu’en 1883 l’attention du grand public fut vivement appelée sur ce sujet, par une brochure qui dépeignait la situation sous les plus sombres couleurs et qui fit le tour de l’Angleterre. La presse répondit à ce cri d’alarme, et les deux chambres s’en émurent à leur tour. La question prit immédiatement place parmi les préoccupations politiques. Les partis firent trêve à leurs dissentimens, pour demander, avec une égale ardeur, qu’il fût procédé à une enquête, et le prince de Galles réclama l’honneur de faire partie de la commission.

L’enquête terminée, le rapport publié, un bill fut soumis au parlement. Une entente s’établit entre le gouvernement et l’opposition. D’un commun accord, on écarta tout ce qui aurait pu provoquer de longs débats et soulever une résistance. Cet accord nécessita des concessions réciproques, qui restreignirent considérablement la portée de la loi. Lord Salisbury se chargea de la défendre à la chambre des lords, et sir Charles Dilke à la chambre des communes. C’est ainsi que fut votée la loi de 1885 (Housing of the Working classes act] ; mais elle n’a pas produit les résultats qu’on en attendait.

L’initiative privée a été plus efficace. Elle a continué son œuvre avec une activité surexcitée par les circonstances que je viens de retracer. Aujourd’hui, les nombreuses compagnies qui se sont formées, et dans l’historique desquelles je ne saurais entrer, abritent 29,643 familles, composées de 146,809 personnes. Elles ont dépensé pour arriver à ce résultat 6,581,481 livres sterling (164,528,925 fr.). Ces résultats considérables ont été obtenus en grande partie par des sociétés de construction, par des corporations publiques ou par des entrepreneurs, qui, tout en se contentant d’un bénéfice modique, avaient cependant à se préoccuper de l’intérêt de leurs fonds; mais il en est d’autres qui doivent leur existence à des fondations charitables et pour lesquelles ce souci n’existe pas. Tel est le cas de la donation Peabody, l’un des actes de libéralité les plus intelligens et les plus splendides que la charité ait accomplis de nos jours.

Peabody était un jeune homme sans fortune, n’ayant pour réussir que son intelligence et sa bonne volonté, lorsqu’il entra comme commis, en 1812, dans une maison de commerce des États-Unis. Il fit vœu, s’il s’enrichissait, de consacrer ses biens aux pauvres, et il a tenu parole. Cinquante ans après, devenu puissamment riche, il fondait plusieurs institutions dans le Massachusets, et créait à Baltimore une série de fondations destinées à développer l’instruction supérieure. L’ensemble de ces donations s’élevait à 55 millions de francs. Sa fortune réalisée, il vint vivre en Angleterre. Il y est mort en 1869, après avoir consacré aux pauvres, par des donations répétées, une somme de 12,500,000 francs, pour leur créer des habitations économiques et salubres.

Les administrateurs de ce legs, au premier rang desquels se trouvait lord Derby, ont bâti, au centre de Londres, 18 groupes de maisons, qui contiennent 4,551 logemens et abritent 18,000 personnes. Pour ne pas faire concurrence aux autres sociétés, ils font payer un loyer aux ouvriers dans leurs immeubles; mais ils ne prélèvent que 4 pour 100 comme intérêt du capital engagé, tandis que les autres sociétés, bien qu’elles n’en fassent pas une spéculation, ne peuvent pas se contenter de moins de 5 pour 100. Le revenu des maisons déjà bâties est employé à en élever de nouvelles. C’est ainsi qu’avec un legs de 12 millions 1/2, les administrateurs avaient déjà dépensé, en 1884, 30,275,000 francs en constructions. Ils se conforment ainsi à la volonté du donateur, exprimée de la façon suivante dans son testament, qui porte la date du 30 mai 1869 : « Mon espérance est que, dans un siècle, les recettes annuelles provenant des loyers auront atteint un tel chiffre, qu’il n’y aura pas, dans Londres, un seul travailleur pauvre et laborieux qui ne puisse obtenir un logement confortable et salubre, pour lui et sa famille, à un taux correspondant à son faible salaire. »

Les vingt-deux premières années permettent de penser que cet espoir n’est pas entièrement chimérique. « Lorsque la reconnaissance publique, dit M. George Picot, célébrera le centième anniversaire de la mort de M. Peabody, la fondation qui porte son nom possédera peut-être, à Londres, 2 milliards d’immeubles, abritant 1,500,000 âmes, dans 350,000 logemens. »

A côté de cette fondation splendide, destinée à produire de si magnifiques résultats, il est de toute justice de placer l’œuvre plus modeste, mais tout aussi respectable, que poursuit miss Octavia Hill. Depuis vingt ans, elle travaille à améliorer les logemens des ouvriers avec des ressources bien bornées, mais avec une intelligence et une ardeur infatigables. Elle ne procède pas, comme les autres. par de grandes démolitions. Son champ d’activité est plus modeste; mais les résultats qu’elle obtient sont excellens, parce qu’elle agit directement sur la classe la plus pauvre, celle que les grandes sociétés de construction ne peuvent pas atteindre.

Un des administrateurs du fonds Peabody, interrogé par le marquis de Salisbury sur la ligne de conduite à tenir pour parvenir à loger les indigens, lui répondit : « Nous n’avons aucun moyen de donner des chambres au-dessous de 2 fr. 50 par semaine. Celui qui gagne 2 fr. 50 par jour peut payer ce loyer. Quant à ceux dont le salaire est inférieur, cela regarde miss Octavia Hill[4]. »

Elle a commencé, en 1865, par acheter trois pauvres maisons, dans une des cours les plus sales du quartier de Marylebone ; peu après, elle en acquérait six autres. Ces maisons étaient dans le délabrement le plus complet, et les propriétaires s’épuisaient en menaces, sans parvenir à se faire payer par leurs incorrigibles locataires. En quelques mois, la transformation fut complète. Miss Octavia Hill chassa ceux dont l’inconduite était notoire, retint les autres, fit peu à peu assainir et réparer leurs chambres, dont les loyers furent dès lors régulièrement acquittés. Elle a donné depuis de l’extension à son œuvre, mais elle n’a pas modifié sa façon d’opérer. Elle améliore les immeubles, mais elle ne les rebâtit qu’à la dernière extrémité. Comme elle est en communication personnelle avec ses locataires, elle fait peu à peu leur éducation au point de vue de la propreté, de l’hygiène et de la morale. A force d’habileté et d’économie, elle arrive à faire rendre près de 5 pour 100 à son capital.

L’œuvre de miss Octavia Hill a d’abord excité la surprise ; mais quand on s’est aperçu qu’elle avait transformé des maisons infectes, relevé le moral des familles qui les habitaient et ranimé les vertus du foyer, beaucoup de femmes l’ont imitée, et aujourd’hui on trouve, dans tous les quartiers de Londres, des personnes qui visitent les logemens des pauvres et qui s’attachent à les améliorer. « c’est ainsi, dit M. Picot, que l’œuvre grandit et prospère, et le bien que les sociétés de capitalistes ne peuvent faire se trouve réalisé par quelques femmes qu’anime l’esprit de charité. »

Lorsqu’il s’agit de logemens à construire et qu’on opère en pleine liberté, il faut choisir entre deux types complètement différens et dont j’aurai plus tard à apprécier la valeur relative : la maisonnette et l’habitation collective. Tous deux se retrouvent dans les groupes d’habitations élevées par les compagnies anglaises. Deux d’entre elles ont adopté le premier de ces types. La principale est la Compagnie générale des habitations ouvrières (artisans’, labourers’, and general dwellings Company). Depuis vingt ans, elle a élevé, aux environs de Londres, près de 5,000 maisonnettes avec jardins.

