La Maison à vapeur/Deuxième partie/6

La Maison à vapeur
Voyage à travers l’Inde septentrionale (1880)
Hetzel (p. 284-298).

CHAPITRE VI

le dernier adieu de mathias van guitt


Pendant le reste de la nuit, aucun incident ne se produisit, ni en dedans, ni en dehors de l’enceinte. La porte avait été solidement assujettie, cette fois. Comment avait-elle pu s’ouvrir au moment où la bande des fauves contournait la palissade ? Cela ne laissait pas d’être inexplicable, puisque Kâlagani avait lui-même repoussé dans leurs mortaises les fortes traverses qui en assuraient la fermeture.

La blessure du capitaine Hod le faisait assez souffrir, bien que ce ne fût qu’une éraflure de la peau. Mais peu s’en était fallu qu’il ne perdît l’usage du bras droit.

Pour mon compte, je ne sentais plus rien du violent coup de queue qui m’avait jeté à terre.

Nous résolûmes donc de retourner à Steam-House, dès que le jour commencerait à paraître.

Quant à Mathias Van Guitt, si ce n’est le regret très réel d’avoir perdu trois de ses gens, il ne se montrait pas autrement désespéré de la situation, bien que la privation de ses buffles dût le mettre dans un certain embarras, au moment de son départ.

« Ce sont les chances du métier, nous dit-il, et j’avais comme un pressentiment qu’il m’arriverait quelque aventure de ce genre. »

Puis, il fit procéder à l’enterrement des trois Indous, dont les restes furent déposés dans un coin du kraal, et assez profondément pour que les fauves ne pussent les déterrer.

Cependant, l’aube ne tarda pas à blanchir les dessous du Tarryani, et, après force poignées de mains, nous prîmes congé de Mathias Van Guitt.

Pour nous accompagner, au moins pendant notre passage à travers la forêt, le fournisseur voulut mettre à notre disposition Kâlagani et deux de ses Indous. Son offre fut acceptée, et, à six heures, nous franchissions l’enceinte du kraal.

Aucune mauvaise rencontre ne signala notre retour. De tigres, de panthères, il n’y avait plus aucune trace. Les fauves, fortement repus, avaient sans doute regagné leur repaire, et ce n’était pas le moment d’aller les y relancer.

Quant aux buffles qui s’étaient échappés du kraal, ou bien ils étaient égorgés et gisaient sous les hautes herbes, ou bien, égarés dans les profondeurs du Tarryani, il ne fallait pas compter que leur instinct les ramenât au kraal. Ils devaient donc être considérés comme définitivement perdus pour le fournisseur.

À la lisière de la forêt, Kâlagani et les deux Indous nous quittèrent. Une heure après, Phann et Black annonçaient par leurs aboiements notre retour à Steam-House.

Je fis à Banks le récit de nos aventures. S’il nous félicita d’en avoir été quittes à si bon marché, cela va sans dire ! Trop souvent, dans des attaques de ce genre, pas un des assaillis n’a pu revenir pour raconter les hauts faits des assaillants !

Quant au capitaine Hod, il dut, bon gré, mal gré, porter son bras en écharpe ; mais l’ingénieur, qui était le véritable médecin de l’expédition, ne trouva rien de grave à sa blessure, et il affirma que dans quelques jours il n’y paraîtrait plus.

Au fond, le capitaine Hod était très mortifié d’avoir reçu un coup sans avoir pu le rendre. Et, cependant, il avait ajouté un tigre aux quarante-huit qui figuraient à son actif.

Le lendemain, 27 août, dans l’après-midi, les aboiements des chiens retentirent avec force, mais joyeusement.

C’étaient le colonel Munro, Mac Neil et Goûmi qui rentraient au sanitarium. Leur retour nous procura un véritable soulagement. Sir Edward Munro avait-il mené à bonne fin son expédition ? nous ne le savions pas encore. Il revenait sain et sauf. Là était l’important.

