Albin Michel, Éditeur (p. 21-32).
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II


Quand Sylvain, le lendemain à midi, arriva chez son ami, il trouva César en maillot blanc, occupé à boxer, dans sa cuisine, avec le grand Jules, l’agent de police.

Un gentil garcon, ce Jules. Il demeurait trois maisons plus loin. Et bien qu’il connût le trafic suspect de César et de Sylvain, il était cependant demeuré leur ami. César et lui s’étaient liés d’amitié par un commun amour de la boxe et des sports. Jules avait pratiqué le «noble art », dans sa jeunesse, en amateur. Et César, quand il était repris par une de ses crise d’entraînement, allait régulièrement le chercher pour quelques rounds.

Grand, massif, raide de torse et de membres, totalement dépourvu de souplesse et d’agilité, le grand Jules, grâce à son poids et à sa résistance, finissait toujours cependant par mettre hors de combat son camarade César, plus vieux, et fatigué surtout par une vie déréglée. César en rageait, trouvait chaque fois des excuses à sa défaite, affirmait qu’il prendrait sa revanche la fois d’après. Si grande était son humiliation, qu’il lui arrivait, après ces rudes leçons, de se remettre à l’entraînement, de vouloir à toute force retrouver « sa forme ». Et, pendant quelques jours, on le voyait, tôt le matin, courir sur la route, tenter des quatre cents et des huit cents mètres, soulever des poids de fonte, sauter à la corde, et lancer de longs bâtons en guise de javelots. Il ne buvait plus que de l’eau, il ne fumait plus. Sa femme en était émerveillée et ravie.

Mais cela ne durait jamais. César, malgré son entêtement, sentait vite qu’il était trop tard, qu’on ne ressuscite pas une machine encrassée, rouillée par les noces et le dérèglement. Il n’avait plus de souffle. Son cœur palpitait désespérément dans sa poitrine après cent mètres de course à pied. Des crampes et des courbatures lui faisaient craquer les membres et les jointures. Il en pleurait de rage, il s’injuriait, raillait sa propre carcasse, se traitait en dérision. Et, vaincu, il retournait à son laisser-aller veule, il faisait la noce pendant trois ou quatre jours de suite. Le César cynique et désabusé reparaissait.

Le match s’achevait. Sylvain, indifférent, regardait assis sur une chaise, les adversaires qui s’arrêtaient, se serraient gravement la main, suivant les rites. Puis César vint vers lui, lui tendit ses poings gantés, pour que Sylvain desserrât les lacets. Il haletait, il était à bout de souffle.

— Tu ne m’as pas eu, hein, tout de même, dit-il à Jules.

— Ce sera pour la prochaine fois, répondit Jules sans s’émouvoir.

Il était placide, lui, à peine moite. Car il se donnait moins de mal que César. Tandis que le fraudeur, se rappelant les combats de sa jeunesse, essayait de retrouver ses esquives, ses feintes, son jeu de jambes, toute sa souplesse d’autrefois, Jules estimait bien inutile de se donner tant de mal à danser comme ça autour de l’adversaire, et se contentait d’attendre, solidement planté sur ses jambes, l’approche de César, pour lui allonger un bon coup de poing.

Sylvain, lui, ne boxait jamais. D’abord, Germaine n’aimait pas. Et puis, lui aussi ne voulait plus. Il avait jadis été trop fort, vers vingt ans. Tout le monde, autour de lui, lui prédisait une belle carrière. Il avait de beaux combats à son actif. Il était champion du Nord, quand il avait tout lâché. Et maintenant qu’il était trop tard, il aurait eu mal au cœur de constater sa déchéance, de se rappeler l’avenir qu’il avait gâché pour suivre Germaine.

C’était elle qui l’avait détourné de sa voie. Il l’avait connue à vingt ans. Et il l’avait aimée avec passion. Il lui avait sacrifié sa force, ses espérances de célébrité, malgré les conseils et les avertissements de ses amis. Il avait pour elle renoncé à tout.

Elle s’était d’ailleurs bien conduite. Il n’avait rien à lui reprocher. Sitôt qu’entre eux les choses étaient devenues sérieuses, elle avait quitté la maison louche où elle raccolait des clients. Elle avait oublié son ancienne vie, ses camarades, toute son existence de vice. Et elle s’était rangée, elle était devenue une bonne femme de ménage. Sylvain, depuis leur mariage, n’avait plus un blâme à lui adresser. Mais tout de même, quelquefois, il avait des regrets, en songeant à ce qu’il serait peut-être devenu, sans elle. Et cela le faisait souffrir, il préférait, à l’inverse de César, enterrer tous ses souvenirs.

— Alors, tu t’habilles ? demanda-t-il à César.

— Oui.

