Librairie Paul Ollendorff (p. 211-230).
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XII


— Eh bien ! que vous arrive-t-il, mon jeune ami ?

— Monsieur Pascal, je ne descendrai pas déjeuner, aujourd’hui… Je l’ai dit à Denise : voilà.

— Vous êtes souffrant ?

— Oui.

— Qu’éprouvez-vous ?

— Différents malaises. Il me semble qu’un étau serre mes tempes… J’ai des palpitations… une impression de vertige. Après une sensation de froid par tous les membres, il me monte des bouffées de chaleur à la face… mes oreilles tintent ; j’ai mal aux yeux. Et je suis découragé à l’idée de sortir de mon lit.

— Restez couché, mon ami… Faites la grasse matinée… Le repos vous rétablira. Allons, à tout à l’heure !

C’était le surlendemain de la nuit mémorable. Malgré l’insistance de Lily, Camille s’était refusé à partir sans elle, préférant sa misère présente à la perspective d’une nouvelle séparation : la jeune femme — ne sachant que résoudre, se traitant de pusillanime peu inventive — n’était pas loin de trouver son amoureux héroïque, en regard de la lâcheté qu’elle se découvrait.

Or, ce matin, M. Pascal, prévenu par la bonne « que M. Benjamin » était malade, avait voulu vérifier l’état de son pensionnaire ; et, monté chez Camille, Lucien s’en retournait, bouleversé, car le jeune homme avait fort mauvaise mine : son teint livide, ses paupières rouges, ses joues caves et sa respiration oppressée avaient presque effrayé M. Pascal. Aussitôt redescendu, il appela femme :

— Lily, envoie Denise chercher le médecin… Benjamin est malade.

— Ah ! Mon Dieu !… Qu’est-ce qu’il a ?

Lucien Pascal s’inquiétait tellement de l’indisposition du plus précieux de ses protégés, qu’il ne remarqua point l’émotion de sa femme. Il maugréa d’un air bourru :

— Il a… il a… il a qu’il est déprimé, parbleu !

Lily, dissimulant tant bien que mal ses alarmes, appela la bonne et s’en fut rôder sournoisement aux abords du troisième étage, tandis que son mari donnait des instructions à Denise.

La Maison Pascal, bénéficiant de la campagne énergique et intéressée des Montfleuriens, était à la fois clandestine et tolérée, connue et volontairement ignorée, grâce aux incertitudes de M. le magister : la Maison Pascal restait donc, jusqu’à nouvel ordre, exempt des visites sanitaires ; — et M. Pascal ne savait à quel médecin s’adresser, n’en ayant consulté aucun depuis qu’il habitait Montfleuri.

Il se contenta de commander à la bonne :

— Courez à la ville le plus vite possible… Vous prierez quelque fournisseur, l’épicier ou le boulanger, de vous indiquer le meilleur docteur du pays ; ramenez-le avec vous, surtout !

— Bien, Monsieur.

La petite Denise s’enfuit à toutes jambes, dégringolant précipitamment la côte tant qu’elle se jugea en vue du « patron » ; puis, au premier tournant, elle prit une allure très modérée.

C’était une créature raisonnable et judicieuse qui se souciait de sa santé ; sur cette Corniche brûlée par le soleil tropical des étés provençaux, il était inutile de braver l’insolation. Denise marchait placidement, cherchant les coins d’ombre.

La même prudence — lorsqu’elle atteignit les premières maisons de Montfleuri — la détermina à modifier l’ordre de son maître : se préoccupant du trajet qu’elle aurait à faire encore, plutôt que de l’excellence des soins que recevrait Camille, ce fut en ces termes qu’elle interpella un passant :

— S’il vous plaît, Monsieur, pourriez-vous me dire où se trouve le médecin qui habite le plus près d’ici ?

L’indigène réfléchit une minute avant de répliquer :

— Il y en a un tout à côté… Rue de l’Arc. Le docteur Antony… Vous verrez la plaque sur sa porte.

— Merci.

La petite bonne poursuivit son chemin.

La rue de l’Arc s’ouvrait à sa gauche. Denise aperçut bientôt la maison du médecin devant laquelle stationnait une automobile. Antony se disposait à entrer au dedans. Denise devina le docteur à ce je ne sais quoi de professionnel dont l’extérieur de certains individus est marqué, comme d’une estampille.

Elle hâta le pas.

En apercevant cette jolie fille au bonnet bleu qui accourait vers lui, Antony ébaucha un signe d’impatience : Bon ! une visite imprévue qui allait troubler le programme de sa journée !

