La Maison à vapeur/Première partie/13

La Maison à vapeur
Voyage à travers l’Inde septentrionale (1880)
Hetzel (p. 155-168).


CHAPITRE XIII

prouesses du capitaine hod.


La demi-journée du 5 juin et la nuit suivante furent tranquillement passées au campement. Après tant de fatigues, accrues de tant de dangers, ce repos nous était bien dû.

Ce n’était plus le royaume d’Oude qui développait maintenant ses riches plaines devant nos pas. Steam-House courait alors à travers ce territoire, fertile encore, mais coupé de « nullahs », ou ravins, qui forme le Rohilkhande. Bareilli est la capitale de ce vaste carré de cent cinquante-cinq milles de côtes, très arrosé par les nombreux affluents ou sous-affluents de la Cogra, planté çà et là de groupes de magnifiques manguiers, semé d’épaisses jungles, qui tendent à disparaître devant la culture.

Là fut le centre de l’insurrection, après la prise de Delhi ; là se fit une des campagnes de sir Colin Campbell ; là, la colonne du brigadier Walpole ne fut pas heureuse à ses débuts ; là périt un ami de sir Edward Munro, le colonel du 93e écossais, qui s’était distingué aux deux assauts de Lucknow dans l’affaire du 14 avril.

Étant donnée la constitution de ce territoire, aucun autre n’eût été plus favorable à la marche de notre train. Belles routes, très également nivelées, cours d’eau faciles à franchir entre les deux artères plus importantes qui descendent du nord, tout concourait à rendre facile cette partie de l’itinéraire. Il ne nous restait plus que quelques centaines de kilomètres à parcourir, avant de sentir ces premiers exhaussements du sol, qui relient la plaine aux montagnes du Népaul.

Seulement, il fallait maintenant compter très sérieusement avec la saison des pluies.

La mousson qui règne du nord-est au sud-ouest pendant les premiers mois de l’année, venait d’être renversée. La période pluvieuse est plus violente sur le littoral qu’à l’intérieur de la péninsule, et un peu plus tardive aussi. Cela tient à ce que les nuages s’épuisent avant d’atteindre le centre de l’Inde. En outre, leur direction est quelque peu modifiée par la barrière des hautes montagnes, qui forme comme une espèce de remous atmosphérique. Sur la côte de Malabar, la mousson commence au mois de mai ; au milieu des provinces centrales et septentrionales, elle ne se fait sentir que quelques semaines plus tard, au mois de juin.

Or, nous étions en juin, et c’est dans ces circonstances particulières, mais prévues, que notre voyage allait désormais s’effectuer.

Je dois dire, tout d’abord, que, dès le lendemain, notre brave Goûmi, si malencontreusement désarmé par la foudre, alla mieux. Cette paralysie de sa jambe gauche ne fut que temporaire. Il n’en conserva aucune trace, mais il me sembla garder rancune au feu du ciel.

Pendant les deux journées des 6 et 7 juin, le capitaine Hod fit meilleure chasse avec l’aide de Phann et de Black. Il put tuer un couple de ces antilopes appelées « nilgaus » dans le pays. Ce sont les bœufs bleus des Indous, qu’il serait plus juste d’appeler cerfs, puisqu’ils ressemblent plus aux cerfs qu’aux congénères du dieu Apis. Il faudrait même les nommer cerfs gris-perle, et leur couleur rappelle assurément mieux la couleur du ciel orageux que celle du ciel azuré. On assure cependant que, chez quelques-unes de ces magnifiques bêtes, à petites cornes acérées et droites, à tête longue et légèrement bombée, la robe devient presque bleue, — teinte que la nature semble avoir invariablement refusée aux quadrupèdes, même au renard bleu, dont la fourrure est plutôt noire.

Ce n’étaient pas encore les carnassiers que rêvait le capitaine Hod. Cependant, le nilgau, s’il n’est pas féroce, n’en est pas moins dangereux, quand, blessé légèrement, il revient sur le chasseur. Une première balle du capitaine, une seconde de Fox, arrêtèrent net dans leur élan ces deux superbes animaux. Ils furent tués comme au vol. Aussi, pour Fox, n’était-ce que du gibier de plume !

Monsieur Parazard, lui, fut d’une tout autre opinion, et les excellents cuissots, rôtis à point, qu’il nous servit le jour même, nous rangèrent à son avis.