— Vous allez promener ? interrogea le grand Jules.

— Non, on va « monter » Tom en Belgique. Tu viens pas avec nous ? dit César, ironique.

César n’aimait pas la police. Et, bien que Jules fût son ami, le fraudeur ne perdait pas une occasion de lui faire sentir clairement son opinion sur toute la maréchaussée.

Jules, qui en avait l’habitude, ne releva pas.

— C’est un beau revenu, dit-il seulement, un chien comme ça.

— Oui, répliqua César, mais tu penses que ça ne coûte rien à acheter et à nourrir ? Il mange un pain tous les jours, ce gaillard-là.

Il ouvrit la porte de la cour, il appela :

— Tom !

Et, avec un bâillement, un chien sortit de sa niche, arriva en s’étirant dans la cuisine. C’était un grand berger de Tervueren, aussi haut que la table, avec un long pelage roux, et une tête fine aux beaux yeux bruns. Il alla flairer Sylvain, qu’il connaissait, et il se coucha en rond à ses pieds.

— Celui-là, c’est un as, dit César avec orgueil.

— T’as pas peur de le perdre, une fois ou l’autre ? questionna Jules.

— C’est le métier, répondit César.

Mais il se tut. On voyait qu’il aimait son chien plus qu’il ne le disait, et que les paroles de l’agent de police le laissaient songeur, malgré lui.

— T’en as déjà perdu ? demanda encore Jules.

— Ça, dit César, naturellement. Une fois ou l’autre, ils se font tuer d’un coup de fusil. Ou bien ils trouvent leur maître, un chien plus fort, qui les étrangle. Les douaniers ont aussi leurs chiens, pour ça.

Tom, toujours couché, levait les yeux sur son maître, comme s’il écoutait.

— Et qu’est-ce que tu fais, alors ? poursuivit Jules.

— J’en achète un autre, et je le dresse.

— Toi-même ?

— Bien sûr. T’as jamais vu ? C’est toute une affaire. On commence par acheter de la viande, on en donne au chien tant qu’il en veut. On lui fabrique une bonne niche, on lui fait manger du sucre, des os, tout ce qu’il aime. Le chien, tu penses bien, il s’habitue, il trouve que c’est une bonne maison. S’il arrive quelqu’un, un camarade, n’importe qui, on lui demande de frapper le chien, de lui envoyer un coup de pied, s’il approche. Pourquoi ? Pour rendre la bête méfiante. Il faut qu’elle n’ait qu’un maître, tu comprends ?

— Et Tom ? Tu le laisses caresser, cependant.

— Celui-là est vieux, il est dressé. Il connaît la maison, maintenant.

— Et à ce moment-là tu le portes en Belgique ?

— Pas si vite. Je commence par le donner à un camarade, qui l’emmène avec lui. À cinq cents mètres de ma maison, il lui flanque une raclée, il court derrière avec un bâton, il lui jette des briques. Le chien, il décanille, il se dépêche de rentrer chez lui. Et moi, je l’attends. À peine revenu, il a une bonne platée, de quoi s’emplir le ventre. On recommence toujours comme ça, en augmentant les distances.

— Comme on fait pour entraîner des pigeons, quoi, commenta Sylvain.

— Et à la fin il comprend. On peut l’emmener aussi loin qu’on veut. Sitôt lâché, il se dépêche de rappliquer.

— C’est drôle, dit Jules.

— Oui, reprit Sylvain. Ils ne l’ont pas toujours belle non plus, quand ils doivent courir avec deux ou trois cents paquets de cigarettes sur le dos. Au début, on doit aussi les dresser pour ça.

— Ils ne veulent pas marcher ?

— Non. Ils ne comprennent pas ce qu’ont leur veut.

— Les premières fois, intervint de nouveau César, qui achevait de se laver et de se préparer, on les dresse ici. On leur met un sac de paille sur les reins. Et s’ils ne veulent plus marcher, on les laisse comme ça. Il y en a qui sont comme fous. Ils se traînent sur le derrière, ils se roulent sur le dos, ils pleurent toute la journée.

— Et à la fin ?

— À la fin, il faut bien qu’ils marchent. On ne leur donne plus à manger pendant un jour, et puis on leur offre des bouts de viande. Ils se décident tout de même à avancer pour les attraper. Et l’habitude vient, un peu à la fois. Tout de même, le premier jour qu’on les « monte » en Belgique, on les charge avec du foin, parce qu’on est jamais sûr… — Ici !

Tom s’approcha. César lui passa sa muselière. Et, complètement prêt, il prit sa casquette. Jules et Sylvain se levèrent.

— On y va ?

— On y va !

César sortit sa bicyclette.

— Bonne chance, hein, souhaita Jules, en s’en allant.

