La Maison aux phlox/1/5

Texte établi par Imprimerie Populaire,  (p. 37-45).


Thé au rhum

Christine entr’ouvre le lourd battant de la porte cochère et sort. Dans la petite rue de Fleurus, tout est gris : les hautes maisons, le pavé, le ciel. Chaque fois qu’ainsi Christine se retrouve dehors, elle est quand même envahie de bonheur.

— Moi, je suis à Paris, se dit-elle ; moi, Christine, je suis à Paris. À Paris !

Paris : rêve de son enfance, et puis, rêve de sa jeunesse. Paris ! La France ! Au couvent, ses compagnes nourrissaient comme elle pour la France un sentiment exalté joint à une admiration sans borne pour ce langage de là-bas, plus doux que le leur, plus riche que le français du Canada souvent archaïque et provincial.

Aussi, bien avant de savoir qu’elle viendrait à Paris, Christine s’y faisait des amies. Dès l’âge de douze ans, elle écrivit à des abonnées de la Semaine de Suzette, des enfants, qui lui répondirent de longues lettres mal orthographiées. Mais Christine les excusait et les admirait encore plus. Quand on prononçait les « ais » si fermés, on était bien excusable de confondre le passé défini avec l’imparfait. C’était un charme de plus. Christine imaginait ses correspondantes parlant leurs épitres, et disant, comme elles l’écrivaient : j’été pour j’étais, j’allai pour j’allais… Ses compagnes de classe se moquaient, à la fin, de son enthousiasme, pendant qu’elle leur lisait les lettres qu’elle recevait. (Elle n’aurait pu garder pour elle une joie aussi débordante.) Un jour, une petite Bordelaise lui racontant sa semaine avait écrit : « Le jeudi et le mercredi, je vais à mon cours », et Christine entendait encore aujourd’hui son amie Jacqueline lui rétorquer, taquine :

— Tu diras à ta correspondante qu’au Canada le mercredi est avant le jeudi !

Maintenant, Christine traversait le beau jardin du Luxembourg ; elle s’en allait, un peu tremblante, finir l’après-midi chez une de ces correspondantes du passé, dont elle était restée sans nouvelles de nombreuses années.

Isabelle avait pourtant été l’une de ses amies de France qu’elle avait le plus aimées. Vers l’âge de seize ans, elles lisaient, malgré l’Atlantique, les mêmes livres, elles étudiaient les mêmes pièces de piano, elles échangeaient leurs impressions, elles discutaient avec verve tous les problèmes de la vie, que ni l’une ni l’autre ne connaissaient encore. Et puis, soudain, Isabelle avait rencontré un jeune homme et s’était fiancée. Dans les lettres qui suivirent, elle ne parla plus que d’amour, de bonheur, de Pierre ; Christine s’attiédit peu à peu. Elle n’aimait, elle, personne, et ne songeait pas, si jeune, à se marier. Elle cessa un jour de répondre.

Mais depuis qu’elle était à Paris, elle se souvenait souvent d’Isabelle. Quelques jours auparavant, elle lui avait adressé une carte postale. La carte avait atteint Isabelle, qui avait changé de nom et de domicile. Elle avait répondu qu’elle était depuis longtemps mariée et mère de deux petits enfants, et qu’elle serait bien heureuse si Christine venait goûter chez elle le samedi.

Le samedi était arrivé. Christine allait voir Isabelle. Comment la trouverait-elle ? Ressemblerait-elle encore aux portraits qu’elle lui avait envoyés ?

Christine passe devant le Panthéon et s’engage bientôt dans la rue des Ursulines. Une concierge comme toutes les concierges lui dit de monter au cinquième. Malgré sa jeunesse, Christine n’aime pas tous ces étages. Au Canada, les maisons sont rarement si hautes. Lorsqu’elles le sont, il y a l’ascenseur, le lift, comme on dit à Paris.

