La Mainmise de l’Etat sur la flotte marchande

La Mainmise de l’Etat sur la flotte marchande
Revue des Deux Mondes6e période, tome 49 (p. 677-691).
LA MAINMISE DE L’ÉTAT
SUR
LA FLOTTE MARCHANDE

Nul ne saurait contester à un État belligérant la faculté de réquisitionner, dans l’intérêt de la Défense nationale, les biens de ses sujets. Le droit de réquisition est de tous les temps et de tous les pays ; il est vrai seulement qu’autrefois, il ne dépassait pas la portée d’un mousquet : il était en quelque sorte l’apanage de l’armée en campagne. Comme il était juste, la notion du recensement de toutes les richesses de la patrie, en vue de leur exploitation méthodique, pendant la guerre s’est fait jour dans nos lois. Parmi ces richesses, la flotte marchande, prolongement de nos chemins de fer, est une des plus précieuses. Les navires sont donc au nombre des choses dont peut s’emparer la puissance publique.

Le droit de réquisition est entouré de garanties qui précisent le caractère de cette mesure exceptionnelle. La loi du 3 juillet 1877 spécifie que la réquisition n’est exercée qu’en cas de mobilisation, et pour les besoins de l’armée ou de la marine, afin, dit l’article premier, « de suppléer à l’insuffisance des moyens ordinaires d’approvisionnement. » Les prestations effectuées donnent droit à des indemnités représentatives de leur valeur. L’article 5 de la loi, qui parle de la réquisition des navires, indique que le ministère de la Marine peut en tous temps et en tous lieux réquisitionner les navires de commerce et embarcations de toute nature. Il résulte de ce texte que la réquisition, prévue par la loi de 1877, ne vise que les prestations nécessitées par un intérêt militaire. : Dans l’esprit du législateur, elle a même pour but de suppléer à la pénurie) de ressources ordinaires, de l’Intendance ; elle est donc forcément limitée à des objets dont l’usage ou la consommation sont imposés par les circonstances.

On le voit donc, la réquisition générale de la flotte marchande, sous le régime de laquelle nous vivons actuellement, n’a rien de commun avec les opérations administratives prévues dans la loi de 1877. Cette réquisition générale s’applique à l’ensemble d’une industrie. Elle est motivée, non par un intérêt militaire, mais par des considérations économiques touchant au ravitaillement de la nation. Ce qui le prouve, c’est qu’elle a été opérée non par le ministre de la Marine, seule autorité requérante prévue, avec le ministre de la Guerre, par la loi de 1877, mais bien par le ministre du Commerce.

Comment l’État français en est-il arrivé à cette conception de la réquisition générale de la flotte ? Voici quelles ont été les étapes principales. Dès le début de la guerre, les autorités responsables se sont préoccupées d’obtenir de la flotte marchande française la meilleure utilisation possible. Elles ont tout d’abord porté leur attention sur l’utilité des voyages effectués, et, par décret du 4 avril 1916, elles se sont réservé le droit d’interdire ceux qui ne présenteraient pas un caractère d’intérêt pour le ravitaillement du pays. Plus tard, lorsque la crise des transports maritimes fut devenue plus aiguë, à mesure que se prolongeait la guerre sous-marine, le gouvernement voulut suivre de plus près la question, il fit appel aux spécialistes, c’est-à-dire aux armateurs, pour l’assister. — En juillet 1917 fut nommé un comité dont le rôle était de prêter son concours au sous-secrétaire d’État, pour le règlement de toutes les questions se rapportant directement ou indirectement aux transports par mer. En même temps, un décret conférait au sous-secrétaire d’État le droit de contrôle sur les taux de fret et l’utilisation de la flotte ? Il prescrivait aussi qu’aucun navire français ne pouvait entreprendre un voyage sans être muni d’une licence. Les pouvoirs du sous-secrétaire d’État pouvaient, en vertu de cette décision, aller jusqu’à la réquisition immédiate du navire, s’il en jugeait l’utilisation insuffisante. — Le contrôle sur les taux de fret s’étendit ensuite aux chargements. En septembre, on institua au sous-secrétariat d’État de la Marine marchande, un service dont le rôle était de centraliser les besoins de tonnage des services publics et du commerce libre, en les comparant avec les possibilités de transport et en déterminant l’ordre de leur urgence. Le 29 septembre 1917, le gouvernement, par un nouveau décret, renforçait celui du 18 juillet, et se réservait de déterminer l’itinéraire et le chargement, non seulement des navires français, mais de tous les navires alliés ou neutres mis au service de la France. Le 8 octobre, en vue d’assurer l’application des décrets du 17 juillet et du 29 septembre, le sous-secrétaire d’État nommait un comité composé par moitié de fonctionnaires et d’armateurs chargé de l’assister pour toutes les décisions ayant trait aux conditions générales de l’utilisation de la Hotte, notamment en ce qui concernait l’octroi des licences. Enfin, l’action du Service des « priorités » n’étant pas jugée assez étendue, un Comité exécutif des importations fut institué par décret du 13 décembre, pour examiner les besoins que le même décret demandait aux divers départements ministériels d’établir.