Tout d’abord, Banks avait couru à lui, il lui serrait la main, il l’interrogeait du regard.

« Rien ! » se contenta de répondre le colonel Munro par un simple signe de tête.

Ce mot signifiait non seulement que les recherches entreprises sur la frontière népalaise n’avaient donné aucun résultat, mais aussi que toute conversation sur ce sujet devenait inutile. Il semblait nous dire qu’il n’y avait plus lieu d’en parler.

Mac Neil et Goûmi, que Banks interrogea dans la soirée, furent plus explicites. Ils lui apprirent que le colonel Munro avait effectivement voulu revoir cette portion de l’Indoustan, où Nana Sahib s’était réfugié avant sa réapparition dans la présidence de Bombay. S’assurer de ce qu’étaient devenus les compagnons du nabab, rechercher si, de leur passage sur ce point de la frontière indo-chinoise, il ne restait plus trace, tâcher d’apprendre si, à défaut de Nana Sahib, son frère Balao Rao ne se cachait pas dans cette contrée soustraite encore à la domination anglaise, tel avait été le but de Sir Edward Munro. Or, de ses recherches, il résultait, à n’en plus douter, que les rebelles avaient quitté le pays. De leur campement, où avaient été célébrées les fausses obsèques destinées à accréditer la mort de Nana Sahib, il n’y avait plus vestige. De Balao Rao, aucune nouvelle. De ses compagnons, rien qui pût permettre de se lancer sur leur piste. Le nabab tué dans les défilés des monts Sautpourra, les siens dispersés très probablement au delà des limites de la péninsule, l’œuvre du justicier n’était plus à faire. Quitter la frontière himalayenne, continuer le voyage en revenant au sud, achever enfin notre itinéraire de Calcutta à Bombay, c’est à quoi nous devions uniquement songer.

Le départ fut donc arrêté et fixé à huit jours de là, au 3 septembre. Il convenait de laisser au capitaine Hod le temps nécessaire à la complète guérison de sa blessure. D’autre part, le colonel Munro, visiblement fatigué par cette rude excursion dans un pays difficile, avait besoin de quelques jours de repos.

Pendant ce temps, Banks commencerait à faire ses préparatifs. Remettre notre train en état pour redescendre dans la plaine et prendre la route de l’Himalaya à la présidence de Bombay, c’était là de quoi l’occuper pendant toute une semaine.

Tout d’abord, il fut convenu que l’itinéraire serait une seconde fois modifié, de manière à éviter ces grandes villes du nord-ouest, Mirat, Delhi, Agra, Gwalior, Jansie et autres, dans lesquelles la révolte de 1857 avait laissé trop de désastres. Avec les derniers rebelles de l’insurrection devait disparaître tout ce qui pouvait en rappeler le souvenir au colonel Munro. Nos demeures roulantes iraient donc à travers les provinces, sans s’arrêter aux cités principales, mais le pays valait la peine d’être visité rien que pour ses beautés naturelles. L’immense royaume du Sindia, sous ce rapport, ne le cède à aucun autre. Devant notre Géant d’Acier allaient s’ouvrir les plus pittoresques routes de la péninsule.

La mousson avait pris fin avec la saison des pluies, dont la période ne se prolonge pas au delà du mois d’août. Les premiers jours de septembre promettaient une température agréable, qui devait rendre moins pénible cette seconde partie du voyage.

Pendant la deuxième semaine de notre séjour au sanitarium, Fox et Goûmi durent se faire les pourvoyeurs quotidiens de l’office. Accompagnés des deux chiens, ils parcoururent cette zone moyenne où pullulent les perdrix, les faisans, les outardes. Ces volatiles, conservés dans la glacière de Steam-House, devaient fournir un gibier excellent pour la route.

