La Maison à vapeur/Deuxième partie/8

La Maison à vapeur
Voyage à travers l’Inde septentrionale (1880)
Hetzel (p. 317-327).

CHAPITRE VIII

hod contre banks.


La Betwa était franchie. Cent kilomètres nous séparaient déjà de la station d’Etawah.

Quatre jours s’écoulèrent sans incidents, — pas même des incidents de chasse. Les fauves étaient peu nombreux dans cette partie du royaume de Scindia.

« Décidément, répétait le capitaine Hod, non sans un certain dépit, j’arriverai à Bombay sans avoir tué mon cinquantième ! »

Kâlagani nous guidait avec une merveilleuse sagacité à travers cette portion la moins peuplée du territoire dont il connaissait bien la topographie, et, le 29 septembre, le train commençait à monter le revers septentrional des Vindhyas, afin d’aller prendre passage au col de Sirgour.

Jusqu’ici notre traversée du Bundelkund s’était effectuée sans encombre. Ce pays, cependant, est l’un des plus suspects de l’Inde. Les criminels y cherchent volontiers refuge. Les coureurs de grands chemins n’y manquent pas. C’est là que les Dacoits se livrent plus particulièrement à leur double métier d’empoisonneurs et de voleurs. Il est donc prudent de se garder très sérieusement, lorsqu’on traverse ce territoire.

La partie la plus mauvaise du Bundelkund est précisément cette région montagneuse des Vindhyas, dans laquelle Steam-House allait pénétrer. Le parcours n’était pas long, — cent kilomètres au plus, — jusqu’à Jubbulpore, la station la plus rapprochée du railway de Bombay à Allahabad. Mais, de marcher aussi rapidement, aussi aisément que nous l’avions fait à travers les plaines du Scindia, il n’y fallait pas compter. Pentes assez raides, routes insuffisamment établies, sol rocailleux, tournants brusques, étroitesse de certaines portions des chemins, tout devait concourir à réduire la moyenne de notre vitesse. Banks ne pensait pas obtenir plus de quinze à vingt kilomètres dans les dix heures dont se composaient nos journées de marche. J’ajoute que, jour et nuit, on prendrait soin de surveiller l’abord des routes et des campements avec une extrême vigilance.

Kâlagani avait été le premier à nous donner ces conseils. Ce n’est pas que nous ne fussions en force et bien armés. Notre petite troupe, avec ses deux maisons et cette tourelle, — véritable casemate que le Géant d’Acier portait sur son dos, — offrait une certaine « surface de résistance », pour employer une expression à la mode. Des maraudeurs, Dacoits ou autres, fût-ce même des Thugs, — s’il en restait encore dans cette portion sauvage du Bundelkund, — eussent hésité, sans doute, à nous assaillir. Enfin, la prudence n’est jamais un mal, et mieux valait être prêts à toute éventualité.

Pendant les premières heures de cette journée, le col de Sirgour fut atteint, et le train s’y engagea sans trop de peine. Par instants, en remontant des défilés un peu ardus, il fallut forcer de vapeur ; mais le Géant d’Acier, sous la main de Storr, déployait instantanément la puissance nécessaire, et, plusieurs fois, certaines rampes de douze à quinze centimètres par mètre furent franchies.

Quant aux erreurs d’itinéraire, il ne semblait pas qu’elles fussent à craindre. Kâlagani connaissait parfaitement ces sinueuses passes de la région des Vindhyas, et plus particulièrement ce col de Sirgour. Aussi n’hésitait-il jamais, même lorsque plusieurs routes venaient s’amorcer à quelque carrefour perdu dans les hautes roches, au fond de gorges resserrées au milieu de ces épaisses forêts d’arbres alpestres qui limitaient à deux ou trois centaines de pas la portée du regard. S’il nous quittait parfois, s’il allait en avant, tantôt seul, tantôt accompagné de Banks, de moi ou de tout autre de nos compagnons, c’était pour reconnaître, non la route, mais son état de viabilité.

En effet, les pluies, pendant l’humide saison qui venait à peine de finir, n’étaient pas sans avoir détérioré les chaussées, raviné le sol, — circonstances dont il convenait de tenir compte, avant de s’engager sur des chemins où le recul n’eût pas été facile.