C’est ainsi que le contrôle de l’État s’est fait de plus en plus étroit, jusqu’au moment où le décret du 22 décembre plaça définitivement sous les ordres directs de l’État toute la flotte française et les navires alliés ou neutres mis à la disposition de la France. Un comité fut chargé d’examiner les demandes de licence et d’établir des ordres de chargement comportant la fixation de l’itinéraire du navire, la composition du chargement, et les taux de fret a appliquer. Le contrôle de l’utilisation du tonnage étant passé complètement aux mains du sous-secrétaire d’État, M. Lemery, celui-ci crée, par arrêté du 17 janvier, un contrôle spécial qui devait s’exercer auprès des divers services de la Marine marchande, dans les ports auprès des représentants des armateurs et à bord des navires. À cet effet, M. Lemery nomme un contrôleur qui agit comme son délégué direct, mais sans qu’il puisse prendre lui-même des mesures d’exécution. Enfin, l’importance que prennent toutes les questions relatives au régime de la Marine marchande, nécessite une nouvelle répartition d’attributions au ministère du Commerce, dont dépendent les Transports Maritimes et la Marine marchande. Ces derniers services sont alors confiés en entier, le 29 janvier, à un Commissaire qui, en outre, a la délégation du Président du Conseil, des ministres de la Marine, des Travaux publics et du Ravitaillement. Ce Commissaire aux Transports, M. Bouisson, député de Marseille, arrivait avec un programme de réquisition intégrale de la Hotte marchande qu’il réalisa séance tenante. Une loi était nécessaire pour étendre aux besoins généraux du ravitaillement la faculté de réquisition prévue par la loi de 1877 pour les seuls besoins militaires. Cette loi fut votée le 10 février 1918. L’article Ier spécifiait qu’il pourrait « être procédé par décret à la réquisition de la totalité de la flotte marchande. » Le décret en question fut rendu le 15 février 1918.

De ce fait, toute la flotte marchande et son personnel passaient à la disposition du Commissaire aux Transports. L’Etat ne devenait pas propriétaire des navires, mais il en était désormais l’usufruitier. Les armateurs se trouvaient dépouillés de leurs droits, ils cessaient d’être les maîtres de leurs bâtiments. Pour leur permettre d’éviter une dépossession complète, le gouvernement leur offrait de signer une charte-partie, arrêtée le 15 mai 1918, et selon laquelle ils restaient, sous les ordres et pour le compte de l’Etat, gérants de leurs propres navires. La plupart des armateurs signèrent cette charte-partie, dont ils avaient, il est vrai, débattu les clauses, mais qui ne leur en était pas moins imposée « le couteau sur la gorge. »

Tout ce que vote le législateur dans des conditions constitutionnelles est légal. La légalité de la réquisition générale de la flotte marchande ne fait donc pas de doute. Mais elle est en contradiction avec le respect du droit de propriété, et avec nos principes de liberté commerciale. Si encore elle eût été nécessaire au salut du pays, ou même seulement utile aux intérêts de la défense nationale ! Mais, à notre avis, il n’était point indispensable d’y recourir pour les desseins qu’on se proposait. Un système moins absolu eût abouti au même but sans entraîner les inconvénients et les risques de la charte-partie. Celle-ci a été l’objet d’assez vives attaques au Parlement. La commission de la marine marchande a critiqué l’esprit dans lequel elle avait été appliquée. Mais aucune lumière n’a jailli des débats confus qui se sont déroulés dans l’enceinte du Palais-Bourbon les 21 et 26 novembre,


