La Maison aux phlox/1/1

Texte établi par Imprimerie Populaire,  (p. 11-17).

I

NOUVELLES


La maison aux phlox

C’était une toute petite maison en retrait, à côté du dos nu, blanchi à la chaux, d’un hangar de couvent. Une toute petite maison qui regardait la rue avec des yeux cernés de vert ; la rue où il ne passait rien ni personne.

La petite maison, d’ailleurs, à cœur de jour semblait dormir. Pour découvrir sa vie, ses habitudes, ses habitants, il fallait un peu plus loin pousser la porte de la cour, aller en arrière où s’ouvrait, accueillante, la cuisine au plancher jaune, brillant comme un lac de soleil traversé par des ponts de catalogne pâle.

Mais avant de pousser la porte de la cour, toujours Lise se penchait au-dessus de la grille à claire-voie du parterre et mettait son visage dans les phlox parfumés et vivants, qui décoraient l’abord de cette façade trop propre et trop immobile.

Parfois, la tentation étant forte, Lise arrachait une tige, mais alors elle n’entrait pas ensuite dans la cuisine, et elle s’en allait plus loin effeuiller et respirer à son goût la grappe de corolles satinées et blanches qu’elle avait volée.

Il serait toujours temps de revenir voir Mar­raine. Marraine qui n’était pas sa marraine, mais celle d’un autre enfant. Marraine et Parrain. Tout le monde appelait ainsi ces rentiers d’un beau village où les gens étaient naturellement distingués et de race pure.

Ce couple, qui avait grand air, menait une vie simple, modeste, paisible. Jamais un mot plus haut que l’autre, jamais une impolitesse, une impatience, même si leurs filleuls improvisés dérangeaient leurs meubles si bien rangés, ou marquaient de boue leurs planchers si bien vernis.

Lise, du fond des années enfuies, revoit surtout Parrain avec son haut de forme, sa canne, sa redingote des jours de grand’messe. Il était beau avec ses cheveux blancs, mais Lise aurait juré qu’il était aussi vieux que le bonhomme Hiver. Marraine était grande, élé­gante et belle aussi, sans un seul fil gris dans sa lourde chevelure. Lise la voit encore avec ses matinées de soie noire, ses jupes de taffetas ou de moire, ou dans une robe gris pâle, à col baleiné. Marraine devait être très jeune, mais Lise la croyait vieille, également.

Elle ne l’était pas. Aujourd’hui, elle dépasse à peine soixante ans, et c’est il y a tant d’années que Lise volait à la bordure de son parterre, des phlox dont elle suçait le cœur sucré.

Jamais, presque, Lise n’avait revu Marraine. Elle n’avait donc jamais compris que Marraine n’était qu’une jeune femme quand elle-même était petite.

Lise la croyait si loin d’elle, si passée, et soudain elle l’a vue, bien vivante auprès de sa mère dormant son dernier sommeil. Marraine avec elle pleurait la morte. Une espèce de parenté surgit alors des années reculées, les bras de Marraine se refermèrent sur Lise qui sentit soudain que Marraine seule connaissait tout, que Marraine était bien plus importante et réelle et proche de son âme que toutes les autres qui défilaient, lui parlaient, l’aimaient aussi.

Lise la retrouvait pareille à l’image nette de ses souvenirs. Marraine pouvait penser avec regret à l’enfant que Lise avait été, mais Lise n’évoquait rien de différent, sauf la robe, le manteau.

Lise avait autrefois cru Marraine très vieille. Aujourd’hui, elle ne la trouvait même pas vieillie, et elle l’aimait tout à coup aussi tendrement. Inconsciemment, Lise chérissait en cette femme son enfance revenue au moment où, justement, elle cessait d’être ici-bas l’enfant de quelqu’un, à l’heure où brusquement elle se rendait compte que, dans l’esprit de ses jeunes fils, déjà sans doute, elle passait elle-même pour une vieille femme.

Marraine, pourtant, du passé survivant se dressait et l’appelait encore : « Ma pauvre petite », comme autrefois, quand Lise se faisait mal, quand elle s’était fendu le front en tombant de son tricycle. Dans la buée de larmes qui brouillait ses yeux, Lise voyait se lever son village natal, et sous un ciel tout bleu, près des saules, près de la rivière azurée, dans la rue paisible, la petite maison aux phlox.

La petite maison aux phlox, blanche et verte, au parterre odorant, ordonné, la maison si calme, si muette, telle que si longtemps Lise l’avait vue tous les matins, par la fenêtre de sa chambre ouverte sur l’été.

De la façade muette s’échappait, coloré, un long ruban de souvenirs, qui revêtait Lise de ses robes à carreaux roses, de ses chapeaux ridicules, trop grands, trop fleuris ; qui ressuscitait sa petite tête brune aux cheveux coupés en garçon.

Quand son fils vint l’embrasser, Lise vit mieux ensuite à quel point il lui ressemblait. C’était l’incarnation de Lise, le jour où, pour satisfaire un caprice, on l’avait habillée d’un costume de ses frères. Marraine seule se souvenait sans doute. Ce matin-là, Lise avait poussé la grille du parterre sans s’arrêter aux phlox, et troublant la façade somnolente, elle avait audacieusement sonné à la porte d’en avant.

Hélas ! de tout cela, seule était maintenant intacte et retrouvable la frêle odeur des phlox.