C’est en 1874 que le premier grand parc a été ouvert, à peu de distance de Londres. C’est Shaftesbury-park. Il comprend 1,200 maisons, divisées en cinq catégories, suivant le nombre et la dimension des pièces ; toutes ont une cuisine, une laverie, un petit jardin sur le devant et une cour en arrière. La première catégorie comprend six pièces, et le loyer est de 800 francs ; la dernière, qui est composée de deux chambres et d’un petit salon, se loue 390 francs. Pour acquitter des prix semblables, il faut gagner de 7 à 10 francs par jour ; aussi ne trouve-t-on, dans Shaftesbury-park, que des familles appartenant à l’élite de la classe ouvrière : des typographes, des ébénistes, des mécaniciens, des commis, etc. Ils y jouissent d’un grand confortable. Les parcs, qui se sont multipliés depuis 1874, ont tous un aspect riant. Les maisons sont tenues avec soin; les petits jardins sont bien entretenus, et on trouve, au centre de l’agglomération, un grand hall qui sert de lieu de réunion pour le service religieux, et dans lequel on donne des bals et des concerts. On y trouve également une bibliothèque et une salle de lecture.

Les compagnies ont fait, comme on le voit, tous leurs efforts pour intéresser les familles à la bonne tenue des maisons et leur y créer des distractions salutaires; mais tout ce confortable n’est accessible qu’aux privilégiés de la classe ouvrière. Aussi les maisons collectives, qui représentent le second type, et qui sont beaucoup moins dispendieuses, se sont-elles multipliées dans de bien plus fortes proportions. Elles occupent en général une position plus centrale que les cottages. Elles ont surgi sur l’emplacement occupé jadis par des maisons insalubres, quand l’expropriation a permis de les abattre. Les ouvriers ont eu, dans le principe, quelque répugnance à s’y loger ; mais aujourd’hui leur empressement est tel qu’on n’a plus que l’embarras du choix, et que l’admission dans ces immeubles est un titre de moralité.

Les constructions élevées par les administrateurs de la fondation Peabody sont particulièrement recherchées. Cela s’explique par le peu d’élévation du prix des loyers. La générosité du fondateur et le mode de construction qu’on a adopté permettent de livrer des chambres à 130 francs par an. Ces immeubles ne sont pas l’idéal rêvé par les hygiénistes. Ils se rapprochent beaucoup de la cité-caserne type dont nos constructeurs s’efforcent avec raison de s’éloigner. En voyant s’élever, au milieu des maisons basses et enfumées des quartiers populeux, ces grands édifices qui les dominent, on se demande d’abord si ce sont des hôpitaux ou des casernes. Lorsqu’on en a franchi l’entrée, on se trouve dans un grand préau qu’entourent des corps de bâtimens de cinq ou six étages, desservis par plusieurs escaliers. De larges baies sans fenêtres laissent arriver l’air et la lumière sur les paliers, qui, le soir, sont éclairés au gaz jusqu’à onze heures. Les logemens sont indépendans, mais ils ouvrent sur un corridor commun. Il y a un water-closet pour deux logemens et une buanderie par étage.

L’eau est distribuée avec abondance dans tout l’édifice, et des bains gratuits existent dans chaque groupe. La propreté y est entretenue avec soin, grâce à la surveillance qu’exerce le surintendant, sorte de gérant craint et respecté des locataires. La tenue de ces maisons est excellente. Les habitans se surveillent réciproquement et provoquent l’expulsion de ceux dont la présence devient une source de désordre ou de scandale.

Aucun locataire n’est admis sans que tous les membres de la famille aient été vaccinés. Dès qu’un cas de maladie se déclare, le médecin du district est appelé et se prononce sur la possibilité de traiter le patient à domicile. Toute maladie contagieuse entraîne la nécessité du transport à l’hôpital. Ces mesures ont porté leurs fruits. La mortalité est moindre dans ces groupes de maisons que dans le reste de la ville. La population qui les habite paraît heureuse. Les enfans y ont un air de santé qui contraste avec les figures maladives de ceux des quartiers voisins.

La Compagnie des logemens perfectionnés (the improved industrial dwellings Company), qui s’est formée en 1863, sous la direction de sir Sidney Waterlow, donne des logemens plus confortables et plus vastes, mais elle les fait payer plus cher. Il en est de même des autres sociétés qui se sont formées sur le modèle des précédentes.

On ne peut qu’applaudir aux efforts de ces associations et se féliciter du résultat qu’elles ont obtenu; mais on ne. peut pas s’empêcher de faire cette réflexion attristante, que c’est une goutte d’eau jetée sur un incendie. On est parvenu à loger d’une façon convenable 146,809 personnes, dans une ville qui a près de 4 millions d’habitans, qui constitue le plus grand centre industriel du globe, et dont k population s’accroît de 70,000 âmes par an. Toutes les sociétés réunies n’arrivant à loger que le dixième de la population pauvre, que deviendra le reste, en attendant que la donation Peabody ait réalisé, dans quatre-vingts ans, ses magnifiques promesses?

Il n’en est pas moins vrai que c’est l’Angleterre qui a été l’initiatrice des autres nations dans la question des logemens ouvriers, comme dans la plupart des grands problèmes économiques, et qu’elle leur a donné l’exemple.

La Belgique, bien qu’elle soit aussi intéressée que l’Angleterre à la solution des problèmes industriels, a mis bien longtemps à la suivre dans la voie des constructions à bon marché. Il a fallu les grèves du Borinage, en 1886, pour attirer l’attention sur ce point. Le premier moment de stupeur passé, la répression achevée, le gouvernement s’adressa aux chambres, pour leur demander leur concours, afin d’empêcher le retour de ces scènes lamentables. Il les convia à s’occuper des problèmes sociaux intéressant les classes ouvrières, et, avant de procéder aux réformes, il institua une grande commission dite du travail[5], composée de sénateurs, de députés, d’économistes, de négocians et d’industriels auxquels il associa le conseil supérieur d’hygiène pour la partie relative à la salubrité des habitations. Le ministre de l’agriculture et du commerce, qui présidait cette assemblée, esquissa à grands traits le programme des études à poursuivre et dressa le questionnaire d’après lequel les informations devaient être recueillies.

Le 13 novembre de la même année, la commission du travail adopta les conclusions qui lui furent présentées[6]. Les propositions, extrêmement libérales, tendaient à une réforme fiscale des plus importantes. Elles se prononçaient pour l’exonération complète des constructions ouvrières. Elles les affranchissaient des impôts, des taxes, des droits de mutation, et autorisaient les administrations charitables à consacrer une partie de leurs capitaux à cette entreprise.

Des mesures aussi bien comprises, et appuyées par l’autorité d’une commission de cette importance, ne pouvaient pas manquer de porter leurs fruits. Sept compagnies se sont formées en Belgique et ont déjà construit 869 maisons, abritant 1,863 ménages et 8,547 personnes. La dépense s’est élevée à 8 millions pour le premier établissement, et les capitaux engagés rapportent 3 pour 100 en moyenne. C’est assurément peu de chose que de loger 8,000 à 9,000 personnes, dans un pays qui a près de 6 millions d’habitans et dont presque toute la population s’adonne à l’industrie; mais ce n’est qu’un premier essai, qu’une expérience toute récente, et, en pareille matière, l’essentiel c’est de bien commencer.

En Hollande, les faubourgs de toutes les villes sont remplis de maisonnettes habitées par des ouvriers. Amsterdam faisait exception; mais, depuis quelques années, il s’y est formé des compagnies qui ont construit de petites maisons salubres, dont le loyer revient à 300 francs pour deux chambres. Bien que ce prix soit trop élevé, les ouvriers se les disputent et désertent à l’envi les logemens sordides qu’ils occupaient dans les combles des maisons bourgeoises, ou dans des caves sombres, humides et parfois inondées. On rencontre également, aux environs des villes manufacturières et près des grandes fabriques, de véritables villages ouvriers, remarquables par l’ordre, le confortable et la propreté qui y règnent. Lors du congrès d’hygiène de La Haye, en 1884, j’ai eu l’occasion d’en visiter un dans l’Agneta-Park, à Delft, et j’en ai gardé le meilleur souvenir.

En Allemagne, la question des logemens ouvriers s’agite depuis plus de quarante ans. C’est Victor-Aimé Hubert qui l’a soulevée vers 1840 ; le congrès des économistes allemands s’en est occupé à diverses reprises ; les socialistes l’ont agitée dans leurs réunions ; des solutions ont été proposées par Schulze-Delitzch, par Engel, par Brentano ; enfin, en 1885-1886, une enquête a été faite par le Verein für Social-Politik, qui compte dans son sein des économistes distingués, tels que les professeurs Nasse (de Bonn), Conrad (de Halle), Schmoller (de Berlin), et enfin M. Miquel, bourgmestre de Francfort-sur-Mein, l’un des deux chefs du parti national-libéral, administrateur et financier de premier ordre, mais profondément dévoué à ce socialisme délai dont le grand-chancelier de l’empire poursuit l’application à toutes les questions économiques.

