La Maison à vapeur/Première partie/4

La Maison à vapeur
Voyage à travers l’Inde septentrionale (1880)
Hetzel (p. 39-51).

CHAPITRE IV.

au fond des caves d’ellora


Il n’était que trop vrai. Le prince maharatte Dandou-Pant, le fils adoptif de Baji-Rao, Peïschwah de Pounah, en un mot Nana Sahib, — peut-être à cette époque l’unique survivant des chefs de la révolte des Cipayes, — avait pu quitter ses inaccessibles retraites du Népaul. Brave, audacieux, habitué à l’épreuve des dangers immédiats, habile à déjouer les poursuites, savant dans l’art d’embrouiller ses pistes, profondément rusé, il s’était aventuré jusque dans les provinces du Dekkan, sous l’inspiration toujours vivace d’une haine que les terribles représailles de l’insurrection de 1857 n’avaient pu que décupler.

Oui ! c’était une haine à mort que le Nana avait vouée aux possesseurs de l’Inde. Il était l’héritier de Baji-Rao, et, lorsque le Peïschwah mourut en 1851, la Compagnie refusa de continuer à lui servir la pension de huit lakhs de roupies[1] à laquelle il avait droit. De là, une des causes de cette haine, qui devait aboutir aux plus grands excès.

Ce général forçait les défilés. (Page 37.)


Mais qu’espérait donc Nana Sahib ? Depuis huit ans, la révolte des Cipayes était complètement domptée. Le gouvernement anglais s’était peu à peu substitué à l’honorable Compagnie des Indes et tenait la péninsule entière sous une autorité bien autrement forte que celle de l’Association des marchands. De la rébellion, il ne restait plus traces, pas même dans les rangs de l’armée native, entièrement réorganisée sur de nouvelles bases. Le Nana prétendait-il donc réussir à fomenter un mouvement national parmi les basses classes de l’Indoustan ? Ses projets seront bientôt connus. En tout cas, ce qu’il n’ignorait plus, c’est que sa présence avait été signalée dans la province d’Aurungabad,
« Pas de lumière ! » dit le Nana. (Page 43.)

c’est que le gouverneur général en avait avisé le vice-roi, à Calcutta, c’est que sa tête était mise à prix. Ce qui était certain, c’est qu’il avait dû fuir précipitamment, et qu’il lui fallait encore se réfugier dans un asile si bien caché, qu’il pût y échapper aux recherches des agents de la police anglo-indienne.

Le Nana, pendant cette nuit du 6 au 7 mars, ne perdit pas une heure. Il connaissait parfaitement le pays. Il résolut de gagner Ellora, située à vingt-cinq milles d’Aurungabad, afin d’y rejoindre un de ses complices.

La nuit était sombre. Le faux faquir, après s’être assuré qu’il n’était pas poursuivi, se dirigea vers ce mausolée, élevé à quelque distance de la ville en l’honneur du mahométan Sha-Soufi, un saint dont les reliques ont la réputation d’opérer des cures médicales. Mais tout dormait alors dans le mausolée, prêtres et pèlerins, et le Nana put passer sans être inquiété par quelque demande indiscrète.

Cependant, l’ombre n’était pas si épaisse que, quatre lieues plus au nord, ce bloc de granit qui porte le fort imprenable de Daoulutabad et se dresse au milieu d’une plaine à la hauteur de deux cent quarante pieds, pût dérober aux regards son énorme silhouette. Le nabab, en l’apercevant, se rappela qu’un des empereurs du Dekkan, l’un de ses ancêtres, avait voulu faire sa capitale de la vaste cité autrefois établie à la base de ce fort. Et en vérité, c’eût été là une position inexpugnable, bien faite pour devenir le centre d’un mouvement insurrectionnel dans cette partie de l’Inde. Mais Nana Sahib détourna la tête, et n’eut qu’un regard de haine pour cette forteresse, maintenant aux mains de ses ennemis.