LA RÉQUISITION

Qu’il fût impossible de conserver intact, durant les hostilités, le principe de la liberté de navigation, cela n’est pas en question. En temps de paix, le tonnage flottant était proportionné aux besoins des transports. Pendant la guerre, ces besoins ont augmenté d’une façon gigantesque, tandis qu’au contraire, le tonnage diminuait sensiblement. On estime à 12 800 000 tonnes, soit le tiers du shipping neutre et allié, les pertes dues à l’action des sous-marins. En outre, certaines nations ont cessé de construire, comme la France. Quant à l’Angleterre, sa production a été très inférieure de 1914 à 1917 à ce qu’elle était autrefois. Le devoir du gouvernement était de remédier à cette crise. Celle-ci risquait d’entraîner de graves inconvénients. En premier lieu, on pouvait craindre qu’en laissant agir la loi de la concurrence, les bâtiments ne transportassent des marchandises de luxe au détriment de celles qui étaient indispensables au pays, puisque les premières payent un fret plus élevé que les secondes. Ces mêmes bâtiments risquaient d’accomplir des voyages d’une urgence moins absolue que d’autres. Enfin, comme il y avait une rupture d’équilibre complète entre l’offre et la demande, les taux d’affrètement devaient fatalement augmenter dans des proportions préjudiciables au public. L’Etat devait donc se tracer le programme suivant : accélérer la rotation des navires, imposer au besoin l’itinéraire du voyage, dicter un ordre de priorité pour les chargements, taxer le fret. Examinons tous ces points et demandons-nous si la réquisition générale y a apporté les améliorations souhaitées.

Et d’abord en ce qui concerne la « rotation des navires. »

La bonne utilisation du tonnage d’un navire dépend de plusieurs circonstances. Avant tout, il ne doit pas prolonger son indisponibilité pour réparation, désarmement, etc., il doit charger ses soutes à plein rendement, enfin, accélérer ce qu’on a appelé sa rotation, c’est-à-dire son parcours en mer, et ses opérations d’amarrage, chargement, débarquement et appareillage dans le port. On a prétendu que les armateurs avaient eu dans certains cas intérêt à ne pas faire naviguer leurs navires pour les soustraire aux dangers de la guerre sous-marine. Si ce faux calcul a pu germer dans le cerveau de quelques armateurs, le fait est tellement exceptionnel qu’il ne mérite pas qu’on le prenne en .sérieuse considération. En réalité, les compagnies de navigation avaient le plus grand désir de faire naviguer intensivement leurs bateaux, et même d’accroître leur shipping, ainsi qu’ils n’ont point manqué de le faire, chaque fois qu’ils en ont eu l’occasion. S’il s’est trouvé au fond des ports quelques coques inutilisées, il s’agissait de cas tout à fait particuliers. L’immobilisation du navire était due à des circonstances très spéciales. Contre de pareils agissements, le gouvernement était armé et pouvait sévir avec la dernière rigueur. Cela lui était facile avec la loi du 19 février 1918, qui prescrivait des sanctions sévères, et l’organisation d’un contrôle du tonnage indépendant, qui eût renseigné le ministre sur l’application des dispositions législatives. — Si l’on en croit M. Bergeon, rapporteur du projet de loi sur la réquisition générale, il ne semble pas que celle-ci ait apporté une amélioration dans l’utilisation des navires. Le rapporteur cite notamment le cas de nombreux navires qui ont été retenus d’une façon prolongée dans le port.

Quant aux désarmements dus à des grosses réparations, la réquisition n’a rien changé à la situation, si elle ne l’a pas aggravée. Il existait quatre-vingt-trois navires formant une jauge brute de 275 544 tonnes au mois de septembre 1918, tant en Atlantique qu’en Méditerranée. Il est absolument inexact de prétendre que les compagnies étaient désireuses de prolonger la réparation de ces bâtiments. Pourquoi ces réparations ont-elles été effectuées parfois avec une lenteur désespérante ? Tout simplement parce que les moyens d’action mis à la disposition des chantiers privés ou des arsenaux étaient manifestement insuffisants. Une commission interministérielle s’est préoccupée d’améliorer les travaux de disponibilité des navires. Son rôle eût été encore plus efficace si elle s’était trouvée en présence des propriétaires réels des bâtiments et non de l’Etat. Dans la majorité des cas, pour ne pas dire dans tous les cas, elle eût été secondée par l’action des armateurs pour lesquels tout temps perdu est de l’argent gaspillé. S’il se fût révélé des récalcitrants parmi eux, il eût été facile de briser les résistances individuelles, en effectuant d’office les réparations nécessaires. Mais tout le monde conviendra que l’Etat est beaucoup plus accessible qu’une compagnie aux raisons que chacun ne manque pas de faire valoir, quand il s’agit de justifier la prolongation d’un séjour dans le port ou dans un bassin de radoub.

