Mercure de FranceTome 28, Octobre-Décembre (p. 610-616).

V

DANS L’ÂGE D’OR


« En un instant nous étions face à face, cet être fragile et moi. Il s’avança sans hésiter et se mit à me rire au nez. L’absence de tout signe de crainte dans sa contenance me frappa tout à coup. Puis il se tourna vers les deux autres qui le suivaient et leur parla dans une langue étrange, harmonieuse et très douce.

« D’autres encore arrivèrent et j’eus bientôt autour de moi un groupe d’environ huit à dix de ces êtres exquis. L’un d’entre eux m’adressa la parole. Il me vint à l’esprit, assez bizarrement, que ma voix était trop rude et trop profonde pour eux. Aussi, je hochai la tête, et lui montrant mes oreilles, je la hochai de nouveau. Il fit un pas en avant, hésita et puis toucha ma main. Je sentis alors d’autres petits et tendres tentacules sur mon dos et mes épaules. Ils voulaient se rendre compte si j’étais bien réel. Il n’y avait rien d’alarmant à tout cela. De fait, il y avait dans les manières de ces jolis petits êtres quelque chose qui inspirait la confiance — une gracieuse gentillesse, une certaine aisance puérile. Et d’ailleurs ils paraissaient si frêles que je me figurais pouvoir renverser le groupe entier comme des quilles. Mais je fis un soudain mouvement pour les prévenir, lorsque je vis leurs petites mains roses tâter la machine. Heureusement, et alors qu’il n’était pas trop tard, j’aperçus un danger auquel jusqu’alors je n’avais pas pensé. J’atteignis les barres de la machine, je dévissai les petits leviers qui l’auraient mise en mouvement, et je les mis dans ma poche. Puis je cherchai à nouveau ce qu’il y aurait à faire pour communiquer avec mes hôtes.

« Alors, examinant de plus prés leurs traits, j’aperçus de nouvelles particularités dans leur genre de joliesse de porcelaine de saxe. Leur chevelure, qui était uniformément bouclée, se terminait brusquement sur les joues et le cou ; il n’y avait pas le moindre indice de système pileux sur la figure, et leurs oreilles étaient singulièrement menues. Leur bouche était petite, avec des lèvres d’un rouge vif, mais plutôt minces ; et leurs petits mentons finissaient en pointe. Leurs yeux étaient larges et doux et — ceci peut sembler égoïste de ma part — je me figurai même alors qu’il leur manquait une partie de l’intérêt que je leur avais supposé tout d’abord.

« Comme ils ne faisaient aucun effort pour communiquer avec moi, mais simplement m’entouraient, souriant et conversant entre eux avec des intonations douces et caressantes, j’essayai d’entamer la conversation. Je leur indiquai du doigt la machine, puis moi-même ; ensuite me demandant un instant comment j’exprimerais l’idée de Temps, je montrai du doigt le soleil. Aussitôt un gracieux et joli petit être, vêtu d’une étoffe bigarrée de pourpre et de blanc, suivit mon geste, et à mon grand étonnement imita le bruit du tonnerre.

« Un instant je fus stupéfait, encore que la signification de son geste m’apparut suffisamment claire. Une question s’était posée subitement à moi : Est-ce que ces êtres étaient fous ? Vous pouvez difficilement vous figurer comment cette idée me vint. Vous savez que j’ai toujours cru que les gens qui vivront en l’année 2800 et quelque nous auraient devancés d’une façon incroyable, en science, en art et en toute chose. Et voilà que l’un d’eux me posait tout à coup une question qui le plaçait au niveau intellectuel d’un enfant de cinq ans — l’un d’eux qui me demandait, en fait, si j’étais venu du soleil avec l’orage ! Cela gâta l’opinion que je m’étais faite d’eux d’après leurs vêtements, leurs membres frêles et légers et leurs traits fragiles. Un grand désappointement me parcourut l’esprit. Pendant un moment, je crus que j’avais inutilement inventé la machine du Temps.

« J’inclinai la tête, indiquai de nouveau le soleil et parvins à imiter si parfaitement un coup de tonnerre qu’ils en tressaillirent. Ils reculèrent tous de quelques pas et s’inclinèrent. Alors l’un d’eux s’avança en riant vers moi, portant une guirlande de fleurs magnifiques et entièrement nouvelles pour moi, et il me la passa autour du cou. Son geste fut accueilli par un mélodieux applaudissement : et bientôt ils se mirent tous à courir de-ci de-là en cueillant des fleurs et en me les jetant avec des rires, jusqu’à ce que je fusse littéralement étouffé sous le flot. Vous qui n’avez jamais rien vu de semblable, vous ne pouvez guère vous imaginer quelles fleurs délicates et merveilleuses d’innombrables années de culture peuvent créer. Alors l’un d’eux suggéra que leur jouet devait être exhibé dans le plus proche édifice ; et ainsi je fus conduit vers un vaste monument de pierre grise et effritée, de l’autre côté du sphinx de marbre blanc, qui, tout ce temps, avait semblé m’observer, en souriant de mon étonnement. Tandis que je les suivais, le souvenir de mes confiantes prévisions d’une postérité profondément grave et intellectuelle me revint à l’esprit d’une façon irrésistiblement divertissante.