Cette plaine dépassée, apparut une région plus accidentée. C’étaient les premières ondulations d’un sol qui allait devenir montagneux. Le Nana, encore dans toute la force de l’âge, ne ralentit pas sa marche, en s’engageant sur des pentes déjà raides. Il voulait faire vingt-cinq milles dans sa nuit, c’est-à-dire franchir la distance qui séparait Ellora d’Aurungabad. Là, il espérait pouvoir se reposer en toute sécurité. Aussi ne fit-il halte, ni dans un caravansérail, ouvert à tout venant, qui se rencontra sur sa route, ni dans un bungalow à demi ruiné, où il eût pu dormir une heure ou deux, au centre de la partie reculée de la montagne.

Au soleil levant, le village de Rauzah, qui possède le tombeau très simple du plus grand des empereurs mongols, Aureng-Zeb, fut contourné par le fugitif. Il était enfin arrivé à ce célèbre groupe d’excavations, qui ont pris leur nom du petit village voisin d’Ellora.

La colline dans laquelle ont été creusées ces caves, au nombre d’une trentaine, se dessine en forme de croissant. Quatre temples, vingt-quatre monastères bouddhiques, quelques grottes moins importantes, tels sont les monuments du groupe. La carrière de basalte a été largement exploitée par la main de l’homme. Mais ce n’est pas pour construire les chefs-d’œuvre dispersés çà et là à l’immense surface de la péninsule que les architectes indous, aux premiers siècles de l’ère chrétienne, en ont extrait les pierres. Non ! ces pierres n’ont été enlevées que pour ménager des vides dans le massif, et ce sont ces vides qui sont devenus des « chaityas » ou des « viharas » suivant leur destination.

Le plus extraordinaire de ces temples est celui des Kaïlas. Que l’on se figure un bloc haut de cent vingt pieds, sur six cents pieds de circonférence. Ce bloc, avec une incroyable audace, on l’a découpé dans la montagne même, on l’a isolé au milieu d’une cour longue de trois cent soixante pieds et large de cent quatre-vingt-six, — une cour que l’outil a conquise aux dépens de la carrière basaltique. Puis, ce bloc ainsi dégagé, les architectes l’ont taillé, comme un statuaire fait d’un morceau d’ivoire. À l’extérieur, ils ont évidé des colonnes, menuisé des pyramidions, arrondi des coupoles, épargné ce qu’il fallait de roc pour obtenir la saillie des bas-reliefs, dans lesquels des éléphants plus grands que nature semblent supporter l’édifice tout entier ; à l’intérieur, ils ont réservé une vaste salle, entourée de chapelles, et dont la voûte repose sur des colonnes détachées de la masse totale. Enfin, de ce monolithe, ils ont fait un temple, qui n’a pas été « bâti », dans le vrai sens du mot, mais un temple unique au monde, digne de rivaliser avec les édifices les plus merveilleux de l’Inde, et qui ne peut même perdre à être comparé aux hypogées de l’ancienne Égypte.

Ce temple, presque abandonné maintenant, a déjà été touché par le temps. Il se détériore en quelques parties. Ses bas-reliefs s’altèrent comme les parois du massif dont on l’a tiré. Il n’a encore que mille ans d’existence. Mais, ce qui n’est que le premier âge pour les œuvres de la nature est déjà la caducité pour les œuvres humaines. Quelques profondes crevasses s’étaient faites au soubassement latéral de gauche, et c’est par une de ces ouvertures, que cachait à demi la croupe de l’un des éléphants de support, que Nana Sahib se glissa, sans que personne eût pu soupçonner son arrivée à Ellora.

La crevasse s’ouvrait intérieurement sur un sombre boyau, qui courait à travers le soubassement, en s’enfonçant sous la « cella » du temple. Là s’évidait une sorte de crypte ou plutôt une citerne, sèche alors, qui servait de réceptacle aux eaux pluviales.

Dès que le Nana eut pénétré dans le boyau, il fit entendre un certain sifflement, auquel répondit un sifflement identique. Ce n’était point un jeu d’écho. Une lumière brilla dans l’obscurité.