Deux ou trois fois encore, on alla rendre visite au kraal. Là, Mathias Van Guitt, lui aussi, s’occupait à préparer son départ pour Bombay, prenant ses
L’un d’eux coiffé d’une panthère. (Page 282.)

ennuis en philosophe qui se tient au-dessus des petites ou grandes misères de l’existence.

On sait que, par la capture du dixième tigre, qui avait coûté si cher, la ménagerie était au complet. Mathias Van Guitt n’avait donc plus qu’à se préoccuper de refaire ses attelages de buffles. Pas un des ruminants qui s’étaient enfuis pendant l’attaque n’avait reparu au kraal. Toutes les probabilités étaient pour que, dispersés à travers la forêt, ils eussent péri de mort violente. Il s’agissait donc de les remplacer, — ce qui, en ces circonstances, ne laissait pas d’être difficile. Dans ce but, le fournisseur avait envoyé Kâlagani
Goûmi parvint à en retirer l’énorme reptile. (Page 293.)

visiter les fermes et les bourgades voisines du Tarryani, et il attendait son retour avec quelque impatience.

Cette dernière semaine de notre séjour au sanitarium se passa sans incidents. La blessure du capitaine Hod se guérissait peu à peu. Peut-être même comptait-il clore sa campagne par une dernière expédition ; mais il dut y renoncer sur les instances du colonel Munro. Puisqu’il n’était plus aussi sûr de son bras, pourquoi s’exposer ? Si quelque fauve se rencontrait sur sa route, pendant le reste du voyage, n’aurait-il pas là une occasion toute naturelle de prendre sa revanche ?

« D’ailleurs, lui fit observer Banks, vous êtes encore vivant, mon capitaine, et quarante-neuf tigres sont morts de votre main, sans compter les blessés. La balance est donc encore en votre faveur !

— Oui, quarante-neuf ! répondit en soupirant le capitaine Hod, mais j’aurais bien voulu compléter la cinquantaine ! »

Évidemment, cela lui tenait au cœur. Le 2 septembre arriva. Nous étions à la veille du départ.

Ce jour-là, dans la matinée, Goûmi vint nous annoncer la visite du fournisseur.

En effet, Mathias Van Guitt, accompagné de Kâlagani, arrivait à Steam-House. Sans doute, au moment du départ, il voulait nous faire ses adieux suivant toutes les règles.

Le colonel Munro le reçut avec cordialité. Mathias Van Guitt se lança dans une suite de périodes où se retrouvait tout l’inattendu de sa phraséologie habituelle. Mais il me sembla que ses compliments cachaient quelque arrière-pensée qu’il hésitait à formuler.

Et, précisément, Banks toucha le vif de la question, lorsqu’il demanda à Mathias Van Guitt s’il avait eu l’heureuse chance de pouvoir renouveler ses attelages.

« Non, monsieur Banks, répondit le fournisseur, Kâlagani a vainement parcouru les villages. Bien qu’il fût muni de mes pleins pouvoirs, il n’a pu se procurer un seul couple de ces utiles ruminants. Je suis donc obligé de confesser, à regret, que, pour diriger ma ménagerie vers la station la plus rapprochée, le moteur me fait absolument défaut. La dispersion de mes buffles, provoquée par la soudaine attaque de la nuit du 25 au 26 août, me met donc dans un certain embarras… Mes cages, avec leurs hôtes à quatre pattes, sont lourdes… et…

— Et comment allez-vous faire pour les conduire à la station ? demanda l’ingénieur.

— Je ne sais trop, répondit Mathias Van Guitt. Je cherche… je combine… j’hésite… Cependant… l’heure du départ a sonné, et c’est le 20 septembre, c’est-à-dire dans dix-huit jours, que je dois livrer à Bombay ma commande de félins…

— Dix-huit jours ! répondit Banks, mais alors vous n’avez pas une heure à perdre !

— Je le sais, monsieur l’ingénieur. Aussi n’ai-je plus qu’un moyen, un seul !…

— Lequel ?

