La Maison de Livie - Nocturne - Lampe - Rêve...

La Maison de Livie - Nocturne - Lampe - Rêve...
Revue des Deux Mondes5e période, tome 38 (p. 201-208).
POÉSIES


LA MAISON DE LIVIE


C’est ici que l’habile et modeste Livie,
Feignant de fuir les toits pompeux du Palatin,
Tranquille devant Rome orageuse au lointain,
Autrefois a passé la moitié de sa vie.

Digne épouse du Maître économe et prudent,
C’est ici que, jouant les Lucrèces antiques,
Elle a vécu, fidèle aux coutumes rustiques,
En filant ses habits, en cousant, en brodant…

L’humble atrium est peint encor de vertes fresques,
Où jadis, d’un pinceau délicat et soudain,
Quelque Hellène a fait naître un irréel jardin
Que sa verve a fleuri de détails pittoresques.

Sans doute bien des fois, aux murs de la villa,
Tandis qu’entre ses mains coulait la laine blanche,
Elle a vu cet oiseau perché sur cette branche ;
Ses yeux se sont posés sur cette rose, là…

Et bien des fois aussi, rêveuse au crépuscule
Devant le beau couchant latin couleur de miel,
Elle a dû contempler, sous l’or du même ciel,
Le même horizon bleu qui tremble et qui recule…

Des bœufs tardifs passaient alors, comme aujourd’hui,
Traînant les mêmes chars qu’un pâle bouvier mène,
Et le soir étirait la Campagne romaine
Dans le même fébrile et radieux ennui.

Bientôt Rome, au-dessus des cyprès et des vignes,
Jetait au même endroit sa nocturne clarté ;
Un même vent ridait le gazon argenté,
Et les coteaux voisins courbaient les mêmes lignes…

— Peut-être alors, assise, et le front dans la main,
Un peu triste malgré la fortune prospère,
Sentait-elle, en songeant au jardin de son père,
Cet éternel regret qui souffre au cœur humain,

Et peut-être, matrone aux ambitions âpres
Qu’enfin lassait le joug désiré du pouvoir,
Pleurait-elle ces jours heureux où, sans savoir,
Elle cueillait enfant les sorbes et les câpres…

Tant d’heures ont passé depuis, que par moment
Sa vie a l’air, au loin, d’avoir été plus brève,
Et que, l’esprit perdu sur les confins du rêve,
On se prend à douter qu’elle ait vécu vraiment ;

Et lorsqu’on voit, parmi sa maison ruinée,
Le peu qui survit d’elle en ce champ déblayé,
On se demande, avec une tendre pitié,
Pourquoi même, devant mourir, elle était née.

Quand, femme, elle songeait et se voyait enfant,
Il lui restait à vivre encore sa vieillesse :
Aujourd’hui sa vieillesse est comme sa jeunesse,
Et se confond là-bas dans un pareil néant…


Et ce sera pour nous un jour comme pour elle :
D’autres peut-être, ici, se souviendront de nous
Avec le même étonnement pensif et doux
Et la même pitié tristement fraternelle.

Oui, d’autres, en ces lieux que notre âme revêt
Maintenant de sa jeune et vive fantaisie,
Penseront, effleurés d’un vent de poésie :
C’est ici qu’autrefois un couple humain rêvait.

Et notre courte vie, encor plus exiguë
Quand tous ses jours seront à jamais réunis,
Semblera s’abîmer en de tels infinis
Qu’on ne saura plus bien si nous l’aurons vécue…

Les ans mêmes qui sont notre avenir, les ans
Où, tandis que s’éteint derrière nous l’enfance,
Avides, nous mettons tant de choses d’avance,
Seront réduits alors au même point du temps.

Déjà nous sommes morts un peu. L’on doit descendre
Pour trouver les vieux murs écroulés sous les fleurs :
Ainsi, quand nous plongeons dans l’ombre de nos cœurs,
Nous trouvons sous la vie un passé plein de cendre.

Mais lorsque seront joints, plus tard, nos jours divers,
Leur somme apparaîtra si restreinte et si grise
Que l’on dira, sans doute, en un cri de surprise :
Pourquoi ces morts ont-ils passé dans l’univers ?