Il nous reste à parler maintenant de la durée des voyages et des chargements de navires. Le meilleur moyen d’intensifier les mouvements est d’y intéresser ceux de qui ils dépendent. On l’avait si bien compris dans le commerce libre que sous le nom de chapeau, les capitaines percevaient, depuis un temps immémorial, une prime sur le fret. Le bénéfice de cette bonification, dont la répartition variait un peu selon les armateurs, avait été étendu au mécanicien et à plusieurs membres de l’équipage. La charte-partie élaborée par M. Bouisson n’en garde d’oublier ce principe. Elle institua des primes à la rotation ; mais celles-ci furent réglementées d’une façon inopérante ; en effet, elles constituèrent une augmentation de salaire et perdirent leur caractère de récompense acquise d’après l’accélération des traversées, et l’importance des chargements. C’est le contrat-type de gérance du 15 mars 1918 qui a créé et défini la prime à la rotation. Celle-ci est calculée à raison de 0,05 par tonne-jour ou par mètre cube-jour de navigation au profit de l’armateur gérant et de l’équipage. Etudions-la. Et d’abord l’assiette en est fort mal établie. Il eût été logique qu’elle fût fondée sur le tonnage effectivement transporté et sur le nombre de milles parcourus, — acquise, en d’autres termes, par tonne-distance et non par tonne-jour de navigation. Il y a en effet intérêt, non à prolonger, mais à réduire la durée de navigation en mer [1]. Le mode de distribution de la prime d’équipage prête également à la critique. Au lieu que ces allocations fussent attribuées à ceux qui les avaient effectivement acquises, elles ont été réparties, — dans une bonne intention d’ailleurs, — sur une base égalitaire par journée de navigation, sans égard pour la nature des services rendus par le marin. Le caboteur de Marseille perçoit autant qu’un long-courrier. Un garçon de service de cuisine acquiert la même indemnité qu’un chauffeur. Voici notre navire dans le port ; ’personne n’est réellement intéressé à ce que ses opérations de chargement ou de débarquement s’effectuent avec rapidité. Celles-ci sont confiées à des entrepreneurs dont les contrats prévoient des bonifications sur les prix de base fixés au marché pour la tonne manutentionnée lorsque l’entrepreneur dépasse le chiffre minimum qui lui a été imposé pour le chargement et le déchargement des navires ; mais dans bien des circonstances, et étant donnée la cherté de la main-d’œuvre, les titulaires des marchés ne cherchent point à activer les déchargements. A quoi bon se donner une peine inutile ? Les difficultés rencontrées par l’administration, notamment à Bordeaux avec les entrepreneurs de transports, prouvent combien nous avons perdu à substituer aux compagnies de navigation qui se concurrençaient entre elles l’action centralisatrice des services de transit. Je rends bien volontiers hommage aux officiers qui les dirigent. Certains d’entre eux, comme le capitaine de frégate Battelet, à Marseille, ont fait preuve d’une rare compétence et d’une remarquable activité. Mais ils se sont heurtés, du fait même de leur fonction, à des obstacles insurmontables. Quant aux fonctionnaires auxquels ont été confiées les directions centrales, nous ne contestons pas davantage que ce soient des hommes de grande valeur ; mais certains d’entre eux étaient mal préparés à exercer le métier d’armateurs, le plus complexe peut-être qui soit.


