Œuvres complètes (Marivaux)/La Méprise


La Méprise
Comédie en un acte, en prose, représentée pour la première fois le 16 août 1734 par les Comédiens-Italiens


Acteurs

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HORTENSE.
CLARICE, sœur d’Hortense.
LISETTE, suivante de Clarice.
ERGASTE.
FRONTIN, valet d’Ergaste.
ARLEQUIN, valet d’Hortense.

La scène est dans un jardin.

Scène première

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FRONTIN, ERGASTE


FRONTIN

Je vous dis, Monsieur, que je l'attends ici, je vous dis qu'elle s'y rendra, que j'en suis sûr, et que j'y compte comme si elle y était déjà.

ERGASTE

Et moi, je n'en crois rien.

FRONTIN

C'est que vous ne savez pas ce que je vaux, mais une fille ne s'y trompera pas : j'ai vu la friponne jeter sur moi de certains regards, qui n'en demeureront pas là, qui auront des suites, vous le verrez.

ERGASTE

Nous n'avons vu la maîtresse et la suivante qu'une fois ; encore, ce fut par un coup du hasard que nous les rencontrâmes hier dans cette promenade-ci ; elles ne furent avec nous qu'un instant ; nous ne les connaissons point ; de ton propre aveu, la suivante ne te répondit rien quand tu lui parlas : quelle apparence y a-t-il qu'elle ait fait la moindre attention à ce que tu lui dis ?

FRONTIN

Mais, Monsieur, faut-il encore vous répéter que ses yeux me répondirent ? N'est-ce rien que des yeux qui parlent ? Ce qu'ils disent est encore plus sûr que des paroles. Mon maître en tient pour votre maîtresse, lui dis-je tout bas en me rapprochant d'elle ; son cœur est pris, c'est autant de perdu ; celui de votre maîtresse me paraît bien aventuré, j'en crois la moitié de partie, et l'autre en l'air. Du mien, vous n'en avez pas fait à deux fois, vous me l'avez expédié d'un coup d'œil ; en un mot, ma charmante, je t'adore : nous reviendrons demain ici, mon maître et moi, à pareille heure, ne manque point d'y mener ta maîtresse, afin qu'on donne la dernière main à cet amour-ci, qui n'a peut-être pas toutes ses façons ; moi, je m'y rendrai une heure avant mon maître, et tu entends bien que c'est t'inviter d'en faire autant ; car il sera bon de nous parler sur tout ceci, n'est-ce pas ? Nos cœurs ne seront pas fâchés de se connaître un peu plus à fond, qu'en penses-tu, ma poule ? Y viendras-tu ?

ERGASTE

À cela nulle réponse ?

FRONTIN

Ah ! vous m'excuserez.

ERGASTE

Quoi ! Elle parla donc ?

FRONTIN

Non.

ERGASTE

Que veux-tu donc dire ?

FRONTIN

Comme il faut du temps pour dire des paroles et que nous étions très pressés, elle mit, ainsi que je vous l'ai dit, des regards à la place des mots, pour aller plus vite ; et se tournant de mon côté avec une douceur infinie : oui, mon fils, me dit-elle, sans ouvrir la bouche, je m'y rendrai, je te le promets, tu peux compter là-dessus ; viens-y en pleine confiance, et tu m'y trouveras. Voilà ce qu'elle me dit ; et que je vous rends mot pour mot, comme je l'ai traduit d'après ses yeux.

ERGASTE

Va, tu rêves.

FRONTIN

Enfin je l'attends ; mais vous, Monsieur, pensez-vous que la maîtresse veuille revenir ?

ERGASTE

Je n'ose m'en flatter, et cependant je l'espère un peu. Tu sais bien que notre conversation fut courte ; je lui rendis le gant qu'elle avait laissé tomber ; elle me remercia d'une manière très obligeante de la vitesse avec laquelle j'avais couru pour le ramasser, et se démasqua en me remerciant. Que je la trouvai charmante ! Je croyais, lui dis-je, partir demain, et voici la première fois que je me promène ici ; mais le plaisir d'y rencontrer ce qu'il y a de plus beau dans le monde m'y ramènera plus d'une fois.

FRONTIN

Le plaisir d'y rencontrer ! Pourquoi ne pas dire l'espérance ? Ç'aurait été indiquer adroitement un rendez-vous pour le lendemain.

ERGASTE

Oui, mais ce rendez-vous indiqué l'aurait peut-être empêché d'y revenir par raison de fierté ; au lieu qu'en ne parlant que du plaisir de la revoir, c'était simplement supposer qu'elle vient ici tous les jours, et lui dire que j'en profiterais, sans rien m'attribuer de la démarche qu'elle ferait en y venant.

FRONTIN, regardant derrière lui.

Tenez, tenez, Monsieur, suis-je un bon traducteur du langage des œillades ? Eh ! direz-vous que je rêve ? Voyez-vous cette figure tendre et solitaire, qui se promène là-bas en attendant la mienne ?

ERGASTE

Je crois que tu as raison, et que c'est la suivante.

FRONTIN

Je l'aurais défié d'y manquer ; je me connais. Retirez-vous, Monsieur ; ne gênez point les intentions de ma belle. Promenez-vous d'un autre côté, je vais m'instruire de tout, et j'irai vous rejoindre.

Scène II

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LISETTE, FRONTIN


FRONTIN, en riant.

Eh ! eh ! bonjour, chère enfant ; reconnaissez-moi, me voilà, c'est le véritable.

LISETTE

Que voulez-vous, Monsieur le Véritable ? Je ne cherche personne ici, moi.

FRONTIN

Oh ! que si ; vous me cherchiez, je vous cherchais ; vous me trouvez, je vous trouve ; et je défie que nous trouvions mieux. Comment vous portez-vous ?

LISETTE, faisant la révérence.

Fort bien. Et vous, Monsieur ?

FRONTIN

À merveilles, voilà des appas dans la compagnie de qui il serait difficile de se porter mal.

LISETTE

Vous êtes aussi galant que familier.

FRONTIN

Et vous, aussi ravissante qu'hypocrite ; mettons bas les façons, vivons à notre aise. Tiens, je t'aime, je te l'ai déjà dit, et je le répète ; tu m'aimes, tu ne me l'as pas dit, mais je n'en doute pas ; donne-toi donc le plaisir de me le dire, tu me le répéteras après, et nous serons tous deux aussi avancés l'un que l'autre.

LISETTE

Tu ne doutes pas que je ne t'aime, dis-tu ?