Le 8 juin, dès l’aube, nous quittions notre campement, qui avait été établi près d’un petit village du Rohilkhande. Nous l’avions atteint la veille au soir, après avoir franchi les quarante kilomètres qui le séparent de Rewah. Notre train n’avait donc marché qu’avec une vitesse très modérée sur un sol que les pluies continuaient à détremper. En outre, les ruisseaux commençaient à se gonfler, et plusieurs gués nous causèrent un retard de quelques heures. Mais, après tout, nous n’étions pas à un ou deux jours près. Cette région montagneuse, où nous comptions installer Steam-House pendant plusieurs mois de la saison d’été, comme au milieu d’un sanitarium, nous étions assurés de l’atteindre avant la fin de juin. Donc, nulle inquiétude à cet égard.

Pendant cette journée du 8, le capitaine Hod eut à regretter un beau coup de fusil.

Le chemin était bordé d’épaisses jungles de bambous, comme il s’en rencontre fréquemment autour de ces villages, qui semblent bâtis dans des corbeilles de fleurs. Ce n’était pas encore la jungle véritable, celle qui, au sens indou, s’applique à la plaine âpre, nue, stérile, que dominent des lignes de buissons grisâtres. Nous étions, au contraire, en pays cultivé, au milieu d’un fertile territoire, que parquetaient le plus ordinairement des rizières marécageuses.

Le Géant d’Acier s’en allait tranquillement, dirigé par la main de Storr, lançant ses jolis panaches de vapeur, que le vent éparpillait sur les bambous de la route.

Tout à coup, un animal bondit avec une agilité surprenante et se jeta sur le cou de notre éléphant.

« Un tchîta, un tchîta ! » s’écria le mécanicien.

À ce cri, le capitaine Hod s’élança sur le balcon antérieur, et saisit son fusil, toujours prêt et toujours là.

« Un tchîta ! s’écria-t-il à son tour.

– Tirez-le donc ! m’écriai-je.

– J’ai le temps ! » répondit le capitaine Hod, qui se contenta de tenir l’animal en joue.

Le tchîta est une sorte de léopard particulier aux Indes, moins grand que le tigre, mais presque aussi redoutable, tant il est vif, souple d’échine, robuste de membres. Le colonel Munro, Banks et moi, debout sous la vérandah, nous l’observions, attendant le coup de fusil du capitaine.

Évidemment, ce léopard avait été trompé à la vue de notre éléphant. Il s’était hardiment précipité sur lui ; mais là où il croyait trouver une chair vivante, dans laquelle il pût enfoncer ses dents ou ses griffes, c’était une chair de tôle que ni ses griffes ni ses dents ne pouvaient entamer. Furieux de sa déconvenue, il se cramponnait aux longues oreilles du faux animal, et il allait l’abandonner sans doute, lorsqu’il nous aperçut.

Le capitaine Hod le tenait toujours au bout de son fusil, comme un chasseur, sûr de son coup, qui ne veut frapper la bête qu’au bon moment et au bon endroit.

Le tchîta se redressa, rugissant. Sans doute, il sentit le danger, mais il ne sembla pas vouloir le fuir. Peut-être cherchait-il le moment favorable pour s’élancer sur la vérandah.

En effet, nous le vîmes bientôt grimper à la tête de l’éléphant, embrasser de ses pattes la trompe qui servait de cheminée, puis monter presque à son orifice, d’où s’échappaient les jets de vapeur.

« Tirez donc, Hod ! dis-je encore.

– J’ai le temps, » répondit le capitaine.

Puis, s’adressant à moi, sans toutefois perdre de vue le léopard, qui nous regardait :

« Vous n’avez jamais tué de tchîta, Maucler ? me demanda-t-il.

– Jamais.

– Voulez-vous en tuer un ?

– Capitaine, répondis-je, je ne veux pas vous priver de ce coup magnifique…

– Peuh ! fit Hod, ce n’est pas là un coup de chasseur ! Prenez un fusil, ajustez-moi cette bête-là au défaut de l’épaule ! Si vous la manquez, je la rattraperai au vol !

– Soit. »

Fox, qui était venu nous rejoindre, me passa une carabine double qu’il tenait à la main. Je la pris, je l’armai, j’ajustai au défaut de l’épaule le léopard toujours immobile, et je tirai.

L’animal, blessé, mais légèrement, fit un bond énorme, et, passant par-dessus la tourelle du mécanicien, il vint tomber sur le premier toit de Steam-House. Le capitaine Hod, si bon chasseur qu’il fût, n’avait pas eu le temps de le saisir au passage…

« À nous, Fox, à nous ! » s’écria-t-il.

