La Machine à explorer le temps
Mercure de FranceTome 29, Janvier-Mars (p. 120-129).

XII

DANS LES TÉNÈBRES


« Nous sortîmes du palais alors que le soleil était encore en partie au-dessus de l’horizon. J’avais décidé d’atteindre le Sphinx Blanc le lendemain matin de bonne heure et je me proposais de traverser avant la nuit la forêt qui m’avait arrêté en venant. Mon plan était d’aller aussi loin que possible ce soir-là, et ensuite de préparer un feu, à la lueur duquel nous pourrions dormir. En conséquence, au long du chemin, je ramassai des herbes sèches et des branches dont j’eus bientôt les bras remplis ; ainsi chargé nous avancions plus lentement que je ne l’avais prévu, et de plus Weena était très fatiguée. Je commençai aussi à sentir un assoupissement me gagner ; si bien qu’il faisait tout à fait nuit lorsque nous atteignîmes l’orée de la forêt. Weena, redoutant l’obscurité, aurait voulu s’arrêter à la lisière ; mais la singulière sensation d’une calamité imminente qui aurait dû, en fait, me servir d’avertissement, m’entraîna en avant. Je n’avais pas dormi depuis deux jours et une nuit, et j’étais fiévreux et irritable ; je sentais le sommeil me vaincre et avec lui la venue des Morlocks.

« Tandis que nous hésitions, je vis parmi les buissons, ternes dans l’obscurité profonde, trois formes rampantes. Il y avait tout autour de nous des broussailles et de hautes herbes, et je ne me sentais pas protégé contre leur approche insidieuse. La forêt, à ce que je supposais, devait avoir un peu moins d’un mille de largeur. Si nous pouvions, en la traversant, atteindre le versant dénudé de la colline, là, me semblait-il, nous trouverions un lieu de repos absolument sûr : je pensai qu’avec mes allumettes et le camphre je réussirais à éclairer mon chemin à travers la forêt. Cependant, il était évident que si j’avais à agiter d’une main des allumettes, il me faudrait abandonner ma provision de bois ; aussi, je la posai à terre, bien à contre cœur. Alors il me vint l’idée de stupéfier nos amis derrière nous en l’allumant. Je devais bientôt découvrir l’atroce folie de cet acte, mais il se présentait à mon esprit comme une tactique ingénieuse, destinée à couvrir notre retraite.

« Je ne sais pas si vous avez jamais songé quelle chose rare doit être la flamme en l’absence de l’homme et sous un climat tempéré. La chaleur solaire est rarement assez forte pour produire la flamme, même quand elle est concentrée par des gouttes de rosée, comme c’est quelquefois le cas en des contrées plus tropicales. La foudre peut abattre et carboniser, mais elle est rarement la cause d’incendies considérables. Des végétaux en décomposition peuvent occasionnellement couver de fortes chaleurs pendant la fermentation ; mais il est rare qu’il en résulte de la flamme. À cette époque de décadence, l’art de produire du feu avait été oublié sur la terre. Les langues rouges qui s’élevaient en léchant le tas de bois étaient pour Weena une chose étrange et entièrement nouvelle.

« Elle voulait en prendre et jouer avec ; je crois qu’elle se serait jetée dedans si je ne l’avais pas retenue. Mais je l’enlevai dans mes bras et, en dépit de sa résistance, m’enfonçai hardiment, droit devant moi, dans la forêt. Jusqu’à une certaine distance la flamme éclaira mon chemin. En me retournant, je pus voir, à travers la multitude des troncs, que de mon tas de brindilles la flamme s’étendait à quelques broussailles adjacentes et qu’une courbe de feu s’avançait dans les herbes de la colline. À cette vue, j’éclatai de rire, et, me retournant du côté des arbres obscurs, je me remis en marche. Il faisait très sombre et Weena se cramponnait à moi convulsivement ; mais comme mes yeux s’accoutumaient à l’obscurité, il faisait encore suffisamment clair pour que je pusse éviter les troncs. Au-dessus de moi tout était noir, excepté çà et là où une trouée de ciel bleu lointain brillait sur nous. Je n’allumai pas d’allumettes parce que mes mains n’étaient pas libres. Sur mon bras gauche, je portais ma petite amie, et dans la main droite j’avais ma barre de fer.

