La Maison aux phlox/2/2

Texte établi par Imprimerie Populaire,  (p. 73-76).


D’un air de violon

La pièce n’était plus éclairée que par une lampe. Beaucoup d’ombre enveloppait le silence où la pure musique s’élevait. Pour les autres, ce n’était que du Saint-Saëns, merveilleusement joué. Seule, la limpidité des notes suppliantes et tendres les touchait.

Pour moi, tous les fantômes de ma jeunesse brusquement surgissaient. Dans mon imagination tout de suite attendrie reparaissaient un salon, un foyer de marbre blanc avec une grande glace au-dessus, des murs ornés de reproductions de Greuze, et quatre hautes fenêtres devant lesquelles, chaque jour, tout Sorel défilait.

C’était l’été. Il faisait chaud. Dehors, la nuit couvrait tout. Une faible brise agitait parfois les longs rideaux légers. La rumeur de la ville ou le cri d’une barge pénétrait dans la maison et ajoutait à l’intimité de l’heure, le cadre qui l’entourait : l’image des rues, l’image des quais, de l’eau noire, l’image des bateaux blancs ou sombres, leur mâture, le perpétuel clapotis des douces vagues ; tout cela que nous aimions tant. Sur le velours rouge des fauteuils anciens, nous étions toujours beaucoup de jeunes filles en mousseline fraîche, rose, bleue, mauve, jaune. Chacune avait sa couleur. Chacune y restait fidèle car elle l’avait choisie pour un teint qu’il n’était pas encore de mode de refaire à son gré.

Nous étions silencieuses, une broderie ou un livre à la main, écoutant celle qui parmi nous était violoniste. À côté du beau piano où sa mère l’accompagnait, elle se tenait recueillie et lointaine, au-dessus de nous, emportée par cette musique qui la prenait tout entière. Elle n’avait pas d’autre amour. Elle n’en voulait point. Elle méprisait la réalité et tout ce qui fait ordinairement les délices de la jeunesse : réunions, amusements, mondanités, sports. Seule, la plus grande sonorité, la plus grande pureté des notes qu’elle pourrait tirer de son bel instrument, importait. Seul ce travail importait. Tout le jour nous l’avions entendu marteler du pied des exercices qu’elle étudiait. Le soir, c’était l’heure du concert, elle jouait alors pour son plaisir et pour le nôtre.

Et la musique berçait les rêves que nous cachions sous nos paupières baissées pour la méditation…

Aussi, pendant que continuait maintenant ce disque de Saint-Saëns, à mesure que pour moi son chant remontait du passé, ce que je revoyais le mieux de la vaste pièce où autrefois je l’entendais, c’était le grand tapis de Bruxelles bien bleu et la couleur de ses bouquets.

Mais bientôt le disque fut terminé, les lumières rallumées et tous recommencèrent à parler.

Je ne disais plus grand’chose. Le passé avait surgi trop vivant. Il ne me quittait plus. Les longs rideaux du salon disparu battaient devant mes yeux. Je revoyais ma cousine et son violon, et le mouvement de sa tête, et cet air toujours lointain qu’elle avait quand elle jouait. Elle était mince, gracile et blonde, et seule auprès du long piano à queue et seule aussi en elle-même.

Le salon était pourtant un salon heureux et gai. La maison était une maison remplie d’enfants, et la maison du bon Dieu, car jamais nous n’étions trop nombreux autour de la table hospitalière et si joyeuse. Tout cela était-ce le bonheur ?

La violoniste jouait si bien. Elle nous emportait si loin de cette réalité qu’elle méprisait.

Depuis, la réalité s’est vengée de ce mépris, l’amour aussi, ils ont repris leurs droits. Mais rien ne peut effacer le souvenir de ces heures, rien ne peut l’abolir.

Tout cela devait être le bonheur.

Aujourd’hui, il est vrai, nous ne repensons plus à ce qui, déjà à cette époque, nous faisait souffrir, à la vie qui s’avançait avec ses joies, mais déjà nous touchait de ses tourments.

Aujourd’hui, nous ne retrouvons avec les notes de la musique réentendue, que la jeunesse reparue avec ses grands rêves, sa confiance toute neuve, la jeunesse transfigurée par l’auréole du passé perdu.

Du passé envolé plutôt. Il n’est pas perdu puisqu’il suffit d’un air, d’une chanson pour qu’il revienne, net, précis, avec toute sa saveur, ramenant jusqu’à l’odeur d’eau d’une petite ville maritime…