FRONTIN

Entre nous, ai-je tort d'en être sûr ? Une fille comme toi manquerait-elle de goût ? Là, voyons, regarde-moi pour vérifier la chose ; tourne encore sur moi cette prunelle friande que tu avais hier, et qui m'a laissé pour toi le plus tendre appétit du monde. Tu n'oses, tu rougis. Allons, m'amour, point de quartier ; finissons cet article-là.

LISETTE, d'un ton tendre.

Laisse-moi.

FRONTIN

Non, ta fierté se meurt, je ne la quitte pas que je ne l'aie achevée.

LISETTE

Dès que tu as deviné que tu me plais, n'est-ce pas assez ? Je ne t'en apprendrai pas davantage.

FRONTIN

Il est vrai, tu ne feras rien pour mon instruction, mais il manque à ma gloire le ragoût de te l'entendre dire.

LISETTE

Tu veux donc que je la régale aux dépens de la mienne ?

FRONTIN

La tienne ! Eh ! palsambleu, je t'aime, que lui faut-il de plus ?

LISETTE

Mais je ne te hais pas.

FRONTIN

Allons, allons, tu me voles, il n'y a pas là ce qui m'est dû, fais-moi mon compte.

LISETTE

Tu me plais.

FRONTIN

Tu me retiens encore quelque chose, il n'y a pas là ma somme.

LISETTE

Eh bien ! donc… je t'aime.

FRONTIN

Me voilà payé avec un bis.

LISETTE

Le bis viendra dans le cours de la conversation, fais-m'en crédit pour à présent ; ce serait trop de dépense à la fois.

FRONTIN

Oh ! ne crains pas la dépense, je mettrai ton cœur en fonds, va, ne t'embarrasse pas.

LISETTE

Parlons de nos maîtres. Premièrement, qui êtes-vous, vous autres ?

FRONTIN

Nous sommes des gens de condition qui retournons à Paris, et de là à la cour, qui nous trouve à redire ; nous revenons d'une terre que nous avons dans le Dauphiné ; et en passant, un de nos amis nous a arrêté à Lyon, d'où il nous a mené à cette campagne-ci, où deux paires de beaux yeux nous raccrochèrent hier, pour autant de temps qu'il leur plaira.

LISETTE

Où sont-ils, ces beaux yeux ?

FRONTIN

En voilà deux ici, ta maîtresse a les deux autres.

LISETTE

Que fait ton maître ?

FRONTIN

La guerre, quand les ennemis du Roi nous raisonnent.

LISETTE

C'est-à-dire qu'il est officier. Et son nom ?

FRONTIN

Le marquis Ergaste, et moi, le chevalier Frontin, comme cadet de deux frères que nous sommes.

LISETTE

Ergaste ? ce nom-là est connu, et tout ce que tu me dis là nous convient assez.

FRONTIN

Quand les minois se conviennent, le reste s'ajuste. Mais voyons, mes enfants, qui êtes-vous à votre tour ?

LISETTE

En premier lieu, nous sommes belles.

FRONTIN

On le sent encore mieux qu'on ne le voit.

LISETTE

Ah ! le compliment vaut une révérence.

FRONTIN

Passons, passons, ne te pique point de payer mes compliments ce qu'ils valent, je te ruinerais en révérences, et je te cajole gratis. Continuons : vous êtes belles, après ?

LISETTE

Nous sommes orphelines.

FRONTIN

Orphelines ? Expliquons-nous ; l'amour en fait quelquefois, des orphelins ; êtes-vous de sa façon ? Vous êtes assez aimables pour cela.

LISETTE

Non, impertinent ! Il n'y a que deux ans que nos parents sont morts, gens de condition aussi, qui nous ont laissées très riches.

FRONTIN

Voilà de fort bons procédés.

LISETTE

Ils ont eu pour héritières deux filles qui vivent ensemble dans un accord qui va jusqu'à s'habiller l'une comme l'autre, ayant toutes deux presque le même son de voix, toutes deux blondes et charmantes, et qui se trouvent si bien de leur état, qu'elles ont fait serment de ne point se marier et de rester filles.

FRONTIN

Ne point se marier fait un article, rester filles en fait un autre.

LISETTE

C'est la même chose.

FRONTIN

Oh que non ! Quoi qu'il en soit, nous protestons contre l'un ou l'autre de ces deux serments-là ; celle que nous aimons n'a qu'à choisir, et voir celui qu'elle veut rompre ; comment s'appelle-t-elle ?

LISETTE

Clarice, c'est l'aînée, et celle à qui je suis.

FRONTIN

Que dit-elle de mon maître ? Depuis qu'elle l'a vu, comment va son vœu de rester fille ?

LISETTE

Si ton maître s'y prend bien, je ne crois pas qu'il se soutienne, le goût du mariage l'emportera.

FRONTIN

Voyez le grand malheur ! Combien y a-t-il de ces vœux-là qui se rompent à meilleur marché ! Eh ! dis-moi, mon maître l'attend ici, va-t-elle venir ?

LISETTE

Je n'en doute pas.

FRONTIN

Sera-t-elle encore masquée ?

LISETTE

Oui, en ce pays-ci c'est l'usage en été, quand on est à la campagne, à cause du hâle et de la chaleur. Mais n'est-ce pas là Ergaste que je vois là-bas ?

FRONTIN

C'est lui-même.

LISETTE

Je te quitte donc ; informe-le de tout, encourage son amour. Si ma maîtresse devient sa femme, je me charge de t'en fournir une.

FRONTIN

Eh ! me la fourniras-tu en conscience ?

LISETTE

Impertinent ! Je te conseille d'en douter !

FRONTIN

Oh ! le doute est de bon sens ; tu es si jolie !


Scène III

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ERGASTE, FRONTIN


ERGASTE

Eh bien ! que dit la suivante ?

FRONTIN

Ce qu'elle dit ? Ce que j'ai toujours prévu : que nous triomphons, qu'on est rendu, et que, quand il nous plaira, le notaire nous dira le reste.

ERGASTE

Comment ? Est-ce que sa maîtresse lui a parlé de moi ?

FRONTIN

Si elle en a parlé ! On ne tarit point, tous les échos du pays nous connaissent, on languit, on soupire, on demande quand nous finirons, peut-être qu'à la fin du jour on nous sommera d'épouser : c'est ce que j'en puis juger sur les discours de Lisette, et la chose vaut la peine qu'on y pense. Clarice, fille de qualité, d'un côté, Lisette, fille de condition, de l'autre, cela est bon : la race des Frontins et des Ergastes ne rougira point de leur devoir son entrée dans le monde, et de leur donner la préférence.

ERGASTE

Il faut que l'amour t'ait tourné la tête, explique-toi donc mieux ! Aurais-je le bonheur de ne pas déplaire à Clarice ?