Au simple point de vue de la locomotion, on allait donc aussi bien que possible. La pluie avait absolument cessé. Le ciel, à demi voilé par de légères brumes qui tamisaient les rayons solaires, ne contenait aucune menace de ces orages dont on redoute particulièrement la violence dans la région centrale de la péninsule. La chaleur, sans être intense, ne laissait pas de nous éprouver un peu pendant quelques heures du jour ; mais, en somme, la température se tenait à un degré moyen, très supportable pour des voyageurs parfaitement clos et couverts. Le menu gibier ne manquait pas, et nos chasseurs pourvoyaient aux besoins de la table, sans s’écarter de Steam-House plus qu’il ne convenait.

Seul, le capitaine Hod, — Fox aussi, sans doute, — pouvaient regretter l’absence de ces fauves, qui abondaient dans le Tarryani. Mais devaient-ils s’attendre à rencontrer des lions, des tigres, des panthères, là où les ruminants, nécessaires à leur nourriture, faisaient défaut ?

Cependant, si ces carnassiers manquaient à la faune des Vindhyas, l’occasion se présenta pour nous de faire plus amplement connaissance avec les éléphants de l’Inde, — je veux dire les éléphants sauvages, dont nous n’avions aperçu jusqu’ici que de rares échantillons.

Ce fut dans la journée du 30 septembre, vers midi, qu’un couple de ces superbes animaux fut signalé à l’avant du train. À notre approche, ils se
Les uns accroupis, les autres debout. (Page 317.)

jetèrent sur les côtés de la route, afin de laisser passer cet équipage nouveau pour eux, qui les effrayait sans doute.

Les tuer sans nécessité, par pure satisfaction de chasseur, à quoi bon ? Le capitaine Hod n’y songea même pas. Il se contenta d’admirer ces magnifiques bêtes, en pleine liberté, parcourant ces gorges désertes, où ruisseaux, torrents et pâturages devaient suffire à tous leurs besoins.

« Une belle occasion, dit-il, qu’aurait là notre ami Van Guitt de nous faire un cours de zoologie pratique ! »

On sait que l’Inde est, par excellence, le pays des éléphants. Ces pachydermes
Les deux éléphants s’étaient rangés. (Page 323.)

appartiennent tous à une même espèce, qui est un peu inférieure à celle des éléphants d’Afrique, — aussi bien ceux qui parcourent les différentes provinces de la péninsule, que ceux dont on va rechercher les traces dans la Birmanie, dans le royaume de Siam et jusque dans tous les territoires situés à l’est du golfe de Bengale.

Comment les prend-on ? Le plus ordinairement, dans un « kiddah », enceinte entourée de palissades. Lorsqu’il s’agit de capturer un troupeau tout entier, les chasseurs, au nombre de trois à quatre cents, sous la conduite spéciale d’un « djamadar » ou sergent indigène, les repoussent peu à peu dans le kiddah, les y enferment, les séparent les uns des autres avec l’aide d’éléphants domestiques, dressés ad hoc, les entravent aux pieds de derrière, et la capture est opérée.

Mais cette méthode, qui exige du temps et un certain déploiement de forces, est le plus souvent inefficace, lorsqu’on veut s’emparer des gros mâles. Ceux-là, en effet, sont des animaux plus malins, assez intelligents pour forcer le cercle des rabatteurs, et ils savent éviter leur emprisonnement dans le kiddah. Aussi, des femelles apprivoisées sont-elles chargées de suivre ces mâles pendant quelques jours. Elles portent sur leur dos leurs mahouts, enveloppés dans des couvertures de couleur sombre, et, lorsque les éléphants, qui ne se doutent de rien, se livrent tranquillement aux douceurs du sommeil, ils sont saisis, enchaînés, entraînés, sans même avoir eu le temps de se reconnaître.

Autrefois, — j’ai déjà eu occasion de le dire, — on capturait les éléphants au moyen de fosses, creusées sur leurs pistes, et profondes d’une quinzaine de pieds ; mais, dans sa chute, l’animal se blessait, ou se tuait, et l’on a presque généralement renoncé à ce moyen barbare.

Enfin, le lasso est encore employé dans le Bengale et dans le Népaul. C’est une vraie chasse, avec d’intéressantes péripéties. Des éléphants, bien dressés, sont montés par trois hommes. Sur leur cou, un mahout, qui les dirige ; sur leur arrière-train, un aiguillonneur, qui les stimule du maillet ou du croc ; sur leur dos, l’Indou, qui est chargé de lancer le lasso, muni de son nœud coulant. Ainsi équipés, ces pachydermes poursuivent l’éléphant sauvage, pendant des heures quelquefois, au milieu des plaines, à travers les forêts, souvent pour le plus grand dommage de ceux qui les montent, et, finalement, la bête, une fois « lassée », tombe lourdement sur le sol, à la merci des chasseurs.