« Pendant un certain temps, je n’entendis autre chose que les craquements des branches sous mes pieds, le frémissement de la brise dans les arbres, ma propre respiration et les pulsations du sang à mes oreilles. Puis il me sembla percevoir une infinité de petits bruits autour de moi. Farouchement je hâtai le pas. Les petits bruits répétés devinrent plus distincts, et je perçus clairement les sons et les voix bizarres que j’avais entendus déjà dans le monde souterrain. Ce devaient être évidemment les Morlocks qui m’enveloppaient peu à peu. Et de fait, une minute après, je sentis un tiraillement à mon habit, puis quelque chose à mon bras ; Weena frissonna violemment et devint complètement immobile.

« C’était le moment de craquer une allumette. Mais pour cela il me fallut poser Weena à terre. Tandis que je fouillais dans ma poche, une lutte s’engagea dans les ténèbres à mes genoux, Weena absolument silencieuse et les Morlocks roucoulant de leur singulière façon, et de petites mains molles tâtaient mes habits et mon dos, allant même jusqu’à mon cou. Alors je grattai l’allumette qui s’enflamma en crépitant. Je la levai en l’air et vis les dos livides des Morlocks qui s’enfuyaient parmi les troncs. Je pris en hâte un morceau de camphre et me tins prêt à l’enflammer dès que l’allumette serait sur le point de s’éteindre. Puis j’examinai Weena. Elle était étendue, étreignant mes jambes, inanimée et la face contre le sol. Pris d’une terreur soudaine, je me penchai vers elle. Elle respirait à peine ; j’allurriai le morceau de camphre et le posai à terre ; tandis qu’il éclatait et flambait, éloignant les Morlocks et les ténèbres, je m’agenouillai et soulevai Weena. Derrière moi, le bois semblait plein de l’agitation et du murmure d’une troupe nombreuse.

« Weena paraissait évanouie. Je la mis doucement sur mon épaule et me relevai pour partir, mais l’horrible réalité m’apparut. En m’occupant des allumettes et de Weena, j’avais tourné plusieurs fois sur moi-même et je n’avais plus maintenant la moindre idée de la direction que je devais suivre. Tout ce que je pus savoir, c’est que probablement je faisais face au Palais de Porcelaine Verte. Une sueur froide m’envahit. Il me fallait rapidement prendre une décision. Je résolus d’allumer un feu et de camper où nous étions. J’adossai Weena, toujours inanimée, contre un tronc moussu, et en toute hâte, avant que mon premier morceau de camphre ne s’éteignît, je me mis à rassembler des brindilles et des feuilles sèches. Ici et là, dans les ténèbres, les yeux des Morlocks étincelaient comme des escarboucles.

« La flamme du camphre vacilla et s’éteignit. Je craquai une allumette et aussitôt deux formes blêmes, qui dans le court intervalle d’obscurité s’étaient approchées de Weena, s’enfuirent, et l’une d’elles fut tellement aveuglée par la lueur soudaine qu’elle vint droit à moi, et je sentis ses os se broyer sous le coup de poing que je lui assénai ; elle poussa un cri de terreur, chancela un moment et s’abattit. J’enflammai un autre morceau de camphre et continuai de rassembler mon bûcher. Soudain je remarquai combien sec était le feuillage au-dessus de moi, car depuis mon arrivée sur la Machine, l’espace d’une semaine, il n’était pas tombé une goutte de pluie. Aussi, au lieu de chercher entre les arbres des brindilles tombées, je me mis à atteindre et à briser des branches. J’eus bientôt un feu de bois vert et de branches sèches qui répandait une fumée suffocante, mais qui me permettait d’économiser mon camphre. Alors je m’occupai de Weena toujours étendue auprès de ma massue de fer. Je fis tout ce que je pus pour la ranimer, mais elle était comme morte. Je ne pus même me rendre compte si elle respirait ou non.