FRONTIN

Eh ! Monsieur, comment vous expliquez-vous vous-même ? Vous parlez du ton d'un suppliant, et c'est à nous à qui on présente requête. Je vous félicite, au reste, vous avez dans votre victoire un accident glorieux que je n'ai pas dans la mienne : on avait juré de garder le célibat, vous triomphez du serment. Je n'ai point cet honneur-là, moi, je ne triomphe que d'une fille qui n'avait juré de rien.

ERGASTE

Eh ! dis-moi naturellement si l'on a du penchant pour moi.

FRONTIN

Oui, Monsieur, la vérité toute pure est que je suis adoré, parce qu'avec moi cela va un peu vite, et que vous êtes à la veille de l'être ; et je vous le prouve, car voilà votre future idolâtre qui vous cherche.

ERGASTE

Écarte-toi.


Scène IV

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ERGASTE, HORTENSE, FRONTIN, éloigné.


Hortense, quand elle entre sur le théâtre, tient son masque à la main pour être connue du spectateur, et puis le met sur son visage dès que Frontin tourne la tête et l'aperçoit. Elle est vêtue comme l'était ci-devant la dame de qui Ergaste a dit avoir ramassé le gant le jour d'auparavant, et c'est la sœur de cette dame.

HORTENSE, traversant le théâtre.

N'est-ce pas là ce cavalier que je vis hier ramasser le gant de ma sœur ? Je n'en ai guère vu de si bien fait. Il me regarde ; j'étais hier démasquée avec cet habit-ci, et il me reconnaît, sans doute.

Elle marche comme en se retirant.

ERGASTE l'aborde, la salue, et la prend pour l'autre, à cause de l'habit et du masque.

Puisque le hasard vous offre encore à mes yeux, Madame, permettez que je ne perde pas le bonheur qu'il me procure. Que mon action ne vous irrite point, ne la regardez pas comme un manque de respect pour vous, le mien est infini, j'en suis pénétré : jamais on ne craignit tant de déplaire, mais jamais cœur, en même temps, ne fut forcé de céder à une passion ni si soumise, ni si tendre.

HORTENSE

Monsieur, je ne m'attendais pas à cet abord-là, et quoique vous m'ayez vue hier ici, comme en effet j'y étais, et démasquée, cette façon de se voir n'établit entre nous aucune connaissance, surtout avec les personnes de mon sexe ; ainsi, vous voulez bien que l'entretien finisse.

ERGASTE

Ah ! Madame, arrêtez, de grâce, et ne me laissez point en proie à la douleur de croire que je vous ai offensée, la joie de vous retrouver ici m'a égaré, j'en conviens, je dois vous paraître coupable d'une hardiesse que je n'ai pourtant point ; car je n'ai su ce que je faisais, et je tremble devant vous à présent que je vous parle.

HORTENSE

Je ne puis vous écouter.

ERGASTE

Voulez-vous ma vie en réparation de l'audace dont vous m'accusez ? Je vous l'apporte, elle est à vous ; mon sort est entre vos mains, je ne saurais plus vivre si vous me rebutez.

HORTENSE

Vous, Monsieur ?

ERGASTE

J'explique ce que je sens, Madame ; je me donnai hier à vous ; je vous consacrai mon cœur, je conçus le dessein d'obtenir grâce du vôtre, et je mourrai s'il me la refuse. Jugez si un manque de respect est compatible avec de pareils sentiments.

HORTENSE

Vos expressions sont vives et pressantes, assurément, il est difficile de rien dire de plus fort. Mais enfin, plus j'y pense, et plus je vois qu'il faut que je me retire, Monsieur ; il n'y a pas moyen de se prêter plus longtemps à une conversation comme celle-ci, et je commence à avoir plus de tort que vous.

ERGASTE

Eh ! de grâce, Madame, encore un mot qui décide de ma destinée, et je finis : me haïssez-vous ?

HORTENSE

Je ne dis pas cela, je ne pousse point les choses jusque-là, elles ne le méritent pas. Sur quoi voudriez-vous que fût fondée ma haine ? Vous m'êtes inconnu, Monsieur, attendez donc que je vous connaisse.

ERGASTE

Me sera-t-il permis de chercher à vous être présenté, Madame ?

HORTENSE

Vous n'aviez qu'un mot à me dire tout à l'heure, vous me l'avez dit, et vous continuez, Monsieur. Achevez donc, ou je m'en vais : car il n'est pas dans l'ordre que je reste.

ERGASTE

Ah ! je suis au désespoir ! Je vous entends : vous ne voulez pas que je vous voie davantage !

HORTENSE

Mais en vérité, Monsieur, après m'avoir appris que vous m'aimez, me conseillerez-vous de vous dire que je veux bien que vous me voyiez ? Je ne pense pas que cela m'arrive. Vous m'avez demandé si je vous haïssais ; je vous ai répondu que non ; en voilà bien assez, ce me semble ; n'imaginez pas que j'aille plus loin. Quant aux mesures que vous pouvez prendre pour vous mettre en état de me voir avec un peu plus de décence qu'ici, ce sont vos affaires. Je ne m'opposerai point à vos desseins ; car vous trouverez bon que je les ignore, et il faut que cela soit ainsi : un homme comme vous a des amis, sans doute, et n'aura pas besoin d'être aidé pour se produire.

ERGASTE

Hélas ! Madame, je m'appelle Ergaste ; je n'ai d'ami ici que le comte de Belfort, qui m'arrêta hier comme j'arrivais du Dauphiné, et qui me mena sur-le-champ dans cette campagne-ci.

HORTENSE

Le comte de Belfort, dites-vous ? Je ne savais pas qu'il fût ici. Nos maisons sont voisines, apparemment qu'il nous viendra voir ; et c'est donc chez lui que vous êtes actuellement, Monsieur ?

ERGASTE

Oui, Madame. Je le laissai hier donner quelques ordres après dîner, et je vins me promener dans les allées de ce petit bois, où j'aperçus du monde, je vous y vis, vous vous y démasquâtes un instant, et dans cet instant vous devîntes l'arbitre de mon sort. J'oubliai que je retournais à Paris ; j'oubliai jusqu'à un mariage avantageux qu'on m'y ménageait, auquel je renonce, et que j'allais conclure avec une personne à qui rien ne me liait qu'un simple rapport de condition et de fortune.

HORTENSE

Dès que ce mariage vous est avantageux, la partie se renouera ; la dame est aimable, sans doute, et vous ferez vos réflexions.

ERGASTE

Non, Madame, mes réflexions sont faites, et je le répète encore, je ne vivrai que pour vous, ou je ne vivrai pour personne ; trouver grâce à vos yeux, voilà à quoi j'ai mis toute ma fortune, et je ne veux plus rien dans le monde, si vous me défendez d'y aspirer.