À la question de Denise :

— Le docteur Antony ?

Il grogna :

— Oui, c’est moi… Et puis ?… Qu’est-ce que vous voulez ?

— Monsieur le docteur, je suis la bonne de M. Pascal…

— Tiens !

Antony la considérait avec curiosité. Il interrogea, moins désagréable :

— Il y a quelqu’un de malade, là-haut ?

— Oui, monsieur le docteur. C’est M. Benjamin, un jeune homme bien gentil, allez ! Ça l’a pris au moment de se lever… Alors, M. Pascal m’a envoyé vous quérir. Vous revenez avec moi, dites, monsieur le docteur ? Sans ça, le patron m’attraperait…

Antony n’éprouvait qu’une très vague commisération à l’égard de la jeune bonne : peu lui importait de lui valoir quelque algarade… Mais il était tenté par cette occasion unique qui lui ouvrait les portes du sanctuaire. Devait-il refuser cette consultation ?… Non : grâce à sa qualité, il serait donc — exception flatteuse ! — le seul mâle qui franchît le seuil de ce harem d’un nouveau genre… Après tout, il s’agissait peut-être d’un cas urgent : fallacieux argument.

Émoustillé à la pensée de pénétrer dans la Maison Pascal, le docteur décida de lâcher les clients qui l’attendaient ce matin-là ; et, désignant l’auto à Denise :

— Montez, fit-il. Je vous accompagne auprès du malade.

Correcte et stylée, Denise s’installa à côté du chauffeur ; et la voiture démarra… Penchée sur le volant de l’auto, la capricieuse Fortune — d’ordinaire charitable aux dormeurs, s’il faut en croire La Fontaine — apportait le malheur au chevet de Camille qui, pourtant, sommeillait sagement dans son lit.

— Bonjour, docteur… Votre présence me réconforte : je suis si anxieux !…

Lucien Pascal étreignait les mains de ce médecin inconnu avec l’effusion chaleureuse d’un homme qui retrouve un ami d’enfance. Antony ne broncha point. Ses fonctions l’accoutumaient à vivre au milieu du désarroi des autres. Il s’était bardé d’insensibilité et de froideur, à force de frôler les peines et les désespoirs d’une multitude d’indifférents.

D’ailleurs, légèrement distrait, Antony regardait, autour de lui, avec l’attention perverse d’un visiteur de musée secret. Quoique d’apparence décente et ne recelant aucune gravure obscène, ces murs lui chuchotaient les mille aventures libertines qui s’étaient déroulées à leur abri.

M. Pascal dut lui rappeler le but qui l’avait amené :

— Montez-vous pour l’examiner, docteur ?

— Oui, oui… Allons.

Dans l’ascenseur, M. Pascal se lamenta :

— Vous le guérirez, n’est-ce pas, docteur ?… Voyez-vous, je m’intéresse à lui comme à mon enfant… Ce cher Benjamin est si aimable, si séduisant : c’est un être rare, un homme supérieur !

Outre son avantage commercial, M. Pascal — mû par l’étrange sympathie des maris trompés ou sur le point de l’être — s’était engoué de Camille, cédant à l’attrait infaillible et légendaire, qu’exerce l’amant.

Le docteur Antony qui l’observait, amusé, songeait : « Drôle de type !… Il ne les brutalise pas, au moins. »

Ils arrivaient devant la porte de Camille, Lucien s’excusa de passer le premier :

— Je vous montre le chemin, docteur.

Il entra, avertit Camille :

— Voici un médecin qui va vous soulager, mon ami.

Le jeune homme se souleva, s’assit sur son lit… et se trouva face à face avec Antony.

Camille resta pétrifié. Quant au docteur, effaré, abasourdi, au comble de la stupeur et de l’indignation, il foudroya Camille du regard et finit par s’écrier :

— Ah ! zut, alors…

Puis, s’apercevant — à la mine étonnée de M. Pascal — que cette exclamation était incompatible avec sa gravité médicale, Antony, reprenant un air sévère, signifia à Lucien :

— Veuillez nous laisser seuls, Monsieur… Il se peut que j’aie à poser des questions délicates au malade : il répondra d’une manière moins évasive que si votre présence le gênait.

Camille n’osa protester ; et M. Pascal, empressé de plaire selon son habitude, se retira immédiatement.

