La Machine à explorer le temps
Mercure de FranceTome 29, Janvier-Mars (p. 134-141).

XIV

L’ULTIME VISION


« Je vous ai déjà dit quelles sensations nauséeuses et confuses donne un voyage dans le Temps ; et cette fois j’étais mal assis sur la selle, tout de côté et d’une façon peu stable. Pendant un temps indéfini, je me cramponnai à la Machine qui oscillait et vibrait, sans me soucier de savoir où j’allais, et, quand je me décidai à regarder les cadrans, je fus stupéfait de voir où j’étais arrivé. L’un des cadrans marque les jours ; un autre, les milliers de jours, un troisième les millions de jours, et le dernier les centaines de millions de jours. Au lieu d’avoir placé les leviers sur la marche arrière, je les avais mis sur la marche avant, et quand je jetai les yeux sur les indicateurs, je vis que l’aiguille des mille tournait — vers le futur — aussi vite que l’aiguille des secondes d’une montre.

« Pendant ce temps, un changement particulier se produisait dans l’apparence des choses. Le tremblotement gris qui m’entourait était devenu plus sombre ; alors — bien que la Machine fût encore lancée à une prodigieuse vitesse — le clignotement rapide qui marquait la succession du jour et de la nuit et indiquait habituellement un ralentissement d’allure, revint d’une façon de plus en plus marquée. Tout d’abord, cela m’embarrassa fort. Les alternatives de jour et de nuit devinrent de plus en plus lentes ; de même le passage du soleil à travers le ciel, si bien qu’ils semblèrent s’étendre pendant des siècles. À la fin, un crépuscule continuel enveloppa la terre, un crépuscule que rompait seulement de temps en temps le flamboiement d’une comète dans le ciel ténébreux. La bande de lumière qui avait indiqué le soleil s’était depuis longtemps éteinte ; car le soleil ne se couchait plus — il se levait et s’abaissait seulement quelque peu à l’ouest et il était devenu plus large et plus rouge. Tout vestige de lune avait disparu. Les révolutions des étoiles, de plus en plus lentes, avaient fait place à des points lumineux qui avançaient presque imperceptiblement. Enfin, un peu avant que je ne fisse halte, le soleil rouge et très large s’arrêta immobile à l’horizon, vaste dôme brillant d’un éclat terni et subissant parfois une extinction momentanée. Une fois pourtant, il s’était pendant un peu de temps ranimé et avait brillé avec plus d’éclat, mais pour rapidement reprendre son rouge lugubre. Par ce ralentissement de son lever et de son coucher, je me rendis compte que l’œuvre des marées régulières était achevée. La terre maintenant se reposait, une de ses faces continuellement tournée vers le soleil, de même qu’à notre époque la lune fait face à la terre. Avec de grandes précautions, car je me rappelai ma précédente chute, je commençai à renverser la marche. De plus en plus lentement tournèrent les aiguilles, jusqu’à ce que celle des milliers se fût arrêtée, et que celle des jours ait cessé d’être un simple nuage sur son cadran ; toujours plus lentement, jusqu’à ce que les contours vagues d’une grève désolée fussent devenus visibles.

« Je m’arrêtai tout doucement, et, restant assis sur la Machine, je promenai mes regards autour de moi. Le ciel n’était plus bleu. Vers le nord-est, il était d’un noir d’encre, et dans ces ténèbres brillaient vivement et continûment de pâles étoiles. Au-dessus de moi, le ciel était sans astres et d’un ocre rouge profond ; vers le Sud-Est, il devenait brillant jusqu’à l’écarlate vif où, coupé par l’horizon, était le disque du soleil rouge et immobile. Les rochers, autour de moi, étaient d’une âpre couleur rougeâtre, et tout ce que je pus d’abord voir de vestiges de vie fut la végétation d’un vert intense qui recouvrait chaque flanc de rocher du côté du Sud-Est. C’était ce vert opulent qu’ont quelquefois les mousses des forêts ou les lichens dans les caves, et les plantes qui, comme celles-là, croissent dans un perpétuel crépuscule.