HORTENSE

Moi, Monsieur, je ne vous défends rien, je n'ai pas ce droit-là, on est le maître de ses sentiments ; et si le comte de Belfort, dont vous parlez, allait vous mener chez moi, je le suppose parce que cela peut arriver, je serais même obligée de vous y bien recevoir.

ERGASTE

Obligée, Madame ! Vous ne m'y souffrirez donc que par politesse ?

HORTENSE

À vous dire vrai, Monsieur, j'espère bien n'agir que par ce motif-là, du moins d'abord, car de l'avenir, qui est-ce qui en peut répondre ?

ERGASTE

Vous, Madame, si vous le voulez.

HORTENSE

Non, je ne sais encore rien là-dessus, puisqu'ici même j'ignore ce que c'est que l'amour ; et je voudrais bien l'ignorer toute ma vie. Vous aspirez, dites-vous, à me rendre sensible ? À la bonne heure ; personne n'y a réussi ; vous le tentez, nous verrons ce qu'il en sera ; mais je vous saurai bien mauvais gré, si vous y réussissez mieux qu'un autre.

ERGASTE

Non, Madame, je n'y vois pas d'apparence.

HORTENSE

Je souhaite que vous ne vous trompiez pas ; cependant je crois qu'il sera bon, avec vous, de prendre garde à soi de plus près qu'avec un autre. Mais voici du monde, je serais fâchée qu'on nous vît ensemble : éloignez-vous, je vous prie.

ERGASTE

Il n'est point tard ; continuez-vous votre promenade, Madame ? Et pourrais-je espérer, si l'occasion s'en présente, de vous revoir encore ici quelques moments ?

HORTENSE

Si vous me trouvez seule et éloignée des autres, dès que nous nous sommes parlé et que, grâce à votre précipitation, la faute en est faite, je crois que vous pourrez m'aborder sans conséquence.

ERGASTE

Et cependant je pars, sans avoir eu la douceur de voir encore ces yeux et ces traits…

HORTENSE

Il est trop tard pour vous en plaindre : mais vous m'avez vue, séparons-nous ; car on approche. (Quand il est parti.) Je suis donc folle ! Je lui donne une espèce de rendez-vous, et j'ai peur de le tenir, qui pis est.


Scène V

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HORTENSE, ARLEQUIN.


ARLEQUIN

Madame, je viens vous demander votre avis sur une commission qu'on m'a donnée.

HORTENSE

Qu'est-ce que c'est ?

ARLEQUIN

Voulez-vous avoir compagnie ?

HORTENSE

Non, quelle est-elle, cette compagnie ?

ARLEQUIN

C'est ce Monsieur Damis, qui est si amoureux de vous.

HORTENSE

Je n'ai que faire de lui ni de son amour. Est-ce qu'il me cherche ? De quel côté vient-il ?

ARLEQUIN

Il ne vient par aucun côté, car il ne bouge, et c'est moi qui viens pour lui, afin de savoir où vous êtes. Lui dirai-je que vous êtes ici, ou bien ailleurs ?

HORTENSE

Non, nulle part.

ARLEQUIN

Cela ne se peut pas, il faut bien que vous soyez en quelque endroit, il n'y a qu'à dire où vous voulez être.

HORTENSE

Quel imbécile ! Rapporte-lui que tu ne me trouves pas.

ARLEQUIN

Je vous ai pourtant trouvée : comment ferons-nous ?

HORTENSE

Je t'ordonne de lui dire que je n'y suis pas, car je m'en vais. (Elle s'écarte.)

ARLEQUIN

Eh bien ! vous avez raison ; quand on s'en va, on n'y est pas : cela est clair.

Il s'en va.

Scène VI

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HORTENSE, CLARICE


HORTENSE, à part.

Ne voilà-t-il pas encore ma sœur !

CLARICE

J'ai tourné mal à propos de ce côté-ci. M'a-t-elle vue ?

HORTENSE

Je la trouve embarrassée : qu'est-ce que cela signifie, Ergaste y aurait-il part ?

CLARICE

Il faut lui parler, je sais le moyen de la congédier. Ah ! vous voilà, ma sœur ?

HORTENSE

Oui, je me promenais ; et vous, ma sœur ?

CLARICE

Moi, de même : le plaisir de rêver m'a insensiblement amené ici.

HORTENSE

Et poursuivez-vous votre promenade ?

CLARICE

Encore une heure ou deux.

HORTENSE

Une heure ou deux !

CLARICE

Oui, parce qu'il est de bonne heure.

HORTENSE

Je suis d'avis d'en faire autant.

CLARICE, à part.

De quoi s'avise-t-elle ? (Haut.) Comme il vous plaira.

HORTENSE

Vous me paraissez rêveuse.

CLARICE

Mais… oui, je rêvais, ces lieux-ci y invitent ; mais nous aurons bientôt compagnie ; Damis vous cherche, et vient par là.

HORTENSE

Damis ! Oh ! sur ce pied-là je vous quitte. Adieu. Vous savez combien il m'ennuie. Ne lui dites pas que vous m'avez vue. (À part.) Rappelons. Arlequin, afin qu'il observe.

CLARICE, riant.

Je savais bien que je la ferais partir.


Scène VII

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CLARICE, LISETTE


LISETTE

Quoi ! toute seule, Madame ?

CLARICE

Oui, Lisette.

LISETTE, en riant, et lui marquant du bout du doigt.

Il est ici.

CLARICE

Qui ?

LISETTE

Vous ne m'entendez pas ?

CLARICE

Non.

LISETTE

Eh ! cet aimable jeune homme qui vous rendit hier un petit service de si bonne grâce.

CLARICE

Ce jeune officier ?

LISETTE

Eh oui.

CLARICE

Eh bien ! qu'il y soit, que veux-tu que j'y fasse ?

LISETTE

C'est qu'il vous cherche, et si vous voulez l'éviter, il ne faut pas rester ici.

CLARICE

L'éviter ! Est-ce que tu crois qu'il me parlera ?

LISETTE

Il n'y manquera pas, la petite aventure d'hier le lui permet de reste.

CLARICE

Va, va, il ne me reconnaîtra seulement pas.

LISETTE

Hum ! vous êtes pourtant bien reconnaissable

et de l'air dont il vous lorgna hier, je vais gager qu'il vous voit encore ; ainsi prenons par là.

CLARICE

Non, je suis trop lasse, il y a longtemps que je me promène.

LISETTE

Oui-da, un bon quart d'heure à peu près.

CLARICE

Mais pourquoi me fatiguerais-je à fuir un homme qui, j'en suis sûre, ne songe pas plus à moi que ne je songe à lui ?