— C’est, tout en ne voulant aucunement le gêner, d’adresser au colonel une demande très indiscrète… sans doute…

— Parlez donc, monsieur Van Guitt, dit le colonel Munro, et si je puis vous obliger, croyez bien que je le ferai avec plaisir. »

Mathias Van Guitt s’inclina, sa main droite se porta à ses lèvres, la partie supérieure de son corps s’agita doucement, et toute son attitude fut celle d’un homme qui se sent accablé par des bontés inattendues.

En somme, le fournisseur demanda, étant donnée la puissance de traction du Géant d’Acier, s’il ne serait pas possible d’atteler ses cages roulantes à la queue de notre train, et de les remorquer jusqu’à Etawah, la plus prochaine station du railway de Delhi à Allahabad.

C’était un trajet qui ne dépassait pas trois cent cinquante kilomètres, sur une route assez facile.

« Est-il possible de satisfaire monsieur Van Guitt ? demanda le colonel à l’ingénieur.

— Je n’y vois aucune difficulté, répondit Banks, et le Géant d’Acier ne s’apercevra même pas de ce surcroît de charge.

— Accordé, monsieur Van Guitt, dit le colonel Munro. Nous conduirons votre matériel jusqu’à Etawah. Entre voisins, il faut savoir s’entr’aider, même dans l’Himalaya.

— Colonel, répondit Mathias Van Guitt, je connaissais votre bonté, et, pour être franc, comme il s’agissait de me tirer d’embarras, j’avais un peu compté sur votre obligeance !

— Vous aviez eu raison, » répondit le colonel Munro.

Tout étant ainsi convenu, Mathias Van Guitt se disposa à retourner au kraal, afin de congédier une partie de son personnel, qui lui devenait inutile. Il ne comptait garder avec lui que quatre chikaris, nécessaires à l’entretien des cages.

« À demain donc, dit le colonel Munro.

— À demain, messieurs, répondit Mathias Van Guitt. J’attendrai au kraal l’arrivée de votre Géant d’Acier ! »

Et le fournisseur, très heureux du succès de sa visite à Steam-House, se retira, non sans avoir fait sa sortie à la manière d’un acteur qui rentre dans la coulisse selon toutes les traditions de la comédie moderne.

Kâlagani, après avoir longuement regardé le colonel Munro, dont le voyage à la frontière du Népaul paraissait l’avoir sérieusement préoccupé, suivit le fournisseur.

Nos derniers préparatifs étaient achevés. Le matériel avait été remis en place. Du sanitarium de Steam-House, il ne restait plus rien. Les deux chars roulants n’attendaient plus que notre Géant d’Acier. L’éléphant devait les descendre d’abord jusqu’à la plaine, puis aller au kraal prendre les cages et les ramener pour former le train. Cela fait, il s’en irait directement à travers les plaines du Rohilkhande.

Le lendemain, 3 septembre, à sept heures du matin, le Géant d’Acier était prêt à reprendre les fonctions qu’il avait si consciencieusement remplies jusqu’alors. Mais, à cet instant, un incident, très inattendu, se produisit au grand ébahissement de tous.

Le foyer de la chaudière, enfermée dans les flancs de l’animal, avait été chargé de combustible. Kâlouth, qui venait de l’allumer, eut alors l’idée d’ouvrir la boîte à fumée, — à la paroi de laquelle se soudent les tubes destinés à conduire les produits de la combustion à travers la chaudière, — afin de voir si rien ne gênait le tirage.

Mais, à peine eut-il ouvert les portes de cette boîte, qu’il recula précipitamment, et une vingtaine de lanières furent projetées au dehors avec un sifflement bizarre.

Banks, Storr et moi, nous regardions, sans pouvoir deviner la cause de ce phénomène.

« Eh ! Kâlouth, qu’y a-t-il ? demanda Banks.