Et tous deux, s’élançant hors de la vérandah, allèrent se poster dans la tourelle.

Le léopard, qui allait et venait, s’élança sur le second toit, après avoir franchi la passerelle d’un bond.

Au moment où le capitaine allait faire feu, un autre bond emporta l’animal, qui se précipita sur le sol, se releva d’un vigoureux élan, et disparut dans la jungle.

« Stoppe ! stoppe ! » cria vivement Banks au mécanicien, qui, fermant l’introduction de la vapeur, cala instantanément les roues du train tout entier avec le frein atmosphérique.

Le capitaine et Fox sautèrent sur la route, et s’élancèrent dans le fourré afin d’atteindre le tchîta.

Quelques minutes se passèrent. Nous écoutions, non sans une certaine impatience. Aucun coup de fusil ne se fit entendre. Les deux chasseurs revinrent les mains vides.

« Disparu ! envolé ! s’écria le capitaine Hod, et pas même une trace de sang sur les herbes !

– C’est ma faute ! dis-je au capitaine. Vous auriez mieux fait de tirer ce tchîta à ma place ! Il n’aurait pas été manqué !

– Bon ! vous l’avez touché, répondit Hod, j’en suis sûr, mais pas au bon endroit !

– Ce n’est pas celui-là, mon capitaine, qui fera mon trente-huitième ni votre quarante et unième ! dit Fox, assez décontenancé.

– Bah ! fit Hod, avec un ton d’insouciance un peu affecté, un tchîta n’est point un tigre ! Sans cela, mon cher Maucler, je n’aurais pu prendre sur moi de vous céder ce coup de fusil !

À table, mes amis, dit alors le colonel Munro. Le déjeuner nous attend et vous consolera…

– D’autant mieux, dit Mac Neil, que tout cela c’est la faute à Fox !

– Ma faute ? répondit le brosseur, très interloqué par cette observation inattendue.

Un autre bond emporta l’animal. (Page 159.)

– Sans doute, Fox, reprit le sergent. La carabine que tu as remise à monsieur Maucler n’était chargée qu’avec du six ! »

Et Mac Neil montrait la seconde cartouche qu’il venait de retirer de l’arme dont je m’étais servi. Elle ne contenait effectivement que du plomb à perdreaux.

« Fox ! dit le capitaine Hod.

– Mon capitaine ?

– Deux jours de salle de police !

– Oui, mon capitaine ! »
« Enfin ! » s’écria Hod. (Page 164.)

Et Fox s’en alla dans sa cabine, résolu à ne pas reparaître devant nous avant quarante-huit heures. Il était tout honteux de son erreur et voulait cacher sa honte.

Le lendemain, 9 juin, le capitaine Hod, Goûmi et moi, nous allâmes battre la plaine au long de la route, pendant la demi-journée de halte que Banks venait d’accorder. Il avait plu pendant toute la matinée ; mais, vers midi, le ciel s’était un peu rasséréné, et l’on pouvait compter sur une éclaircie de quelques heures.

Du reste, ce n’était pas Hod, le chasseur de fauves, qui m’emmenait cette fois, c’était le chasseur de gibier. Dans l’intérêt de la table, il allait tranquillement flâner sur le bord des rizières, en compagnie de Black et de Phann. Monsieur Parazard avait fait savoir au capitaine que l’office était vide, et il attendait de Son Honneur que Son Honneur voulût bien « prendre les mesures nécessaires » pour le remplir.

Le capitaine Hod se résigna, et nous partîmes, armés de simples fusils de chasse. Pendant deux heures, notre battue n’eut d’autre résultat que de faire envoler quelques perdrix ou lever quelques lièvres, mais à de telles distances, que, malgré le bon vouloir de nos chiens, il fallut renoncer à tout espoir de les atteindre.

Aussi le capitaine Hod était-il de fort mauvaise humeur. D’ailleurs, au milieu de cette vaste plaine, sans jungles, sans taillis, semée de villages et de fermes, il ne pouvait compter sur la rencontre d’un carnassier quelconque, qui l’eût dédommagé du léopard manqué de la veille. Il n’était venu là qu’en qualité de pourvoyeur, et songeait à la réception que lui ferait monsieur Parazard s’il rentrait le carnier vide.

Ce n’était pas notre faute, cependant. À quatre heures, nous n’avions pas eu l’occasion de tirer un seul coup de fusil. Il ventait sec, et, je l’ai dit, tout le gibier se levait hors de portée.