LES RÉSULTATS

« Notre tonnage transporté a-t-il été augmenté ? » Telle est la question que l’honorable M. Bergeon, rapporteur devant la Chambre du projet de loi sanctionnant la réquisition générale, se pose pour juger si le système de la réquisition générale nous a été avantageux. Le Député de Marseille, pour mettre en lumière les méfaits du régime étatiste, apporte des chiffres et cite des exemples impressionnants. Certains de ces chiffres et certains de ces exemples ont été contestés par le Commissaire aux Transports. Mais il en reste de bien éloquents, et sur lesquels aucune contestation n’est possible. Ce qu’il eût fallu, c’est établir une comparaison entre le rendement-jour du tonnage avant et pendant la réquisition, en suivant le travail des navires pris individuellement sous les deux régimes. Et telle est bien l’étude qu’eût souhaité faire M. Bergeon : mais on ne lui en a pas donné les moyens. Je gage que le résultat ne serait pas à l’avantage de la Réquisition et c’est dans le discours même du Commissaire aux Transports que l’on en découvre la preuve. « J’ai fait de mon mieux, a-t-il affirmé, je ne dis pas qu’il n’y a pas eu d’erreurs dans mon exploitation. Quand on a à diriger 1 200 à 1 500 navires, nul ne peut se vanter qu’une erreur ne sera pas commise. »

La voilà bien, l’erreur fondamentale ! c’est de diriger 1 200 à 1 500 navires. Nul ne doute que M. Bouisson n’ait « fait du son mieux. » Mais c’est une entreprise au-dessus des forces du ministre le plus compétent et le plus laborieux, que d’improviser la direction de toute une flotte marchande avec des moyens d’action notoirement insuffisants. « En quelques jours, dit le rapporteur, M. Bergeon, avec une hâte excessive, la réquisition a été improvisée, sans méthode et sans programme déterminé. » La réquisition a surpris tout le monde, et ses promoteurs les plus convaincus ne savaient même pas par quel bout la prendre. On a cité l’exemple des Anglais qui avaient à contrôler une flotte autrement importante. Mais nous aurons ‘l’occasion de dire que la réquisition anglaise ne ressemble nullement à la nôtre : de plus, en Angleterre, cette réquisition s’est faite progressivement et avec un personnel autrement important que celui de la rue Saint-Honoré. « Dans les grandes compagnies de navigation, croyez-vous, a dit M. Bouisson, qu’il n’y a pas des moments où l’on a fait des fausses manœuvres et déroulé des bateaux ? » C’est exact, mais les fausses manœuvres ont été moins fréquentes parce que l’attention des chefs était fixée, non sur 1 500 navires, mais sur un nombre beaucoup moindre. Puis, dans l’industrie, les fautes se paient ; le bilan est là pour les enregistrer. Dans les ministères, elles s’oublient... à moins que leurs auteurs n’en soient récompensés.

Ainsi, sous le rapport des rotations de navires, nous n’avons rien gagné à la réquisition ; et c’est la conséquence logique d’une mesure qui aveugle l’œil du maître. La mesure était-elle du moins commandée par la nécessité de composer les chargements conformément aux besoins des armées et de la nation ? pas davantage. Le plan des chargements, la composition des cargaisons, l’itinéraire même du navire pouvaient facilement être fixés par l’Etat, sans que celui-ci eût besoin de s’attribuer la Hotte. Je reconnais que lorsque M. Bouisson reçut l’investiture de Commissariat des Transports, la question de ce contrôle de la Hotte marchande n’était pas au point. Mais son prédécesseur, M. Lemery, avait entrevu la vérité et il s’apprêtait à réaliser le programme qui convenait à la situation. Les navires étaient placés sous les ordres de l’Etat ; un contrôle du tonnage venait d’être institué, il restait à faire voter le projet de loi réalisant les sanctions contre les armateurs contrevenants pour que le régime des licences produisit le résultat qu’on devait en attendre, étant donné que les licences devaient dicter l’itinéraire, imposer la composition du chargement, et, enfin, taxer le fret. Pourquoi donc l’Etat s’est-il chargé de cette lourde responsabilité d’exploiter pour son propre compte une flotte qu’il pouvait se contenter de contrôler ? A cela, aucun motif, sinon une raison politique, car c’en est une qui a provoqué la réquisition générale de la flotte.

Ce fut un tort de ne pas prendre-assez à temps les mesurer radicales de contrôle que les éventualités de la guerre nécessitaient. On a ainsi donné quelque poids aux critiques du parti socialiste, qui reprochait au gouvernement son absentéisme. Au moment où la réquisition générale fut adoptée, les armateurs reconnaissaient la nécessité de renforcer l’action gouvernementale. Leur faute fut de ne pas avoir proposé eux-mêmes un programme qui eût été accepté par le Parlement, et fait mettre un des leurs à la tête du secrétariat de la Marine marchande, ainsi qu’on le fit en Angleterre. Ils ont conservé une attitude passive, laissant ainsi le champ libre à la thèse de l’intervention de l’Etat.