L’enquête, bien que dirigée par M. Miguel, n’a pas eu de succès. La question est restée dans le domaine de la théorie, et, en dehors des points sur lesquels l’intervention directe de l’état s’est manifestée, il a été fait bien peu de choses. Les efforts tentés par des sociétés plus ou moins philanthropiques n’ont pas produit de résultats sérieux.

En 1870, lorsque l’Allemagne fut prise d’une sorte de fièvre de spéculation, et qu’elle pensa que Berlin allait devenir la capitale de l’Europe, les loyers et le prix des terrains subirent une hausse considérable. Les ouvriers y affluaient de toutes parts et les logemens faisaient défaut. Le moment semblait favorable au développement de sociétés de construction. Il s’en constitua un assez grand nombre, mais il en est peu qui aient survécu. Elles avaient pour but d’assurer la propriété des immeubles à leurs locataires au bout d’un temps donné, en comprenant l’amortissement dans le prix du loyer. À ce moment, les salaires étaient très élevés, et les ouvriers, atteints comme les autres par la rage de la spéculation, contractèrent à la légère des engagemens qu’ils ne purent tenir. Lorsque la crise éclata, beaucoup de sociétés se trouvèrent compromises. Pour construire, elles avaient eu recours au crédit hypothécaire; les intérêts absorbaient tous les bénéfices, et bientôt les actionnaires furent obligés de faire des sacrifices pour payer les dettes et liquider la situation.

L’ouvrier allemand, dit M. Raffalovich, n’est pas encore parvenu à un degré d’instruction économique qui lui permette d’apprécier les bienfaits de l’association, et il se défie de toutes les entreprises dont l’initiative part des classes qui possèdent. Il est disposé à tout demander à l’état, et c’est une tendance que le prince de Bismarck favorise de tout son pouvoir.

En ce qui a trait aux logemens ouvriers, le gouvernement a pris l’initiative et donné l’exemple près des mines qu’il exploite lui-même. Pour engager ses employés à se construire des habitations, il a organisé un système de primes qui leur donne de grands avantages. Il leur concède le terrain à titre gratuit, et leur fait des avances remboursables sans intérêt et par annuités, de façon qu’ils peuvent s’acquitter en huit ou dix ans. Ce système a permis à la population ouvrière du bassin de Saarbrück de se construire, de 1842 à 1871, 3,081 maisons. Pour couvrir la dépense, l’état a fourni, par ses primes, 2,293,000 francs, par ses avances, 1,130,000 francs, et la caisse de prévoyance 2,536,000 francs. Cet exemple a été suivi par les chefs d’industrie, dans la vallée du Rhin et dans la Prusse orientale. Autour des usines, on voit se grouper des maisonnettes confortables dues à la sollicitude et à la libéralité des patrons.

L’entreprise la plus considérable qui ait été réalisée dans ce sens est celle de Krupp, à Essen. Cette fabrique a pris, depuis le commencement du siècle, un développement égal à celui de notre usine du Creusot. C’est en 1810 qu’elle a été fondée, et, en 1848, elle n’avait encore que 72 ouvriers. Au recensement de 1881, elle en comptait 19,605, composant, avec leurs familles, un total de 65,381 personnes. Sur ce nombre, 18,698 sont logées dans des habitations appartenant à la maison Krupp. Pour ne pas augmenter la dépense et pour grouper tous les ouvriers autour de l’usine, on a adopté le système de la maison collective. Chaque bâtiment renferme de 2 à 16 logemens ; mais chacun d’eux est complètement isolé, quoique la porte d’entrée soit commune. Ils contiennent de deux à quatre pièces et coûtent, en moyenne, 150 marks de loyer (187 fr. 50); ce prix n’est pas trop onéreux, dans un établissement où le salaire annuel oscille entre 1,000 et 1,125 francs. Pour les ouvriers célibataires, on a construit de véritables casernes, dans lesquelles ils sont logés gratuitement et nourris à très peu de frais. L’usine Krupp a créé des institutions de bienfaisance semblables à celles qui fonctionnent dans nos grands établissemens manufacturiers.

Au Danemark, les associations de construction ont mieux réussi qu’en Allemagne. A Copenhague, depuis 1860, on est parvenu à fournir des logemens à 4 pour 100 de la population tout entière et à 13 pour 100 des classes indigentes. En dehors de Copenhague, M. Hansen, secrétaire de la chambre de commerce de Kiel, a constaté, en 1877, qu’il existait des sociétés de construction florissantes dans neuf villes du royaume. L’Italie a suivi le mouvement. A Milan, en particulier, on trouve des maisons ouvrières très bien comprises. L’Espagne a fait aussi son effort. Il s’est formé, il y a quelques années, à Barcelone, une société immobilière au capital de 2 millions. Elle a acheté des terrains à côté des centres manufacturiers et y a élevé des maisons coûtant 3,000 francs et comprenant quatre pièces surmontées d’une terrasse. Les ouvriers peuvent en devenir propriétaires, à l’aide d’une combinaison financière que M. Vicente de Romero a exposée au congrès de Blois, en 1884.

Je craindrais de fatiguer le lecteur en poursuivant, en dehors de l’Europe, cette revue un peu monotone. Les conditions économiques y sont, du reste, différentes de celles que nous subissons, et c’est, surtout au point de vue des intérêts de notre pays que la question doit nous préoccuper.


III.

En France, l’attention était depuis longtemps éveillée sur ce sujet, lorsque les pouvoirs publics s’en émurent à leur tour. Leur sollicitude pour les classes laborieuses se traduisit, d’une part, par la loi du 13 avril 1850 sur les logemens insalubres, et, de l’autre, par les décrets des 22 janvier et 27 mars 1852, qui affectèrent une somme de 10 millions à l’amélioration des habitations ouvrières, dans les grands centres manufacturiers. C’était au moment où la Cité Napoléon venait de s’élever, rue Rochechouart, sous le patronage du président de la république. La tentative n’avait pas réussi, et la cité ne put s’achever qu’à la faveur d’une subvention de 200,000 francs, qui lui fut attribuée sur les 10 millions qu’on venait de voter. Cette vaste construction renfermait 194 logemens, et fut habitée par 500 personnes, mais ces locataires n’appartenaient pas à la classe ouvrière; C’étaient de petits rentiers, des employés à salaire restreint, attirés par la modicité du prix. On y vit accourir également de vieux pensionnaires de l’état, jouissant d’un revenu très modique, gens très dignes d’intérêt sans doute, mais auxquels on n’avait pas songé en élevant ce coûteux édifice.

Les ouvriers évitent, en effet, ces habitations collectives, auxquelles le bon sens populaire a donné leur véritable nom, celui de cités-casernes. Ils ont horreur de la vie en commun. Chaque ménage cherche un logement en rapport avec ses ressources, le lieu de ses occupations, l’exigence de ses travaux, l’étendue de sa famille, et surtout il cherche à s’isoler. C’est la tendance qui fait, dans tous les pays, le succès des maisonnettes, lorsque le prix en est abordable.

Ce genre d’habitations a été inauguré en Alsace, dès 1835, par M. André Kœchlin, de Mulhouse. Il avait fait bâtir, autour de son usine, trente-six petites maisons, contenant deux chambres, une cuisine, un grenier, une cave et un jardin. Le prix du loyer était très modique, mais le locataire prenait l’engagement de cultiver lui-même son jardin, d’envoyer ses enfans à l’école et de faire chaque semaine un dépôt à la caisse d’épargne. Cette organisation ne devait recevoir tout son développement que seize ans plus tard. C’est en 1851 que la Société mulhousienne des cités ouvrières s’est fondée, sous l’inspiration de M. Jean Dollfus.

