Albin Michel (p. 177-194).


VIII

EN FAMILLE


M. Beigdebez de la Harnie — joli nom à peindre sur la façade d’un magasin d’apothicaire — M. l’élève Beigdebez de la Harnie roule patiemment des pilules.

Comme la petite horloge Empire, enchâssée dans la boiserie Henri II, marque dix heures trente-cinq, Maurice Lauban entre, désinvolte, promène dans la pharmacie un bref regard :

— Vous dérangez pas, Monsieur Beigdebez !

Et il s’approche, applique, en manière de salut, une chiquenaude sur le bord de son huit-reflets, cueille gracieusement une pilule et l’avale.

— Vous vous portez bien, monsieur Beigdebez ? Mon beau-frère est là ?

— Oui, monsieur Lauban… dans l’officine.

— Bien.

Maurice cueille une seconde pilule. Il va la gober, comme la première. Vite, l’élève l’en empêche d’un geste drôlement épouvanté :

— Une, je vous ai laissé faire ; mais deux, faut pas, monsieur Lauban. Y a de la strychnine ; ça pourrait vous être contre-indiqué.

— Pourquoi voulez-vous, monsieur Beigdebez, que ça me soit contre-indiqué ! Vous avez de ces idées !… dit le poète en haussant imperceptiblement les épaules.

Et il gobe la seconde pilule, fait deux ou trois pas dans la boutique, s’empare d’un bocal de verre, coiffé de fer-blanc doré, le décoiffe et ingurgite une pincée d’anis. Puis il agrippe un autre bocal et porte à ses lèvres une boule de gomme ou deux. M. Beigdebez ne le quitte pas des prunelles et pousse un soupir de soulagement en le voyant enfin soulever la tenture sombre qui masque l’entrée de l’officine.

Quelconque, cette officine : des fioles vides, des cylindres, des microscopes, un tas de bêtises, quoi ! Rien à manger, rien à boire, rien pour s’asseoir. Le poète, un instant immobile, considère avec dédain toute cette apothicairerie si vaine, si inconfortable. Son beau-frère ne l’a pas entendu entrer.

— Bonjour, monsieur Eloi Renard, comment vas-tu ?

D’un mouvement de bon pantin joyeux, Renard se retourne. C’est un blond peu chevelu, pas imberbe, pas grand, pas maigre. Il a quelque chose d’Henry Maugis. Seulement Maugis conserve, dans les pires crises, une manière de distinction — stupéfiant, le chic qu’il a pour lancer le mot de cinq lettres dans quoi Cambronne a ramassé sa gloire ! — et c’est surtout lorsqu’il tâche à paraître distingué que Renard s’avère indéniablement vulgaire. Tous deux écarquillent des yeux riboulants et bleus, mais il luit du goguenard dans ceux de Maugis, tandis que dans ceux de Renard il ne vacille que du sous-mystique.

— Comment, c’est toi, Maurice ?

Embrassade ardente.

— Assieds-toi !

— Où ?

— C’est vrai, il n’y a pas de sièges. Et alors, ta santé est bonne ? tu es content ? la poésie marche ?

— Pas mal.

Le poète s’informe de sa sœur :

— Oh ! elle, reprend Renard, elle se porte toujours comme le Pont-Neuf ! Toujours sa satanée migraine, par exemple ! et puis, un peu de dyspepsie. À part çà, le Pont-Neuf.

— Et les harpes ?

— Ah ! ça ; c’est une autre affaire. Les harpes ne vont pas du tout.

Navrante, la physionomie de Renard quand il formule ce diagnostic : son œil mystique meurt, son nez s’allonge, sa moustache se détirebouchonne comme la queue d’un cochon indisposé. Il ouvre un tiroir, éparpille des cordes :

— Que de cordes ! s’ébahit Maurice.

— Pour les violons, peuh ! il n’en faut que quatre, mais pour les harpes, il en faut quarante-cinq, au minimum.

— Au minimum ? Fichtre !

— Voui, Gustave Lyon a même inventé une harpe qui a soixante-dix-huit cordes.

— Par les tripes du roi David, elle doit coûter gros, cette bougresse-là !