Le principal argument des interventionnistes reposait sur l’enrichissement des compagnies de navigation. Si les armateurs se sont enrichis, nous avons eu du moins la consolation de penser que leurs gains ont diminué d’autant notre dette vis-à-vis de l’étranger. Il y a lieu également de considérer qu’une grande partie de la flotte marchande a été réquisitionnée pour les besoins de la marine militaire. Ce n’est même pas avec ce qui leur restait de navires que nos Compagnies de navigation ont réalisé des bénéfices d’ailleurs bien moins élevés que ceux des sociétés maritimes étrangères. L’armement français, encouragé par le ministre de la Marine, s’est rendu acquéreur au début de la guerre d’un tonnage important. Plus tard, quand le transfert de pavillon fut partout interdit, nos armateurs affrétèrent des bâtiments étrangers qui naviguèrent à leur compte, tout en conservant leur nationalité. Ces locations constituèrent leur meilleure source de profits. Que dire, sinon que de telles opérations sont non seulement légitimes mais fructueuses. au point de vue national ? La loi sur les bénéfices de guerre prévoit que toutes les entreprises privées, y compris les Compagnies de navigation, doivent verser au fisc 80 pour 100 de ces bénéfices. Une telle participation du Trésor aux profits de l’armement nous prémunissait contre les conséquences d’un esprit de spéculation excessif ; mais l’Etat a fait un bien décevant calcul, s’il s’est imaginé se lancer dans une bonne opération financière en exploitant le tonnage à la place des compagnies. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’il s’est immédiatement privé des 80 p. 100 qu’il prélevait sur les bénéfices de l’armement, et je crains bien que, comme le savetier de la fable, il n’ait tué « la poule aux œufs d’or. »

La réquisition générale de la flotte « devait amener une baisse dans le prix de la vie. » Ce serait aujourd’hui une ironie que de le soutenir. Bien plus : avant le 18 février 1918, nous avions du chocolat, du café, du tabac. Actuellement, tout nous manque. On nous a rebattu les oreilles en nous disant qu’il fallait avant tout transporter des munitions, ce qui était inconciliable avec l’importation d’autres articles. D’abord, cette affirmation est inexacte. Le chargement de l’acier au fond des soutes laissait libre un espace pour y loger des balles de tabac ou des caisses de cacao. Puis enfin, l’armistice est signé depuis le 11 novembre et nous manquons toujours d’une foule d’articles qui s’entassent sur les quais des pays de production.

Si encore le compte spécial de la réquisition devait se solder par un profit appréciable ! Dans l’océan de nos dépenses de guerre, ce serait un adoucissement à nos peines que de le penser. Mais gardons-nous de cette illusion. Ce compte, a-t-on dit, ne présente nullement les garanties de sincérité d’un bilans : D’abord, il n’enregistrera pas toutes les répercussions des erreurs ou des fautes de la direction ; ensuite, il ne peut prévoir des réserves pour éventualités, notamment pour la liquidation des contestations judiciaires sans nombre qui vont naître infailliblement de la réquisition. Ne serait-ce que pour le règlement des manquants et avaries de matériel constatés en cours de transport : nous ne sommes pas près de voir la fin de ce règlement. Nous nous trouvons, en effet, en présence d’un redoutable inconnu. J’attendrai pour me prononcer sur les résultats financiers de la réquisition, la liquidation du compte spécial, mais je crains d’attendre longtemps. L’Etat, qui avait dû assumer durant la guerre des charges financières fort lourdes, pouvait se dispenser de supporter celle-là. La réquisition générale de la flotte apparaît donc simplement comme un essai d’étatisme tenté à la faveur de la guerre.


DANS LES PAYS ETRANGERS

L’exemple des autres nations sur lesquelles on a paru se fonder est contraire à la politique de mainmise du gouvernement français sur les navires telle que celui-ci l’a pratiquée.