LISETTE

Eh mais ! c'est bien assez qu'il y songe autant.

CLARICE

Que veux-tu dire ?

LISETTE

Vous ne m'avez encore parlé de lui que trois ou quatre fois.

CLARICE

Ne te figurerais-tu pas que je ne suis venue seule ici que pour lui donner occasion de m'aborder ?

LISETTE

Oh ! il n'y a pas de plaisir avec vous, vous devinez mot à mot ce qu'on pense.

CLARICE

Que tu es folle !

LISETTE, riant.

Si vous n'y étiez pas venue de vous-même, je devais vous y mener, moi.

CLARICE

M'y mener ! Mais vous êtes bien hardie de me le dire !

LISETTE

Bon ! je suis encore bien plus hardie que cela, c'est que je crois que vous y seriez venue.

CLARICE

Moi ?

LISETTE

Sans doute, et vous auriez raison, car il est fort aimable, n'est-il pas vrai ?

CLARICE

J'en conviens.

LISETTE

Et ce n'est pas là tout, c'est qu'il vous aime.

CLARICE

Autre idée !

LISETTE

Oui-da, peut-être que je me trompe.

CLARICE

Sans doute, à moins qu'on ne te l'ait dit, et je suis persuadée que non, qui est-ce qui t'en a parlé ?

LISETTE

Son valet m'en a touché quelque chose.

CLARICE

Son valet ?

LISETTE

Oui.

CLARICE, quelque temps sans parler, et impatiente.

Et ce valet t'a demandé le secret, apparemment ?

LISETTE

Non.

CLARICE

Cela revient pourtant au même, car je renonce à savoir ce qu'il vous a dit, s'il faut vous interroger pour l'apprendre.

LISETTE

J'avoue qu'il y a un peu de malice dans mon fait, mais ne vous fâchez pas, Ergaste vous adore, Madame.

CLARICE

Tu vois bien qu'il ne sera pas nécessaire que je l'évite, car il ne paraît pas.

LISETTE

Non, mais voici son valet qui me fait signe d'aller lui parler. Irai-je savoir ce qu'il me veut ?


Scène VIII

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FRONTIN, LISETTE, CLARICE


CLARICE

Oh ! tu le peux : je ne t'en empêche pas.

LISETTE

Si vous ne vous en souciez guère, ni moi non plus.

CLARICE

Ne vous embarrassez pas que je m'en soucie, et allez toujours voir ce qu'on vous veut.

LISETTE, à Clarice.

Eh ! parlez donc. (Et puis s'approchant de Frontin.) Ton maître est-il là ?

FRONTIN

Oui ; il demande s'il peut reparaître, puisqu'elle est seule.

LISETTE revient à sa maîtresse.

Madame, c'est Monsieur le marquis Ergaste qui aurait grande envie de vous faire encore révérence, et qui, comme vous voyez, vous en sollicite par le plus révérencieux de tous les valets.

Frontin salue à droite et à gauche.

CLARICE

Si je l'avais prévu, je me serais retirée.

LISETTE

Lui dirai-je que vous n'êtes pas de cet avis-là ?

CLARICE

Mais je ne suis d'avis de rien, réponds ce que tu voudras, qu'il vienne.

LISETTE, à Frontin.

On n'est d'avis de rien, mais qu'il vienne.

FRONTIN

Le voilà tout venu.

LISETTE

Toi, avertis-nous si quelqu'un approche.

Frontin sort.


Scène IX

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CLARICE, LISETTE, ERGASTE


ERGASTE

Que ce jour-ci est heureux pour moi, Madame ! Avec quelle impatience n'attendais-je pas le moment de vous revoir encore ! J'ai observé celui où vous étiez seule.

CLARICE, se démasquant un moment.

Vous avez fort bien fait d'avoir cette attention-là, car nous ne nous connaissons guère. Quoi qu'il en soit, vous avez souhaité me parler, Monsieur ; j'ai cru pouvoir y consentir. Auriez-vous quelque chose à me dire ?

ERGASTE

Ce que mes yeux vous ont dit avant mes discours, ce que mon cœur sent mille fois mieux qu'ils ne le disent, ce que je voudrais vous répéter toujours : que je vous aime, que je vous adore, que je ne vous verrai jamais qu'avec transport.

LISETTE, à part à sa maîtresse.

Mon rapport est-il fidèle ?

CLARICE

Vous m'avouerez, Monsieur, que vous ne mettez guère d'intervalle entre me connaître, m'aimer et me le dire ; et qu'un pareil entretien aurait pu être précédé de certaines formalités de bienséance qui sont ordinairement nécessaires.

ERGASTE

Je crois vous l'avoir déjà dit, Madame, je n'ai su ce que je faisais, oubliez une faute échappée à la violence d'une passion qui m'a troublé, et qui me trouble encore toutes les fois que je vous parle.

LISETTE, à Clarice.

Qu'il a le débit tendre !

CLARICE

Avec tout cela, Monsieur, convenez pourtant qu'il en faudra revenir à quelqu'une de ces formalités dont il s'agit, si vous avez dessein de me revoir.

ERGASTE

Si j'en ai dessein ! Je ne respire que pour cela, Madame. Le comte de Belfort doit vous rendre visite ce soir.

CLARICE

Est-ce qu'il est de vos amis ?

ERGASTE

C'est lui, Madame, chez qui il me semble vous avoir dit que j'étais.

CLARICE

Je ne me le rappelais pas.

ERGASTE

Je l'accompagnerai chez vous, Madame, il me l'a promis : s'engage-t-il à quelque chose qui vous me déplaise ? Consentez-vous que je lui aie cette obligation ?

CLARICE

Votre question m'embarrasse ; dispensez-moi d'y répondre.

ERGASTE

Est-ce que votre réponse me serait contraire ?

CLARICE

Point du tout.

LISETTE

Et c'est ce qui fait qu'on n'y répond pas.

Ergaste se jette à ses genoux, et lui baise la main.

CLARICE, remettant son masque.

Adieu, Monsieur ; j'attendrai le comte de Belfort. Quelqu'un approche : laissez-moi seule continuer ma promenade, nous pourrons nous y rencontrer encore.


Scène X

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ERGASTE, CLARICE, LISETTE, FRONTIN


FRONTIN, à Lisette.

Je viens vous dire que je vois de loin une espèce de petit nègre qui accourt.

LISETTE

Retirons-nous vite, Madame ; c'est Arlequin qui vient.

Clarice sort. Ergaste et elle se saluent.


