Librairie Paul Ollendorff (p. 249-262).
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XIV


M. Pascal s’était allongé au fond d’une bergère. Il attendait le retour de sa femme, il attendait le réveil de Camille : son impatience s’usait à épeler la Gazette ibérienne.

Lorsqu’une préoccupation absorbe notre esprit, la lecture d’un journal nous intéresse à rebours ; les articles politiques ou littéraires n’arrivent point à fixer notre pensée distraite alors que les réclames attirent notre attention machinale, ainsi que la « vie agricole » et le « postage maritime ».

Fidèle à cette coutume, M. Pascal commença par les annonces, médita sur une publicité recommandant un cacao garanti pur ; puis, avisant une liste de chiffres, il la parcourut, tout en titillant de la langue contre une dent creuse.

C’était le résultat de la Loterie ibérienne en faveur des gitanos tuberculeux : la gazette publiait les numéros gagnants. M. Pascal marmotta d’un accent détaché :

— Le n°7917 gagne le lot d’un million… Le n°7917

Tout à coup, il bondit de son siège et s’écria :

— Le n°7917 ?… Mais, c’est le mien !

Emportant son journal, il s’élança hors du salon, fit irruption dans sa chambre et fouilla les paperasses qui remplissaient un petit secrétaire.

Il dénicha enfin ses billets de loterie ; il y en avait trois, se suivant, d’une même série : 7915, 7916 et 7917. Après avoir acquis la certitude de sa chance, Lucien, au comble de la joie, esquissa une danse sauvage à travers la pièce, son billet dans une main, sa gazette dans l’autre. À ses cris hilares, succédait cette phrase dix fois répétée :

— J’ai gagné le gros lot !… J’ai gagné le gros lot !

Il envahit l’appartement de sa femme : mais le cabinet de toilette était désert et la chambre vide.

M. Pascal, désappointé, murmura :

— Pas encore rentrée ?… Moi qui aurais tant de satisfaction à lui apprendre la bonne fortune qui nous permet de vivre en rentiers, dorénavant !

Il erra au hasard, du troisième étage au rez-de-chaussée.

Il aperçut Denise qui époussetait les tentures du vestibule. M. Pascal l’interpella :

— Vous n’avez pas vu Madame ? Savez-vous où elle est allée ?

La petite bonne l’épia, d’une œillade sournoise.

Surexcité par l’extravagante nouvelle, M. Pascal s’agaça de l’attitude de la servante :

— Vous pourriez me répondre, hein ?… au lieu de m’examiner avec cet air stupide !

Denise, vexée, riposta insolemment :

— C’est à M. Benjamin que Monsieur doit s’adresser… Il sera mieux renseigné sur le compte de Madame.

— Benjamin !

Lucien, interloqué, s’efforçait de comprendre. Il murmura :

— Comment Benjamin connaît-il le but de promenade qu’a choisi Lily puisqu’elle est sortie pendant son sommeil ?

— Ah ! ouiche… Un joli sommeil ! Que Monsieur fasse un tour là-haut ; il verra de quelle façon l’on y dort.

Effaré, vaguement troublé, Lucien, suivi de la bonne, grimpa quatre à quatre jusqu’à la chambre de Camille : un regard lui suffit pour constater la disparition de son protégé et le désordre de la pièce où flottait insidieusement ce parfum d’œillet musqué dont se vaporisait Lily.

M. Pascal soupçonna une catastrophe. Se tournant vers Denise, il questionna, menaçant :

— Maintenant, vous allez tout dire !… Qu’avez-vous découvert ? Prenez garde, je suis très irrité… Parlez sans réticence, ou je me fâche !

La jeune fille, terrifiée, déclara précipitamment :

— Eh bien ! voici, Monsieur. Je n’ai pas appris grand’chose… cependant, je suis fixée !… Il y a une heure à peine, comme je revenais d’acheter les journaux à Montfleuri, j’ai failli être écrasée par une automobile lancée à fond de train… Malgré son allure rapide, j’avais eu le temps de distinguer ceux qui l’occupaient : et j’ai reconnu M. Benjamin auprès de qui était assise Mme Pascal…

— Nom de… sacrebleu ! Ah ! les misérables… Ben, je ne m’étonne plus d’avoir gagné le gros lot !