— Mille francs de moins que les autres…

— Alors, j’attendrai que ton monsieur nous confectionne des harpes à deux cents cordes ; il donnera peut-être de l’argent à ceux qui viendront lui acheter un de ses instruments polyboyaudiers.

— Ça m’étonnerait, car…

— Ferme ! Tu sais qu’il va être onze heures ?

Le pharmacien secoue la tête pour avouer qu’il ne sait pas. Puis, d’un double geste dolent, il agite un morceau de palissandre qui ressemble à un bras de fauteuil et un autre morceau de palissandre qui ressemble à un pied de billard !

— Et quand on voit le pied, la harpe se devine, baille ostensiblement Maurice. Il est onze heures une, au moins.

Cependant, dédaigneux de la fuite du temps, Renard, dans un macabre retroussis de babouines, remue ces accessoires et lance cet apophtegme :

— Une harpe, malheureusement, ça ne s’exécute pas comme une lotion pour le fondement.

Lauban se décide à se fâcher :

— Onze heures deux ! C’est tout c’que t’offres ?

Et il volte sur un talon. Ça réussit : le beau-frère lâche le bras du fauteuil, le pied du billard ; sa figure exprime un prodigieux effarement :

— Mais tu ne fais que d’arriver.

— Tu crois ça, Trou-de-balle ?

Autant Lauban secrète de respect à l’égard des prostituées en puissance de prince, autant il suinte de mépris à l’égard des apothicaires, même quand il les tient en affection : aussi, depuis toujours, inflige-t-il à son beau-frère, sans aucune acrimonie d’ailleurs, le sobriquet inélégant de « Trou-de-balle ». Plus gentiment, Trou-de-balle-Renard dénomme Lauban « Poésie ».

Renard sourit bonnement :

— Voyons, Poésie, tu restes déjeûner avec nous, je pense. Tu ne viens pas déjà si souvent ! Et est-ce que t’es toujours fin bec ?

— J’aime ce qui est bon.

Le potard, de nouveau, sourit, ramasse ses cordes, les renferme dans le tiroir, soupire, se frotte les mains, s’approche de la tenture sombre et l’écarte avec une heureuse énergie :

— Monsieur Beigdebez, le garçon est là ?

— Non, Monsieur Renard… il livre.

— Ah ! cent mille excréments ! Et où ça ?

— Pas loin, Monsieur Renard… Rue des Bauches.

— Eh bien, quand il rentrera, vous l’enverrez chez Machin acheter quelque chose… un… une…

— Galantine de poularde, flûte Maurice.

— Vous entendez, Monsieur Beigdebez, une poularde en galantine…

— Et, suggère Maurice, une bombe aux marrons.

— … et une bombe aux marrons, qu’il montera à l’appartement et remettra à Madame en la prévenant que M. Maurice déjeune.

— À midi, fait le poète.

Et la tenture retombe.

— Maintenant, annonce Renard en reprenant le pied de billard, nous allons…

— Nous allons au café.

— Tu supposes que…

— J’en suis sûr, Trou-de-balle. Mets ton pétase.

Trou-de-balle a-t-il compris ? Il coule des regards attendris sur les morceaux de palissandre, ensuite sur le tiroir où il a placé ses cordes. Oui, c’est indubitable, il y a placé ses cordes. Mais son pétase ?… (Il a tout de même compris).

— Où est mon casque ?

Il appelle :

— Monsieur Beigdebez, mon chapeau !

On cherche, on fouille. Renard retourne ses poches. Impossible de trouver le couvre-chef de Renard.

— Que de temps perdu ! s’énerve Maurice. Tu crains le coryza ?

Trou-de-balle signifie qu’il détient, en sa boutique, des remèdes contre tous les maux (qu’est-ce qu’il ne prendrait pas pour son rhume ?) que, conséquemment, il n’a rien à redouter.

— Eh bien, alors, viens, tête à poil.

— C’est une idée.

Et Renard, impétueux, aggripe le bras de son beau-frère. Naturellement, en quittant le trottoir, il met le pied dans le ruisseau. Flac ! Ça fait : Flac ! Et voilà tout. Rien de plus simple. Et pourtant…

— Fichtre ! glapit Maurice. Cent mille excréments ! comme tu dis, fais donc un peu attention, Trou-de-balle ! Je n’exerce pas la profession de potard, moi. Je ne gagne pas des ors. Je ne possède que cette culotte.