Le but de cette association était de fournir, aux ouvriers de ce grand centre industriel, des habitations propres et riantes, avec un petit jardin, et de leur donner le moyen d’en devenir propriétaires, en payant un prix de loyer dans lequel l’amortissement se trouvait compris, sans dépasser pour cela le taux des locations ordinaires. Dans cette intention, la société forma un capital de 355,000 francs, ne devant rapporter que 4 pour 100 d’intérêt. L’état lui accorda une subvention de 300,000 francs, destinée à solder les travaux d’utilité générale : trottoirs, alimentation d’eau, égouts, clôtures, lavoirs, plantations, etc.. Elle commença ses travaux à la fin de 1853, et, dès la première année, elle construisit 100 maisons, qui coûtèrent 256,400 francs, et dont 49 trouvèrent immédiatement des acquéreurs. Leur nombre a toujours été croissant, et, à la fin de l’année 1881, lorsque M. Jean Dollfus présenta ses comptes à l’assemblée générale de la Société mulhousienne, elle avait construit 996 maisons, dont 672 étaient entièrement payées. Les versemens faits par les ouvriers acheteurs s’élevaient à 3,845,755 fr., dont les deux tiers environ en compte du prix de leurs maisons et le reste représentant les frais du contrat, intérêts, impositions, etc. Dans cette création, l’épargne de la population de Mulhouse entrait pour près de 4 millions.

L’exemple de cette ville a été suivi. Presque partout où des sociétés analogues se sont formées, elles ont eu pour fondateurs des Alsaciens, comme M. Jules Siegfried, qui a créé celles du Havre et de Bolbec. D’un autre côté, les grandes compagnies industrielles ont voulu procurer à leurs ouvriers des avantages semblables, et leur ont construit des habitations salubres autour de leurs usines. On peut citer, dans le nombre : le Creuzot, qui loue à ses ouvriers une maison convenable pour 100 francs par an, ce qui ne constitue qu’une rémunération bien insuffisante du capital engagé ; la compagnie d’Anzin, celles de Commentry, de Blanzy, de Réaucourt ; l’usine de M. Ménier, à Noisiel, dont les habitations ouvrières sont des modèles à imiter. Ces dernières coûtent 5,000 à 6,000 francs; mais l’ouvrier ne peut pas en devenir acquéreur, parce que le fondateur ne veut y loger que ses employés. En 1875, dans la région du Nord seulement, 18 établissemens de mines sur 23 avaient élevé 7,000 maisons, occupées par 31,500 personnes, dont 11,500 ouvriers mineurs. Le prix du loyer y est inférieur de 70 pour 100 à la moyenne des locations du pays.

Les entreprises dont je viens de parler concernent des usines situées à la campagne, des mines éloignées des centres d’habitation ; là, le logement des ouvriers est une nécessité de l’exploitation. Il faut que la compagnie qui les emploie leur fournisse un abri, sous peine de paralyser le travail. Il n’en est pas de même dans les villes. Là, les ouvriers peuvent se loger comme ils l’entendent, sans que le patron soit forcé de s’en mêler. Ils vont s’entasser dans des habitations malsaines, et subissent toutes les conséquences morales et physiques de ce détestable milieu ; mais l’industrie elle-même n’en est pas atteinte.

Quelques grandes villes ont essayé, toutefois, de combattre ce danger. De toutes les villes manufacturières, Lille était celle qui appelait le plus impérieusement une réforme dans les habitations ouvrières. Les caves dans lesquelles la population pauvre y vivait enfouie ont acquis une triste célébrité, et le mal allait grandissant, sous l’influence de l’immigration toujours croissante que provoquait le développement de son industrie. La ville, enserrée dans ses fortifications, ne pouvait s’étendre, et l’habitation humaine était sacrifiée à l’installation des filatures et des tissages. La démolition de l’enceinte a permis de porter un remède à cet état de choses véritablement navrant, et tous les dévoûmens sont venus en aide à l’administration municipale, pour hâter l’amélioration des logemens ouvriers.

Une compagnie immobilière s’est fondée, par acte du 7 novembre 1867, au moyen d’une souscription de 600,000 francs et d’une subvention de 100,000. Elle a construit 243 maisons, sans avoir besoin de faire appel à la garantie d’intérêt promise par la ville, et en payant régulièrement aux actionnaires 5 pour 100 d’intérêt[7]. Le bureau de bienfaisance, de son côté, a bâti un groupe important de maisons, dans lesquelles la réduction du loyer est appliquée, à titre de secours donnés aux ouvriers indigens.

La ville d’Orléans a donné la preuve de ce que peut faire, en pareil cas, l’initiative individuelle. En 1879, deux ouvriers maçons, ne disposant d’aucun capital, sans autre appui que le concours de quelques personnes désintéressées, ont fondé une société au capital nominal de 200,000 francs, mais, en réalité, avec une somme de 76,900 francs seulement. Ils ont émis 769 actions de 500 francs, et, grâce aux emprunts qu’ils ont pu contracter sur les constructions commencées, ils ont bâti 215 maisons, d’une valeur collective de 2 millions, lesquelles étaient pourvues d’un acquéreur avant même d’être achevées. La Société immobilière d’Orléans est le seul exemple qu’on puisse citer en France d’une entreprise fondée et menée à bonne fin par des ouvriers. Elle n’a pas été à charge à la ville, car celle-ci ne lui a fait grâce du paiement d’aucun impôt. La compagnie, au contraire, a offert à la commune le sol des rues, et a contribué pour moitié aux dépenses de la viabilité.

Au Havre, une société anonyme s’est formée, en 1871, sous l’influence de M. Jules Siegfried, qui a tant fait pour l’hygiène et pour la prospérité de cette grande ville. La Société havraise des cités ouvrières s’est fondée au capital de 200,000 francs; elle a construit 117 maisons, dont les locataires peuvent devenir acquéreurs à l’aide de combinaisons financières très ingénieuses, mais qu’il serait trop long d’expliquer ici.

Le type des maisons est bien choisi. Elles sont groupées deux par deux, pour profiter du mur mitoyen. Elles comprennent quatre chambres, deux au rez-de-chaussée servant de cuisine et de salle à manger, et deux à l’étage. Elles ont un jardin sur le devant, et derrière une petite cour qui sert de débarras. Elles coûtent de 3,000 à 3,600 francs, et ce chiffre n’est pas trop élevé, pour une ville où les constructions sont chères et où le terrain est revenu à 5 francs le mètre, tandis qu’il n’avait coûté que 1 franc à Mulhouse.

Il y a quelques années, la municipalité de Rouen, reconnaissant la nécessité d’assainir une ville dont la mortalité s’élevait, chaque année, à 32 pour 1,000, prit le parti de faire disparaître, en presque totalité, le quartier de Martainville, renommé pour son insalubrité. Les habitans des maisons qu’il fallut démolir se réfugièrent dans les faubourgs et y produisirent un encombrement dangereux. On songea alors à leur construire des habitations. Un jeune ingénieur de la ville, M. Botrel, fit un projet pour créer, sur la rive gauche de la Seine, dans un lieu salubre, situé à portée des usines, une cité ouvrière dont il soumit le plan en relief et les devis au congrès tenu à Rouen, au mois d’août 1883, par l’Association française pour l’avancement des sciences. Ce projet comprenait sept types différens de maisonnettes, dont le prix, variant de 2,000 à 8,000 fr., devait être acquitté par les locataires à l’aide d’annuités comprenant à la fois le prix du loyer et l’amortissement. Il n’y a pas été donné suite; mais il s’est formé, il y a deux ans, une Sociale immobilière des petits logemens, qui a réuni un capital de 250,000 francs, avec lequel elle a acheté un terrain au centre de la ville et y a bâti de grandes maisons, contenant 100 logemens et abritant 400 personnes. Les appartemens sont disposés de façon à assurer l’isolement des familles qui les habitent, tout en les plaçant dans de bonnes conditions hygiéniques. Les corridors sont supprimés partout, et chaque ménage a sa porte donnant sur l’escalier. Il y a de l’eau et une buanderie à chaque étage. Toutes les familles ont des water-closets particuliers. Aussi les maisons ont-elles coûté 5,000 francs par appartement, ce qui ne permet pas de les louer à des prix inférieurs à ceux des logemens ordinaires. Pourtant ils ont tous été occupés presque sur-le-champ.