« Mon cher ami, me dit alors le capitaine Hod, décidément, ça ne va pas ! En quittant Calcutta, je vous ai promis des chasses superbes, et une mauvaise chance, une fatalité persistante, à laquelle je ne comprends rien, m’empêche de tenir ma promesse !

— Bon ! mon capitaine, répondis-je, il ne faut pas désespérer. Si j’éprouve quelque regret, c’est moins pour moi que pour vous !… Nous nous rattraperons, d’ailleurs, dans les montagnes du Népaul !

— Oui, dit le capitaine Hod, là, sur ces premières rampes de l’Himalaya, les conditions seront meilleures pour opérer. Voyez-vous, Maucler, je parierais que notre train, avec tout son attirail, les mugissements de sa vapeur, et surtout son éléphant gigantesque, effraye ces damnés fauves, plus encore que ne les effrayerait un train de chemin de fer, et ce sera ainsi tant qu’il sera en marche ! Au repos, il faut l’espérer, nous serons plus heureux. En vérité ! ce léopard était un fou ! Il fallait qu’il mourût de faim pour se jeter sur notre Géant d’Acier, et il était digne d’être tué raide d’une bonne balle de calibre ! Satané Fox ! je n’oublierai jamais ce qu’il a fait là ! — Quelle heure est-il maintenant ?

— Il est près de cinq heures !

— Cinq heures déjà, et nous n’avons pas encore pu brûler une seule cartouche !

— On ne nous attend qu’à sept heures au campement. Peut-être d’ici là !…

— Non ! La chance est contre nous, s’écria le capitaine Hod, et, voyez-vous, la chance, cela fait la moitié du succès !

— La persévérance aussi, répondis-je. Eh bien, convenons, capitaine, que nous ne rentrerons pas les mains vides ! Cela vous va-t-il ?

— Si cela me va ! s’écria Hod. Meure qui se dédit !

— Entendu.

— Voyez-vous, Maucler, je rapporterais un mulot ou un écureuil plutôt que de revenir bredouille ! »

Le capitaine Hod, Goûmi et moi, nous étions dans cette disposition d’esprit où tout est de bonne guerre. La chasse fut donc continuée avec un entêtement digne d’un meilleur sort ; mais il semblait que les plus inoffensifs oiseaux eussent deviné nos intentions hostiles. Impossible de pouvoir en approcher un seul.

Nous allions ainsi entre les rizières, battant tantôt un côté de la route, tantôt l’autre, revenant sur nos pas, afin de ne pas trop nous éloigner du campement. Peine inutile. À six heures et demie du soir, les cartouches de nos fusils étaient encore intactes. Nous aurions pu venir là une canne à la main. Le résultat eût été le même.

Je regardais le capitaine Hod. Il marchait, les dents serrées. Sur son front, un gros pli, profondément creusé entre les deux sourcils, annonçait une rage sourde. Il marmottait entre ses lèvres pincées je ne sais quelles vaines menaces contre tout être vivant de plume ou de poil, dont il n’apparaissait pas un seul échantillon sur cette plaine. Évidemment, il en arriverait à décharger son fusil contre un objet quelconque, arbre ou rocher, — une façon cynégétique de passer sa colère. Son arme lui brûlait les doigts. Cela se voyait. Il la jetait sur son bras, il la rejetait en bandoulière, il l’épaulait, comme malgré lui.

Goûmi le regardait.

« Le capitaine deviendra enragé, si cela continue ! me dit-il, en secouant la tête.

— Oui, répondis-je, et je payerais bien trente shillings le plus modeste des pigeons domestiques qu’une main charitable lui lancerait à bonne portée ! Ça le calmerait ! »

Mais, ni pour trente shillings, ni pour le double, ni pour le triple, on n’eût pu, à cette heure, se procurer le moins coûteux et le plus vulgaire des gibiers. La campagne était déserte alors, et nous n’apercevions plus ni ferme ni village.

En vérité, je crois que si cela eût été possible, j’aurais envoyé Goûmi acheter à tout prix un volatile quelconque, fût-ce un poulet déplumé, pour le livrer en représailles aux coups de notre dépité capitaine !