Scène XI

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ERGASTE, FRONTIN


ERGASTE

Je suis enchanté, Frontin ; je suis transporté ! Voilà deux fois que je lui parle aujourd'hui. Qu'elle est aimable ! Que de grâces ! Et qu'il est doux d'espérer de lui plaire !

FRONTIN

Bon ! espérer ! Si la belle vous donne cela pour de l'espérance, elle ne vous trompe pas.

ERGASTE

Belfort m'y mènera ce soir.

FRONTIN

Cela fera une petite journée de tendresse assez complète. Au reste, j'avais oublié de vous dire le meilleur. Votre maîtresse a bien des grâces ; mais le plus beau de ses traits, vous ne le voyez point, il n'est point sur son visage, il est dans sa cassette. Savez-vous bien que le cœur de Clarice est une emplette de cent mille écus, Monsieur ?

ERGASTE

C'est bien là à quoi je pense ! Mais, que nous veut ce garçon-ci ?

FRONTIN

C’est le beau brun que j’ai vu venir.


Scène XII

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ARLEQUIN, ERGASTE, FRONTIN


ARLEQUIN, à Ergaste.

Vous êtes mon homme ; c’est vous que je cherche.

ERGASTE

Parle : que me veux-tu ?

FRONTIN

Où est ton chapeau ?

ARLEQUIN

Sur ma tête.

FRONTIN, le lui ôtant.

Il n’y est plus.

ARLEQUIN

Il y était quand je l’ai dit (il le remet), et il y retourne.

ERGASTE

De quoi est-il question ?

ARLEQUIN

D’un discours malhonnête que j’ai ordre de vous tenir, et qui ne demande pas la cérémonie du chapeau.

ERGASTE

Un discours malhonnête ! À moi ! Et de quelle part ?

ARLEQUIN

De la part d'une personne qui s'est moquée de vous.

ERGASTE

Insolent ! t'expliqueras-tu ?

ARLEQUIN

Dites vos injures à ma commission, c'est elle qui est insolente, et non pas moi.

FRONTIN

Voulez-vous que j'estropie le commissionnaire, Monsieur ?

ARLEQUIN

Cela n'est pas de l'ambassade : je n'ai point ordre de revenir estropié.

ERGASTE

Qui est-ce qui t'envoie ?

ARLEQUIN

Une dame qui ne fait point cas de vous.

ERGASTE

Quelle est-elle ?

ARLEQUIN

Ma maîtresse.

ERGASTE

Est-ce que je la connais ?

ARLEQUIN

Vous lui avez parlé ici.

ERGASTE

Quoi ! c'est cette dame-là qui t'envoie dire qu'elle s'est moquée de moi ?

ARLEQUIN

Elle-même en original ; je lui ai aussi entendu marmotter entre ses dents que vous étiez un grand fourbe ; mais, comme elle ne m'a point commandé de vous le rapporter, je n'en parle qu'en passant.

ERGASTE

Moi fourbe ?

ARLEQUIN

Oui ; mais rien qu'entre les dents ; un fourbe tout bas.

ERGASTE

Frontin, après la manière dont nous nous sommes quittés tous deux, je t'ai dit que j'espérais : y comprends-tu quelque chose ?

FRONTIN

Oui-da, Monsieur ; esprit de femme et caprice : voilà tout ce que c'est ; qui dit l'un, suppose l'autre ; les avez-vous jamais vus séparés ?

ARLEQUIN

Ils sont unis comme les cinq doigts de la main.

ERGASTE, à Arlequin.

Mais ne te tromperais-tu pas ? Ne me prends-tu point pour un autre ?

ARLEQUIN

Oh ! que non. N'êtes-vous pas un homme d'hier ?

ERGASTE

Qu'appelles-tu un homme d'hier ? Je ne t'entends point.

FRONTIN

Il parle de vous comme d'un enfant au maillot. Est-ce que les gens d'hier sont de cette taille-là ?

ARLEQUIN

J'entends que vous êtes ici d'hier.

ERGASTE

Oui.

ARLEQUIN

Un officier de la Majesté du Roi.

ERGASTE

Sais-tu mon nom ? Je l'ai dit à cette dame.

ARLEQUIN

Elle me l'a dit aussi : un appelé Ergaste.

ERGASTE, outré.

C'est cela même !

ARLEQUIN

Eh bien ! c'est vous qu'on n'estime pas ; vous voyez bien que le paquet est à votre adresse.

FRONTIN

Ma foi ! il n'y a plus qu'à lui en payer le port, Monsieur.

ARLEQUIN

Non, c'est port payé.

ERGASTE

Je suis au désespoir !

ARLEQUIN

On s'est un peu diverti de vous en passant, on vous a re gardé comme une farce qui n'amuse plus. Adieu.

Il fait quelques pas.

ERGASTE

Je m'y perds !

ARLEQUIN, revenant.

Attendez… Il y a encore un petit reliquat, je ne vous ai donné que la moitié de votre affaire : j'ai ordre de vous dire… J'ai oublié mon ordre… La moquerie, un ; la farce, deux ; il y a un troisième article.

FRONTIN

S'il ressemble au reste, nous ne perdons rien de curieux.

ARLEQUIN, tirant des tablettes.

Pardi ! il est tout de son long dans ces tablettes-ci.

ERGASTE

Eh ! montre donc !

ARLEQUIN

Non pas, s'il vous plaît ; je ne dois pas vous les montrer : cela m'est défendu, parce qu'on s'est repenti d'y avoir écrit, à cause de la bienséance et de votre peu de mérite ; et on m'a crié de loin de les supprimer, et de vous expliquer le tout dans la conversation ; mais laissez-moi voir ce que j'oublie… À propos, je ne sais pas lire ; lisez donc vous-même.

Il donne les tablettes à Ergaste.

FRONTIN

Eh ! morbleu, Monsieur, laissez là ces tablettes, et n'y répondez que sur le dos du porteur.

ARLEQUIN

Je n'ai jamais été le pupitre de personne.

ERGASTE lit.

Je viens de vous apercevoir aux genoux de ma sœur. (Ergaste s'interrompant.) Moi ! (Il continue.) Vous jouez fort bien la comédie : vous me l'avez donnée tantôt, mais je n'en veux plus. Je vous avais permis de m'aborder encore, et je vous le défends, j'oublie même que je vous ai vu.

ARLEQUIN

Tout juste ; voilà l'article qui nous manquait : plus de fréquentation, c'est l'intention de la tablette. Bonsoir.

Ergaste reste comme immobile.

FRONTIN

J'avoue que voilà le vertigo le mieux conditionné qui soit jamais sorti d'aucun cerveau femelle.

ERGASTE, recourant à Arlequin.

Arrête, où est-elle ?

ARLEQUIN

Je suis sourd.

