Librairie Paul Ollendorff (p. 25-44).
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II


Mlle Pulchérie recevait le dimanche.

C’était une vieille jeune fille quadragénaire qui, pour avoir renoncé à ses prétendants — cas de force majeure, — n’avait point renoncé à ses prétentions de fausse mineure.

Orpheline riche et considérée, elle fréquentait depuis vingt ans la haute société de Montfleuri-les-Pins sans avoir rencontré celui qui se fût accommodé des aspérités d’une laideur anguleuse en faveur de la rotondité du patrimoine dotal. Afin de se consoler, elle prolongeait l’illusion de son adolescence au delà des limites permises, vêtant sa maigreur osseuse de claires mousselines fanfreluchées.

Cette enfant d’un autre siècle cachait, sous ses allures juvéniles de gamine turbulente, les rancœurs inavouées d’un célibat mal supporté. Tel le jeune Spartiate conservant un visage serein tandis que son renard lui déchirait les chairs, Mlle Pulchérie dissimulait d’un sourire héroïque les morsures de son intolérable virginité : ce qui prouve que des maux opposés peuvent aboutir aux mêmes sensations.

Ce troisième dimanche d’avril, dans son grand salon dont les fenêtres s’ouvraient sur l’avenue de Paris (le plus beau quartier de Montfleuri), c’était un défilé de visiteuses où dominait l’élément des demoiselles mûres. La maîtresse de la maison servait le thé, tripotant des assiettes, des cuillers et des tasses. Et Maria, la femme de chambre, promenait les corbeilles de gâteaux, tout en coulant vers ces dames les œillades ironiques et sournoises, le fin regard perspicace du domestique — notre juge ancillaire.

Arrêtée devant Mlles Zoé et Anaïs Planchin — sœurs jumelles de quarante-six ans, brunes de peau et de cheveux, le type espagnol ; ayant l’air d’anciennes cigarières qu’on aurait roulées dans du jus de tabac — Maria épiait Mlle Anaïs qui, gourmande, ne cessait de ronger des gaufrettes avec une contraction des lèvres accusant sa mauvaise dentition ; et la femme de chambre pensait :

— Mlle Anaïs ressemble à un lapin qui happe des feuilles de laitue.

En face de Mme Laurenzi, la femme du commissaire central, Maria stationnait complaisamment, gagnée par le charme de cette blonde frêle. Petite, mignonne, un peu maigrelette, Jacqueline Laurenzi avait la joliesse délicate, la grâce mièvre d’une poupée de Saxe. Elle était attirante et agaçante à la manière de ces bibelots légers qu’on grille de prendre dans ses mains en redoutant de les casser.

Puis, Maria tendait sa corbeille à Mlle Rose Véran, la fille du chef de gare. Coiffée d’une toison rutilante où se jouaient des lueurs de métal rouge et des reflets de cuivre sombre, Rose avait une beauté fraîche et brillante, rayonnant du triple éclat des cheveux d’or vif, des yeux gris et des dents luisantes ; sa figure était un fondu de tons laiteux et rosés où la blancheur de l’épiderme s’allumait de transparences sanguines. Mlle Véran arborait un sourire stéréotypé comme un défi à ceux qui soupçonnaient son amertume. Fille pauvre de vingt-sept ans, elle souffrait de vivre isolée, abandonnant l’espoir du mariage, rendu improbable par deux obstacles : d’une part, la situation précaire d’un père léger — M. le chef de gare s’amusait fort, durant ses heures de loisirs : « Les voyageurs pour Cythère, en voiture ! » — d’autre part, les attraits trop périlleux d’un physique provocant.

Ainsi que le remarque Balzac, certaines séductions effrayent les esprits rassis. Un bourgeois sensé perçoit obscurément que la Vénus Callipyge n’est point faite pour lui repriser ses chaussettes.

Telles les extrêmes laideurs, les grandes beautés exigent les grosses fortunes : dans ce dernier cas, le mari considère la dot comme une prime d’assurance sur l’adultère.

De dix-huit à vingt-deux ans, Rose Véran, pleine d’illusions, avait pourchassé la proie conjugale, espérant la conquérir par ses seules qualités ; à vingt-trois ans, elle avait failli épouser un clerc de notaire qui s’était dérobé ensuite afin de contracter une union plus avantageuse ; désabusée, la jeune fille se découvrit alors une passion irrésistible pour le théâtre et d’admirables dons de comédienne. Elle étudia la déclamation. Bien des vocations féminines ont pris naissance d’un mariage manqué : l’art est le paravent des déceptions amoureuses.

Aujourd’hui, on prônait son talent dans tous les salons de Montfleuri ; et les invités — entre l’audition musicale d’une cantatrice mondaine ou d’un violoniste amateur — se plaisaient à entendre Mlle Véran réciter quelques poésies d’une voix chaude et prenante, aux intonations mélodieuses.