Rien en effet dans la législation étrangère ne ressemble à la réquisition française. L’Italie n’a réquisitionné que la faculté de transport, l’Amérique s’est bornée à l’affrètement obligatoire. Quant à l’Angleterre qu’on nous a citée comme modèle, elle n’a réquisitionné qu’une partie de sa flotte (40 pour 100 environ d’après M. Bergeon), étendant son contrôle des bénéfices sur 50 pour 100 et laissant en navigation libre 40 pour 100 de cette même flotte. Tous ces régimes ont permis de maintenir à la vie commerciale son courant d’affaires avec ou sans prélèvement de bénéfices au profit du fisc. En France au contraire, la mainmise de l’État sur la flotte est intégrale et absolue. Or, ce système est celui du moindre rendement : « C’est une vérité reconnue des deux côtés de la Manche, a dit M. Bergeon, que les navires dirigés par l’Etat ont un rendement déplorable. Bornons-nous à dire que d’une étude faite au Comité des transports maritimes, il résultait que les charbonniers réquisitionnés avaient un rendement inférieur de 40 à 50 pour 100 à celui des navires dirigés par les importateurs de charbons. »

Une dernière remarque : chez toutes les nations alliées, l’intervention de l’État dans les affaires de l’armement s’est faite par voie d’entente cordiale avec les propriétaires des navires. En France, on constate que la flotte a été prise par le Commissariat des Transports sous une forme comminatoire. On a tenu aux armateurs un langage qu’il ne convenait point d’employer avec ceux dont on demandait la collaboration et auquel le regretté M. J.-Ch. Roux a fait une réponse des plus dignes.

Cette façon d’exciter le pays contre les armateurs et de troubler leurs relations avec les équipages dont on opposait le patriotisme désintéressé à l’esprit d’enchérissement des patrons est nouvelle dans les annales de la guerre. Tous les hommages qu’on a pu adresser aux inscrits maritimes sont au-dessous de ce qu’ils méritent. Chaque fois que j’en ai eu l’occasion, je me suis fait le modeste avocat de leur courage et de leur abnégation. Mais était-il bien nécessaire, pour les glorifier, d’humilier leurs armateurs qui, dans l’ensemble, ont rendu au pays des services considérables ? Pouvons-nous ignorer que la grandeur de la Marine marchande dépend de la communauté des efforts des uns et des autres ? Dans une lettre qu’il adressait au ministre de la Marine, M. Georges Leygues, le 16 décembre 1918 pour le remercier « du labeur silencieux de ses collaborateurs qui ont assuré à la Marine marchande une protection des plus efficaces, » le syndicat des Capitaines au long cours de Marseille, sous la signature de MM. Rat et Mas, témoignait de « l’ardent désir de faire aimer et respecter en commun sur toutes les mers du globe le glorieux pavillon de la France. » Nos marins qui viennent durant la guerre de donner des témoignages éclatants de leur héroïsme sont impatients de promener notre gloire à travers le monde. Il faut que tous, inscrits, capitaines, armateurs, s’unissent dans ce sentiment de concorde nationale pour régénérer notre flotte qui a cruellement souffert de la guerre. Le rôle du gouvernement est de rapprocher et non de diviser les patrons et les employés.


RETOUR À LA LIBERTÉ

Quelle sera la meilleure formule d’exploitation de cette flotte ? Je n’hésite pas à le dire, celle de la liberté. Certes, l’État doit continuer à soutenir l’armement et à le contrôler, tant que la nécessité s’en fera sentir. Il doit intervenir justement pour aplanir les conflits qui pourraient naître du fait du contrat de travail à bord ; mais notre Marine marchande a besoin d’un régime qui l’éloigné sans tarder de la réquisition. Nous souffrons moins, en ce moment, d’une disette de denrées que d’une crise de transport. Il existe sur la surface du globe de quoi satisfaire aux besoins de tous les peuples, mais la difficulté est de mettre ces ressources à la portée des consommateurs. Or, les échanges entre les nations s’accomplissent surtout par la voie maritime. Nous nous trouvons dans l’obligation d’effectuer d’énormes mouvements de troupes et de matériel, tandis que le tonnage mondial a sensiblement diminué par suite de la guerre sous-marine. Nos ennemis souffrent plus que nous-mêmes de cette situation, qu’ils ont créée en coulant 12 800 000 tonnes de navires.