Aussitôt, un Indou se montra, tenant une petite lanterne à la main.

« Pas de lumière ! dit le Nana.

— C’est toi, Dandou-Pant ? répondit l’Indou, qui éteignit aussitôt sa lanterne.

— Moi, frère !

— Est-ce que ?…

À manger, d’abord, répondit le Nana, nous causerons ensuite. Mais, ni pour parler, ni pour manger, je n’ai besoin d’y voir. Prends ma main et guide-moi. »

L’Indou prit la main du Nana, l’entraîna au fond de l’étroite crypte et l’aida à s’étendre sur un amas d’herbes sèches qu’il venait de quitter. Le sifflement du faquir l’avait interrompu dans son dernier sommeil.

Cet homme, très habitué à se mouvoir dans cet obscur réduit, eut bientôt trouvé quelques provisions, du pain, une sorte de pâté de « mourghis » préparé avec la chair de poulets très communs dans l’Inde, et une gourde contenant une demi-pinte de cette violente liqueur connue sous le nom d’« arak », que produit la distillation du jus de cocotier.

Le Nana mangea et but sans prononcer une parole. Il mourait de faim et de fatigue. Toute sa vie se concentrait alors dans ses yeux, qui brillaient dans l’ombre comme des prunelles de tigre.

L’Indou, sans faire un mouvement, attendait qu’il convînt au nabab de parler.

Cet homme, c’était Balao Rao, le propre frère de Nana Sahib.

Balao Rao, l’aîné de Dandou-Pant, mais d’un an à peine, lui ressemblait physiquement, presque à s’y méprendre. Moralement, c’était Nana Sahib tout entier. Même haine des Anglais, même astuce dans les projets, même cruauté dans l’exécution, même âme en deux corps. Pendant toute l’insurrection, les deux frères ne s’étaient pas quittés. Après la défaite, le même campement de la frontière du Népaul leur avait donné asile. Et maintenant, reliés dans cette unique pensée de reprendre la lutte, ils se retrouvaient tous deux prêts à agir.

Lorsque le Nana, refait par ce repas hâtivement dévoré, eut recouvré ses forces, il resta, pendant quelque temps, la tête appuyée dans ses mains. Balao Rao, pensant qu’il voulait se remettre par quelques heures de sommeil, gardait toujours le silence.

Mais Dandou-Pant, relevant la tête, saisit la main de son frère, et d’une voix sourde :

« J’ai été signalé dans la présidence de Bombay ! dit-il. Ma tête est mise à prix par le gouverneur de la présidence ! Il y a deux mille livres promises à qui livrera Nana Sahib !

— Dandou-Pant ! s’écria Balao Rao, ta tête vaut plus que cela ! Ce serait à peine le prix de la mienne, et, avant trois mois, ils seraient trop heureux de les avoir toutes les deux pour vingt mille !

— Oui, répondit le Nana, dans trois mois, le 23 juin, c’est l’anniversaire de cette bataille de Plassey dont le centième anniversaire, en 1857, devait voir la fin de la domination anglaise et l’émancipation de la race solaire ! Nos prophètes l’avaient prédit ! Nos bardes l’avaient chanté ! Dans trois mois, frère, cent neuf ans se seront écoulés, et l’Inde est encore foulée par le pied des envahisseurs !

— Dandou-Pant, répondit Balao Rao, ce qui n’a pas réussi en 1857 peut et doit réussir dix ans après. En 1827, en 1837, en 1847, il y a eu des mouvements dans l’Inde ! Tous les dix ans, les Indous sont repris des fièvres de la révolte ! Eh bien, cette année, ils se guériront en se baignant dans des flots de sang européen !