La ville de Lyon a obtenu un succès plus complet. C’est le plus bel exemple des résultats que l’association peut produire. Il est dû à l’intelligence et au dévoûment de MM. Mangini, Aynard, Gillet et Parmezel. Ils ont commencé par faire une enquête dans les quartiers les plus pauvres et les plus peuplés. Ils ont constaté les mêmes misères que dans les autres grandes villes et les mêmes prix exagérés de location. En moyenne, les logemens d’ouvriers coûtent, à Lyon, 120 francs par pièce et par an. A Paris, c’est 150 et 180 fr., lorsqu’il y a un cabinet noir. La société a construit cinq maisons de quatre étages, comprenant 60 appartemens de trois pièces en moyenne, avec cuisine, évier, fourneau, plancher de chêne et papiers peints. Les cours sont asphaltées et garnies de fils de fer tendus pour faire sécher le linge. Les maisons sont éclairées au gaz. Les cabinets sont communs au troisième et au quatrième étage.

Les cinq maisons ont coûté 177,315 francs. Le terrain est revenu à 27 fr. 38 le mètre, la construction à 42 francs par mètre carré et par étage, tandis qu’elle coûte 100 francs à Paris. Ces conditions exceptionnelles de bon marché ont permis de louer les logemens à des prix sensiblement inférieurs à ceux du voisinage, c’est-à-dire à 75 francs la pièce en moyenne. Aussi ont-ils été enlevés ; il y avait deux cents demandes pour 60 logemens, et les cinq maisons sont habitées depuis le mois d’août 1887. La perte sur les loyers est insignifiante, et le capital engagé rapporte 4 pour 100. Encouragée par ce succès, la société vient de se constituer au capital de 1 million, dont la caisse d’épargne a fourni la moitié. Elle a acheté un terrain de 7,500 mètres, sur lequel elle va construire vingt nouvelles maisons semblables aux premières.

Des entreprises analogues ont eu lieu à Saint-Quentin, à Amiens, à Reims, à Nancy, à Bordeaux, etc. ; mais je ne pourrais, sans fatiguer l’attention, faire l’historique de toutes ces sociétés locales, et je vais me borner à dire ce qui s’est fait à Paris.

Sur les 10 millions alloués en 1852, par le gouvernement impérial, pour l’amélioration des habitations ouvrières, 6 furent consacrés à la construction des asiles de Vincennes et du Vésinet ; 2 servirent à bâtir dix-sept maisons à étages, boulevard Diderot, et 1,200,000 francs furent distribués, à Paris, à titre de subvention, pour favoriser la création de maisons ouvrières.

Les immeubles du boulevard Diderot n’étaient pas aménagés de façon à abriter des familles pauvres. Seize maisons ont été louées récemment, en principale location, au prix de 106,000 francs, et sont occupées par des personnes très aisées. Les autres, comme la maison bâtie par MM. Pereire, rue Boursault, et comme l’hôtel garni élevé boulevard Mazas, au compte de l’état, échappèrent également à leur destination.

Cependant l’empereur, qui avait eu connaissance du succès obtenu en Angleterre par les sociétés que patronnait le prince Albert, ne s’était pas laissé décourager par l’échec de la cité Napoléon, Quelques années après, il fit construire, avenue Daumesnil, par M. E. Lacroix, et sur les fonds de sa cassette, quarante et une maisons qu’il offrit de donner à une société composée d’ouvriers, à la condition pour ses membres de souscrire 1,000 actions de 100 francs. La Société immobilière des ouvriers de Paris accepta cette condition, et la donation fut faite ; mais, malgré les avantages de ce marché, ces petites maisons étaient encore d’un prix trop élevé pour la classe ouvrière. Ces cottages élégans, avec leurs angles en pierre de taille et leur maçonnerie en moellons, avaient si bon aspect, étaient tellement confortables, que l’architecte, M. Lacroix, s’en fit construire un tout semblable, près de la place Pereire, pour son habitation personnelle.

Les tentatives qui précèdent n’avaient, en fin de compte, abouti qu’à des insuccès, et la première entreprise qui ait complètement réussi à Paris est celle de la Société anonyme des habitations ouvrières de Passy-Auteuil. Sur un terrain situé entre la rue Claude-Lorrain, la rue et l’impasse Boileau, elle a bâti cinquante maisonnettes, habitées par cinquante familles de choix. Les plus petites reviennent à 5,500 francs, tous les frais compris, et sont louées 220 francs, ce qui représente 4 pour 100 du capital. En y ajoutant 181 fr. 50 pour l’amortissement, on devient propriétaire de l’immeuble en vingt ans, au prix d’un loyer de 440 fr. 50. Le loyer est calculé d’après les mêmes bases pour les maisons plus grandes, et qui coûtent à la compagnie de 6,000 à 10,000 francs[8].

La société a pris ses mesures pour éloigner de ses immeubles la spéculation et l’immoralité. Elle a étudié, avec le soin le plus minutieux, tous les détails de son entreprise, de manière à ce qu’elle puisse servir d’exemple à celles qui pourront se former plus tard ; mais il est évident que ce n’est là qu’une expérience, et que le bien matériel qui en est résulté est bien peu de chose à côté de ce qui reste à faire dans une ville où la population ouvrière dépasse 1 million.

La Société d’Auteuil a réussi parce qu’elle s’est adressée à l’élite de la classe ouvrière, à des gens sobres, rangés, dont le salaire est relativement élevé et qui peuvent, en signant leur contrat, verser un acompte d’au moins 500 francs. Ces ouvriers-là sont partout une exception et trouvent toujours un logement convenable; ce sont les autres dont il faut s’occuper. Ils sont de beaucoup les plus nombreux, et on ne peut pas songer, dans une ville comme Paris, à leur procurer une maison par famille. Un ingénieur qui s’est beaucoup occupé des habitations ouvrières, M. Gacheux, en a donné les raisons dans les communications qu’il a faites, en 1880 et en 1883, à la section d’économie politique et de statistique de l’Association française pour l’avancement des sciences. Il a construit, passage Boileau, dix maisons qui lui ont coûté 36,000 francs et qu’il revendues, au même prix, à la Société d’Auteuil. Les frais de construction, comme on le voit, n’ont pas été considérables; mais les dépenses accessoires : la canalisation d’eau potable, l’écoulement des eaux ménagères, les frais d’administration, en ont notablement élevé le prix, et, quoique la gestion soit gratuite et que les actionnaires ne retirent même pas 4 pour 100 de leurs fonds, une maison, comprenant trois pièces avec cuisine et dépendances, ne peut pas être vendue moins de 8,780 francs, payables en vingt ans par annuités de 439 francs. Les constructeurs peuvent arriver à bâtir pour 3,000 ou 4,000 francs ; mais, la ville ne faisant aucune concession pour la voirie, le prix de la propriété se trouve doublé et dépasse la somme qu’un travailleur peut consacrer à son habitation.

Le même ingénieur a construit, boulevard Murat, des habitations dans lesquelles il a réalisé plusieurs des types de maisons ouvrières adoptés à l’étranger. Elles lui sont revenues à plus de 5,000 francs chacune. Il les a vendues, avec un lot de terrain de 100 mètres, moyennant un loyer annuel de 600 francs, pendant quinze ans. Une trentaine d’ouvriers sont ainsi devenus propriétaires; mais, d’après ses calculs, il y a tout au plus à Paris 4 pour 100 de la population ouvrière qui soient en état de payer un loyer semblable, même en réunissant les gains de tous les membres de la famille.

Il faut donc reconnaître que, dans les grandes villes, la maisonnette est inaccessible à la plupart des ménages d’ouvriers. Dans toutes les classes de la société, du reste, c’est un grand luxe que de demeurer seul, et, de même qu’un modeste hôtel est plus dispendieux qu’un appartement de même étendue dans une maison de rapport, de même il sera toujours plus facile de loger les familles ouvrières dans des habitations collectives que dans des maisonnettes séparées. Il y a un juste milieu à tenir entre ce luxe d’isolement et la promiscuité immorale et malsaine des cités-casernes, où tout est, pour ainsi dire, en commun. On peut, comme on l’a fait à Rouen et à Lyon, séparer les appartemens, même dans de grands édifices, donner à chaque famille son accès particulier sur la voie publique, ses dépendances à elle, tout en dépensant beaucoup moins pour les frais de construction et pour l’achat du terrain.