Aussitôt, le docteur éclata :

— Comment ! c’est toi, polisson !… Toi, ici ! Es-tu devenu fou, par hasard ?… Mais, qu’est-ce que tu fais là ?… C’est pour ça que tu as quitté ton père ?… Quand je le croyais parti tout bonnement en compagnie d’une belle fille, ce sacripant s’enrôlait chez M. Pascal ! Pendant que son père pleure sa disparition, monsieur se prélasse dans un lieu innommable ; monsieur se livre à des débauches inqualifiables jusqu’au jour où il tombe malade… Ah ça ! quel démon te possède ?… Si je m’attendais à te retrouver en cet endroit par exemple ! Je me creuse la tête sans comprendre… Ce Pascal te couvre d’une sollicitude accusatrice : faut-il que tu mérites ses éloges, malheureux !… D’où te vient cette dépravation singulière ?… Tu ne les as donc pas regardées ?… Ainsi, tu es satisfait de cette existence dégradante… Tu y goûtes je ne sais quel plaisir sadique… Est-ce la joie abjecte, la perversion sensuelle du fumeur grossier qui préfère le tabac de dernier ordre au parfum du londrès — ou le raffinement de jouer ce personnage d’esclave gladiateur ?… Encore que les impératrices romaines fussent plus attirantes que nos compatriotes… Alors, c’est toi : Benjamin… Eh bien ! mon garçon, si c’est là la carrière que tu choisis, je ne t’en fais pas mes compliments ! J’ai rencontré nombre de vicieux depuis que j’exerce ma profession ; je me figurais connaître les chapitres du mal sur le bout du doigt… Et c’est un morveux de ton âge qui m’apprend aujourd’hui une corruption nouvelle ! Un moucheron que j’ai aidé à mettre au monde… Ah ! petit misérable, j’aurais pu te laisser où tu étais : pour ce que tu devais fabriquer de propre dans l’avenir !… mais, réponds-moi donc, sacrebleu ! Quel est le motif qui t’a incité à échouer ici ?

Camille avait écouté le discours d’Antony en déplorant intérieurement la déveine qui le plaçait à la merci du médecin.

Néanmoins, il avait eu le temps de reconquérir son sang-froid. Ce fut sur un ton narquois que le jeune homme riposta :

— Mon cher docteur, vous n’avez pas cessé de parler… Je n’osais point vous interrompre.

— À ton tour, à présent… Je serais curieux d’entendre tes explications.

Camille hésita. Il envisagea le faux-fuyant aléatoire d’un mensonge improvisé ; songea à louvoyer… Puis, il se rappela quelle était l’indulgence du docteur envers les jeunes et naturelles amours. Il crut qu’un élan sincère plaiderait mieux sa cause et avoua brusquement :

— Docteur, je suis fou de Lily…

— Qui est-ce, Lily ?

— C’est Mme Pascal… Si vous saviez : elle est jolie ! Vous seriez tombé amoureux d’elle, tout comme moi, si vous l’aviez vue, un beau jour d’avril, dans la gloire de midi flamboyant, s’avancer sous le ciel embrasé — plus claire, plus rayonnante que la nature lumineuse qui l’environnait !… M. Pascal a la confiance d’un tigre ; il la séquestre ici par jalousie… Je n’avais qu’un moyen de la rejoindre…

— Ben ! il était réussi, ton moyen !

— Il valait bien le suicide.

— Oh ! oh ! voilà les grands mots lâchés !

— Les grands mots n’empêchent pas les petits gestes, docteur… On presse une détente : crac, un simple mouvement de l’index…

— On a eu raison de m’envoyer chercher… Tu es malade, en effet. Je préfère tout de même une intrigue avec la femme de ce monsieur que les hypothèses effrayantes, monstrueuses que me suggérait ton acte… Allons, jeune toqué, taisez-vous maintenant et asseyez-vous, que je vous examine… que je constate si vous n’êtes pas trop détérioré… Tu as une sale mine, mon petit Camille.

— Le jeune Champion implora :

— Docteur, vous ne direz rien à papa, s’pas ? Vous lui laisserez ignorer ma retraite ?

— Antony bondit :

— Qu’est-ce que tu me chantes ?… Ne rien dire à ton père ! Tu t’imagines que je tolérerai cette situation ?… Pour qui me prends-tu ? Sitôt que je serai sorti de cette boîte, je courrai prévenir Onésime, oui !

— Je vous en défie.

— Tu m’en défies, polisson ? Elle est forte celle-là !

— Au nom du secret professionnel : vous n’avez pas le droit de trahir un malade.

— Eh bien ! tu vas voir ça… et tout de suite, encore !

