Albin Michel (p. 317-329).


XIX

LE DRAME


Ils étaient (au moins) une demi-douzaine de poètes tout jeunes ou séniles (ça s’équivaut), complètement nuls et absurdes, qui avaient, le premier voilà dix ans, le dernier voilà dix mois, apporté à Mlle Girard des manuscrits denses, enrubannés de couleurs joyeuses auxquelles le temps avait donné des tons moroses de vespasiennes. (Vues à l’intérieur, les vespasiennes). Quant aux manuscrits, c’étaient presque tous des drames, — en cinq actes évidemment — et évidemment aussi Gaëtane s’était, soigneusement gardée de les lire. D’avance, elle savait à quoi s’en tenir ; Jour rimait avec amour, fatalement, et délice avec Alice. La seule dégaine de ces montreurs d’« ours » l’avait surabondamment renseignée. D’une manière charitable, malgré que vague, elle leur avait pourtant promis à tous — de les faire jouer un soir ou l’autre, — plutôt l’autre. Et, avec une confiance inlassable, ils attendaient — tous ! — de pied ferme et même de douze pieds.

Or, un des ces pisseux manuscrits, exhumé d’on ignore quel fantastique tiroir, calait depuis une semaine environ, le lit superbe de la comédienne auquel une roulette avait tout à coup manqué. Le lit n’allait donc plus que sur trois roulettes et un ours. Gaëtane en avait, une nuit, en riant, informé Maurice, et, une autre nuit, (celle de la partie triple indiquée seulement au précédent chapitre) Lauban s’étant prosterné sournoisement devant le lit, aveignit l’ours et le vola. Comme il était copieux — l’ours ! — il eut quelque peine à le dissimuler dans la poche de son pardessus. Il le boutonna — son pardessus ; — vain stratagème ! L’ours lui dessina une subite dilatation d’estomac. Heureusement, à force d’avoir fermé les yeux, Gaëtane était incapable de les rouvrir plus qu’à moitié. Ah ! la pauvre femme ! quelle figure ! quel masque de pierrot caduc ! quelle pâte de farine. Si elles ne nuisaient qu’à la morale, les parties triples, on en combinerait plus souvent. Mais, ce qu’elles vous chambardent le tempérament !

— Bonsoir, murmura le voleur d’alexandrins.

— Bonjour, plutôt, corrigea la youpine.

— C’est vrai, il fait jour.

Raison de plus pour se défiler. Laissant donc là les deux acteuses, Lauban, les mains encorbellées sur l’épigastre, se hâta de gagner la rue.

Du soleil. Beaucoup de soleil et beaucoup de passants, dont un sergot patibulaire, un égoutier magnifique et un marchand de mouron… pour les petits oiseaux.

— Quelle heure ? s’informa-t-il auprès de l’égoutier superbe.

L’homme toucha noblement son grand feutre, montra ses hautes bottes et répondit d’un ton mousquetaire :

— C’est aux environs de sept heures dix.


— C’est aux environs de sept heures dix.

7 heures 10 + 1 franc 20 que Maurice recélait en son gousset = 8.30. Avec une pareille somme on pouvait s’offrir un tramway.

N’importe lequel. Taitbout-Muette, par exemple, avec correspondance pour


— T’as l’air rien grillé, Poésie !


Gare-de-Passy-Montrouge.

— Bonne idée.

À sept heures quarante-quatre, le poète descendait devant la pharmacie Renard. Il entra.

— Et bonjour, Monsieur Beigdebez.

— Bonjour, monsieur Maurice.

— Mon beau-frère ?

— Il n’est pas encore arrivé.

— Ah ? Et est-ce que vous savez s’il se porte bien ?

— Mais, sans doute.

Renard, en effet, n’allait pas trop mal. Il apparut bientôt, tête nue, chaussé de pantoufles, un des boutons de son gilet arrêté dans l’une des boutonnières de son veston. La présence de Lauban sembla de prime-abord lui causer quelque malaise. Cependant, il ne tarda pas à réaliser une binette bienheureuse.

— Toi, Poésie ? Pas huit heures. Cent bigres ! qué qu’tu viens fiche ici ?

— Se voir.

— On se verra mieux dans l’officine.

Et, étant l’un et l’autre entrés dans ladite officine, le porte-lyre et le porte-clysoir s’envisagèrent un moment.

— T’as l’air rien grillé, Poésie.

— Toi, t’as l’air rien frit, Trou-de-Balle.

— Moi ? Parbleu, moi ! Faut pas que mon air frit t’épate. Après tout ce que tu m’as fait boire… et qu’il m’a fallu restituer.

— Tu vas dire que c’est ma faute ?