A Paris, une spéculation semblable pourrait assurément réussir. Les ouvriers paient très cher leurs détestables logemens, et sont indignement exploités par les propriétaires ou par leurs agens. J’ai dit que la plus misérable chambre leur était louée 150 francs par an. Dans le voisinage des fabriques, il y en a qui montent à 200 et 220 francs. La séparation des sexes ne peut avoir lieu dans aucun de ces logemens. Elle n’est possible qu’avec trois chambres, et un pareil appartement constitue un luxe fort rare dans la classe ouvrière, car il coûte partout plus de 300 francs. Pour acquitter un loyer aussi cher, il faut gagner de 7 à 8 francs par jour. Dans les bouges qu’on loue à la nuit, le prix varie de 0 fr. 45 à 1 franc, ce qui fait que chacun de ces réduits infects rapporte de 168 à 365 francs par an. Entre le garni où le logeur fournit une sorte de lit, une chaise et un débris de commode, et la pièce toute nue où l’ouvrier apporte ses meubles, la différence, comme prix et comme dimension, est presque nulle.

Les ouvriers pourraient être beaucoup mieux logés, sans payer davantage, s’ils n’étaient pas aussi indignement exploités. En général, les propriétaires se font remplacer, pour la gestion de leurs immeubles, par le principal locataire, qui se fait payer à la semaine. Il y a des cités qui rapportent de 20 à 25 pour 100 de ce qu’elles ont coûté. Sauf les côtés répugnans du métier, dit M. Cheysson, il est plus avantageux de loger les misérables que les grands seigneurs. La tyrannie de ces sortes d’intendans est intolérable. Il n’est pas de vexation qu’ils ne fassent subir aux locataires qui leur déplaisent. Il y a des maisons dans lesquelles les nombreuses familles ne sont pas tolérées. Pour y être admis, on dissimule ses enfans ; on n’en avoue d’abord qu’un ou deux ; les autres sont gardés par quelque voisin complaisant. Au bout de cinq ou six jours, on en fait revenir un, puis un autre la semaine suivante ; mais quand le gérant constate qu’il y a plus de quatre enfans dans le logement, il donne congé. Le docteur Du Mesnil dit avoir trouvé, dans le cloaque qu’on nomme le clos Macquart, quelques intérieurs que les locataires étaient parvenus à rendre habitables par des prodiges de soins et de propreté, et, comme il leur témoignait son étonnement de les trouver dans un pareil bouge : «C’est, lui répondaient-ils, parce que nous avons une nombreuse famille et que les propriétaires de nos maisons ne toléraient pas les enfans[9]. »

Une nombreuse famille n’est pas la seule cause qui force les ménages honnêtes à se réfugier dans ces taudis, souvent c’est l’impossibilité de payer leur terme. L’ouvrier vit au jour le jour. Qu’il survienne un chômage, une maladie, un malheur quelconque, et le voilà dans l’impossibilité de s’acquitter. On l’expulse, et, dès lors, il n’a plus d’asile que dans ces repaires de la misère et du vice. Une gêne momentanée l’y plonge; mais il n’en sortira plus, parce qu’il ne tardera pas à y perdre, dans le découragement, le goût du travail, de la propreté et de la vie régulière.

Lorsqu’on veut arracher les ouvriers à ces nécessités redoutables, la difficulté contre laquelle on vient se heurter tout d’abord, c’est l’impossibilité de compter sur des rentrées régulières. Les propriétaires dont je parlais tout à l’heure s’en tirent en faisant la part du feu. Leur taux de location est si élevé qu’ils peuvent subir la perte des termes qui ne rentrent pas ; mais les sociétés qui ne spéculent pas, et ne retirent de leurs capitaux que l’intérêt le plus modeste, sont incapables de supporter de pareils sacrifices. On peut y réussir, toutefois, à l’aide d’une gestion habile : le prix des loyers est encore assez élevé pour cela. Malgré le nombre exagéré des constructions neuves et la crise que nous subissons, la baisse est faible sur les grands appartemens et nulle pour les petits. Les sociétés de construction peuvent, par conséquent, supporter la concurrence; du reste, un premier essai va se faire sous nos yeux : un philanthrope, qui, jusqu’à présent, a désiré garder l’anonyme, vient de créer une fondation considérable, pour bâtir à Paris des maisons ouvrières sur le modèle de celles de Lyon. Le prix des loyers accumulés servira à construire de nouvelles habitations, dans les conditions du legs Peabody.


IV.

Le problème du logement ouvrier est, comme on vient de le voir, plus compliqué qu’il ne le semble au premier abord. Il ne comporte pas de solution radicale, pas de formule générale. Les maladies sociales n’ont pas de panacée : les remèdes qu’elles réclament diffèrent suivant les pays et le chiffre de la population. lis varient surtout avec la classe à laquelle ils s’adressent. Il est partout facile de loger l’élite de la population ouvrière ; elle n’a besoin pour cela d’aucune intervention : la difficulté commence lorsqu’il s’agit de la masse; elle devient presque insurmontable lorsqu’on atteint les dernières couches, ce que les Anglais appellent le residuum, et M. Raffalovich la lie de l’indigence. Dans ces régions-là, il ne suffit pas de procurer aux familles une habitation convenable, il faut encore leur apprendre à en user, leur inspirer le goût de l’ordre et de la propreté, sans lesquels il n’y a pas de demeure salubre. Or, il est plus difficile de changer les habitudes des malheureux que de leur bâtir des maisons.

Supposons qu’on puisse offrir demain des logemens hygiéniques aux chiffonniers qui pullulent dans la cité Philippe ou dans les bouges du clos Macquart, ils vont immédiatement y entasser les détritus, les ordures qui font l’objet de leur commerce. Le père, la mère et les enfans vivront sur ce fumier, comme ils ont coutume de le faire, et le logis propre et confortable que vous leur aurez procuré sera devenu, en huit jours, un foyer d’infection. On ne peut pourtant pas chasser ces chiffonniers de partout, il faut bien qu’ils logent et s’abritent quelque part.

Les chiffonniers ne sont pas, du reste, les seuls locataires qui, pour la bonne tenue des maisons, aient besoin d’éducation et de surveillance. Toutes les fois qu’on abandonne des appartemens, à titre provisoire, à des gens qui n’auront pas à rendre compte du bon entretien du local lorsqu’ils le quitteront, et qui ne seront pas tenus de le faire nettoyer et réparer à leurs frais, on le trouve dans un état de désordre et de malpropreté révoltant. Pendant le siège de Paris, on réquisitionna les appartemens vides, pour y loger les gens de la banlieue qui venaient chercher un reluge dans ses murailles. Les maisons les plus somptueuses furent ainsi mises à la disposition de ces hôtes de passage, et, lorsqu’ils les quittèrent, ces beaux appartemens étaient devenus sordides, infects, méconnaissables. On y avait fait tous les métiers, exercé toutes les industries. Il y en avait qui étaient convertis en étables : on y élevait des volailles et des lapins.

Il ne suffit donc pas de bâtir pour résoudre la question du logement ouvrier. Elle est bien plus complexe; elle comprend deux termes distincts : la construction de logemens à bon marché et l’assainissement de ceux qui existent déjà. En France, c’est ce dernier élément qui doit l’emporter. On ne voit pas chez nous cette pénurie absolue de logemens qu’on rencontre dans les pays essentiellement manufacturiers et dont la population est exubérante, ce manque d’abris que nous avons signalé à Berlin, par exemple, où une partie de la population pauvre est parfois obligée de camper sur la voie publique. Notre population, et c’est un péril social bien autrement grave que celui du logement, notre population ne s’accroît plus d’une manière sensible, et nos vides ne sont guère comblés que par l’immigration. Comme, d’un autre côté, on a généralement en France le goût du bâtiment, tout le monde trouve à peu près à se loger. Le recensement de 1881 a constaté, dans le pays tout entier, l’existence de 10,460,000 familles et de 7,609,464 maisons, ce qui donne en moyenne 136 ménages pour 100 maisons; de telle sorte qu’en dehors des villes, chaque famille a son logis indépendant. Dans les petites localités, la population ouvrière habite les faubourgs. Elle y trouve, à des prix modérés, des maisonnettes avec de petits jardins dont elle retire quelques produits. La pénurie n’existe que dans les grands centres, où le nombre des habitans va toujours croissant, où les grands travaux d’utilité publique nécessitent de temps en temps la démolition d’une partie des quartiers pauvres, et même dans ce milieu c’est plutôt la qualité que la quantité qui fait défaut. A Paris, particulièrement, il est plus urgent d’assainir que d’édifier. La besogne est moins dispendieuse, mais elle est plus ingrate et plus difficile. Elle demande le concours de l’état et celui des bonnes volontés privées. C’est à l’autorité administrative qu’il appartient de surveiller les habitations des pauvres, de les faire assainir, réparer par les propriétaires, lorsqu’elles sont susceptibles d’être améliorées, et d’en exiger la démolition dans le cas contraire.