« L’édifice avait une large entrée et était de dimensions tout à fait colossales. J’étais naturellement tout occupé de la foule croissante des petits êtres et des grands portails ouverts qui béaient devant moi, obscurs et mystérieux. Mon impression générale du monde ambiant était celle d’un gaspillage inextricable d’arbustes et de fleurs admirables, d’un jardin longtemps négligé et cependant sans mauvaises herbes. Je vis un certain nombre d’étranges fleurs blanches, en longs épis, mesurant environ un pied sur toute l’étendue de leurs pétales de cire. Elles croissaient éparses, comme sauvages parmi les arbustes variés, mais, comme je l’ai dit, je ne pus les examiner attentivement cette fois-là. La machine fut laissée abandonnée sur la pelouse parmi les rhododendrons.

« L’arche de l’entrée était richement sculptée, mais je ne pus naturellement pas observer de très près les sculptures, encore que j’aie cru apercevoir, en passant, divers motifs d’antiques décorations phéniciennes et je fus frappé de les voir si usées et mutilées. Je rencontrai sur le seuil du porche plusieurs gens plus brillamment vêtus et nous entrâmes ainsi, moi, habillé des ternes habits du dix-neuvième siècle, d’aspect assez grotesque, entouré de cette masse tourbillonnante de robes aux nuances brillantes et douces et de membres délicats et blancs, dans un bruit confus de rires et d’exclamations joyeuses.

« Le grand portail menait dans une salle relativement vaste, tendue d’étoffes sombres. Le plafond était dans l’obscurité et les fenêtres, garnies en partie de vitraux de couleur, laissaient pénétrer une lumière tempérée. Le sol était formé de grands blocs d’un métal très blanc et dur — ni plaques, ni dalles, — mais des blocs, — et il était si usé, par les pas, pensai-je, d’innombrables générations, que les passages les plus fréquentés étaient profondément creusés. Perpendiculaires à la longueur étaient une multitude de tables de pierre polie, élevées peut-être d’un pied au-dessus du sol, sur lesquelles s’entassaient des fruits. J’en reconnus quelques-uns comme des espèces de framboises et d’oranges hypertrophiées, mais la plupart me paraissaient étranges.

« Entre les tables, les passages étaient jonchés de coussins sur lesquels s’assirent mes conducteurs en me faisant signe d’en faire autant. Avec une agréable absence de cérémonie, ils commencèrent à manger les fruits avec leurs mains et jetant les pelures, les queues et tous leurs restes dans des ouvertures rondes pratiquées sur les côtés des tables. Je ne fus pas long à suivre leur exemple, car j’avais faim et soif ; et en mangeant je pus à loisir examiner la salle.

« La chose qui peut-être me frappa le plus fut son aspect de délabrement. Les vitraux, représentant des dessins d’un caractère géométrique, étaient brisés en maints endroits ; les rideaux qui cachaient l’extrémité inférieure de la salle étaient couverts de poussière, et je vis aussi que le coin de la table de marbre sur laquelle je mangeais était cassé. Néanmoins, l’effet général restait extrêmement riche et pittoresque. Il y avait environ deux cents de ces êtres dînant dans la salle et la plupart d’entre eux, qui étaient venus s’asseoir aussi près de moi qu’ils avaient pu, m’observaient avec intérêt, les yeux brillants de plaisir, en mangeant leurs fruits. Tous étaient vêtus de la même étoffe soyeuse, douce et cependant solide.

« Les fruits d’ailleurs composaient exclusivement leur nourriture. Ces gens d’un si lointain avenir étaient de stricts végétariens, et tant que je fus avec eux, malgré mes envies de viande, il me fallut, aussi être frugivore. À vrai dire, je m’aperçus peu après que les chevaux, le bétail, les moutons, les chiens avaient rejoint l’ichtyosaure dans l’extinction des espèces. Mais les fruits étaient délicieux ; l’un d’eux en particulier, qui parut être de saison tant que je fus là, à la chair farineuse dans une gousse triangulaire, était remarquablement bon et j’en fis mon mets favori. Je fus d’abord assez embarrassé par ces fruits et ces fleurs étranges, mais plus tard je commençai à apprécier leur valeur.

« En voilà assez sur ce dîner frugal. Aussitôt que je fus un peu restauré, je me décidai à tenter résolument d’apprendre tout ce que je pourrais du langage de mes nouveaux compagnons. C’était évidemment la première chose à faire. Les fruits même du repas me semblèrent convenir parfaitement pour une entrée en matière, et j’en pris un que j’élevai, en essayant une série de sons et de gestes interrogatifs. J’éprouvai une difficulté considérable à faire comprendre mon intention. Tout d’abord mes efforts ne rencontrèrent que des regards d’ébahissement ou des rires inextinguibles, mais tout à coup une petite créature sembla saisir l’objet de ma mimique et répéta un nom. Ils durent babiller et s’expliquer fort longuement la chose entre eux, et mes premières tentatives d’imiter les sons exquis de leur doux langage parurent les amuser énormément, d’une façon dénuée de toute affectation encore qu’elle ne fût guère civile. Cependant, je me faisais l’effet d’un maître d’école au milieu de jeunes enfants et je persistai si bien que je me trouvai bientôt en possession d’une vingtaine de mots au moins ; puis j’en arrivai aux pronoms démonstratifs et même au verbe manger. Mais ce fut long ; les petits êtres furent bientôt fatigués et éprouvèrent le besoin de fuir mes interrogations ; de sorte que je résolus, par nécessité, de prendre mes leçons par petites doses quand cela leur conviendrait. Je m’aperçus vite que ce serait par très petites doses ; car je n’ai jamais vu de gens plus indolents et plus facilement fatigués.