— Que Brahma nous guide, murmura le Nana, et alors supplice pour supplice ! Malheur aux chefs de l’armée royale qui ne sont pas tombés sous les coups de nos Cipayes ! Lawrence est mort, Barnard est mort, Hope est mort, Napier est mort, Hobson est mort, Havelock est mort ! Mais quelques-uns ont survécu ! Campbell, Rose, vivent encore, et parmi eux, celui que je hais entre tous, ce colonel Munro, ce descendant du bourreau qui, le premier, fit attacher des Indous à la bouche des canons, l’homme qui a tué de sa main ma compagne, la Rani de Jansi ! Qu’il tombe en mon pouvoir, il verra si j’ai oublié les horreurs du colonel Neil, les massacres du Sekander Bagh, les égorgements du palais de la Bégum. de Bareilli, de Jansi et de Morar, de l’île d’Hidaspe et de Delhi ! Il verra si j’ai oublié qu’il a juré ma mort comme j’ai juré la sienne !

— N’a-t-il pas quitté l’armée ? demanda Balao Rao.

— Oh ! répondit Nana Sahib, au premier soulèvement il reprendra du service ! Mais si le soulèvement avorte, j’irai le poignarder jusque dans son bungalow de Calcutta !

— Soit, et maintenant ?…

— Maintenant, il faut continuer l’œuvre commencée. Le mouvement sera national, cette fois. Que dans les villes, dans les champs, les Indous se soulèvent, et bientôt les Cipayes auront fait cause commune avec eux. J’ai parcouru le centre et le nord du Dekkan. Partout, j’ai retrouvé les esprits disposés à la révolte. Pas de ville, de bourgade, où nous n’ayons des chefs prêts à agir. Les brahmanes fanatiseront le peuple. La religion, cette fois, entraînera les sectateurs de Siva et de Vishnou. À l’époque qui sera déterminée, au signal convenu, des millions d’Indous se soulèveront, et l’armée royale sera anéantie !

— Et Dandou-Pant ?… demanda Balao Rao, qui saisit la main de son frère.

— Dandou-Pant, répondit le Nana, ne sera pas seulement le Peïschwah couronné au château-fort de Bilhour ! Ce sera alors le souverain de la terre sacrée des Indes ! »

Cela dit, Nana Sahib, les bras croisés, le regard vague de ceux qui observent, non plus le passé ou le présent, mais l’avenir, resta silencieux.

Balao Rao se gardait bien de l’interrompre. Il lui plaisait de laisser cette âme farouche s’enflammer à ses propres éléments, et, au besoin, il était là pour attiser tout le feu qui couvait en lui. Nana Sahib ne pouvait avoir un complice plus étroitement lié à sa personne, un conseiller plus ardent à le pousser vers son but. On l’a dit, c’était un autre lui-même.

Le Nana, après quelques minutes de silence, releva la tête, et revint à la situation présente. « Où sont nos compagnons ? demanda-t-il.

— Aux cavernes d’Adjuntah, là où il a été convenu qu’ils nous attendraient, répondit Balao Rao.

— Et nos chevaux ?

— Je les ai laissés à une portée de fusil, sur la route qui conduit d’Ellora à Boregami.

— C’est Kâlagani qui les garde ?

— Lui-même, frère. Ils sont bien gardés, bien refaits, bien reposés, et n’attendent que nous pour partir.

— Partons donc, répondit le Nana. Il faut que nous soyons à Adjuntah avant le lever du jour.

— Et de là, demanda Balao Rao, où irons-nous ? Cette fuite précipitée n’a-t-elle pas contrarié tes projets ?

— Non, répondit Nana Sahib. Nous gagnerons les monts Sautpourra, dont je connais tous les défilés, et au milieu desquels je puis défier les recherches de la police anglaise. Là, d’ailleurs, nous serons sur ce territoire des Bilhs et des Gounds, qui sont restés fidèles à notre cause. Là, je pourrai attendre le moment favorable, au milieu de cette montagneuse région des Vindhyas où le ferment de la révolte est toujours prêt à lever !

— En route ! répondit Balao Rao. Ah ! ils ont promis deux mille livres à qui s’emparerait de toi ! Mais il ne suffit pas de mettre une tête à prix, il faut la prendre !