La nuit approchait, cependant. Avant une heure, il ne ferait plus assez jour pour qu’il fût possible de continuer cette infructueuse expédition. Bien que nous fussions convenus de ne point reparaître au campement, la carnassière vide, nous y serions pourtant bien obligés, à moins de passer la nuit dans la plaine. Mais, sans compter que cette nuit menaçait d’être pluvieuse, le colonel Munro et Banks, ne nous voyant pas revenir, auraient été dans une inquiétude qu’il fallait leur épargner.

Le capitaine Hod, l’œil démesurément ouvert, jetant son regard de gauche à droite et de droite à gauche avec la prestesse d’un oiseau, marchait à dix pas en avant, et dans une direction qui ne nous rapprochait pas positivement de Steam-House.

J’allais presser le pas et le rejoindre pour lui dire de renoncer enfin à lutter contre la mauvaise chance, lorsqu’un fort bruit d’ailes se fit entendre sur ma droite. Je regardai.

Une masse blanchâtre s’élevait lentement au-dessus d’un fourré.

Vivement, sans laisser au capitaine Hod le temps de se retourner, j’épaulai mon fusil, et mes deux coups partirent successivement.

Le volatile inconnu que je venais de tirer s’abattit lourdement sur le bord d’une rizière.

Phann s’élança d’un bond, s’empara du gibier que je venais d’abattre, et le rapporta au capitaine.

« Enfin ! s’écria Hod, si monsieur Parazard n’est pas content, qu’il se précipite dans sa marmite, la tête la première !

– Mais, au moins, est-ce un gibier qui se mange ? demandai-je.

– Certainement… à défaut d’autre ! répliqua le capitaine.

– Très heureusement, personne ne vous a vu, monsieur Maucler ! me dit Goûmi.

– Qu’ai-je donc fait de répréhensible ?

– Eh ! vous avez tué un paon, et il est défendu de tuer les paons, qui sont des oiseaux sacrés dans toute l’Inde.

– Le diable emporte les oiseaux sacrés et ceux qui les consacrent ! s’écria le capitaine Hod. Celui-ci est tué, on le mangera… dévotement, si vous voulez, mais on le mangera ! »

En effet, dans ce pays des brahmanes, depuis l’expédition d’Alexandre, époque à laquelle il se répandit dans la péninsule, le paon est un animal sacré entre tous. Les Indous en ont fait l’emblème de la déesse Saravasti, qui préside aux naissances et aux mariages. Il est défendu de détruire ce volatile sous des peines que la loi anglaise a confirmées.

Cet échantillon des gallinacées, qui faisait la joie du capitaine Hod, était magnifique, avec ses ailes vert foncé aux reflets métalliques, que bordait un liseré d’or. Sa queue, bien fournie et finement ocellée, formait un superbe éventail de barbes soyeuses.

« En route ! en route ! dit le capitaine. Demain, monsieur Parazard nous fera manger du paon, quoi qu’en puissent penser tous les brahmanes de l’Inde ! Si le paon n’est, en somme, qu’un poulet prétentieux, celui-ci, avec ses plumes artistement relevées, fera bon effet sur notre table !

– Enfin, vous voilà satisfait, mon capitaine ?

– Satisfait… de vous, oui, mon cher ami, mais pas content de moi du tout ! Ma mauvaise chance n’est pas encore passée, et il faudra bien qu’elle se passe ! En route ! »

Nous voilà donc, revenant sur nos pas du côté du campement, dont nous devions être éloignés de trois milles environ. Sur la route qui traçait son sinueux lacet à travers les épaisses jungles de bambous, nous marchions l’un près de l’autre, le capitaine Hod et moi. Goûmi, portant notre gibier, était à deux ou trois pas en arrière. Le soleil n’avait pas encore disparu, mais de gros nuages le voilaient, et il fallait chercher son chemin dans une demi-obscurité.

Tout à coup, un formidable rugissement éclata dans un fourré à droite. Ce rugissement me parut si redoutable, que je m’arrêtai brusquement, comme malgré moi.

Le capitaine Hod me saisit la main.

« Un tigre ! » dit-il.

Puis, un juron lui échappa.

« Tonnerre des Indes ! s’écria-t-il, il n’y a que du plomb à perdreaux dans nos fusils ! »

Ce n’était que trop vrai, et ni Hod, ni Goûmi, ni moi, nous n’avions de cartouches à balle !

D’ailleurs, nous n’aurions pas eu le temps de recharger nos armes. Dix secondes après avoir poussé son rugissement, l’animal s’élançait hors du fourré et retombait d’un seul bond à vingt pas sur la route.

