La Maison de Claudine/34

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Trois coquillages en forme de pétales, blancs, nacrés et transparents comme la neige rosée qui choit sous les pommiers ; deux patelles, pareilles à des chapeaux tonkinois, à rayures convergentes, noires sur jaune ; une sorte de pomme de terre difforme et cartilagineuse, inanimée, mais qui cache une vie mystérieuse et darde, si on la presse, un jet cristallin d’eau salée ; – un couteau cassé, un bout de crayon, une bague de perles bleues et un cahier de décalcomanies détrempé par l’eau de mer ; un petit mouchoir rose très sale… C’est tout. Bel-Gazou a fini l’inventaire de sa poche gauche. Elle admire les pétales de nacre, puis les laisse tomber et les écrase sous son espadrille. La pomme de terre hydraulique, les patelles et les décalcomanies ne méritent pas un meilleur sort. Bel-Gazou conservera seulement le couteau, le crayon et le fil de perles qui sont, avec le mouchoir, d’un usage constant.

La poche droite contient des ramilles de ce calcaire rosâtre que ses parents nomment, Dieu sait pourquoi, lithotamnium, quand il est si simple de l’appeler corail. « Mais ce n’est pas du corail, Bel-Gazou. » Pas du corail ? Et qu’en savent-ils, ces malheureux ? Des ramilles, donc, de lithotamnium, et une noisette creuse, percée d’un trou par l’évasion du ver. Il n’y a pas, à trois kilomètres sur la côte, un seul noisetier. La noisette creuse, trouvée sur la plage, est venue sur une vague, d’ou ? « De l’autre côté du monde », affirme Bel-Gazou. « Et elle est ancienne, vous savez. Ça se voit au bois qui est rare. C’est une noisette en bois de rose comme le petit bureau de maman. » La noisette collée à l’oreille, elle écoute. « Ça chante. Ça dit : hû-û-û… »

Elle écoute, la bouche entrouverte, les sourcils relevés touchant sa frange de cheveux plats. Ainsi immobile, et comme désaffectée par l’attention, elle n’a presque plus d’âge. Elle regarde sans le voir l’horizon familier de ses vacances. D’une niche de chaume ruiné, abandonnée par la douane, Bel-Gazou embrasse, à droite, la Pointe-du-Nez, jaune de lichens, bardée de violet par la plinthe de moules que découvrent les basses marées ; au milieu, un coin de mer, d’un bleu de métal neuf, enfoncé comme un fer de hache dans les terres. A gauche, une haie de troènes désordonnés en pleine floraison, dont l’odeur d’amande, trop douce, charge le vent, et que défleurissent les petites pattes frénétiques des abeilles. Le pré de mer, sec, monte jusqu’à la hutte et sa déclivité masque la plage où ses parents et amis pâment et cuisent sur le sable. Tout à l’heure, la famille entière demandera à Bel-Gazou : « Mais où étais-tu ? Mais pourquoi ne venais-tu pas sur la plage ? » Bel-Gazou n’entend rien à ce fanatisme des criques. Pourquoi la plage, et toujours, et rien que la plage ? La hutte ne le cède en rien à ce sable insipide, le bosquet humide existe, et l’eau troublée du lavoir, et le champ de luzerne non moins que l’ombre du figuier. Les grandes personnes sont ainsi faites qu’on devrait passer la vie à leur tout expliquer – en vain. Ainsi de la noisette creuse : « Qu’est-ce que tu fais de cette vieille noisette ? » Mieux vaut se taire, et cacher, tantôt dans une poche, tantôt dans un vase vide ou dans le nœud d’un mouchoir, la noisette qu’un instant, impossible à prévoir, dépouillera de toutes ses vertus, mais qui pour l’heure chante, contre l’oreille de Bel-Gazou, ce chant qui la tient immobile et comme enracinée…

— Je vois ! Je vois la chanson ! Elle est aussi fine qu’un cheveu, elle est aussi fine qu’une herbe !…

L’an prochain, Bel-Gazou aura plus de neuf ans. Elle ne proclamera plus, inspirée, ces vérités qui confondent ses éducateurs. Chaque jour l’éloigne de sa première vie pleine, sagace, à toute heure défiante, et qui dédaigne de si haut l’expérience, les bons avis, la routinière sagesse. L’an prochain, elle reviendra au sable qui la dore, au beurre salé et au cidre mousseux. Elle retrouvera son chaume dépenaillé, et ses pieds citadins chausseront ici leur semelle de corne naturelle, lentement épaissie sur le silex et les sillons tondus. Mais peut-être ne retrouvera-t-elle pas sa subtilité d’enfant, et la supériorité de ses sens qui savent goûter un parfum sur la langue, palper une couleur et voir – « fine comme un cheveu, fine comme une herbe » – la ligne d’un chant imaginaire…