« La fumée maintenant s’abattait dans ma direction et, engourdi par son âcre odeur, je dus m’assoupir tout d’un coup. De plus, il y avait encore dans l’air des vapeurs de camphre. Mon feu pouvait durer encore pendant une bonne heure. Je me sentais épuisé après tant d’efforts et je m’étais assis. La forêt aussi était pleine d’un étourdissant murmure dont je ne pouvais comprendre la cause. Il me sembla que je venais de fermer les yeux et que je les rouvrais. Mais tout était noir et sur moi je sentis les mains des Morlocks. Repoussant vivement leurs doigts agrippeurs, en hâte, je cherchai dans ma poche la boîte d’allumettes… Elle n’y était plus ! Alors ils me saisirent et cherchèrent à me maintenir. En une seconde je compris ce qui s’était passé. Je m’étais endormi et le feu s’était éteint : l’amertume de la mort m’emplit l’âme. La forêt semblait envahie par une odeur de bois qui brûle. Je fus saisi, par le cou, par les cheveux, par les bras et maintenu à terre ; ce fut une indicible horreur de sentir dans l’obscurité toutes ces créatures molles entassées sur moi. J’eus la sensation de me trouver pris dans une énorme toile d’araignée. J’étais accablé et ne luttai plus. Mais soudain je me sentis mordu au cou par de petites dents aiguës. Je me roulai de côté et par hasard ma main rencontra le levier de fer. Cela me redonna du courage. Je me débattis, secouant de sur moi ces rats humains et, tenant court le levier, je frappai où je croyais qu’étaient leurs têtes. Je sentais sous mes coups un délicieux écrasement de chair et d’os et en un instant je fus délivré.

« L’étrange exultation qui si souvent accompagne un rude combat m’envahit. Je savais que Weena et moi étions perdus, mais je résolus que les Morlocks paieraient cher notre peau. Je m’adossai à un arbre, brandissant ma barre de fer devant moi. La forêt entière était pleine de leurs cris et de leur agitation. Une minute s’écoula. Leurs voix semblèrent s’élever à un haut diapason d’excitation, et leurs mouvements devinrent plus rapides. Pourtant aucun ne passa à portée de mes coups. Je restai là, cherchant à percer les ténèbres, quand tout à coup l’espoir me revint : quoi donc pouvait ainsi effrayer les Morlocks ? Et au même moment, je vis une chose étrange. Les ténèbres parurent devenir lumineuses. Vaguement, je commençai à distinguer les Morlocks autour de moi — trois d’entre eux abattus à mes pieds — et je remarquai alors, avec une surprise incrédule, que les autres s’enfuyaient en flots incessants, à travers la forêt, droit devant moi, et leurs dos n’étaient plus du tout blancs, mais rougeâtres. Tandis que, bouche béante, je les regardais passer, je vis dans une trouée de ciel étoilé, entre les branches, une petite étincelle rouge voltiger et disparaître. Et je compris alors l’odeur de bois qui brûle, le murmure étourdissant qui maintenant devenait un grondement, les reflets rougeâtres et la fuite des Morlocks.

« M’écartant un instant de mon tronc d’arbre, je regardai en arrière et je vis, entre les piliers noirs des arbres les plus proches, les flammes de la forêt en feu. C’était mon premier bivouac qui me rattrapait. Je cherchai Weena, mais elle n’était plus là. Derrière moi, les sifflements et les craquements, le bruit d’explosion de chaque tronc qui prenait feu, laissaient peu de temps pour réfléchir. Ma barre de fer bien en main, je courus sur les traces des Morlocks. Ce fut une course affolante. Une fois, les flammes s’avancèrent si rapidement sur ma droite que je fus dépassé et dus faire un détour sur la gauche. Mais enfin j’arrivai à une petite clairière et à cet instant même, un Morlock, accourut en trébuchant de mon côté, me frôla et se précipita droit dans les flammes.

« J’allais contempler maintenant le plus horrible et effrayant spectacle qu’il me fut donné de voir dans cet âge à venir. Aux lueurs du feu, il faisait dans cet espace découvert aussi clair qu’en plein jour. Au centre était un monticule, un tumulus, surmonté d’un buisson d’épine desséché. Au delà, un autre bras de la forêt était en feu, où se tordaient déjà d’énormes langues de flamme jaune, qui encerclaient complètement la clairière d’une barrière de feu. Sur le monticule, il y avait trente ou quarante Morlocks, éblouis par la lumière et la chaleur, courant de-ci de-là en se heurtant les uns les autres, dans leur confusion. Tout d’abord, je ne pensai pas qu’ils étaient aveuglés, et avec ma barre de fer, en une frénésie de crainte, je les frappai quand ils m’approchaient, en tuant un et en estropiant plusieurs autres. Mais quand j’eus remarqué les gestes de l’un d’entre eux, tâtonnant autour du buisson d’épine, et que j’eus entendu leurs gémissements, je fus convaincu de leur misérable état d’impuissance au milieu de cette clarté, et je cessai de les frapper.