Pourtant il soufflera le même vent sonore,
Le soir, sur ces gazons que nos pas ont froissés ;
Et des couples pareils songeront enlacés,
Et les soleils couchans s’empourpreront encore.

Il croîtra dans ces prés des saules et des ifs,
Et des chemins là-bas monteront la colline,
Et devant Rome, vieille et toujours sibylline,
Des poètes auront aux yeux des pleurs furtifs.

D’autres hommes, pareils à ceux-là que nous sommes,
Vivront, que nous pouvons sans peine imaginer ;
Des bouviers toucheront leurs bœufs lents pour tourner,
Et ce sera la terre, et ce seront les hommes…

Nous, nos destins seront pour toujours révolus ;
Nos espoirs, nos désirs, nos amours, nos pensées,
Tout de nous aura fui dans les ombres passées :
Nos petits-fils, à naître encor, ne seront plus.

Et tout ce qui pour nous est la forme du monde,
Nos nations, nos lois et nos dieux seront morts,
Et rien ne restera de notre vie alors
Que la vie elle-même, éternelle, et féconde…



Le soir vient ; le soleil s’efface du gazon.
Tout se tait ; seul ; parfois, sur la route un char passe.
Le silence et la fièvre ondulent dans l’espace.
Un petit bois de pins se dore à l’horizon…


NOCTURNE


Viens voir luire les fleurs du sureau dans la nuit,
Etincellement pâle, éclaboussement clair,
Gerbe de lents rayons comme arrêtés dans l’air,
Mystérieux bouquet sans tige épanoui…

Elles semblent nager dans l’ombre verte et brune ;
On ne voit que les fleurs, on ne voit pas les branches :
On dirait, immobile, un essaim d’ailes blanches,
On dirait, suspendue, une neige de lune…

Et c’est comme un secret qui fait se parler bas,
Dans un frisson d’extase inquiète et ravie ;
C’est tout ce qui palpite et ne se pose pas :

Un vol de papillons aux tardifs entrelacs,
Un parfum de lys clos, un essor d’oiseaux las,
L’Heure éparse qui rêve et qui retient son pas,

Et l’attente à jamais de l’Ame dans la vie…

LAMPE


O lampe, amie austère et douce du travail,
Compagne des grands soirs, sœur des instans lyriques,
Qui contiens l’horizon des pays chimériques
Dans le cercle décrit par ton globe d’émail ;

O lampe étrange en ton humblesse coutumière,
Beau rendez-vous mystérieux et radieux
Où s’assemblent, ainsi qu’un concile de dieux,
Tous les nombres qui font éclore ta lumière ;

Présence universelle et pure à mon côté,
Où comme, en notre esprit peu à peu condensée,
La terre sous nos fronts se résume en pensée,
Tout l’infini des lois se concentre en clarté ;

Autre cœur vif brûlant près du mien, autre somme
Ou monde dont l’ensemble en toi palpite et luit.
Et par quoi, tutélaire et tendre, dans la nuit,
L’âme des choses veille avec l’âme d’un homme !


RÊVE


La plaine, où les faneurs chantaient, a tu son bruit ;
Et rien n’y reste plus, au vent sombre qui joue,
Que, baigné du silence où parfois il s’ébroue,
Un pâle cheval nu qui rêve dans la nuit.

Il est là, seul, mêlant sa forme vague et brève
A l’herbe d’où s’exhale un brouillard de fraîcheur ;
L’air semble frissonner autour de sa blancheur ;
Immobile, muet, écoutant l’ombre, il rêve…

Ah ! quel rêve, pareil au rêve puéril
Que chaque homme ici-bas agite dans sa tête,
Quel rêve, en sa cervelle obscure d’humble bête,
Ce soir, sous le mystère immense, ébauche-t-il ?

Quel rêve coutumier d’une vie où le maître,
L’homme brutal au fouet aveugle, serait doux,
Où, quand il vient, sa maigre échine prête aux coups
Ne tressaillerait plus d’avance ? — ou bien peut-être,

Quels âges primitifs où sa race paissait,
Libre, des champs dorés d’une vierge lumière,
Evoque-t-il, là-bas, dans la plaine première ?
Ou même encore, au fond de l’avenir, — qui sait ? —

Quel naïf Paradis voit-il, ample et sonore,
Où les chevaux lâchés dans de grands prés ouverts
Frapperaient du sabot des gazons toujours verts,
Sous l’éblouissement d’une immortelle aurore ?