En France, ce devoir est imposé par la loi du 13 avril 1850. Mais le caractère facultatif de celle-ci, ses lenteurs juridiques et sa sanction pénale insuffisante, laissent le plus souvent les municipalités désarmées et impuissantes. Les conseils d’hygiène et de salubrité, institués par l’arrêté du 18 décembre 1848 et confirmés par la loi de 1850, avaient été créés principalement en vue de l’assainissement des habitations, et ils auraient atteint ce but, avec le temps, s’ils avaient été constitués partout ; mais, comme leur existence était subordonnée à la volonté des conseils municipaux, la plupart des communes se dispensèrent d’en former, et, trente-cinq ans après la promulgation de la loi, c’est à peine s’il existait, en France, une dizaine de grandes villes pourvues d’une commission des logemens insalubres, fonctionnant d’une façon sérieuse.

Ces commissions, du reste, sont dépourvues de toute initiative et ne peuvent visiter que les logemens qui leur sont signalés. Le plus souvent, c’est par la voie de la délation que les indications leur arrivent. Dans les deux tiers des cas, les plaintes proviennent des locataires insolvables, menacés d’expulsion, et qui se vengent de leurs propriétaires en les dénonçant. Les poursuites sont presque toujours stériles. La loi laisse aux délinquans tant d’échappatoires pour l’esquiver, de si longs délais pour s’y soumettre, qu’ils ont beaucoup plus d’avantage à épuiser toutes les juridictions qu’à obtempérer dès le début aux injonctions qui leur sont adressées. Les amendes sont bien au-dessous du prix des réparations exigées, de telle sorte que les propriétaires ont intérêt à se laisser condamner. Enfin, ils ont pour complices les locataires eux-mêmes, parce qu’aucune indemnité n’est accordée à ces derniers, lorsque la résiliation du bail est la conséquence des décisions de la commission.

Ces vices de la loi du 13 avril 1850 avaient frappé tous les esprits clairvoyans, avant même qu’elle fût promulguée. Le docteur Théophile Roussel les avait dénoncés, à la tribune de l’assemblée législative, lors de la discussion. Depuis cette époque, la révision en a été demandée par la commission des logemens insalubres de la ville de Paris, par le comité consultatif d’hygiène et par la Société de médecine publique. Trois projets de loi, émanant de l’administration ou de l’initiative parlementaire, ont été déposés sur le bureau de la chambre et renvoyés à une commission, qui attend que le ministre compétent vienne défendre devant elle le projet du gouvernement, et qui ne s’est pas réunie depuis dix mois, parce que le ministre est absorbé par d’autres préoccupations.

Tous ces projets se ressemblent au fond. Ils rendent les commissions des logemens insalubres obligatoires, leur donnent des pouvoirs plus étendus, simplifient la juridiction, abrègent ou suppriment les délais, et édictent des peines suffisantes pour empêcher les contraventions.

En attendant que les pouvoirs publics aient donné à l’hygiène urbaine les moyens d’action qu’elle réclame depuis si longtemps, l’initiative privée peut suppléer à l’impuissance de l’administration dans l’assainissement des logemens ouvriers. L’œuvre poursuivie avec tant de succès, en Angleterre, par miss Octavia Hill, a donné les mêmes résultats à Leipzig, à Darmstadt et dans quelques autres villes d’Allemagne. Il n’y a pas de raisons pour qu’elle ne réussisse pas à Paris comme à Londres. Les personnes intelligentes et dévouées n’y manquent pas, et l’argent n’y fait jamais défaut quand il s’agit d’entreprises utiles. Il suffirait que quelqu’un en prît l’initiative; mais c’est là une mission essentiellement individuelle qu’il faut abandonner, comme en Angleterre, à la charité ingénieuse des femmes, qui sont habiles à faire de grandes choses avec de petits moyens. La construction des logemens à bon marché réclame, au contraire, la mise en jeu de capitaux considérables et ne peut être que le résultat d’une action collective.

Pour construire la quantité de maisons ouvrières qui seraient nécessaires pour loger tous les travailleurs honnêtes et rangés, il ne faut compter ni sur l’initiative des intéressés, ni sur la spéculation. En France, les ouvriers ne sont pas habitués à s’entendre, à se concerter entre eux, comme les travailleurs anglais. Ils sont tout aussi intelligens, mais ils sont indifférens aux problèmes sociaux et n’ont d’ardeur que pour la politique. Quant à la spéculation, elle ne peut produire que ce qu’elle a déjà donné, d’immenses constructions incommodes, insalubres, mais peu dispendieuses et d’un excellent rapport. Les capitalistes honnêtes hésitent à placer leurs fonds dans des entreprises que l’insolvabilité des petits locataires rend incertaines et dont on ne peut retirer un bénéfice sérieux qu’à la condition d’exploiter son immeuble sans répugnance comme sans merci. Cette nécessité fait reculer les gens qui se respectent.

L’état peut encore moins se charger de remplir ce rôle. Il ne doit pas plus être constructeur et propriétaire d’immeubles, qu’il ne doit se faire industriel, commerçant ou agriculteur.

Plus les peuples avancent dans les voies de civilisation et moins l’action de l’état doit s’y faire sentir. Demander à la société de venir en aide à tous ceux de ses membres qui sont dans le besoin, de les loger, de les soutenir dans toutes les phases de leur existence ; exiger d’elle qu’elle leur assure du travail pendant la période active de leur vie, une retraite sur leurs vieux jours, et qu’elle accorde une pension à leurs familles après leur décès, c’est la plus dangereuse des utopies. L’école socialiste, en prônant ces doctrines comme une panacée, a soulevé contre elle le bon sens public, et fait le plus grand mal aux classes pauvres. Il faut laisser le socialisme d’état aux pays dont le gouvernement autocratique doit tout diriger et tout faire.

Dans une démocratie où les droits de tous sont égaux, il est injuste de contraindre les uns à travailler pour nourrir les autres, et il est insensé d’espérer que tout le monde pourra vivre sur le fonds commun. Dans la question des logemens ouvriers, en particulier, l’état ne peut et ne doit accorder que son patronage. Sa mission se borne à porter la lumière sur la question, par des enquêtes comme celles qui ont été faites en Angleterre et en Belgique, et à donner l’exemple sur son propre terrain.

L’état, et c’est chose fort regrettable au point de vue économique, a conservé certains monopoles. Il est demeuré fabricant de produits, tels que la poudre, les cartes, les allumettes; il a ses manufactures d’armes, de tapis, de porcelaines ; la marine a ses arsenaux, la guerre a les siens. Tout cela emploie des quantités considérables d’ouvriers envers lesquels l’état a les mêmes devoirs que les autres chefs d’usines. Le premier de tous, c’est de leur assurer la stabilité du foyer et la salubrité du logement. Ses meilleurs agens sont ceux qu’il abrite, comme les éclusiers, les gardiens, les concierges. II devrait faire de même pour ses autres employés et suivre l’exemple donné par le gouvernement allemand dans les mines qu’il exploite. Il pourrait enfin favoriser le développement des sociétés de construction, en leur donnant son appui et sa garantie, comme il le fait pour les compagnies de chemins de fer.