— Si je le dis ! Et puis, pas moi seul. Ta sœur aussi le dit. Et puis elle dit qu’il faut que tu soies rudement dégoûtant pour nous avoir comme ça lâchés avec ce monsieur Smiley, moi et ma cuite.

Maurice battit des cils et ses épaules eurent un balancement, un tangage de compassion infinie.

— Ma sœur a beau être mon aînée, articula-t-il, c’est une enfant. Elle ne sait rien des choses profondes.

Renard saisit à deux poings sa moustache, la souleva, parut se soulever tout entier avec elle. En même temps, il roulait des yeux effarés, curieux, admiratifs et imbéciles.

— Y a des choses profondes ?

— S’il y en a !

Le porte-clysoir joignit les doigts, érigea la tête, en une attitude d’illuminé, et d’une voix d’extase il implora :

— Lesquelles ?

— Il y en a beaucoup, répondit Lauban.

— Dis-en une : la plus profonde.

Et, sans aucun doute, Renard attendait une révélation immense, quelque chose comme l’annonce d’un nouveau Messie.

— C’est que je n’ai plus le sou, fit Maurice.

Patatras ! l’autre tomba des étoiles, et, d’abord navré, puis furieux de cette formidable chute, il gronda :

— Ah cà ! par hasard, est-ce que tu te foutrais de moi ?

— Fais pas d’esbrouffes, sourit Poésie. Je t’apporte mon drame.

— Ton drame ?

— Fini.

— En cinq actes ?

— Oui, en cinq secs.

Et l’ours sortit du pardessus, et quoiqu’il fût étrangement taché, aussi mal léché que possible, Renard, frissonnant, se frotte les paumes avant de le prendre. Ensuite, la physionomie de nouveau hallucinée, le pharmacien se mit à tourner en dansant.

Et il se donnait des gifles joyeuses, et il sacrait :

Malgré qu’il fût aussi mal léché que possible.

— Cent mille excréments ! Cinq actes, là, et en vers ! en vers !

— Et des beaux.

— Mais oui, je le sais, j’en suis sûr. C’est toi qui les a faits ?

— Qui serait-ce autre ?

— Par conséquent, ils sont… ils sont épastrouillants. Ah ! Poésie ! ah ! satané bon bougre ! ce que je vais lire ça, avec ta sœur ! Tu restes ? J’offre le champagne !

— Ça ne te réussit pas, le champagne ! observa sévèrement Lauban. Et, d’ailleurs, moi, il faut que je file. Tu ne pourrais pas envoyer M. Beigdebez prendre un sapin ?

— Un sapin ? Et pourquoi qu’il n’irait pas le prendre un sapin ?… Monsieur Beigdebez ! Laissez tout. Un fiacre ! Un fiacre tout de suite !

— Et de l’argent pour le payer ? flûta doucement Poésie.

— C’est vrai, de l’argent ! T’en as donc plus ?

— Tout comme : dix-huit ronds ; je ne te blague pas.

— Oh ! s’attrista un instant Trou-de-balle, ce que ça fond !… Enfin, ton drame est prêt ; tu vas être joué ; il faut ce qu’il faut.

Lentement, il tira son portefeuille :

— Tiens, prends tout. Garde tout. Le portefeuille aussi : je n’ai plus rien à mettre dedans

— Et, dedans, qu’est-ce qu’il y a ? s’enquit gravement Maurice.

— Douze ou treize cents francs.

Lauban parut effectuer un rapide calcul : puis, rassurant :

— Merci. Je crois que ça me suffira.

Un silence. Enfin :

— La voiture ! annonça M. Beigdebez.

— Vile ! Au r’oir, Trou.

Le dramaturge embrassa l’apothicaire et partit.

M. Beigdebez était resté sur le seuil de l’officine :

— Approchez-vous, lui dit Renard d’un ton religieux. Vous voyez ceci ? Eh ! bien, ceci, c’est un chef-d’œuvre, un admirable drame en vers, composé par mon beau-frère. On va le jouer à la Comédie-Française, je vous donnerai des billets.

Sentant qu’il était convenable de parler, M. Beigdebez demanda :

— Quel est le titre ?

— En effet, vous avez raison, Monsieur Beigdebez, il faut voir le titre.


— Eh bien ! ceci, c’est un chef-d’œuvre !


Approchez-vous encore davantage. Ne vous troublez pas. Du sang-froid, mon cher !

Et, Renard ayant tourné la première page du manuscrit, les deux rouleurs de pilules lurent ensemble :

LE BOUDOIR DE SATIN BLEU
drame misogyne en cinq actes
par
Fiotte-Torand Lailhade

— Monsieur Renard !… Oh ! oh ! mon Dieu !… Monsieur Renard.

M. Renard s’était évanoui.