Et, monté comme un tourne-broche, il grince jusqu’au café.

— Moi, ce sera une gentiane, lance Renard.

— T’en as des goûts !

— Je vas t’expliquer. Une gentiane, c’est…

— M’enfiche… Garçon, donnez-moi glace pilée, siphon, chalumeau… un kummel à la framboise. Avec des cigarettes bastos !

Sans attendre les bastos de son beau-frère (qu’il paiera, comme de juste) Renard atteint un mégot qui sèche derrière son oreille. Il le rallume en arrondissant ses yeux tant qu’il peut.

— On va faire un domino ?

— Quelle huître ! Pourquoi pas un loto ? ricane Maurice. Tu devrais pourtant supposer que lorsque je me transbahute de la rue Saint-André-des-Arts ici (que ça !) ce n’est pas pour faire un loto, pétard de sort !

Le potard (de sort) se frappe le front :

— En effet.

— C’est pour faire du théâtre.

Maurice a (bonap)-artistement mis ses pouces aux entournures de son gilet (qui est seiné d’abeilles dorées). Il renverse les épaules, la tête, il renverse tout. Il est renversant. Son beau-frère, abruti d’admiration, le contemple.

— Ah ! Poésie, qué chouette gilet !… Du théâtre ! Cent mille excréments ! Répète-le. Tu viens ici…

— T’annoncer que j’écris un drame.

— Bientôt ?

— Mais tout de suite. J’ai déjà commencé.

— Tu as commencé… en vers ?

— Bédame.

— Et tu le finiras…

— En vers aussi. Oui. Trou-de-balle.

Trou-de-balle se frictionne les joues, de joie.

— Un acte ?

— Cinq.

Trou-de-balle s’arrache les cheveux, de joie.

— Cent bigres !

Puis, plus calme :

— Expose-moi ça.

Un auguste silence. Devant eux des banquettes, des chaises, des tables inoccupées, un long balai sur un monceau de sciure (« de mouches ? » demanderait Maugis), la glabre gloutonnerie d’un garçon qui dévore un journal de courses, l’hébétude de la dame de comptoir dont les doigts en chipolatas nombrent des parallélipipèdes de sucre.

Charmant décor, milieu exquis. Soudain, plastronnant ainsi que Louise Abbéma, plafonnant ainsi que Sarah — ça rime autant que du Jean Rameau — le poète prend la parole. Trou-de-balle lui a dit d’exposer : il expose. Quoi ? quelque chose d’immense D’abord, sa lassitude : il est esquinté ; voilà quatre ou cinq ans qu’il enfante d’un sonnet tous les trois mois et, outre qu’elle ne donne aucun profit, la parturition trimestrielle d’un sonnet vous aplatit.

— Vois Hérédia, qui en a pondu plus de cent. Il y a mis un tiers de siècle, et où ça l’a-t-il conduit ? À la croix, à l’Académie, à l’Arsenal ! oui, parce qu’il possédait, le conquistador, en sus du talent, de la rente. Mais, moi, je n’ai que du talent ; allais-je crever, accroupi, en excrétant mon sonnet suprême ? Trou-de-balle, j’ai réfléchi ; des sonnets, n’en faut plus ; en avant, le théâtre ! Un drame, quatre mille vers : ça, c’est du travail anodin, ça marche tout seul, une scène remorque l’autre. Et ça rapporte de l’argent, en tas, et aussi une prompte gloire… à condition qu’on soit joué.

— C’est vrai, je n’avais pas songé à cette condition, s’alarme brusquement Renard.

Il lui semble qu’un objet frêle et précieux, — une corde de harpe, par exemple — se brise en lui. Toutefois, il croit devoir affecter des dehors optimistes :

— Te tracasse pas, Poésie ! Tu seras joué, tu verras.

— Si je le verrai ! Je le pense un peu que je le verrai, claironne Maurice.


Je connais Gaëtane.


Aussitôt ma pièce terminée, pan ! elle entre en répétitions.

Pétrifié de béatitude, l’apothicaire à tout juste la force de prononcer à son tour :

— Pan !