Avec ces diverses méthodes, il se prend annuellement dans l’Inde un grand nombre d’éléphants. Ce n’est pas une mauvaise spéculation. On vend jusqu’à sept mille francs une femelle, vingt mille un mâle, et même cinquante mille francs, lorsqu’il est pur sang.

Sont-ils donc réellement utiles, ces animaux, qu’on les paye de tels prix ? Oui, et, à condition de les nourrir convenablement, — soit six à sept cents livres de fourrage vert par dix-huit heures, c’est-à-dire à peu près ce qu’ils peuvent porter en poids pour une étape moyenne, — on en obtient de réels services : transport de soldats et d’approvisionnements militaires, transport de l’artillerie dans les pays montagneux ou dans les jungles inaccessibles aux chevaux, travaux de force pour le compte des particuliers qui les emploient comme bêtes de trait. Ces géants, puissants et dociles, facilement et rapidement dressables, par suite d’un instinct spécial qui les porte à l’obéissance, sont d’un emploi général dans les diverses provinces de l’Indoustan. Or, comme ils ne multiplient pas à l’état de domesticité, il faut les chasser sans cesse pour suffire aux demandes de la péninsule et de l’étranger.

Aussi les poursuit-on, les traque-t-on, les prend-on par les moyens susdits. Et cependant, malgré la consommation qui s’en fait, leur nombre ne paraît pas diminuer ; il en reste en quantités considérables sur les divers territoires de l’Inde.

Et, j’ajoute, il en reste « trop », ainsi qu’on va bien le voir.

Les deux éléphants s’étaient rangés, comme je l’ai dit, de manière à laisser passer notre train ; mais, après lui, ils avaient repris leur marche, un moment interrompue. Presque aussitôt, d’autres éléphants apparaissaient en arrière, et, pressant le pas, rejoignaient le couple que nous venions de dépasser. Un quart d’heure plus tard, on en pouvait compter une douzaine. Ils observaient Steam-House, ils nous suivaient, se tenant à une distance de cinquante mètres au plus. Ils ne paraissaient point désireux de nous rattraper ; de nous abandonner, pas davantage. Or, cela leur était d’autant plus facile, que, sur ces rampes qui contournaient les principales croupes des Vindhyas, le Géant d’Acier ne pouvait accélérer son pas.

Un éléphant, d’ailleurs, sait se mouvoir avec une vitesse plus considérable qu’on n’est tenté de le croire, — vitesse qui, suivant M. Sanderson, très compétent en cette matière, dépasse quelquefois vingt-cinq kilomètres à l’heure. À ceux qui étaient là, rien de plus aisé, conséquemment, soit de nous atteindre, soit de nous devancer.

Mais il ne paraissait pas que ce fût leur intention, — en ce moment du moins. Se réunir en plus grand nombre, c’est ce qu’ils voulaient sans doute. En effet, à certains cris, lancés comme un appel par leur vaste gosier, répondaient des cris de retardataires qui suivaient le même chemin.

Vers une heure après-midi, une trentaine d’éléphants, massés sur la route, marchaient à notre suite. C’était maintenant toute une bande. Rien ne prouvait que leur nombre ne s’accroîtrait pas encore. Si un troupeau de ces pachydermes se compose ordinairement de trente à quarante individus, qui forment une famille de parents plus ou moins rapprochés, il n’est pas rare de rencontrer des agglomérations d’une centaine de ces animaux, et les voyageurs ne sauraient envisager sans une certaine inquiétude cette éventualité.

Le colonel Munro, Banks, Hod, le sergent, Kâlagani, moi, nous avions pris place sous la vérandah de la seconde voiture, et nous observions ce qui se passait à l’arrière.

« Leur nombre augmente encore, dit Banks, et il s’accroîtra sans doute de tous les éléphants dispersés sur le territoire !

— Cependant, fis-je observer, ils ne peuvent s’entendre au delà d’une distance assez restreinte.