Les municipalités, plus directement intéressées que l’état à la solution du problème, ont un rôle plus actif à remplir; mais il ne faut pas qu’elles se substituent aux compagnies eu bâtissant pour leur propre compte. Ce serait ouvrir la porte à tous les abus et décourager l’initiative privée. En 1882, lorsque la fièvre typhoïde prit à Paris un développement qui préoccupa vivement la population et appela l’attention sur l’insalubrité des habitations pauvres, M. Joffrin proposa, au conseil municipal, de construire des maisons et de les louer à la classe ouvrière. L’intention était excellente, sans doute, mais la mesure eût été déplorable. M. Alphand, directeur des travaux de Paris, fit observer qu’il suffirait d’exonérer les propriétaires de certaines charges pour les engager à construire. A mon avis, il faudrait faire davantage.

En parlant des maisons bâties par M. Cacheux, boulevard Murat et passage Boileau, j’ai dit que le prix de revient est presque doublé par les frais qu’entraînent la viabilité, les canalisations pour l’eau et le gaz, les égouts, etc. La ville de Paris ne fait aucune concession pour ces dépenses, qu’elle pourrait assurément prendre à sa charge. Elle devrait, de plus, exécuter les nivellemens, créer les voies d’accès, et lorsque les groupes d’habitations sont en voie de se former dans des quartiers excentriques, prendre les arrangemens nécessaires pour y faire passer un omnibus, un tramway, peut-être même un chemin de fer, si l’agglomération en valait la peine.

Avec de pareils avantages, l’édification des habitations ouvrières ne rencontrerait, même à Paris, aucune difficulté. Les terrains ne manquent pas dans l’enceinte de ses murs, et les capitaux se portent volontiers vers l’industrie du bâtiment. On voit s’élever, de tous côtés, des maisons splendides qui ne trouvent pas de locataires, se percer de larges rues qui n’ont pas d’habitans. L’offre dépasse de beaucoup la demande et fait pressentir des désastres financiers. Il est certain que les grandes compagnies qui bâtissent ces édifices somptueux et d’un placement si difficile se décideraient sans peine à construire des maisons ouvrières dont la location est certaine, si on leur faisait quelques avantages; mais ce n’est pas la spéculation qui peut résoudre la question du logement ouvrier, et j’en ai dit la raison. L’œuvre qu’il ne faut pas lui confier, dont l’état ne peut pas se charger, et que les intéressés sont incapables d’entreprendre, il est une puissance qui peut l’accomplir. Cette force toute moderne et essentiellement démocratique, c’est l’association. C’est elle qui doit réunir, pour une action commune, les intelligences et les capitaux. L’exemple nous a été donné par l’étranger, il n’y a qu’à le suivre. La voie est toute tracée.

J’espère que l’enquête dont j’ai parlé en commençant, que l’exposition d’économie sociale, provoqueront un mouvement d’opinion à la suite duquel il se formera, dans les grandes villes, des comités locaux analogues à ceux dont j’ai signalé les opérations et autour desquels viendront se grouper les hommes de bonne volonté, les ingénieurs, les capitalistes. Les uns donneront leur temps, leurs connaissances spéciales ; les autres fourniront leur argent et se contenteront d’un intérêt minime. Des sociétés ainsi constituées seront plus à même que les propriétaires isolés d’acheter des terrains dans de bonnes conditions, ainsi que d’obtenir de l’état et des communes les concessions et le concours nécessaires.

Les compagnies auront à choisir entre les deux types dont j’ai parlé. Il en est qui prendront modèle sur celle de Paris-Auteuil, et qui bâtiront des groupes de maisonnettes, dont les habitans pourront devenir propriétaires. Celles-là ne constitueront jamais qu’une très faible minorité. Il n’est même pas à désirer que cette combinaison se généralise. La propriété du foyer a, pour la classe ouvrière, des inconvéniens de plus d’une sorte. Elle expose à l’encombrement, quand la famille s’accroît ; aux sous-locations, lorsqu’elle cesse de prospérer, et à l’introduction de personnes mal famées ou d’industries nuisibles dans les groupes d’habitations. D’ailleurs, à la mort du père de famille, il faut vendre la maison acquise au prix de tant d’efforts; elle passe alors entre les mains d’étrangers, de spéculateurs, qui ne songent qu’à en tirer le plus fort loyer possible. Ce n’est plus le sanctuaire de la famille et la sauvegarde de l’ouvrier, c’est une habitation banale comme les autres, et le but est manqué. La maisonnette rurale, le cottage, demeurera fatalement le privilège d’un très petit nombre, et pour le reste, la solution qui s’impose, c’est la maison collective.

On parvient aujourd’hui à en construire de très convenables. Les types adoptés à Lyon et à Rouen peuvent, à cet égard, servir de modèles. Les logemens sont clairs, bien aérés et suffisamment isolés les uns des autres. Il y règne même un certain confortable, et le prix du loyer y est accessible à tous les ménages d’ouvriers sobres et laborieux. Quant aux autres, il est certain qu’on ne peut pas leur donner, malgré eux, un bien-être dont ils ne sont pas dignes. Ceux-là sont la proie fatale des logeurs et de cette classe de propriétaires dont j’ai parlé plus haut. La grande difficulté, pour les maisons collectives, consiste dans la nécessité de les gérer. L’incertitude des rentrées, la difficulté d’obtenir à jour fixe le paiement du terme, avec une population qui vit au jour le jour, la surveillance incessante qu’exige le maintien de l’ordre et de la propreté dans des maisons aussi peuplées, le mélange de fermeté et de douceur qu’il faut déployer pour se faire obéir du personnel qui les habite, tout cela demande des qualités de premier ordre et qu’on ne peut guère rencontrer chez les agens salariés qui servent d’intermédiaires aux compagnies. Une pareille gestion veut une surveillance constante et l’intervention personnelle des membres de la société. C’est, là sans doute, une mission pleine d’ennuis et de dégoûts ; mais lorsqu’on voit une femme s’y dévouer, comme Mme Octavia Hill, et s’en acquitter avec un succès semblable, il me semble qu’on peut bien tâcher de l’imiter. Chacun sait, du reste, qu’on ne fait pas le bien sans qu’il en coûte, et, quand il s’agit de panser les plaies sociales, il faut faire comme les chirurgiens et braver les répugnances.

La question en vaut la peine, et l’intervention des classes aisées est indispensable pour la résoudre. Un jour viendra sans doute où les ouvriers pourront faire leurs affaires eux-mêmes ; mais ils n’en sont pas encore là, et la façon dont ils comprennent les problèmes sociaux ne permet pas de compter sur eux pour en trouver la solution. Il faut les étudier à leur place et s’occuper de leurs intérêts, sans qu’ils aient à s’en mêler. C’est un devoir pour les classes éclairées.

Si la direction des affaires publiques leur a échappé pour passer aux mains de ceux qui sont incapables de conduire leurs propres affaires, il leur reste un terrain qu’on ne peut pas leur enlever, c’est celui des questions sociales. Les classes instruites ont seules les connaissances qu’exige leur étude, et les capitaux nécessaires pour les faire passer du domaine de la théorie dans celui de la pratique. Il faut poursuivre cette œuvre difficile jusqu’à l’époque encore éloignée où ceux qu’elle intéresse pourront s’en charger à leur tour. Cette protection affectueuse et dévouée est l’obligation étroite qui incombe aux aînés dans la famille sociale comme dans l’autre, et c’est en l’accomplissant, sans découragement comme sans faiblesse, qu’on triomphera de la défiance et de l’hostilité qui animent encore les classes inférieures contre celles qui les dirigeaient autrefois, bien que la force des choses ait conduit celles-ci à abdiquer entre leurs mains.


JULES ROCHARD.

  1. L’Hygiène des villes et les Budgets municipaux. (Revue du 1er février 1887.)
  2. Le Logement de l’Ouvrier et du pauvre, par M. Arthur Raffalovich. Paris, 887.
  3. Un devoir social et les logemens d’ouvriers, par M. George Picot. Paris.
  4. G. Picot, le Devoir social, p. 124.
  5. Arrêté royal du 15 avril 1886.
  6. Raffalovich, le Logement de l’ouvrier et du pauvre, p. 467.
  7. E. Cheysson, la Question des habitations ouvrières en France et à l’étranger, p. 56. Paris, 1886.
  8. E. Cheysson, Note sur la Société anonyme des habitations ouvrières de Passy-Auteuil, p. 62, 1886.
  9. 0. Du Mesnil, l’Habitation du pauvre à Paris, p. 10 et 11.