— Ils ne la prendront pas, répondit Nana Sahib. Viens sans perdre un instant, frère, viens ! »

Balao Rao s’avança d’un pas assuré à travers l’étroit couloir qui conduisait à ce réduit obscur, creusé sous le pavé du temple. Lorsqu’il fut arrivé à l’orifice que cachait la croupe de l’éléphant de pierre, il avança prudemment la tête, regarda dans l’ombre, à droite et à gauche, constata que les abords étaient déserts, et se hasarda au dehors. Par surcroît de précaution, il fit une vingtaine de pas sur l’avenue qui se développait suivant l’axe du temple ; puis, n’ayant rien aperçu de suspect, il poussa un sifflement, indiquant au Nana que la route était libre.

Quelques instants après, les deux frères quittaient cette vallée artificielle, longue d’une demi-lieue, qui est toute trouée de galeries, de voûtes, d’excavations, étagées en de certains endroits jusqu’à une grande hauteur. Ils évitèrent de passer près de ce mausolée mahométan qui sert de bungalow aux pèlerins ou aux curieux de toutes nationalités, attirés par les merveilles d’Ellora ; enfin, après avoir contourné le village de Rauzah, ils se trouvèrent sur la route qui relie Adjuntah et Boregami.

La distance à parcourir, d’Ellora à Adjuntah, était de cinquante milles (80 kilomètres environ) ; mais le Nana n’était plus alors ce fugitif qui s’évadait à pied d’Aurungabad, et sans moyen de transport. Ainsi que Balao Rao l’avait dit, trois chevaux l’attendaient sur la route, gardés par l’Indou Kâlagani, fidèle serviteur de Dandou-Pant. Ces chevaux avaient été cachés dans un bois épais, à un mille du village. L’un était destiné au Nana, l’autre à Balao Rao, le troisième à Kâlagani, et bientôt ils galopaient tous trois dans la direction d’Adjuntah. Personne, d’ailleurs, ne se fût étonné de voir un faquir à cheval. En effet, bon nombre de ces effrontés mendiants demandent l’aumône du haut de leur monture.

Au surplus, la route était peu fréquentée à cette époque de l’année, moins favorable aux pèlerinages. Le Nana et ses deux compagnons allaient donc rapidement sans avoir rien à craindre qui eût pu les gêner ou les retarder. Ils ne prenaient que le temps de faire souffler leurs bêtes, et, pendant ces courtes haltes,
Il regarda dans l’ombre. (Page 47.)

puisaient aux provisions que Kâlagani portait à l’arçon de sa selle. Ils évitèrent ainsi les parties plus fréquentées de la province, les bungalows et les villages, entre autres la bourgade de Roja, triste amas de maisons noires, que le temps a enfumées comme ces sombres habitations du Cornouailles, et Pulmary, petit bourg perdu dans les plantations d’un pays déjà sauvage.

Le sol était uni et plat. En toutes directions s’étendaient des champs de bruyères, sillonnés de massifs d’épaisses jungles. Mais la contrée devint plus accidentée aux approches d’Adjuntah.

Les superbes grottes qui portent ce nom, rivales des merveilleuses caves
La vallée d’Adjuntah. (Page 49.)

d’Ellora, et peut-être plus belles dans leur ensemble, occupent la partie inférieure d’une petite vallée, à un demi mille environ de la ville.

Nana Sahib pouvait donc se dispenser de passer par Adjuntah, où la notice du gouverneur devait être déjà affichée. En conséquence, nulle crainte d’être reconnu.

Aussi, quinze heures après avoir quitté Ellora, ses deux compagnons et lui s’enfonçaient-ils à travers un étroit défilé, qui conduisait à la vallée célèbre, dont les vingt-sept temples, taillés « à même » dans le massif rocheux, se penchent sur de vertigineux abîmes.