Lucien écumait. Il s’exclama soudain, illuminé :

— Le petit gredin ! Son indisposition, alors, c’était une feinte ?… Ils avaient prémédité la comédie pour ménager leur évasion… Et le docteur : serait-il complice, par hasard ? Il avait un maintien bizarre…

— Quant à ça, je puis affirmer à Monsieur que non ! Monsieur n’ignore pas que les médecins nous trouvent toujours des maladies quand nous sommes en bonne santé, quitte à nous traiter de douillets bien portants le jour où nous nous plaignons vraiment de souffrir.

— Oh ! Lily !… Lily !… Dire qu’elle a eu la cruauté de m’abandonner ainsi !

M. Pascal gémissait, en proie à une affliction profonde. Il aimait réellement sa femme.

— Pauvre Monsieur ! murmura Denise, subitement apitoyée.

L’énergique nature de M. Pascal l’incitait déjà à réagir, à lutter.

D’abord, il fallait raisonner froidement : il se calma peu à peu. Lily s’était fait enlever par ce godelureau… Et après ? L’aimait-elle ? Ce n’était point prouvé. Que diable ! M. Pascal avait cette confiance en soi des beaux hommes. Il était autrement râblé que ce jouvenceau, n’est-ce pas ? Son âge pesait légèrement sur ses fortes épaules… Du reste, que lui importait ? Une femme intelligente préfère toujours un quadragénaire séduisant à l’adolescent inexpérimenté. Non. Lily ne pouvait l’avoir délaissé en l’honneur de ce grand dadais… Ce qui l’avait tentée, c’était surtout l’espoir de mener une vie nouvelle, loin de la Maison… Eh bien ! puisqu’il avait un million à lui offrir, à présent — avec la considération sociale que nous vaut invariablement l’or… Il n’était besoin que de la retrouver : elle ne refuserait pas de s’associer à son bonheur et de congédier son amoureux…

On le voit, M. Pascal méprisait les femmes comme il sied et simplifiait la morale conjugale. Désirant encore Lily, il acceptait d’avance une réconciliation humiliante pour lui. Il ne prévoyait pas d’obstacle : il avait de l’argent ; il l’achèterait une deuxième fois, voilà tout.

Bien qu’ancien normalien, Lucien Pascal goûtait médiocrement les psychologies compliquées.

Il s’informa donc auprès de Denise :

— De quel côté filait leur automobile ?

— Par là, Monsieur, dit la bonne, en désignant un point imaginaire — vers l’est…

— Oui… le voyage en Italie, parbleu ! pensa M. Pascal. Bah ! je les rattraperai tôt ou tard… Plutus est un bon guide qui ouvre tous les passages et délie toutes les langues… Avant de me lancer à leur poursuite, je suis obligé — par conséquent — d’aller toucher mon gros lot à la Banque ibérienne de Barcelone… Je ne veux rien laisser derrière moi : empressons-nous de liquider nos affaires.

M. Pascal résolut de licencier son personnel : lorsqu’on se fait moine grâce à l’habit neuf, il est prudent de brûler ses vieux vêtements.

Pour la dernière fois, Lucien appela tous ces messieurs au salon.

Là, leur distribuant généreusement ce qui lui restait d’espèces disponibles — à titre d’indemnité, — il les mit au courant de sa détermination inattendue, les encouragea à chercher fortune ailleurs et les renvoya en leur souhaitant bonne chance.

— M. Léonid, je vous prie ?

M. Léonid était le propriétaire de la villa Pascal. Lucien venait d’entrer chez lui. Le maître de céans se présenta bientôt devant son visiteur, le dévisageant curieusement.

M. Léonid était un petit vieux d’une soixantaine d’années, au regard matois, à l’air retors des Piémontais — ces Normands du sud-est.

Il interrogea mielleusement :

— Qu’y a-t-il pour votre service, monsieur Pascal ?

— Voici, expliqua Lucien. Je désirerais résilier mon bail ou — si vous vous y opposez — vous prier de sous-louer la villa à ma place. Je suis forcé de quitter Montfleuri soudainement : une question d’intérêt… un héritage — oui, un héritage — m’appelle à l’étranger.