Hors de lui, Antony, plantant là Camille, s’élança au dehors, en claquant la porte.

Il tomba dans les bras de M. Pascal qui arpentait le corridor, attendant le résultat de la consultation. Lucien questionna avidement :

— Eh bien ! docteur ?

Antony le considéra un instant d’un air hébété, oubliant que cet homme l’avait mandé pour soigner quelqu’un. Puis, réfléchissant à la surexcitation momentanée de Camille, le docteur estima dangereux de l’exposer à un entretien avec M. Pascal : ce galopin serait capable de livrer son secret, dans une minute d’exaltation où il conjurerait son hôte de lui fournir quelque cachette ménagée en un recoin de la villa… Le docteur voulait que Lucien ignorât à jamais qu’il avait hébergé le fils de M. le magister.

Et, prudent, Antony répliqua :

— Le malade a surtout besoin de repos… Le surmenage, les veilles prolongées, le sommeil agité ont ébranlé ses nerfs… Ce ne sera rien… Je viens de lui faire prendre un cachet de véronal : il va s’endormir. Je vous recommande de le laisser tranquille et de ne pas entrer dans sa chambre avant qu’il soit réveillé…

Le docteur Antony ajouta mentalement : « D’ici un quart d’heure, je serai de retour avec le père et il faudra bien que l’enfant nous suive. »

À la grille du jardin, il renouvela son conseil, priant M. Pascal de ne point déranger Camille.

Et maintenant, l’auto dévalait la Corniche à une allure vertigineuse. Antony avait crié à son chauffeur :

— Hôtel de ville… à toute vitesse !

Cahoté par les secousses de la voiture, cramponné aux embrasses des portières, le docteur s’efforçait malaisément d’arranger d’avance les phrases qui annonceraient l’événement au magister. Car il avait l’intuition que son émotion fébrile et la nécessité d’agir promptement le paralyseraient au moment de parler.

L’automobile stoppa devant l’édifice au drapeau bicolore.

Antony effectua une entrée tumultueuse, saisissant au collet le premier huissier qui passa à portée de sa main — et hurla :

— Le magister !… Tout de suite… Introduisez-moi auprès du magister !

L’huissier, interloqué, regarda cet aliéné ; et reconnut le docteur. Il répondit posément :

— M. le magister n’est pas visible.

— Il me recevra, moi ! Avertissez-le…

— Impossible, M. le magister est absent. Une affaire importante l’appelle à Marseille…

L’huissier continua d’un air confidentiel :

— Je n’ai rien à cacher à monsieur le docteur… M. le magister a retrouvé son fils.

— Ah ! par exemple…

— Oui, M. Camille est actuellement à l’hôtel de Russie, à Marseille… Un agent secret a envoyé son signalement à son chef. Et, ce matin, M. le commissaire central est venu en informer M. le magister ; tous deux sont partis pour la France aussitôt, par le rapide de neuf heures.

— Laurenzi !… sacré gaffeur ! Quelle police que la nôtre, Seigneur ! Et le prochain train est à seize heures !

Le docteur Antony s’enfuit, les bras au ciel, et se précipita vers son chauffeur :

— Dominique… En combien de temps pouvez-vous être à Marseille ? Il faut tenter l’impossible.

Le mécanicien se livra à des calculs compliqués et rendit enfin son arrêt :

— À tant de kilomètres… mmm… mmm… si je fais du quatre-vingt… mmm… si je coupe la route nationale à l’intersection… Nous ne mettrons pas plus de cinq heures : je vous le certifie, patron !

— Roulons.

La course folle recommença. Le docteur voyait défiler des champs d’oliviers ; des orangers, des aloès, des cyprès ; des roches rougeâtres ; des étangs noirs bordés de roseaux — qui glissaient rapidement dans le cadre de la portière comme une toile mouvante sur un fond de théâtre.

Soudain, l’auto s’arrêta. Le docteur cria, anxieux :

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— Une panne, Monsieur. La bagnole ne veut rien savoir.

Le chauffeur était déjà à quatre pattes sous le véhicule. Il grommelait :

— Je ne sais pas ce qu’elle a… les contacts sont propres… mon essence vient bien… ma came est réglée…

Il conclut philosophiquement :

— Je vais volter les accumulateurs… C’est peut-être la source électrique…

Cependant que le docteur, descendu de voiture, trépignait sur une route absolument déserte, en s’exclamant rageusement :

— Ah !… la… la… la… la… la… la ! Il ne manquait plus que ça !