La nuit était superbe, tout étincelante de constellations, mais sans lune. De hauts arbres, des banians, quelques-uns de ces « bars », qui comptent parmi les géants de la flore indienne, se découpaient en noir sur le fond étoile du ciel. Pas un souffle ne traversait l’atmosphère, pas une feuille ne remuait, pas un bruit ne se faisait entendre, si ce n’est le sourd murmure d’un torrent, qui coulait à quelques centaines de pieds, dans le fond du ravin. Mais ce murmure s’accentua et devint un véritable mugissement, lorsque les chevaux eurent atteint la chute d’eau du Satkhound, qui tombe d’une hauteur de cinquante toises, en se déchirant à la saillie des rocs de quartz et de basalte. Une liquide poussière tourbillonnait dans le défilé et se fût nuancée des sept couleurs de l’arc-en-ciel, si la lune eût éclairé l’horizon dans cette belle nuit de printemps.

Le Nana, Balao Rao et Kâlagani étaient arrivés. Au brusque détour du défilé, qui fait un coude en cet endroit, se creusait la vallée enrichie par ces chefs-d’œuvre de l’architecture bouddhique. Là, sur les murailles de ces temples, ornés à profusion de colonnes, de rosaces, d’arabesques, de vérandahs, peuplés de figures colossales d’animaux aux formes fantastiques, creusés de sombres cellules qu’habitaient autrefois les prêtres, gardiens de ces demeures sacrées, l’artiste peut encore admirer quelques fresques que l’on dirait peintes d’hier, et qui représentent des cérémonies royales, des processions religieuses, des batailles où figurent toutes les armes de l’époque, telles qu’elles furent dans ce splendide pays de l’Inde, aux premiers temps de l’ère chrétienne.

Nana Sahib connaissait tous les secrets de ces mystérieuses hypogées. Plus d’une fois, ses compagnons et lui, trop pressés par les troupes royales, y avaient trouvé refuge aux mauvais jours de l’insurrection. Les galeries souterraines qui les reliaient, les plus étroits tunnels ménagés dans le massif quartzeux, les sinueux conduits croisés sous tous les angles, les mille ramifications de ce labyrinthe, dont l’enchevêtrement eût lassé les plus patients, tout cela lui était familier. Il ne pouvait s’y perdre, même quand une torche n’éclairait pas leurs sombres profondeurs.

Le Nana, au milieu de cette nuit obscure, en homme sûr de ce qu’il fait, alla droit à l’une des excavations les moins importantes du groupe. L’ouverture en était obstruée par un rideau d’arbustes épais et un amas de grosses pierres qu’un éboulement ancien semblait avoir jetées là, entre les broussailles du sol et les plantes lapidaires de la roche.

Un simple grattement de son ongle sur la paroi suffit au nabab pour signaler sa présence à l’orifice de l’excavation.

Deux ou trois têtes d’Indous apparurent aussitôt entre les interstices des branches, puis dix, puis vingt autres, et bientôt des corps, se faufilant entre les pierres comme des serpents, formèrent un groupe d’une quarantaine d’hommes bien armés.

« En route ! » dit Nana Sahib.

Et sans demander une explication, sans savoir où il les conduisait, ces fidèles compagnons du nabab le suivirent, prêts à se faire tuer sur un signe de lui. Ils étaient à pied, mais leurs jambes pouvaient lutter de vitesse avec celles d’un cheval.

La petite troupe s’enfonça à travers le défilé qui côtoyait l’abîme, en remontant vers le nord, et contourna la croupe de la montagne. Une heure après, elle avait atteint la route du Kandeish, qui va se perdre dans les passes des monts Sautpourra.

L’embranchement que jette le railway de Bombay à Allahabad sur Nagpore, et la voie principale elle-même, qui court vers le nord-est, furent dépassés au point du jour.

À ce moment, le train de Calcutta filait à toute vitesse, jetant sa vapeur blanche aux superbes banians de la route, et ses hennissements aux fauves effarés des jungles.

Le nabab avait arrêté son cheval, et, d’une voix forte, la main tendue vers le train qui fuyait :

« Va, s’écria-t-il, va dire au vice-roi de l’Inde que Nana Sahib est toujours vivant, et que ce railway, œuvre maudite de leurs mains, il le noiera dans le sang des envahisseurs ! »

  1. Deux millions de francs.