Le propriétaire réfléchit promptement : son locataire parti, il serait aléatoire d’espérer le payement de ses termes ou la réussite de poursuites hypothétiques… alors, à quoi bon s’entêter sur un bail inutile ? Il est superflu de museler le chien de Jean de Nivelle. M. Léonid jugea plus opportun de geindre comme un malheureux tant qu’il avait l’autre sous sa main. Il se lamenta :

— Moi, je ne veux nuire à personne, monsieur Pascal… Je vous accorde votre résiliation pour vous être agréable… Mais songez au préjudice que me cause votre départ ! Je ne pourrai plus louer ma villa dorénavant : je ne dis pas cela dans l’intention de vous offenser… seulement, vous en avez fait une demeure si… spéciale que tous les locataires éventuels seront effarouchés, à l’avenir…

M. Pascal avait hâte de terminer ses démarches. Au surplus, la joie de sa prospérité imprévue l’incitait aux largesses. Il décida rondement :

— Allons, allons !… Ne vous désolez pas, mon cher monsieur… Les concessions réciproques arrangent toujours les choses ?… Vous me déliez de mes engagements ?… Pour la peine, je vous abandonne mon mobilier afin de vous dédommager. Êtes-vous content ? C’est un gentil cadeau, hein ?

M. Léonid s’épanouit à l’idée de posséder les merveilles que devait receler la maison Pascal : il ébauchait confusément le projet de les laisser telles quelles et de les exhiber, moyennant finances, aux curiosités des Montfleuriens : musée historique… Ça deviendrait une ressource au cas où il ne trouvât point de locataire.

Le rusé Piémontais, enchanté d’avoir tiré avantage de la situation, regretta poliment M. Pascal :

— Je ne me consolerai pas de votre décision… C’est une calamité pour le pays…

Il ajouta discrètement, l’œil égrillard :

— Et ces pauvres demoiselles, que vont-elles penser ?

M. Pascal eut la moue dégoûtée d’un bourgeois rigoriste à qui l’on tient des propos grivois.

Toisant le propriétaire du haut de sa grandeur, il reprocha :

— Vous les plaignez !… Ces créatures éhontées !

M. Léonid, abasourdi, vaguement intimidé, s’excusa :

— Je vous demande pardon… Je ne croyais pas vous formaliser.

Alors, M. Pascal éclata de rire.

Il avoua avec bonhomie :

— Baste !… Je ne me formalise point : je me forme… Ma future richesse me grise déjà… Car, mon bon monsieur, au-dessus d’un certain chiffre de fortune, on pratique l’hypocrisie de la vertu : ça fait partie du décor et du décorum… Le cynisme, voyez-vous, c’est le luxe de ceux qui n’ont rien à perdre.

Puis, il conclut :

— Quant à ces demoiselles, que leur sort ne vous tracasse pas : je fus un inventeur dans mon genre… Je renonce à exploiter l’idée jusqu’au bout : elle retombe au domaine public. Qui sait ? Peut-être aurai-je des imitateurs… C’est le destin de tout précurseur. L’un d’eux reprendra un jour la succession de la Maison Pascal.

— Je lui proposerai de louer aussi les meubles, interrompit M. Léonid.

Deux heures plus tard, Lucien Pascal partait pour Marseille où le paquebot de Barcelone devait appareiller le lendemain.

M. Pascal s’en allait, heureux, triomphant, comblé par la Femme au bandeau (ce n’est point la Justice que j’entends désigner ainsi).

Ses mécomptes conjugaux l’affectaient à peine, car il se leurrait d’espérance ; et l’avenir était à ses yeux de la couleur azurée des billets que lui remettrait bientôt la Banque ibérienne.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Les âmes vertueuses réprouveront le conteur — esclave de la véracité du récit — qui récompense le vice en la personne de M. Pascal.

Que voulez-vous, bonnes gens ! Nous n’y pouvons rien. Il vous est arrivé de poser le pied, par mégarde, sur quelque substance nauséabonde étalée au milieu de la chaussée. Vous disiez en riant : « Cela porte chance ! »

Eh bien ! à M. Pascal, également, ça avait porté chance…

Si la Fortune se donnait toujours, et exclusivement, aux mortels qui la méritent, la terre ne serait peuplée que de pauvres diables.