« Cependant, de temps à autre, l’un d’eux accourait droit sur moi, me donnant chaque fois un frisson d’horreur qui me jetait de côté. Un moment, les flammes baissèrent beaucoup, et je craignis que ces infectes créatures ne pussent m’apercevoir. Je pensais même, avant que cela n’arrive, à entamer le combat en en tuant quelques-uns ; mais les flammes s’élevèrent de nouveau avec violence et j’attendis. Je me promenai à travers eux en les évitant, cherchant quelque trace de Weena. Mais Weena n’était pas là.

« À la fin, je m’assis au sommet du monticule, contemplant cette troupe étrange d’êtres aveugles, courant ici et là, en tâtonnant et en poussant des cris horribles, tandis que les flammes se rabattaient sur eux. D’épaisses volutes de fumée inondaient le ciel, et à travers les rares déchirures de cet immense dais rouge, lointaines comme si elles appartenaient à un autre univers, étincelaient les petites étoiles. Deux ou trois Morlocks vinrent à trébucher contre moi et je les repoussai à coups de poings en frissonnant.

« Pendant la plus grande partie de cette nuit, je fus persuadé que tout cela n’était qu’un cauchemar. Je me mordis et poussai des cris, dans un désir passionné de m’éveiller. De mes mains je frappai le sol, je me levai et me rassis, errai çà et là et me rassis encore. J’en arrivai à me frotter les yeux et à crier vers la Providence de me permettre de m’éveiller. Trois fois, je vis un Morlock, en une sorte d’agonie, s’élancer tête baissée dans les flammes. Mais, enfin, au-dessus des dernières lueurs rougeoyantes de l’incendie, au-dessus des masses ruisselantes de fumée noire, des troncs d’arbres à demi consumés et du nombre diminué de ces vagues créatures, montèrent les premières blancheurs du jour.

« De nouveau, je me mis en quête de Weena : mais ne la trouvai nulle part. Il était clair que les Morlocks avaient laissé son pauvre petit corps dans la forêt. Je ne puis dire combien cela adoucit ma peine de penser qu’elle avait échappé à l’horrible destin qui lui semblait réservé. En pensant à cela, je fus presque sur le point d’entreprendre un massacre des impuissantes abominations qui couraient encore autour de moi, mais je me contins. Ce monticule, comme je l’ai dit, était une sorte d’îlot dans la forêt. De son sommet, je pouvais maintenant distinguer à travers une brume de fumée le Palais de Porcelaine Verte, ce qui me permit de retrouver ma direction vers le Sphinx Blanc. Alors, abandonnant le reste de ces âmes damnées qui se traînaient encore de-ci de-là en gémissant, je liai autour de mes pieds quelques touffes d’herbes et m’avançai, en boitant, à travers les cendres fumantes et parmi les troncs noirs qu’agitait encore une combustion intérieure, dans la direction de la cachette de ma Machine. Je marchais lentement, car j’étais presque épuisé, autant que boiteux, et je me sentais infiniment malheureux de l’horrible mort de la petite Weena. Sa perte me semblait une accablante calamité. En ce moment, dans cette pièce familière, ce me paraît être beaucoup plus le regret qui reste d’un rêve qu’une perte véritable. Mais ce matin-là, cette mort me laissait de nouveau absolument seul — terriblement seul. Le souvenir me revint de cette maison, de ce coin de feu, de quelques-uns d’entre vous, et avec ces pensées m’envahit le désir de tout cela, un désir qui était une souffrance.

« Mais, en avançant sur les cendres fumantes, sous le ciel brillant du matin, je fis une découverte. Dans la poche de mon pantalon, il y avait encore quelques allumettes qui avaient dû s’échapper de la boîte avant que les Morlocks ne la prissent.