Lors, d’un air supérieur, le poète, penché, révèle, la voix un peu tremblante pourtant :

— Je connais Gaëtane.

Après quoi, motus. Renard ébouriffe sa moustache, prend à poignée ses grosses joues, puis a l’air de vouloir absolument se déraciner les oreilles : c’est pour se dépétrifier. Redevenu à peu près normal, il ouvre petit à petit la bouche :

— Celle de l’Odéon ? fait-il.

— Celle-là.

— La maîtresse du prince Jean ?

— Parbleu !

— Tu la connais ?

— Puisque je te le dis.

— Et elle t’a promis…

Lauban bat la mesure avec son index :

— Tout ce que je veux.

— Tu vas chez elle ?

— Probable.

Le potard ferme les yeux et, quand il a congrûment médité :

— Poésie, proclame-t-il, tu ne sais pas ce qu’il faut faire ?… Il faut lui apporter des fleurs.

— Tu me la fiches belle ! C’est bien sûr qu’il en faudrait ; mais des fleurs, ça se cueille pas sur les quais, ça coûte, des fleurs ! et, en ce moment…

Poésie frappe sur son gousset, puis passe le revers de sa main sous son menton :

— Rasé comme un ponton !

Et il attend, immobile, raidi. Minute fatidique.

Renard s’est accoudé : il élève, en dessous, ses yeux jusqu’aux yeux de son beau-frère.

— Eh bien ! et moi ? éclate-t-il, je suis là pour un coup, qu’y me semble. T’auras les bouquets dont t’as besoin.

Lauban, ingénu :

— Y a pas que les roses !

— Je m’en doute. Y a les bonbons. Faut aussi les bonbons. Les actrices, ça aime ça. T’auras l’argent pour les bonbons. T’auras aussi l’argent pour l’imprévu ; car y a l’imprévu, je le sais.

— Même, suggère ! le poète, c’est ce qui se vend le plus cher.

Renard souffle :

— C’est bien possible. Mais ne t’inquiète pas de ça : je te dis que tu l’auras l’argent. Seulement…

— Quoi ? tremble Maurice.

— Sans avoir vécu comme toi dans le monde intellectuel, j’ai tout de même (te fâche pas !) plus d’expérience que toi, attendu que je suis de dix ans ton aîné. Du reste, dans la pharmacie, crois-le, on voit bien des gens, bien des choses.

— Ah ! y en a qui te les montrent ?

— Des fois.

— Et alors, Trou-de-balle ?

— Alors, Poésie, tu me laisseras bien te conseiller un peu ?

— Ça dépend.

— Du conseil ? le mien sera bon. Écoute : il te faut agir carrément. Tu connais Gaëtane Girard. Elle te promet tout ce que tu veux, il faut en profiter tout de suite et te l’attacher d’une manière solide… et, pour ça, n’y a qu’un moyen. Tu es jeune, tu es bien conformé. Dépêche-toi de… (Geste à la Karagheuz).

— Prr ! Prr !

Maurice jette sa bastos, en prend une autre, hausse les épaules et sourit :

— Oh ! tu as beau sourire, dit Renard, c’est comme ça. Tu as la fortune dans la main. Ne la lâche pas, Poésie. Hâte-toi de…


Tu as la fortune dans la main. Ne la lâche pas.


(Nouveau geste à la Karagheuz).

— Prr ! Prr !

Et nouveau haussement d’épaules de Maurice.

— Pauvre Trou-de-balle ! Si tu crois que j’ai attendu ton conseil !

— Tu…

— Mais, voui, c’est fait.

— Déjà ?

Trou-de-balle se lève automatiquement, se courbe par-dessus la table et, pour embrasser son beau-frère, tombe sur lui comme une masse.

— Ah ! mon bougre ! Ah ! Ah ! mon bon bougre ! Tu peux être tranquille. Je te crois que je vas t’en ficher de l’argent… et tu ne l’auras pas volé ! Répète-le, je t’en prie, que… prr ! prr !

Dernier geste à la Karagheuz. Et Lauban, étouffé, écrasé par Renard, se débat (en vain) et soupire :

— Oui, j’ai fait cocu le prince Jean… T’es lourd.