Elle l’atteint tout de même, ce cinquième, et sonne, le cœur battant. C’est Isabelle qui ouvre. Une Isabelle vieillie, mais dont la chevelure brun roux est toujours belle. Une Isabelle très grande. Une Isabelle émue. Elles s’embrassent, se sentent à la fois étrangères et amies. Isabelle invite Christine à la suivre dans la salle à manger. Le salon en hiver est trop froid. On ne peut y rester que pendant les heures ensoleillées. Or, il n’y a pas eu de soleil depuis un mois.

Dans la salle à manger, leur timidité tout de suite rompue, les amies causent à l’aise, quand survient le mari, tenant la main de sa petite fille.

La petite est exquise. Christine le déclare avec enthousiasme, mais une gêne en même temps la glace. Ce mari apporte en entrant elle ne sait quelle hostilité. Tous les maris sont gênants, c’est entendu, pour les amies de leurs femmes restées jeunes filles. Mais celui-ci l’est plus que les autres. On dirait qu’il traîne avec lui le grand froid du salon.

Il parle, et au bout de chaque phrase il dit :

— Vous savez ; comment est Isabelle, n’est-ce pas ?

Et suivant ce qu’il raconte, cela veut dire : « Vous savez ; qu’elle est folle, timorée, qu’elle est exaltée, qu’elle prend mal les choses ; vous savez ; ceci, vous savez ; cela… » Tout le temps le ton et le sens restent péjoratifs.

Christine est de plus en plus mal à l’aise.

Isabelle se lève et va chercher le thé. Isabelle veut ensuite mettre du lait dans le thé de Christine, mais Pierre s’interpose. Un thé au rhum est bien meilleur, allons ; que pense donc Isabelle d’offrir du lait ? Il faut un thé au rhum…

Christine prend un thé au rhum : il l’empêchera de voir à quel point son amie doit être malheureuse. Le feu a besoin d’être alimenté. Pierre commande durement à Isabelle. Un enfant crie dans la pièce voisine. Pierre le reproche durement à Isabelle. Christine sirote son thé au rhum, mange des tartines, et essaie de lier la chèvre et le chou ! essaie d’effacer à mesure les mauvaises impressions, s’efforce surtout d’avoir l’air de ne s’apercevoir de rien. D’ailleurs, Pierre est aimable pour elle ; Pierre semble bien convaincu que, du premier coup d’œil, elle admet avec lui qu’Isabelle est comme ceci, comme cela, qu’Isabelle est impossible, qu’Isabelle est romanesque et sotte ; il prend pour acquis que Christine est tout de suite son alliée, qu’elle lui aidera à réformer Isabelle.

Quand Isabelle peut à son tour parler, Christine apprend que le bébé fait de la température, que la bonne, qui fracasse la vaisselle dans la cuisine, ne sait rien faire, vient d’arriver et ne restera sans doute pas. Elle apprend qu’Isabelle est désolée de laisser dormir son piano ; elle l’aimait tant ! de ne plus pouvoir lire, faute de loisirs et de tranquillité.

Le thé au rhum réchauffe Christine. Elle prend la parole. Au Canada, c’est ceci, c’est cela. Au Canada, en décembre, il y a de la neige, mais il y a aussi du soleil, beaucoup de soleil ; les couchers de soleil de décembre et de janvier sont des merveilles. Christine est poète. Christine décrit le fleuve glacé, les montagnes blanches piquées de sapins sombres, les grandes bandes orangées du ciel…

Pendant qu’elle raconte, le gredin de Pierre au moins ne peut pas dire un mot. Il va regretter d’avoir mis tant de rhum dans le thé. Christine décrit sa traversée, sa joie, à Calais, de se dire : « Je suis en France. » Et puis, ses premières courses dans Paris, un grand plan dans sa poche, qu’elle dépliait en entier au coin des rues, si soudain elle se croyait perdue.

A-t-elle été enchantée de Paris, en arrivant ?

