La Machine infernale
LA MACHINE INFERNALE
NOTICE.
Bonaparte était revenu vainqueur (et vainqueur en trente jours) de sa seconde campagne d’Italie, celle qu’illustrèrent surtout le passage du mont Saint-Bernard et la victoire de Marengo. Il était facile de voir que, suivant l’expression de Charles Nodier, dans sa Napoléone, le Général-Consul rêvait déjà l’Empire ; et plusieurs conspirations, entre autres celle d’Aréna, n’annonçaient que trop au nouveau César qu’il pouvait aussi rêver le poignard de Brutus. Mais un attentat plus lâche, puisque ses auteurs restaient cachés tout en frappant, plus féroce puisqu’ils ne reculaient point devant l’idée de sacrifier en même temps d’inoffensives victimes, se préparait mystérieusement contre lui.
Ce fut le 3 nivose an IX de la république (24 décembre 1800) que le passage du Premier Consul par la rue Saint-Nicaise, pour se rendre l’Opéra, où allait se donner la première représentation de l’Oratorio d’Haydn (la Création du Monde), fournit aux ténébreux conspirateurs une occasion favorable pour exécuter leur dessein.
Nous reproduisons ici le récit (connu en langage populaire sous le nom de canard) qui fut alors crié et vendu dans les rues, au sujet de cet événement. Ces narrations improvisées sont précieuses à recueillir, parce qu’elles retracent avec fidélité les impressions du moment, et semblent ainsi nous reporter en quelque sorte à celui de la catastrophe :
Ce 3 nivose, à huit heures du soir, le Premier Consul se rendait à l’Opéra, avec son piquet de garde ; arrivé à la rue Nicaise, une mauvaise charrette, attelée d’un petit cheval, se trouvait placée de manière à embarrasser le passage. Le cocher, quoique allant extrêmement vite, a eu l’adresse de l’éviter. — Peu d’instants après, une explosion terrible a cassé les glaces de la voiture, blessé le cheval du dernier homme de piquet, brisé toutes les vitres du quartier, tué trois femmes, un marchand épicier et un enfant. Une quinzaine de maisons ont été considérablement endommagées. Il paraît que cette charrette contenait une espèce de machine infernale. La détonation a été entendue de tout Paris ; une bande de roue de la charrette a été jetée par-dessus les toits, dans la cour du consul Cambacérès. Le Premier Consul a continué son chemin et a assisté à l’Oratorio. — Il y a deux mois, le Gouvernement fut prévenu qu’une trentaine de ces hommes qui se sont couverts de crimes à toutes les époques de la Révolution, et spécialement aux Journées de Septembre, avait conçu le même projet. Depuis ce temps, douze sont détenus au Temple. — Ces détails sont extraits du Journal Officiel. — L’explosion a produit un effet terrible sur les maisons environnantes ; celles qui étaient les plus proches sont presque détruites. Un mur de vingt-cinq pieds, qui forme le derrière des écuries du citoyen Lebrun, troisième Consul, a été renversé, et les débris de ce mur ont été jetés à vingt pieds dans l’intérieur — Cet événement a coûté la vie à plusieurs personnes. Il s’en trouve aussi de grièvement blessées. Les vitres de tout le quartier sont presque partout brisées, même celles de toute la façade des Tuileries qui donne sur la cour. Parmi les blessés se trouve le citoyen Trepsa, architecte, âgé de soixante ans. — La machine infernale consiste en une espèce de baril que l’on croit être rempli de balles, de marrons et de poudre. Chevalier dit qu’il y a six à sept livres de cette dernière matière. À ce baril tient un canon de fusil solidement fixé, garni de sa batterie, mais ayant la crosse coupée.
Nous complèterons ce récit en y ajoutant quelques circonstances assez curieuses, et le dénouement de ce drame odieux.
La charrette devait être placée, à l’approche du Premier Consul, de manière à obstruer le passage, et sa voiture en la heurtant devait, par le choc, produire elle-même l’explosion ; heureusement, le cocher sut éviter cet obstacle avec adresse, et sauva ainsi sans le soupçonner une grande destinée.
Le bruit des roues de la voiture ne permit pas au Premier Consul, ni à ceux qui s’y trouvaient avec lui, de reconnaître bien distinctement l’effet de l’explosion ; ce fut seulement après son arrivée à l’Opéra qu’il fut mis au fait. Joséphine, alarmée, le supplia de retourner sur le champ aux Tuileries ; il s’y refusa, et ne voulut partir qu’après avoir entendu l’Oratorio jusqu’à la fin, et sans que sa figure révélât aucune émotion.
Ce sang-froid ne se maintint pas à l’aspect de son ministre de la police, Fouché, qui l’attendait au Palais. — « Ce sont vos Jacobins, lui cria-t-il furieux, qui ont fait ce coup-là ! » — « Je les en crois très capables, répondit tranquillement Fouché, et je vais donner des ordres pour leur arrestation. Toutefois, j’en soupçonne encore d’autres, et j’espère qu’ils ne m’échapperont pas non plus. »
On commença en effet par faire une rafle des Jacobins les plus connus, au nombre de cent trente, et, quoique suivant la prévision de Fouché la découverte des vrais coupables eût lieu quelque temps après, les cent trente détenus n’en furent pas moins déportés par un bon arrêt bien juste, comme dit Figaro, de ce Sénat qui préludait ainsi à ses serviles complaisances.
Avec une plus équitable sévérité, le Tribunal criminel de la Seine condamna à la peine de mort les véritables auteurs du crime, qui appartenaient au parti royaliste, et dont les deux plus connus étaient Carbon et Saint-Régent.
Un bruit, alors très répandu, attribua la découverte des coupables à un dîner de corps, à un louis par tête, donné par les cochers de Paris au cocher du Consul, sauvé par lui, comme nous l’avons dit plus haut. Dans ce repas, dit-on, la police, qui est partout, recueillit des détails qui la mirent sur la voie. Ce ne serait pas la première fois qu’elle n’aurait dû qu’au hasard d’importantes découvertes.
Les ravages produits par l’explosion se trouvèrent plus grands qu’on ne l’avait cru dès les premiers moments. Huit personnes furent tuées, entre autres le conducteur de la charrette ; il y en eut vingt-huit de blessées, dont dix très grièvement. Quarante-six maisons furent fortement ébranlées et endommagées : ce qui produisit la suppression de l’étroite et incommode rue Saint-Nicaise et le dégagement de la belle place du Carrousel.
La Complainte inspirée par l’attentat de la Machine Infernale eut une grande popularité, due à la fois au nom du héros de l’aventure et à l’importance de l’événement. Sa naïveté originale la rend encore fort curieuse aujourd’hui : car on peut dire de cette pièce ce que Montaigne disait de son ouvrage : « Ceci est une œuvre de bonne foi. » Le modeste auteur, qui s’était caché sous une simple initiale D***, chanté pendant plus de six mois par les ménestrels de nos rues, résista à l’ivresse du succès, et ne livra point son nom à l’admiration populaire : bel exemple pour nos auteurs d’un jour !
COMPLAINTE SUR LA MACHINE INFERNALE
Chantons le récit fidèle
Discours du Ministre de la Police au Premier Consul. Une machine semblable Discours des Présidents des Autorités du Gouvernement. Quand des monstres pleins de rage |
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