– Une pluie de serpents, monsieur ! » s’écria le chauffeur.

En effet, ces lanières étaient des serpents, qui avaient élu domicile dans les tubes de la chaudière, pour y mieux dormir sans doute. Les premières flammes du foyer venaient de les atteindre. Quelques-uns de ces reptiles, déjà brûlés, étaient tombés sur le sol, et si Kâlouth n’eût pas ouvert la boîte à fumée, ils eussent tous été rôtis en un instant.

« Comment ! s’écria le capitaine Hod, qui accourut, notre Géant d’Acier a un nid de serpents dans les entrailles ! »

Oui, ma foi ! et des plus dangereux, de ces « whip snakes », serpents-fouets, « goulabis », cobras noirs, najas à lunettes, appartenant aux plus venimeuses espèces.

Et, en même temps, un superbe python-tigre, de la famille des boas, montrait sa tête pointue à l’orifice supérieur de la cheminée, c’est-à-dire à l’extrémité de la trompe de l’éléphant, qui se déroulait au milieu des premières volutes de vapeur.

Les serpents, sortis vivants des tubes, s’étaient rapidement et lestement dispersés dans les broussailles, sans que nous eussions eu le temps de les détruire.

Mais le python ne put déguerpir si aisément du cylindre de tôle. Aussi le capitaine Hod se hâta-t-il d’aller prendre sa carabine, et, d’une balle, il lui brisa la tête.

Goûmi, grimpant alors sur le Géant d’Acier, se hissa à l’orifice supérieur de sa trompe, et, avec l’aide de Kâlouth et de Storr, il parvint à en retirer l’énorme reptile.

Rien de plus magnifique que ce boa, avec sa robe d’un vert mêlé de bleu, décorée d’anneaux réguliers et qui semblait avoir été taillée dans une peau de tigre. Il ne mesurait pas moins de cinq mètres de long sur une grosseur égale à celle du bras.

C’était donc un superbe échantillon de ces ophidiens de l’Inde, et il eût avantageusement figuré dans la ménagerie de Mathias Van Guitt, vu le nom de python-tigre qu’on lui donne. Cependant, je dois avouer que le capitaine Hod ne crut pas devoir le porter à son propre compte.

Cette exécution faite, Kâlouth referma la boîte à fumée, le tirage s’opéra régulièrement, le feu du foyer s’activa au passage du courant d’air, la chaudière ne tarda pas à ronfler sourdement, et, trois quarts d’heure après, le manomètre indiquait une pression suffisante de la vapeur. Il n’y avait plus qu’à partir.

Les deux chars furent attelés l’un à l’autre, et le Géant d’Acier manœuvra de manière à venir prendre la tête du train.

Un dernier coup d’œil fut donné à l’admirable panorama qui se déroulait dans le sud, un dernier regard à cette merveilleuse chaîne dont le profil dentelait le fond du ciel vers le nord, un dernier adieu au Dawalaghiri, qui dominait de sa cime tout ce territoire de l’Inde septentrionale, et un coup de sifflet annonça le départ.

La descente sur la route sinueuse s’opéra sans difficulté. Le serre-frein atmosphérique retenait irrésistiblement les roues sur les pentes trop raides. Une heure après, notre train s’arrêtait à la limite inférieure du Tarryani, à la lisière de la plaine.

Le Géant d’Acier fut alors détaché, et, sous la conduite de Banks, du mécanicien et du chauffeur, il s’enfonça lentement sur l’une des larges routes de la forêt.

Deux heures plus tard, ses hennissements se faisaient entendre, et il débouchait de l’épais massif, remorquant les six cages de la ménagerie.

Dès son arrivée, Mathias Van Guitt renouvela ses remerciements au colonel Munro. Les cages, précédées d’une voiture destinée au logement du fournisseur et de ses hommes, furent attelées à notre train, — un véritable convoi, composé de huit wagons.