Pas autant qu’elle l’espérait d’abord, mais maintenant, elle l’est. Au début, tout ressemblait trop aux cartes postales qu’Isabelle lui avait si souvent adressées, trop à ce qu’elle en avait vu au cinéma. Elle se reconnaissait partout sans guide. Mais Christine avoua qu’elle était un peu ennuyée de se faire rabrouer chaque fois qu’elle demandait un renseignement. Les fonctionnaires n’étaient ni polis, ni galants. Pourtant, au Canada, on disait encore d’un homme poli qu’il avait hérité de la galanterie française de ses ancêtres ! Christine était également ahurie, parce qu’on tenait absolument à ce qu’elle aimât mieux parler l’anglais que le français ; on tenait même à ce qu’elle fût un peu anglaise.

Mais c’était en français qu’au Canada elle avait fait ses études ! Sa mère ne parlait même pas d’autre langue ! Christine avait de l’accent, elle employait des expressions désuètes, elle l’admettait ; mais elle n’était pas sûre que ses compagnes de pension eussent raison de dire, lorsqu’elle demandait :

— Quel quantième est-ce aujourd’hui ?

— Vous parlez comme nos grand’mères ! Elles, disaient pourtant :

— Le combien, aujourd’hui ?

À choisir entre quantième et combien, quantième était sûrement plus juste.

Le thé au rhum avait fait envoler toute timidité chez Christine. Elle interrogeait Isabelle. Pierre pouvait à peine contredire et recommencer à critiquer…

Tout de même, l’heure arriva de rentrer à la pension, de dire adieu. Le mari se tenait là comme une sentinelle, obstinément. Il faisait les honneurs du salon froid, qu’il tenait à faire visiter. Christine aurait bien voulu dire un mot à Isabelle toute seule. Mais nenni. Elle n’en put trouver l’occasion. Sur le seuil de la porte, Pierre décocha quelques autres « Vous savez ; comment est Isabelle… »

Christine s’en alla sur ce refrain.

Ce refrain ! La rue noire reçut une Christine désillusionnée. La fumée du rhum se dissipait. Le plaisir qu’elle avait eu à parler à cœur ouvert, brusquement s’évanouissait. Elle aperçut cette large marge qui s’étalait entre le passé et le présent. Le dernier passé qu’elle avait connu d’Isabelle était ces longues lettres, où celle-ci ne parlait que de la tendresse de Pierre, de la bonté de Pierre, de la délicatesse de cœur de Pierre, de l’intelligence de Pierre, de l’union parfaite des esprits, des goûts chez Pierre et chez Isabelle, du délice pour Isabelle de partager l’ambition, l’idéal de Pierre…

Après quatre ans, le héros de roman n’était plus qu’un homme ordinaire, désagréable, ironique, grognon, méchant même ; il ne paraissait pas intelligent. Il ne devait pas l’être, pour s’être montré si grossier envers sa femme, devant une personne qu’il voyait pour la première fois…

Pierre n’était qu’un monstre, et, quatre ans plus tôt, il avait été pour Isabelle toute douceur et tout amour, le bonheur…

La vie était-elle souvent ainsi ?

Le lendemain, un petit bleu de son amie lui disait de revenir bientôt, de revenir souvent, n’importe quel autre jour que le samedi et le dimanche ; elles seraient alors seules et pourraient causer plus gentiment. Isabelle avouait :

— Car vous avez dû vous rendre compte que je ne suis pas heureuse.

Christine s’arrange donc désormais pour ne plus jamais revoir Pierre. Mais elle revoit souvent Isabelle, la retrouve telle que dans ses lettres, charmante, douce, intelligente, et bien émouvante dans son malheur…

Pierre fait des scènes, boude des mois entiers. Il s’enferme à clé dans le salon, s’y fait servir ses repas par la bonne, qui doit jurer qu’elle les a cuits elle-même. Mais Isabelle a pitié de lui, trouve que pour nourrir ses humeurs noires il lui faut au moins de bons mets. Elle ne le laisse pas empoisonner par l’art douteux de la servante, quoiqu’elle doive souvent en avoir envie. Elle se dévoue dans l’ombre.

Avec Christine, elle retrouve le courage de rire, même des faits et gestes de Pierre, si cocasses d’enfantillage.

Elles rient ensemble, en buvant du thé — mais du thé sans rhum.