La Main (Eberhardt)

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Charpentier (p. 35-38).


LA MAIN


Une réminiscence, vieille déjà de quatre années, du Souf âpre et flamboyant, de la terre fanatique et splendide que j’aimais et qui a failli me garder pour toujours, en quelqu’une de ses nécropoles sans clôtures et sans tristesse.

C’était la nuit, au nord d’El-Oued, sur la route de Béhima.

Nous rentrions, un spahi et moi, d’une course à une zaouïya lointaine, et nous gardions le silence.

Oh ! ces nuits de lune sur le désert de sable, ces nuits incomparables de splendeur et de mystère !

Le chaos des dunes, les tombeaux, la silhouette du grand minaret blanc de Sidi Salem, dominant la ville, tout s’estompait, se fondait, prenait des aspects vaporeux et irréels.

Le désert où coulaient des lueurs roses, des lueurs glauques, des lueurs bleues, des reflets argentés, se peuplait de fantômes.

Aucun contour net et précis, aucune forme distincte, dans le scintillement immense du sable.

Les dunes lointaines semblaient des vapeurs amoncelées à l’horizon et les plus proche s’évanouissaient dans la clarté infinie d’en haut.

Nous passions sur un sentier étroit, au-dessus d’une petite vallée grise, semée de pierres dressées : le cimetière de Sidi-Abdallah.

Dans le sable sec et mouvant, nos chevaux las avançaient sans bruit.

Tout à coup, nous vîmes une forme noire qui descendait l’autre versant de la vallée, se dirigeant vers le cimetière. C’était une femme, et elle était vêtue de la mlahfa sombre des Soufiat, en draperie hellénique.

Surpris, vaguement inquiets, nous nous arrêtâmes et nous la suivîmes des yeux. Deux palmes fraîches dressées sur un tertre indiquaient une sépulture toute récente. La femme dont la lune éclairait maintenant le visage ratatiné et ridé de vieille, s’agenouilla, après avoir enlevé les palmes.

Puis, elle creusa dans le sable avec ses mains, très vite, comme les bêtes fouisseuses du désert.

Elle mettait une sorte d’acharnement à cette besogne.

Le trou noir se rouvrait rapidement le sommeil et la putréfaction anonymes qu’il recelait.

Enfin, la femme se pencha sur la tombe béante. Quand elle se redressa, elle tenait une des mains du mort, coupée au poignet, une pauvre main roide et livide.

En hâte, la vieille remblaya le trou et replanta les palmes vertes. Puis, cachant la main dans sa mlahfa, elle reprit le chemin de la ville.

Alors, pâle, haletant, le spahi prit son fusil, l’arma, l’épaula.

Je l’arrêtai : — Pourquoi faire ? Est-ce que cela nous regarde ? Dieu est son juge !

— Oh, Seigneur, Seigneur, répétait le spahi épouvanté. Laisse-moi tuer l’ennemie de Dieu et de ses créatures !

— Dis-moi plutôt ce qu’elle peut bien vouloir faire de cette main !

— Ah, tu ne sais pas ! C’est une sorcière maudite. Avec la main du mort, elle va pétrir du pain. Puis elle le fera manger à quelque malheureux. Et celui qui a mangé du pain pétri avec une main de mort prise une nuit de vendredi par la pleine lune, son cœur se dessèche et meurt lentement. Il devient indifférent à tout et un rétrécissement de l’âme affreux s’empare de lui. Il dépérit et trépasse. Dieu nous préserve de ce maléfice !

Dans le rayonnement doux de la nuit, la vieille avait disparu, allant à son œuvre obscure. Nous reprîmes en silence le chemin de la ville aux mille coupoles, petites et rondes, que semblaient prolonger, d’un horizon à l’autre, les dos monstrueux de l’Erg, en une gigantesque cité translucide des Mille et une Nuits, peuplée de génies et d’enchanteurs.[1]

  1. Une autre version manuscrite du même sujet est intitulée « la Goule ».