Pendant que Rose piquait des petits fours du bout de sa fourchette, la femme de chambre, inclinée vers elle avec une attitude déférente, se disait in petto :

— Je parie que Mademoiselle va encore demander à Mlle Véran de leur débiter une de ses Feuilles d’automne pour la vingtième fois.

Maria se trompait. Mlle Pulchérie ne songeait guère à réclamer des poèmes romantiques, ce jour-là. Installée à côté de la femme du commissaire central, la vieille demoiselle paraissait s’intéresser extraordinairement aux papotages de la petite Laurenzi.

— Je vous assure que c’est vrai, affirmait Jacqueline en élevant la voix : mon mari les a rencontrés sur le chemin de la Corniche…

— Qui donc ? interrogeait Zoé Planchin.

Mlle Pulchérie, se retournant vers les sœurs Planchin, expliqua :

— Figurez-vous que M. Laurenzi a surpris le fils de M. le magister en bonne fortune hier… M. Camille promenait une femme brune, jolie, l’air effronté… Totalement inconnue… Ce doit être une excursionniste de Cannes ou de Beaulieu ; une fille quelconque… Oh ! ces jeunes gens !

Mlle Pulchérie prononçait le mot « filles » avec une envieuse répulsion. Les vieilles filles haïssent celles qui ont le privilège d’être « filles » tout court : il entre, dans leur dédain, moins de réprobation que de convoitise. Le mépris est le manteau de la jalousie.

Dès qu’on eut parlé de Camille Champion, Anaïs et Zoé, se rapprochant de Pulchérie, chuchotèrent longuement. Car, le beau Camille — qui ne s’en souciait guère — avait subjugué toute la gent féminine de Montfleuri-les-Pins, grâce à sa sveltesse vigoureuse, sa haute taille et ses longs yeux d’Oriental. La ferveur amoureuse des Montfleuriennes était d’autant plus violente qu’elles accusaient d’années.

Le brillant adolescent avait séduit particulièrement Mlle Pulchérie et les sœurs Planchin.

Aguichées, excitées, frémissantes, elles se trémoussaient, secouées de nervosités fébriles ; des syllabes vibrantes s’échappaient de leurs lèvres sèches. Lorsqu’elles s’entretenaient ainsi de Camille, avec leurs frétillements émoustillés, les trois vieilles demoiselles avaient l’air de chenilles hystériques guettant le vol d’un papillon d’or.

Un incident interrompit leurs bavardages.

La femme de chambre, qui était sortie un instant en entendant sonner au dehors, rentrait dans le salon et remettait une lettre à sa maîtresse, qu’elle avertissait à mi-voix :

— Il y a écrit Urgent et Personnelle sur l’enveloppe, Mademoiselle.

Avec sa double curiosité de vieille célibataire et de provinciale, Mlle Pulchérie examina la cursive inconnue de la suscription, le timbre estampillé au bureau central, puis, n’y tenant plus, s’excusa auprès des visiteuses :

— Vous permettez, n’est-ce pas ?… C’est très pressé.

À l’écart, elle décacheta l’enveloppe, en tira un carton de bristol mince, couvert de caractères imprimés au milieu desquels le nom de Pulchérie, seul, était tracé à la main dans un espace réservé.

Et Mlle Pulchérie, stupéfaite, déchiffra cette étrange formule d’invitation :

Monsieur et Madame Pascal ont l’honneur de prier Mademoiselle… Pulchérie… de bien vouloir assister à leurs soirées quotidiennes (heures facultatives), fondées dans un but humanitaire et philanthropique par un philosophe qui connaît l’âme féminine et qu’aucune misère ne laisse insensible.

Épicure nous enseigna que le plaisir est le souverain bien : selon lui, la recherche de la vertu est un plaisir ; suivant nous, la recherche du plaisir peut être une vertu.

Vous qui passez tristement vos veillées solitaires, venez à nous ! Nous saurons exaucer vos désirs et distraire vos moments d’ennui. (Demander la brochure spéciale.)

Séances musicales. Thé. Assortiment choisi. Personnel de tout premier ordre. Spécialités parisiennes.

Prix modérés.


Villa Pascal, chemin de la Corniche.
(Ouverte à toute heure.)


Après avoir relu trois fois, la vieille demoiselle murmura, abasourdie :

— Qu’est-ce que cela signifie ?… C’est rédigé à la manière d’un prospectus !

S’arrêtant de regarder la carte, elle considérait ses hôtesses d’un air interrogateur, comme pour leur demander le mot de l’énigme. À la fin, elle s’adressa à Zoé Planchin :

— Ma chère amie, voulez-vous lire ce que je viens de recevoir ?… C’est singulier… Des gens que je ne fréquente pas… qui me convient à prendre le thé chez eux… en un drôle de style !