« La Machine s’était arrêtée sur une grève en pente. La mer s’étendait vers le Sud-Ouest et s’élevait nette et brillante à l’horizon, contre le ciel blême. Il n’y avait ni vagues, ni écueils, car pas une brise de vent ne remuait. Seule, une légère et huileuse ondulation s’élevait et s’abaissait, pour montrer que la mer éternelle s’agitait encore et vivait. Et sur le rivage, où l’eau parfois se brisait, était une épaisse incrustation de sel, rose sous le ciel livide. Je me sentis la tête oppressée, et je remarquai que je respirais très vite. Cette sensation me rappela mon unique expérience d’ascension dans les montagnes, et je jugeai par là que l’air devait s’être considérablement raréfié.

« Très loin, au haut de la pente désolée, j’entendis un cri discordant et je vis une chose semblable à un immense papillon blanc s’envoler, voltiger dans le ciel et, planant, disparaître enfin derrière quelques monticules peu élevés. Ce cri fut si lugubre que je frissonnai et m’installai plus solidement sur la selle. En portant de nouveau mes regards autour de moi, je vis que, tout près, ce que j’avais pris pour une masse rougeâtre de roche s’avançait lentement vers moi ; je vis alors que c’était en réalité une sorte de crabe monstrueux. Imaginez-vous un crabe aussi large que cette table là-bas, avec ses nombreux appendices, se mouvant lentement et en chancelant, brandissant ses énormes pinces et ses longues antennes comme des fouets de charretier, et ses yeux proéminents vous épiant de chaque côté de son front métallique. Sa carapace était rugueuse et ornée de bosses tumultueuses et des incrustations verdâtres la pustulaient ici et là. Je voyais, pendant qu’il avançait ; les nombreuses palpes de sa bouche compliquée s’agiter et sentir.

« Tandis que je considérais avec ébahissement cette sinistre apparition rampant vers moi, je sentis sur ma joue un chatouillement, comme si un papillon venait de s’y poser. J’essayai de le chasser avec ma main, mais il revint aussitôt et, presque immédiatement, un autre vint se poser près de mon oreille. J’y portai vivement la main et attrappai une sorte de filament qui me glissa rapidement entre les doigts. Avec un soulèvement de cœur atroce, je me retournai et me rendis compte que j’avais saisi l’antenne d’un autre crabe monstrueux, qui se trouvait juste derrière moi. Ses mauvais yeux se tortillaient sur leurs tiges proéminentes ; sa bouche semblait animée d’un grand appétit et ses vastes pinces maladroites — barbouillées d’une bave gluante — s’abaissaient sur moi. En un instant, ma main fut sur le levier, et je mis un mois de distance entre ces monstres et moi. Mais j’étais toujours sur la même grève et je les aperçus distinctement aussitôt que je m’arrêtai. Des douzaines d’autres semblaient ramper de tous côtés, dans la sombre lumière, parmi les couches superposées de vert intense.

« Il m’est impossible de vous exprimer la sensation d’abominable désolation qui enveloppait le monde ; le ciel rouge à l’orient, la ténèbre septentrionale, la mer morte et salée, la grève rocheuse encombrée de ces lentes et répugnantes bêtes monstrueuses, le vert uniforme et d’aspect empoisonné des végétations de lichen, l’air raréfié qui vous blessait les poumons, tout cela contribuait à produire un effet épouvantant. Je franchis encore un siècle, et il y avait toujours le même soleil rouge, — un peu plus large, un peu plus morne — la même mer mourante, le même air glacial, et le même grouillement de crustacés rampants, parmi les végétations vertes et les rochers rougeâtres. Et dans le ciel occidental je vis une pâle ligne courbe comme une immense nouvelle lune.