— Ah ! si même il ne rêve, il désire, il attend,
Il appelle du moins sourdement quelque chose
Dont sans doute l’espoir hante son cœur morose,
Et le fait inquiet dans l’ombre et palpitant !

Hélas ! toujours, partout, le souhait, l’espérance,
Toujours, partout, l’appel du bonheur merveilleux,
Le songe multiforme et crédule du mieux
Que fait sans se lasser l’éternelle souffrance !…

Ah ! pauvre bête, loin ici de tout rieur,
Sous cette nuit qui porte une tendresse en elle,
Être proche où je sens une âme fraternelle,
Viens sans crainte, mon frère à peine inférieur,

Que je pose mon front sur ta tête asservie,
Que je mette mes bras à l’en tour de ton cou,
Et touche d’un baiser, que d’autres diront fou,
Tes tièdes flancs où bat la même triste vie !


EFFEUILLEMENT


Des roses, embaumant ma vague somnolence,
Des roses aux bouquets penchans et déjà mûrs,
S’effeuillent çà et là, dans le secret des murs,
Parmi l’attention légère du silence…

Avec cette lenteur des choses végétales,
Seul bruit dans le mystère en extase arrêté,
Seul mouvement furtif dans l’immobilité,
Elles laissent tomber un à un leurs pétales.

Et molles, au doux rythme espacé de leurs chutes,
Elles ont l’air parfois de mesurer le temps ;
Et c’est presque, en mon songe éveillé, par instans,
Comme si j’entendais s’effeuiller les minutes…


UN JOUR SIMPLE


Aujourd’hui, c’est un jour simple, et comme tant d’autres,
Un jour vague où se montre à peine le soleil,
Un jour de France, pâle, un peu terne, et pareil
Aux doux horizons gris et bas qui sont les nôtres.

Et sous le ciel confus, blanc ou blond tour à tour,
Selon que le soleil s’atténue on persiste,
Je songe, par ce jour qui n’est ni gai ni triste,
Je songe, par ce jour banal, qui n’est qu’un jour :

Tandis que j’erre en paix au jardin solitaire
Où la ville voisine expire sa rumeur,
Partout en ce moment on crie, on pleure, on meurt,
A travers l’étendue immense de la Terre…

Oui, par ce jour voilé, qui n’est pas même bleu,
Qui n’insulte pas même à la détresse humaine,
Où nul poing révolté ne peut brandir sa haine
Vers l’azur d’où l’accable un impassible Dieu,

Par ce jour modéré, qui n’est pas non plus sombre,
Où rien ne semble, au ciel diaphane, peser
Sur l’homme en bas chétif et las, pour l’écraser,
Où le malheur ne peut pas même accuser l’ombre,

Par ce jour humblement quelconque en vérité,
On verse à flots le sang dans les lointaines Chines,
Des ouvriers sont broyés vifs par des machines,
Des forçats frissonnans rêvent de liberté.

Des navires perdus sur quelque mer déserte
Sombrent, les flancs ouverts par un obscur îlot,
Et c’est l’heure où, glacé, le dernier matelot
Coule et sent dans sa gorge entrer l’eau froide et verte.

Et des malades, seuls, sans gestes et sans voix,
Agonisent au fond des hôpitaux moroses,
Emportant à jamais sous leurs paupières closes
Ce même bref rayon de soleil que je vois…

Partout des cris, des pleurs, l’horreur, la peur, l’angoisse.
Partout le mal, partout la mort en ce moment ;
Partout le vieux Destin qui tord distraitement
Les âmes et les corps comme un papier qu’on froisse.

Et peut-être, priant ou bégayant au sort
De pauvres mots naïfs de plainte et de reproche,
Il est en ce moment, dans la grand’ville proche,
Vingt mères à genoux devant leur enfant mort…

Et tout à coup je sens jusqu’en ma chair profonde,
Sous ce jour opalin qui m’effleure les cils,
Aboutir à mes nerfs désespérés les fils
De toute la douleur qui souffre dans le monde !


FERNAND GREGH.