— Non, répondit l’ingénieur, mais ils se sentent, et telle est la finesse de leur odorat, que des éléphants domestiques reconnaissent la présence d’éléphants sauvages, même à trois ou quatre milles.

— C’est une véritable migration, dit alors le colonel Munro. Voyez ! Il y a là, derrière notre train, tout un troupeau, séparé par groupes de dix à douze éléphants, et ces groupes viennent prendre part au mouvement général. Il faudra presser notre marche, Banks.

— Le Géant d’Acier fait ce qu’il peut, Munro, répondit l’ingénieur. Nous sommes à cinq atmosphères de pression, il y a du tirage, et la route est très raide !

— Mais à quoi bon se presser ? s’écria le capitaine Hod, dont ces incidents ne manquaient jamais d’exciter la bonne humeur. Laissons-les nous accompagner, ces aimables bêtes ! C’est un cortège digne de notre train ! Le pays était désert, il ne l’est plus, et voilà que nous marchons escortés comme des rajahs en voyage !

— Les laisser faire, répondit Banks, il le faut bien ! Je ne vois pas, d’ailleurs, comment nous pourrions les empêcher de nous suivre !

— Mais que craignez-vous ? demanda le capitaine Hod. Vous ne l’ignorez pas, un troupeau est toujours moins redoutable qu’un éléphant solitaire ! Ces animaux-là sont excellents !… Des moutons, de grands moutons à trompe, voilà tout !

— Bon ! Hod qui s’enthousiasme déjà ! dit le colonel Munro. Je veux bien convenir que, si ce troupeau reste en arrière et conserve sa distance, nous n’avons rien à redouter ; mais s’il lui prend fantaisie de vouloir nous dépasser sur cette étroite route, il en pourrait résulter plus d’un dommage pour Steam-House !

— Sans compter, ajoutai-je, que lorsqu’ils se trouveront, pour la première fois, face à face avec notre Géant d’Acier, je ne sais trop quel accueil ils lui feront !

— Ils le salueront, mille diables ! s’écria le capitaine Hod. Ils le salueront comme l’ont salué les éléphants du prince Gourou Singh !

— Ceux-là étaient des éléphants apprivoisés, fit observer, non sans raison, le sergent Mac Neil.

— Eh bien, riposta le capitaine Hod, ceux-ci s’apprivoiseront, ou plutôt, devant notre géant, ils seront frappés d’un étonnement qui se changera en respect ! »

On voit que notre ami n’avait rien perdu de son enthousiasme pour l’éléphant artificiel, « ce chef-d’œuvre de la création mécanique, créé par la main d’un ingénieur anglais ! »

« D’ailleurs, ajouta-t-il, ces proboscidiens, — il tenait véritablement à ce mot, — ces proboscidiens sont très intelligents, ils raisonnent, ils jugent, ils comparent, ils associent leurs idées, ils font preuve d’une intelligence quasi humaine !

— Cela est contestable, répondit Banks.

— Comment, contestable ! s’écria le capitaine Hod. Mais il ne faudrait pas avoir vécu aux Indes pour parler ainsi ! Est-ce qu’on ne les emploie pas, ces dignes animaux, à tous les usages domestiques ? Y a-t-il un serviteur à deux pieds sans plumes qui puisse les égaler ? Dans la maison de son maître, l’éléphant n’est-il pas prêt à tous les bons offices ? Ne savez-vous donc pas, Maucler, ce qu’en disent les auteurs qui l’ont le mieux connu ? À les en croire, l’éléphant est prévenant pour ceux qu’il aime, il les décharge de leurs fardeaux, il va cueillir pour eux des fleurs ou des fruits, il quête pour la communauté comme le font les éléphants de la célèbre pagode de Willenoor, près de Pondichéry, il paye dans les bazars les cannes à sucre, les bananes ou les mangues qu’il achète pour son propre compte, il protège dans le Sunderbund les troupeaux et l’habitation de son maître contre les fauves, il pompe l’eau des citernes, il promène les enfants qu’on lui confie avec plus de soin que la meilleure des bonnes de toute l’Angleterre ! Et humain, reconnaissant, car sa mémoire est prodigieuse, il n’oublie pas plus les bienfaits que les injustices ! Tenez, mes amis, à ces géants de l’humanité, — oui, je dis de l’humanité, — on ne ferait pas écraser un inoffensif insecte ! Un de mes amis, — ce sont là des traits qu’on ne peut oublier, — a vu placer une petite bête à bon Dieu sur une pierre, et ordonner à un éléphant domestique de l’écraser ! En bien, l’excellent pachyderme levait sa patte toutes les fois qu’il passait au-dessus de la pierre, et ni ordres ni coups ne l’auraient déterminé à la poser sur l’insecte ! Bien au contraire, si on lui commandait de l’apporter, il le prenait délicatement avec cette sorte de main merveilleuse qu’il a au bout de sa trompe, et il lui donnait la liberté ! Direz-vous, maintenant, Banks, que l’éléphant n’est pas bon, généreux, supérieur à tous les autres animaux, même au singe, même au chien, et ne faut-il pas reconnaître que les Indous ont raison, lorsqu’ils lui accordent presque autant d’intelligence qu’à l’homme ! »