Nouveau signal de Banks, nouveau coup de sifflet réglementaire, et le Géant d’Acier, s’ébranlant, s’avança majestueusement sur la magnifique route qui descendait vers le sud. Steam-House et les cages de Mathias Van Guitt, chargées de fauves, ne semblaient pas plus lui peser qu’une simple voiture de déménagement.

« Eh bien, qu’en pensez-vous, monsieur le fournisseur ? demanda le capitaine Hod.

— Je pense, capitaine, répondit, non sans quelque raison, Mathias Van Guitt, que si cet éléphant était de chair et d’os, il serait encore plus extraordinaire ! »

Cette route n’était plus celle qui nous avait amenés au pied de l’Himalaya. Elle obliquait au sud-ouest vers Philibit, petite ville qui se trouvait à cent cinquante kilomètres de notre point de départ.

Ce trajet se fit tranquillement, à une vitesse modérée, sans ennuis, sans encombre. Mathias Van Guitt prenait quotidiennement place à la table de Steam-House, où son magnifique appétit faisait toujours honneur à la cuisine de monsieur Parazard.

L’entretien de l’office exigea bientôt que les pourvoyeurs habituels fussent mis à contribution, et le capitaine Hod, bien guéri, — le coup de feu à l’adresse du python l’avait prouvé, — reprit son fusil de chasseur.

D’ailleurs, en même temps que les gens du personnel, il fallait songer à nourrir les hôtes de la ménagerie. Ce soin revenait aux chikaris. Ces habiles Indous, sous la direction de Kâlagani, très adroit tireur lui-même, ne laissèrent pas s’appauvrir la réserve de chair de bison et d’antilope. Ce Kâlagani était vraiment un homme à part. Bien qu’il fût peu communicatif, le colonel Munro le traitait fort amicalement, n’étant pas de ceux qui oublient un service rendu.

Le 10 septembre, le train contournait Philibit, sans s’y arrêter, mais il ne put éviter un rassemblement considérable d’Indous, qui vinrent lui rendre visite.

Décidément, les fauves de Mathias Van Guitt, si remarquables qu’ils fussent, ne pouvaient supporter aucune comparaison avec le Géant d’Acier. On ne les regardait même pas à travers les barreaux de leurs cages, et toutes les admirations allaient à l’éléphant mécanique.

Le train continua à descendre ces longues plaines de l’Inde septentrionale, en laissant, à quelques lieues dans l’ouest ; Bareilli, l’une des principales villes du Rohilkhande. Il s’avançait, tantôt au milieu de forêts peuplées d’un monde d’oiseaux dont Mathias Van Guitt nous faisait admirer « l’éclatant pennage », tantôt en plaine, à travers ces fourrés d’acacias épineux, hauts de deux à trois mètres, nommés par les Anglais « wait-a-bit-bush ». Là se rencontraient en grand nombre des sangliers, très friands de la baie jaunâtre que produisent ces arbustes. Quelques uns de ces suiliens furent tués, non sans péril, car ce sont des animaux véritablement sauvages et dangereux. En diverses occasions, le capitaine Hod et Kâlagani eurent lieu de déployer ce sang-froid et cette adresse qui en faisaient deux chasseurs hors ligne.

Entre Philibit et la station d’Etawah, le train dut franchir une portion du haut Gange, et, peu de temps après, l’un de ses importants tributaires, le Kali-Nadi.

Tout le matériel roulant de la ménagerie fut détaché, et Steam-House, transformé en appareil flottant, se transporta aisément d’une rive à l’autre à la surface du fleuve.

Il n’en fut pas de même pour le train de Mathias Van Guitt. Le bac fut mis en réquisition, et les cages durent traverser les deux cours d’eau l’une après l’autre. Si ce passage exigea un certain temps, il s’effectua, du moins, sans grandes difficultés. Le fournisseur n’en était pas à son coup d’essai, et ses gens avaient eu déjà à franchir plusieurs fleuves, lorsqu’ils se rendaient à la frontière himalayenne.