— On tâchera.

Sylvain avait son vélo devant la porte. César et lui montèrent en selle, et l’on partit à petite allure, pour ne pas fatiguer Tom, qui trottait régulièrement à la droite de son maître.

Les deux hommes roulèrent pendant quelques kilomètres sur la grand’route de Dunkerque à Furnes. Puis, quand on approcha de la douane, ils traversèrent le canal, et prirent par la gauche, vers les dunes et la mer. On suivit un petit chemin, où une étroite bande de pavés inégaux disparaissait à demi sous l’envahissement du sable.

Il fallut encore couper la ligne du chemin de fer de Ghyvelde. Là, à la sortie du village, on déposa les vélos dans un petit café. Et, à pied, on partit vers la frontière, parallèlement à la mer, en laissant Bray-Dunes sur la gauche. César avait choisi cet endroit, qui lui était familier, à dessein, parce qu’on pouvait y lâcher Tom sans être aperçu des douaniers. On passa ainsi discrètement derrière le dernier poste de douane avant la mer. Et on continua vers les dunes, dont on atteignit les premiers contreforts après quelques minutes de marche. Là, tandis que César escaladait une rampe d’où il dominait le pays, Sylvain attachait Tom à une laisse, et attendait. César revint.

— Rien. On peut y aller. Je vais partir par là. Quand je serai « sur » Belgique, tu lâcheras Tom. Pas tout de suite, hein, attends que je sois loin de la frontière.

— Là-bas ? demanda Sylvain, montrant à l’horizon par delà la frontière des deux pays, sur le territoire belge, une maisonnette isolée, au toit rouge.

— Oui. Et tu me rejoindras là aussi. Je t’attendrai.

César partit. Quand il vit s’éloigner son maître, Tom poussa un grognement, et sur sa laisse pour le suivre. Mais Sylvain le retint d’un poignet ferme, et, lui donnant une claque sur l’arrière-train, le força à s’asseoir. Tom ne bougea plus, se contenta de pousser de petits gémissements, sans quitter des yeux un instant la silhouette de son maître, qui décroissait rapidement. Sylvain alluma une cigarette.

Au loin, César avançait bon pas. Il passa la frontière, regarda autour de lui, se retourna pour faire à Sylvain un signe amical, que celui-ci comprit comme un avertissement : « Tout va bien. » Et il continua sa route, il fut bientôt sur le territoire belge. Sylvain le vit se diriger vers la maisonnette au toit rouge. Arrivé là, César se retourna, chercha des yeux les deux points noirs que devaient former pour lui Tom et Sylvain. Il ne les trouvait pas, ainsi perdus dans les vallonnements des premières dunes, où le regard confondait les aspects, tous semblables, du paysage. Sylvain, \lui, monta sur l’éminence où César était allé tout à l’heure. Il regarda autour de lui, ne vit rien, pas un douanier, pas un promeneur suspect. Alors, il détacha la laisse, il retint encore Tom un instant, par le collier.

— Allez, Tom, répéta-t-il fortement, à plusieurs reprises, va chercher ton maître, va chercher ton maître !

Et il lâcha la bête.

Tom, sans une seconde d’hésitation, dévala la dune, se rua sur les traces de César. On le vit bondir à travers la plaine uniforme. Il détalait à longues foulées, de toute sa vitesse. Et il passa la frontière comme une flèche, il eut rejoint son maître en quelques minutes.

Sylvain, loin derrière lui, s’était aussi mis en route. Il passa la frontière sous le regard méfiant d’un douanier qui était venu faire une ronde dans ces parages. Mais il y avait longtemps que Tom était en sécurité à côté de César.

— Et voilà, dit César, quand Sylvain l’eut rejoint à son tour. Ça s’appelle leur passer sous la barbe, ça ! Hein, Tom ? Il a pourtant un peu plus que trente-sept centimètres au garrot, le gaillard. Maintenant, Sylvain, tu peux t’en aller avec Tom. Moi, il faut que je rentre à Dunkerque. J’ai un type qui m’attend avec du tabac.

— Et Tom ? Où faut-il le conduire ? Comme d’habitude ?

— Non, chez Duplaud, l’épicier, tu sais, à la sortie d’Adinkerque…

— Oui.

— Tu lui diras de mettre dix-huit kilos, comme la première fois. Il doit le lâcher vers dix heures.

— Tu retournes par la même route ?

— Non.

— Il vaut mieux. Quand je suis passé, il y avait un douanier qui m’a regardé drôlement. Il pourrait se méfier.

— Je passerai par le bureau de Ghyvelde. À ce soir, hein ?

— À ce soir.

César retourna vers la France. Et Sylvain entraîna Tom dans la direction d’Adinkerque.