Quoi qu’il en soit, il faut que nous sachions nous contenter du tonnage que nous possédons et notre premier devoir est de le bien exploiter. Il s’agit d’un problème complexe à résoudre. Il ne faut pas seulement améliorer la rotation des bâtiments en mer ou dans les ports, assurer leur chargement rapide, utiliser au maximum le poids et la capacité disponible des soutes. Il importe en outre de sélectionner la matière à transporter, c’est-à-dire de diriger les navires sur les points où le fret est abondant et de choisir sur les quais telle marchandise de préférence à telle autre en appréciant l’urgence de son évacuation, que celle-ci soit requise par l’état périssable de la denrée ou qu’elle le soit du fait de l’urgence des déficits à combler.

Jusqu’ici les nécessités militaires primaient toutes les autres et la priorité des transports était facile à établir. Il suffisait de suivre les plans de commande du Ministère de la Guerre, qui étaient dictés eux-mêmes par les états de besoin des armées. L’application de cette règle impérative a bouleversé tout notre équilibre économique, fondé autrefois sur la loi de l’offre et de la demande. Maintenant, tout le système sur lequel reposaient nos transports demande à être modifié : ce ne sont point les armées combattantes qui doivent en dicter les modalités. Quel est donc le meilleur moyen de connaître les besoins de nos populations, sinon de les laisser s’affirmer eux- mêmes, c’est-à-dire de permettre à la vieille loi de l’offre et de la demande de reprendre tous ses droits ? La judicieuse répartition des produits consommables là où il est opportun de les diriger, est déterminée par mille demandes impondérables des consommateurs. Un ordre de choses conforme à la situation réelle surgit de cette contradiction d’intérêts ; la liberté commerciale est la suprême régulatrice du marché. Il faut y revenir le plus tôt possible.

Un inconvénient grave, en effet, de l’exploitation de la flotte marchande par l’Etat, c’est de confier à des papiers officiels le soin de proclamer l’ordre d’urgence des transports, c’est de donner à des bureaux la faculté d’apprécier les besoins des consommateurs, quand ces besoins se passent d’intermédiaires. Nos plans de chargement ne doivent pas être le résultat d’un compromis entre les états dressés par divers Ministères, mais être imposés par la demande des commerçants et des industriels. Si nous ne voulons pas manquer de certains articles indispensables, quand nous aurons pléthore des autres, revenons sans tarder au réprime de la liberté de navigation.

Cette éventualité, M. le Commissaire aux Transports maritimes l’a lui-même envisagée pour les lignes de navires postaux qui appareillent encore avec une irrégularité désespérante. Il y aurait intérêt à poursuivre cette opération de façon à revenir au régime normal et à étendre la déréquisition à la totalité de la Hotte marchande, y compris les cargos, selon l’exemple que viennent de nous donner les États-Unis d’Amérique. Car il importe de laisser se renouer sans délai les relations entre nos compagnies et leur clientèle, faute de quoi celles-ci trouveront les places prises quand elles recouvreront leur liberté. Si l’État a pu exploiter la flotte dans des conditions peu économiques quand la concurrence n’existait pas, il lui sera certainement impossible, le jour où celle-ci devient plus âpre que jamais, de se substituer à l’initiative privée dans la recherche du fret et des passagers. Toutes ces opérations commerciales demandent une souplesse et une indépendance qu’une administration d’Etat ne possède point. En laissant plus longtemps entre ses mains l’avenir de nos importations, nous risquons de déterminer un désordre dans la distribution des produits qui amènerait la disette de certaines denrées et, par contre-coup, la fermeture de certaines industries.

C’est le devoir du Gouvernement d’empêcher que des articles de luxe ne prennent le pas sur d’autres qui sont nécessaires à la vie de la population et de s’opposer à l’exagération du taux des frets, mais ne confondons pas le contrôle de l’Etat, qui est utile en pareille matière, avec une intervention dont nous avons démontré les dangers et dont les ménagères qui font actuellement la queue à la porte des boutiques saisiront toute l’étendue. Il ne faut pas se le dissimuler : la France souffre d’une grave crise d’étatisme. Libérons-la de cette occlusion qui risque de congestionner tous ses organes. La déréquisition de la flotte marchande est un des premiers remèdes à lui administrer.

RENE LA BRUYERE.

  1. Cette erreur a été depuis reconnue ; les primes commerciales ont été instituées avec effet rétroactif, perdant ainsi leur caractère d’encouragement par suite du retard apporté à leur application.