Et le capitaine Hod, pour terminer sa tirade, ne trouva rien de mieux que d’ôter son chapeau pour saluer le redoutable troupeau, qui nous suivait à pas comptés.

« Bien parlé, capitaine Hod ! répondit le colonel Munro en souriant. Les éléphants ont en vous un chaud défenseur !

— Mais n’ai-je pas absolument raison, mon colonel ? demanda le capitaine Hod.

— Il est possible que le capitaine Hod ait raison, répondit Banks, mais je crois que j’aurai raison avec Sanderson, un chasseur d’éléphants, passé maître en tout ce qui les concerne.

— Et que dit-il donc, votre Sanderson ? s’écria le capitaine d’un ton assez dédaigneux.

— Il prétend que l’éléphant n’a qu’une moyenne d’intelligence très ordinaire, que les actes les plus étonnants qu’on voie ces animaux accomplir ne résultent que d’une obéissance assez servile aux ordres que leur donnent plus ou moins secrètement leurs cornacs !

— Par exemple ! riposta le capitaine Hod, qui s’échauffait.

— Aussi remarque-t-il, reprit Banks, que les Indous n’ont jamais choisi l’éléphant comme un symbole d’intelligence, pour leurs sculptures ou leurs dessins sacrés, et qu’ils ont accordé la préférence au renard, au corbeau et au singe !

— Je proteste ! s’écria le capitaine Hod, dont le bras, en gesticulant, prenait le mouvement ondulatoire d’une trompe.

— Protestez, mon capitaine, mais écoutez ! reprit Banks. Sanderson ajoute que ce qui distingue plus particulièrement l’éléphant, c’est qu’il a au plus haut degré la bosse de l’obéissance, et cela doit faire une jolie protubérance sur son crâne ! Il observe aussi que l’éléphant se laisse prendre à des pièges enfantins, — c’est le mot, — tels que les fosses recouvertes de branchages, et qu’il ne fait aucun effort pour en sortir ! Il remarque qu’il se laisse traquer dans des enclos où il serait impossible de pousser d’autres animaux sauvages ! Enfin, il constate que les éléphants captifs, qui parviennent à se sauver, se font reprendre avec une facilité qui n’est pas à l’honneur de leur bon sens ! L’expérience ne leur apprend pas même à être prudents !

— Pauvres bêtes ! riposta le capitaine Hod d’un ton comique, comme cet ingénieur vous arrange !

— J’ajoute enfin, et c’est un dernier argument en faveur de ma thèse, répondit Banks, que les éléphants résistent souvent à toutes les tentatives de domestication, faute d’une intelligence suffisante, et il est souvent bien difficile de les réduire, surtout lorsqu’ils sont jeunes, ou lorsqu’ils appartiennent au sexe faible !

— C’est une ressemblance de plus avec les êtres humains ! répondit le capitaine Hod. Est-ce que les hommes ne sont pas plus faciles à mener que les enfants et les femmes ?

— Mon capitaine, répondit Banks, nous sommes tous les deux trop célibataires pour être compétents en cette matière-là !

— Bien répondu !

— Pour conclure, ajouta Banks, je dis qu’il ne faut pas se fier à la bonté surfaite de l’éléphant, qu’il serait impossible de résister à une troupe de ces géants, si quelque cause les rendait furieux, et j’aimerais autant que ceux qui nous escortent en ce moment eussent affaire au nord, puisque nous allons au sud !

— D’autant plus, Banks, répondit le colonel Munro, que, pendant que vous discutez, Hod et toi, leur nombre s’accroît dans une proportion inquiétante ! »