ERGASTE

Attends que j'aie fait, du moins, un mot de réponse ; il est aisé de me justifier : elle m'accuse d'avoir vu sa sœur, et je ne la connais pas.

ARLEQUIN

Chanson !

ERGASTE, en lui donnant de l'argent.

Tiens, prends, et arrête.

ARLEQUIN

Grand merci ; quand je parle de chanson, c'est que j'en vais chanter une ; faites à votre aise, mon cavalier ; je n'ai jamais vu de fourbe si honnête homme que vous. (Il chante.) Ra la ra ra…

ERGASTE

Amuse-le, Frontin ; je n'ai qu'un pas à faire pour aller au logis, et je vais y écrire un mot.


Scène XIII

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ARLEQUIN, FRONTIN


ARLEQUIN

Puisqu'il me paie des injures, voyez combien je gagnerais avec lui, si je lui apportais des compliments… (Il chante.) Ta la la ta ra ra la.

FRONTIN

Voilà de jolies paroles que tu chantes là.

ARLEQUIN

Je n'en sais point d'autres. Allons, divertis-moi : ton maître t'a chargé de cela, fais-moi rire.

FRONTIN

Veux-tu que je chante aussi ?

ARLEQUIN

Je ne suis pas curieux de symphonie.

FRONTIN

De symphonie ! Est-ce que tu prends ma voix pour un orchestre ?

ARLEQUIN

C'est qu'en fait de musique, il n'y a que le tambour qui me fasse plaisir.

FRONTIN

C'est-à-dire que tu es au concert, quand on bat la caisse.

ARLEQUIN

Oh ! je suis à l'Opéra.

FRONTIN

Tu as l'oreille martiale. Avec quoi te divertirai-je donc ? Aimes-tu les contes des fées ?

ARLEQUIN

Non, je ne me soucie ni de comtes ni de marquis.

FRONTIN

Parlons donc de boire.

ARLEQUIN

Montre-moi le sujet du discours.

FRONTIN

Le vin, n'est-ce pas ? On l'a mis au frais.

ARLEQUIN

Qu'on l'en retire, j'aime à boire chaud.

FRONTIN

Cela est malsain ; parlons de ta maîtresse.

ARLEQUIN, brusquement.

Expédions la bouteille.

FRONTIN

Doucement ! je n'ai pas le sol, mon garçon.

ARLEQUIN

Ce misérable ! Et du crédit ?

FRONTIN

Avec cette mine-là, où veux-tu que j'en trouve ? Mets-toi à la place du marchand de vin.

ARLEQUIN

Tu as raison, je te rends justice : on ne saurait rien emprunter sur cette grimace-là.

FRONTIN

Il n'y a pas moyen, elle est trop sincère ; mais il y a remède à tout : paie, et je te le rendrai.

ARLEQUIN

Tu me le rendras ? Mets-toi à ma place aussi, le croirais-tu ?

FRONTIN

Non, tu réponds juste ; mais paie en pur don, par galanterie, sois généreux…

ARLEQUIN

Je ne saurais, car je suis vilain : je n'ai jamais bu à mes dépens.

FRONTIN

Morbleu ! que ne sommes-nous à Paris, j'aurais crédit.

ARLEQUIN

Eh ! que fait-on à Paris ? Parlons de cela, faute de mieux : est-ce une grande ville ?

FRONTIN

Qu'appelles-tu une ville ? Paris, c'est le monde ; le reste de la terre n'en est que les faubourgs.

ARLEQUIN

Si je n'aimais pas Lisette, j'irais voir le monde.

FRONTIN

Lisette, dis-tu ?

ARLEQUIN

Oui, c'est ma maîtresse.

FRONTIN

Dis donc que ce l'était, car je te l'ai soufflée hier.

ARLEQUIN

Ah ! maudit souffleur ! Ah ! scélérat ! Ah ! chenapan !


Scène XIV

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ERGASTE, FRONTIN, ARLEQUIN


ERGASTE

Tiens, mon ami, cours porter cette lettre à la dame qui t'envoie.

ARLEQUIN

J'aimerais mieux être le postillon du diable, qui vous emporte tous deux, vous et ce coquin, qui est la copie d'un fripon ! ce maraud, qui n'a ni argent, ni crédit, ni le mot pour rire ! un sorcier qui souffle les filles ! un escroc qui veut m'emprunter du vin ! un gredin qui dit que je ne suis pas dans le monde, et que mon pays n'est qu'un faubourg ! Cet insolent ! un faubourg ! Va, va, je t'apprendrai à connaître les villes.

Arlequin s'en va.

ERGASTE, à Frontin.

Qu'est-ce que cela signifie ?

FRONTIN

C'est une bagatelle, une affaire de jalousie : c'est que nous nous trouvons rivaux, et il en sent la conséquence.

ERGASTE

De quoi aussi t'avises-tu de parler de Lisette ?

FRONTIN

Mais, Monsieur, vous avez vu des amants : devineriez-vous que cet homme-là en est un ? Dites en conscience.

ERGASTE

Va donc toi-même chercher cette dame-là, et lui remets mon billet le plus tôt que tu pourras.

FRONTIN

Soyez tranquille, je vous rendrai bon compte de tout ceci par le moyen de Lisette.

ERGASTE

Hâte-toi, car je souffre.

Frontin part.'


Scène XV

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ERGASTE, seul.


Vit-on jamais rien de plus étonnant que ce qui m'arrive ? Il faut absolument qu'elle se soit méprise.

Scène XVI

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LISETTE, ERGASTE


LISETTE

N'avez-vous pas vu la sœur de Madame, Monsieur ?

ERGASTE

Eh non, Lisette, de qui me parles-tu ? Je n'ai vu que ta maîtresse, je ne me suis entretenu qu'avec elle ; sa sœur m'est totalement inconnue, et je n'entends rien à ce qu'on me dit là.

LISETTE

Pourquoi vous fâcher ? Je ne vous dis pas que vous lui ayez parlé, je vous demande si vous ne l'avez pas aperçue ?

ERGASTE

Eh ! non, te dis-je, non, encore une fois, non : je n'ai vu de femme que ta maîtresse, et quiconque lui a rapporté autre chose a fait une imposture, et si elle croit avoir vu le contraire, elle s'est trompée.

LISETTE

Ma foi, Monsieur, si vous n'entendez rien à ce que je vous dis, je ne vois pas plus clair dans ce que vous me dites. Vous voilà dans un mouvement épouvantable à cause de la question du monde la plus simple que je vous fais. À qui en avez-vous ? Est-ce distraction, méchante humeur, ou fantaisie ?

ERGASTE

D'où vient qu'on me parle de cette sœur ? D'où vient qu'on m'accuse de m'être entretenu avec elle ?