« Je continuai mon voyage, m’arrêtant de temps à autre, par grandes enjambées de milliers d’années ou plus, entraîné par le mystère du destin de la terre, guettant avec une étrange fascination le soleil devenir plus large et plus morne, dans le ciel d’occident, et la vie de la vieille terre décliner graduellement. Enfin, à plus de trente millions d’années d’ici, l’immense dôme rouge du soleil avait fini par obscurcir presque la dixième partie des cieux sombres. Là, je m’arrêtai une fois encore, car la multitude des grands crabes avait disparu, et la grève rougeâtre, à part ses hépatiques et ses lichens d’un vert livide, paraissait dénuée de vie. Elle était maintenant recouverte d’une couche blanche ; un froid piquant m’assaillit. De rares flocons blancs tombaient parfois en tourbillonnant. Vers le Nord-Est, des reflets neigeux s’étendaient sous les étoiles d’un ciel de sable et j’apercevais les crêtes onduleuses de collines d’un blanc rosé. La mer était bordée de franges de glaces, avec d’énormes glaçons qui voguaient au loin. Mais la vaste étendue de l’océan, tout rougeoyant sous l’éternel couchant, n’était pas encore gelée.

« Je regardai tout autour de moi pour voir s’il restait quelque trace de vie animale. Une certaine impression indéfinissable me faisait rester sur la selle de la Machine. Mais je ne vis rien remuer ni sur la terre, ni dans le ciel, ni sur la mer. Seule la vase verte sur les rochers témoignait que toute vie n’était pas encore abolie. Un banc de sable se montrait dans la mer et les eaux avaient abandonné le rivage. Je me figurai voir quelque objet voleter sur la grève, mais quand je l’observai, il resta immobile ; je crus que mes yeux avaient été déçus et que l’objet noir n’était que quelque fragment de roche. Les étoiles au ciel brillaient intensément et me paraissaient ne scintiller que fort peu.

« Tout à coup, je remarquai que le contour occidental du soleil avait changé, qu’une concavité, qu’une baie apparaissait dans sa courbe. Je la vis s’accentuer ; pendant une minute peut-être je considérai, frappé de stupeur, ces ténèbres qui absorbaient la pâle clarté du jour, et je compris alors qu’une éclipse commençait. La lune ou la planète Mercure passait devant le disque du soleil. Naturellement je crus d’abord que c’était la lune, mais j’ai bien des raisons de croire que ce que je vis était en réalité le passage de quelque planète intérieure très près de la terre.

« L’obscurité croissait rapidement. Un vent froid commença à souffler de l’Est par rafales fraîchissantes et le vol des flocons blancs s’épaissit. Du lointain de la mer s’approcha une ride légère et un murmure. Hors ces sons inanimés, le monde était plein de silence. Du silence ? Il est bien difficile d’exprimer ce calme qui pesait sur lui. Tous les bruits de l’humanité, le bêlement des troupeaux, les chants des oiseaux, le bourdonnement des insectes, toute l’agitation qui fait l’arrière-plan de nos vies, tout cela n’existait plus. Comme les ténèbres s’épaississaient, les flocons, tourbillonnant et dansant devant mes yeux, devinrent plus abondants et le froid de l’air devint plus intense. À la fin, un par un, les sommets blancs des collines lointaines s’évanouirent dans l’obscurité. La brise se changea en un vent gémissant. Je vis l’ombre centrale de l’éclipse s’étendre vers moi. En un autre instant, seules les pâles étoiles furent visibles. Tout le reste fut plongé dans la plus grande obscurité. Le ciel devint absolument noir.

« Une horreur me prit de ces grandes ténèbres. Le froid, qui me pénétrait jusqu’aux moelles, et la souffrance que me causait chacune de mes respirations eurent raison de moi. Je frissonnai et une nausée mortelle m’envahit. Alors, comme un grand arc rouge, réapparut au ciel le contour du disque solaire. Je descendis de Machine pour reprendre mes sens, car je me sentais engourdi et incapable d’affronter le retour. Tandis que j’étais là, mal à l’aise et étourdi, je vis de nouveau, contre le fond rougeâtre de la mer, l’objet qui remuait sur le banc de sable — il n’y avait plus maintenant de méprise possible, c’était bien quelque chose d’animé — une chose ronde de la grosseur d’un ballon de jeu à peu près, ou peut-être un peu plus gros, avec des tentacules traînant par derrière, qui paraissait noire contre le bouillonnement rouge-sang de la mer, et sautillait gauchement de-ci de-là. À ce moment je me sentis presque défaillir. Mais la peur terrible de rester privé de secours dans ce crépuscule reculé et épouvantable me donna des forces suffisantes pour regrimper sur la selle.