Zoé se saisit du carré de bristol avec un plaisir évident ; à peine y eut-elle jeté les yeux qu’elle s’exclama sur un ton étonné :

Oh ! par exemple… C’est inconcevable, on nous a envoyé la même chose ce matin !… N’est-ce pas, Anaïs ?

Mlle Pulchérie questionna vivement :

— Avez-vous déjà rencontré ces Pascal quelque part ? Vous ont-ils été présentés ?

— Mais non, répliqua Zoé. Personne, parmi nos amis, n’est en relations avec eux.

— Et ils vous ont invitées également… sans vous connaître !

Les trois femmes se taisaient, ruminant leurs conjectures.

Alors, Rose Véran, qui les écoutait depuis un instant, prit la parole à son tour :

— Moi aussi, dit-elle en riant, j’ai reçu cette espèce de circulaire adressée à domicile… D’après la mention personnelle, j’ai cru à une publicité de grand magasin pour dames ou à une lettre anonyme. Qu’est-ce que ces individus bizarres qui organisent leurs soirées pour des inconnus, dans l’intention de les faire payer ?… Vous avez lu ?… prix modérés. C’est en grosses lettres.

— Vous non plus, vous n’avez jamais vu les Pascal ? fit Mlle Pulchérie.

— Nulle part, répondit Rose. Je sais qu’ils se sont fixés récemment dans le pays et vivent en sauvages. Papa m’a raconté qu’ils ont apporté énormément de bagages… Ils avaient retenu deux fourgons.

— Quels originaux ! Cette façon d’écrire aux gens… Le soin de souligner la modicité des prix… L’annonce d’un personnel choisi et de séances musicales…

Illuminée soudain, Anaïs Planchin interrompit :

— Mais ce que vous me dites me met sur la voie, Pulchérie… Il s’agit peut-être d’un nouveau casino que M. Pascal cherche à lancer, pour entrer en concurrence avec notre théâtre municipal ! Il n’y a déjà pas tant de distractions à Montfleuri-les-Pins : les personnes fortunées ne manquent point, cependant. La ville est prospère. Cela n’a rien d’étonnant qu’un commerçant étranger ait eu l’idée d’exploiter notre ennui…

— Ma foi, c’est assez plausible, approuva Pulchérie.

— Voilà comment s’explique l’envoi de leur prospectus, poursuivit Anaïs. La brochure supplémentaire indiquée sur cette carte doit contenir le tarif des abonnements et le programme de la saison.

— On nous promet de la nouveauté, remarqua Zoé ; il y a des spécialités parisiennes !

Rose Véran méditait profondément. Elle objecta :

Tout cela reste bien obscur… Et vos suppositions arrangent facilement les choses. Si c’était un casino — ainsi que vous le présumez — pourquoi son fondateur l’aurait-il perché au sommet de Montfleuri, à deux kilomètres de la ville, et dans un lieu inhabité ?… Alors que sur la plage, en pleine promenade de l’Yvette, se trouvent de beaux immeubles à vendre ou à louer, infiniment mieux exposés ! Vous avouerez que ce serait un calcul peu pratique de la part d’un directeur avisé.

Elle insista, s’apercevant que sa réflexion suggérait les doutes de l’assistance :

— En outre, que signifierait cette publicité économique de circulaires discrètes, quand on sait, d’autre part, que les Pascal n’ont pas reculé devant les frais d’une installation coûteuse ? S’il était question d’un établissement public, la réclame des journaux s’imposerait. Je n’ai vu aucune annonce dans l’Écho de Montfleuri ni dans le Petit Régional

Mlle Pulchérie interpella Mme Laurenzi :

— Chère amie, puisque votre mari dirige notre police locale, lui serait-il possible de nous renseigner, au sujet de ce ménage Pascal ?

Jacqueline dit :

— Je lui en parlerai.

Elle ajouta :

— Au fait, on m’a oubliée, moi ; je ne l’ai pas reçue, la fameuse circulaire de la Maison Pascal !

— Tiens ! C’est vrai… Vous êtes la seule parmi nous…

Mlle Pulchérie n’acheva point sa phrase ; de nouvelles visiteuses entraient ; elle alla au-devant d’elles.

C’étaient les dames Dubois. Une mère imposante flanquée de ses trois filles. Les petites Dubois : Yvonne, Claire et Thérèse — dix-huit, vingt et vingt-deux ans — semblaient n’avoir plus d’âge malgré leur jeunesse. Longues, fades, effacées, d’une laideur insipide et terne, les trois sœurs exhibaient un sourire à dents grises, des gestes dénués de grâce et des yeux où ne vivait nul regard. On ne pouvait trouver de charme à leur printemps fané.