Bref, sans incidents dignes d’être relatés, à la date du 17 septembre, nous avions atteint le railway de Delhi à Allahabad, à moins de cent pas de la station d’Etawah.

C’était là que notre convoi allait se diviser en deux parties, qui n’étaient pas destinées à se rejoindre.

La première devait continuer à descendre vers le sud à travers les
Quelques uns de ces suiliens furent tués. (Page 295.)

territoires du vaste royaume de Scindia, de manière à gagner les Vindhyas et la présidence de Bombay.

La seconde, placée sur les truks du chemin de fer, allait rejoindre Allahabad, et, de là, par le railway de Bombay, atteindre le littoral de la mer des Indes.

On s’arrêta donc, et le campement fut organisé pour la nuit. Le lendemain, dès l’aube, pendant que le fournisseur prendrait la route du sud-est, nous devions, en coupant cette route à angle droit, suivre à peu près le soixante-dix-septième méridien.

Il fut parfait dans la grande scène des adieux. (Page 298.)

Mais, en même temps qu’il nous quittait, Mathias Van Guitt allait se séparer de la partie de son personnel qui ne lui était plus utile. À l’exception de deux Indous, nécessaires au service des cages pendant un voyage qui ne devait durer que deux ou trois jours, il n’avait besoin de personne. Arrivé au port de Bombay, où l’attendait un navire en partance pour l’Europe, le transbordement de sa marchandise se ferait par les chargeurs ordinaires du port.

De ce fait, quelques-uns de ses chikaris redevenaient libres, et en particulier Kâlagani.

On sait comment et pourquoi nous nous étions véritablement attachés à cet Indou, depuis les services qu’il avait rendus au colonel Munro et au capitaine Hod.

Lorsque Mathias Van Guitt eut congédié ses hommes, Banks crut voir que Kâlagani ne savait trop que devenir, et il lui demanda s’il lui conviendrait de nous accompagner jusqu’à Bombay.

Kâlagani, après avoir réfléchi un instant, accepta l’offre de l’ingénieur, et le colonel Munro lui témoigna la satisfaction qu’il éprouvait à lui venir en aide en cette occasion. L’Indou allait donc faire partie du personnel de Steam-House, et, par sa connaissance de toute cette partie de l’Inde, il pouvait nous être fort utile.

Le lendemain, le camp était levé. Il n’y avait plus aucun intérêt à prolonger notre halte. Le Géant d’Acier était en pression. Banks donna à Storr l’ordre de se tenir prêt.

Il ne restait plus qu’à prendre congé de notre ami le fournisseur. Ce fut très simple de notre part. De la sienne, ce fut naturellement plus théâtral.

Les remerciements de Mathias Van Guitt pour le service que venait de lui rendre le colonel Munro prirent nécessairement la forme amplicative. Il « joua » remarquablement ce dernier acte, et fut parfait dans la grande scène des adieux.

Par un mouvement des muscles de l’avant-bras, sa main droite se plaça en pronation, de telle sorte que la paume en était tournée vers la terre. Cela voulait dire qu’ici-bas, il n’oublierait jamais ce qu’il devait au colonel Munro, et que si la reconnaissance était bannie de ce monde, elle trouverait un dernier asile dans son cœur.

Puis, par un mouvement inverse, il reploya sa main en supination, c’est-à-dire qu’il en retourna la paume, en l’élevant vers le zénith. Ce qui signifiait que, même là-haut, les sentiments ne s’éteindraient pas en lui, et que toute une éternité de gratitude ne saurait acquitter les obligations qu’il avait contractées.

Le colonel Munro remercia Mathias Van Guitt comme il convenait, et, quelques minutes après, le fournisseur des maisons de Hambourg et de Londres avait disparu à nos yeux.