C’était un magnifique tigre, de cette espèce que les Indous appellent les mangeurs d’hommes, « men eater », féroces carnassiers, dont les victimes se comptent annuellement par centaines.

La situation était terrible.

Je regardais le tigre, je le dévorais des yeux, mon fusil tremblant dans ma main, je l’avoue. Il mesurait neuf à dix pieds de longueur, robe couleur orange, zébrée de rayures blanches et noires.

Il nous regardait aussi. Son œil de chat flamboyait dans la demi-ombre. Sa queue balayait fébrilement le sol. Il se rasait et se ramassait comme pour s’élancer.

Hod n’avait rien perdu de son sang-froid. Il tenait l’animal en joue, et murmurait avec un accent impossible à rendre :

« Du six ! Foudroyer un tigre avec du six ! Si je ne le tire pas à bout portant, dans les yeux, nous sommes… »

Le capitaine ne put achever. Le tigre s’avançait, non par bonds, mais à petits pas.

Goûmi, accroupi en arrière, le visait aussi, mais son fusil ne contenait que du petit plomb. Quant au mien, il n’était même plus chargé.

Je voulus prendre une cartouche dans ma cartouchière.

« Pas un mouvement ! me souffla le capitaine à voix basse. Le tigre bondirait, et il ne faut pas qu’il bondisse ! »

Tous trois nous restions donc sans bouger.

Le tigre avançait lentement. Sa tête, qu’il balançait tout à l’heure, ne remuait plus. Ses yeux regardaient fixement, mais comme en dessous. De sa vaste mâchoire entr’ouverte, baissée au ras du sol, il semblait en aspirer les émanations.

Bientôt, la formidable bête ne fut plus qu’à dix pas du capitaine.

Hod, bien campé sur ses jambes, immobile comme une statue, concentrait toute sa vie dans son regard. L’effroyable lutte qui se préparait, dont nul de nous n’allait peut-être sortir vivant, ne lui faisait même pas battre plus rapidement le cœur !

Je crus, en ce moment, que le tigre allait enfin bondir.

Il fit cinq pas encore. J’eus besoin de toute mon énergie pour ne pas crier au capitaine Hod :

« Mais tirez donc ! tirez donc ! »

Non ! Le capitaine l’avait dit, — et c’était évidemment le seul moyen de salut, — il voulait brûler les yeux à l’animal ; mais, pour cela, il fallait ne le tirer qu’à bout portant.

Le tigre fit encore trois pas et se redressa pour s’élancer…

Une violente détonation retentit, qui fut presque aussitôt suivie d’une seconde.

Cette seconde détonation s’était produite dans le corps même de l’animal, qui, après trois ou quatre soubresauts et des rugissements de douleur, retomba inanimé sur le sol.

« Prodige ! s’écria le capitaine Hod. Mon fusil était donc chargé à balle ! et à balle explosible ! Ah ! cette fois, merci, Fox, merci !

– Est-il possible ! m’écriai-je.

– Voyez ! »

Et, rabattant son arme, le capitaine Hod en retira la cartouche du canon de gauche. C’était une cartouche à balle. Tout s’expliquait. Le capitaine Hod avait une carabine double et un fusil double, tous les deux du même calibre. Or, en même temps que Fox, par erreur, avait chargé la carabine avec les cartouches à plomb de chasse, il avait chargé le fusil de chasse avec les cartouches à balle explosive. Et si, la veille, cette erreur avait sauvé la vie au léopard, aujourd’hui elle nous l’avait sauvée !

« Oui, répondit le capitaine Hod, et jamais je ne me suis trouvé plus près de la mort ! »

Une demi-heure après, nous étions de retour au campement. Hod faisait venir Fox devant lui, et racontait ce qui s’était passé.

– Mon capitaine, répondit le brosseur, cela prouve qu’au lieu de deux jours de consigne, j’en mérite quatre, puisque je me suis trompé deux fois !

– C’est mon avis, répondit le capitaine Hod ; mais puisque ton erreur m’a valu le quarante et unième, c’est aussi mon avis de t’offrir cette guinée…

Hod tenait l’animal en joue. (Page 166.)

– Comme le mien est de la prendre, » répondit Fox, qui empocha la pièce d’or.

Tels furent les incidents qui marquèrent la première rencontre du capitaine Hod et de son quarante et unième tigre.

Le 12 juin au soir, notre train faisait halte près d’une bourgade peu importante, et, le lendemain, nous repartions pour franchir les cent cinquante kilomètres qui nous séparaient encore des montagnes du Népaul.