Une adolescence sans fraîcheur, c’est une perle sans orient.

Les demoiselles Dubois étaient de ces créatures insignifiantes qui, dès qu’elles pénètrent dans une société, excitent la sympathie perfide des dames en raison de l’indifférence impitoyable, voire de l’aversion qu’elles inspirent aux messieurs. Le triomphe cruel de leurs rivales prend alors le nom d’amitié. Car l’amitié de la femme pour la femme est un chef-d’œuvre d’hypocrisie, d’ironie et de haine raffinée.

Si Dieu lui avait accordé une compagne, Ève eût été la première misogyne.

Quand l’opulente Mme Dubois eût fini de caler ses formes sur un fauteuil, elle dit à la maîtresse du logis :

— Demandez donc à Claire de vous jouer sa polonaise… Si vous l’entendiez… Elle l’enlève avec un brio !…

Mme Dubois était une mère terrible. Sachant que la cadette de ses filles possédait un réel talent de musicienne et un corps dont la plastique rachetait la laideur de la face, elle imposait implacablement l’exécution d’un morceau dès qu’elle avisait un piano, quels que fussent l’heure, l’endroit ou les auditeurs…

Mme Dubois, observatrice, avait remarqué que les pianistes tournent le dos à leur public et que les tabourets étroits sont propices à mettre en valeur l’orbe charnu d’un postérieur arrondi.

C’était sa façon de faire briller ses filles.

Tandis que la jeune Claire, résignée, s’asseyait devant l’instrument, Pulchérie qui poursuivait toujours son idée chuchota, se penchant vers Mme Dubois :

— Dites-moi, connaissez-vous M. et Mme Pascal ?

La grosse dame sursauta :

Si je les connais !… Je vous crois. En voilà des polissons !

Ces paroles produisirent une sensation extraordinaire.

— Vous savez quelque chose sur eux ?

— Pourquoi les traitez-vous de polissons ?

— Vous a-t-on raconté leur histoire ?

— Qu’est-ce qu’ils ont donc fait ?

— Ce qu’ils ont fait ? — Et Mme Dubois, suffoquée d’indignation, reprenait sa respiration. — Ils ont invité Thérèse, Claire et Yvonne, chacune en particulier, à se rendre à leurs soirées ; et ils ont négligé de me prier également à ces réceptions, moi, leur mère !… Pour comble, leur carte était contenue dans une enveloppe où le mot personnelle se détachait, souligné d’un trait insolent… Je ne serais pas fâchée d’apprendre quels sont ces malotrus qui se permettent d’adresser des lettres personnelles à mes filles !

— Ah ! Mais, alors… Vous n’êtes pas mieux renseignée que nous sur leur compte ?

Pulchérie traduisait ainsi le désappointement général qui avait accueilli le récit de Mme Dubois.

Celle-ci ripostait avec véhémence :

— Moi ! Je ne les ai jamais vus, chère amie ! Où rencontrerait-on ces hurluberlus qui se calfeutrent dans leur maison ?… Je me suis occupée des Pascal ce matin, seulement… quand j’ai déniché ces trois invitations dans le courrier des petites…

— C’est vous qui avez ouvert leurs lettres ?

— Naturellement, puisqu’il y avait : personnelle.

Tout bien résumé, les visiteuses de Mlle Pulchérie arrivaient à conclure ceci : les Pascal étaient des gens absolument inconnus ; ils menaient une existence mystérieuse et avaient envoyé leur invitation baroque aux jeunes et vieilles célibataires de Montfleuri, exclusivement.

Rose Véran émit cette hypothèse qui termina la discussion :

— Ils veulent peut-être fonder un club féministe ?


Cependant, habituée à ce qu’on la sollicitât de jouer, pour causer sans l’écouter aussitôt qu’elle plaquait son premier accord, Mlle Claire, docile, continuait la quatrième Polonaise de Chopin.

Assez artiste, la jeune fille, toute vibrante, grisée, transportée, perdant la notion du monde extérieur, s’abandonnait à l’enivrement voluptueux que nous procure la magie des sons. La musique est un opium qui n’empoisonne pas.

Et quatorze lustres auparavant, il ne se doutait guère, l’illustre phtisique qu’acclamait l’Europe et dont George Sand ramassait le mouchoir taché de sang, que son inspiration morbide — élevant au sublime l’angoisse des souffrances mortelles, l’attente consumante des nuits d’insomnie auxquelles succédera la nuit éternelle — servirait aujourd’hui, au fond d’une province sans gloire, à traduire les aspirations tourmentées, le renoncement mélancolique d’une petite fille laide…

Car l’égalité des plaintes est une utopie.

Et dans le royaume des désolations, la douleur géniale trône orgueilleusement, ignorant les détresses obscures…

Devant la vanité humaine, le désespoir même est un mauvais niveleur.