LISETTE

Eh ! qui est-ce qui vous en accuse ? Où avez-vous pris qu'il s'agisse de cela ? En ai-je ouvert la bouche ?

ERGASTE

Frontin est allé porter un billet à ta maîtresse, où je lui jure que je ne sais ce que c'est.

LISETTE

Le billet était fort inutile ; et je ne vous parle ici de cette sœur que parce que nous l'avons vue se promener ici près.

ERGASTE

Qu'elle s'y promène ou non, ce n'est pas ma faute, Lisette, et si quelqu'un s'est jeté à ses genoux, je te garantis que ce n'est pas moi.

LISETTE

Oh ! Monsieur, vous me fâchez aussi, et vous ne me ferez pas accroire qu'il me soit rien échappé sur cet article-là ; il faut écouter ce qu'on vous dit, et répondre raisonnablement aux gens, et non pas aux visions que vous avez dans la tête. Dites-moi seulement si vous n'avez pas vu la sœur de Madame, et puis c'est tout.

ERGASTE

Non, Lisette, non, tu me désespères !

LISETTE

Oh ! ma foi, vous êtes sujet à des vapeurs, ou bien auriez-vous, par hasard, de l'antipathie pour le mot de sœur ?

ERGASTE

Fort bien.

LISETTE

Fort mal. Écoutez-moi, si vous le pouvez. Ma maîtresse a un mot à vous dire sur le comte de Belfort ; elle n'osait revenir à cause de cette sœur dont je vous parle, et qu'elle a aperçue se promener dans ces cantons-ci ; or, vous m'assurez ne l'avoir point vue.

ERGASTE

J'en ferai tous les serments imaginables.

LISETTE

Oh ! je vous crois. (À part.) Le plaisant écart ! Quoi qu'il en soit, ma maîtresse va revenir, attendez-la.

ERGASTE

Elle va revenir, dis-tu ?

LISETTE

Oui, Clarice elle-même, et j'arrive exprès pour vous en avertir. (À part, en s'en allant.) C'est là qu'il en tient, quel dommage !


Scène XVII

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ERGASTE, seul.


Puisque Clarice revient, apparemment qu'elle s'est désabusée, et qu'elle a reconnu son erreur.


Scène XVIII

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FRONTIN, ERGASTE


ERGASTE

Eh bien ! Frontin, on n'est plus fâchée ; et le billet a été bien reçu, n'est-ce pas ?

FRONTIN, triste.

Qui est-ce qui vous fournit vos nouvelles, Monsieur ?

ERGASTE

Pourquoi ?

FRONTIN

C'est que moi, qui sors de la mêlée, je vous en apporte d'un peu différentes.

ERGASTE

Qu'est-il donc arrivé ?

FRONTIN

Tirez sur ma figure l'horoscope de notre fortune.

ERGASTE

Et mon billet ?

FRONTIN

Hélas ! c'est le plus maltraité. Ne voyez-vous pas bien que j'en porte le deuil d'avance ?

ERGASTE

Qu'est-ce que c'est que d'avance ? Où est-il ?

FRONTIN

Dans ma poche, en fort mauvais état. (Il le tire.) Tenez, jugez vous-même s'il peut en revenir.

ERGASTE

Il est déchiré !

FRONTIN

Oh ! cruellement ! Et bien m'en a pris d'être d'une étoffe d'un peu plus de résistance que lui, car je ne reviendrais pas en meilleur ordre. Je ne dis rien des ignominies qui ont accompagné notre disgrâce, et dont j'ai risqué de vous rapporter un certificat sur ma joue.

ERGASTE

Lisette, qui sort d'ici, m'a donc joué ?

FRONTIN

Eh ! que vous a-t-elle dit, cette double soubrette ?

ERGASTE

Que j'attendisse sa maîtresse ici, qu'elle allait y venir pour me parler, et qu'elle ne songeait à rien.

FRONTIN

Ce que vous me dites là ne vaut pas le diable, ne vous fiez point à ce calme-là, vous en serez la dupe, Monsieur ; nous revenons houspillés, votre billet et moi : allez-vous-en, sauvez le corps de réserve.

ERGASTE

Dis-moi donc ce qui s'est passé !

FRONTIN

En voici la courte et lamentable histoire. J'ai trouvé l'inhumaine à trente ou quarante pas d'ici ; je vole à elle, et je l'aborde en courrier suppliant : c'est de la part du marquis Ergaste, lui dis-je d'un ton de voix qui demandait la paix. Qu'est-ce, mon ami ? Qui êtes-vous ? Eh ! que voulez-vous ? Qu'est-ce que c'est que cet Ergaste ? Allez, vous vous méprenez, retirez-vous, je ne connais point cela. Madame, que votre beauté ait pour agréable de m'entendre ; je parle pour un homme à demi mort, et peut-être actuellement défunt, qu'un petit nègre est venu de votre part assassiner dans des tablettes : et voici les mourantes lignes que vous adresse dans ce papier son douloureux amour. Je pleurais moi-même en lui tenant ces propos lugubres, on eût dit que vous étiez enterré, et que c'était votre testament que j'apportais.

ERGASTE

Achève. Que t'a-t-elle répondu ?

FRONTIN, lui montrant le billet.

Sa réponse ? la voilà mot pour mot ; il ne faut pas grande mémoire pour en retenir les paroles.

ERGASTE

L'ingrate !

FRONTIN

Quand j'ai vu cette action barbare, et le papier couché sur la poussière, je l'ai ramassé ; ensuite, redoublant de zèle, j'ai pensé que mon esprit devait suppléer au vôtre, et vous n'avez rien perdu au change. On n'écrit pas mieux que j'ai parlé, et j'espérais déjà beaucoup de ma pièce d'éloquence, quand le vent d'un revers de main, qui m'a frisé la moustache, a forcé le harangueur d'arrêter aux deux tiers de sa harangue.

ERGASTE

Non, je ne reviens point de l'étonnement où tout cela me jette, et je ne conçois rien aux motifs d'une aussi sanglante raillerie.

FRONTIN, se frottant les yeux.

Monsieur, je la vois ; la voilà qui arrive, et je me sauve ; c'est peut-être le soufflet qui a manqué tantôt, qu'elle vient essayer de faire réussir. Il s'écarte sans sortir.


Scène XIX

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ERGASTE, CLARICE, LISETTE, FRONTIN


CLARICE, démasquée en l'abordant, et puis remettant son masque.

Je prends l'instant où ma sœur, qui se promène là-bas, est un peu éloignée, pour vous dire un mot, Monsieur. Vous devez, dites-vous, accompagner ce soir, au logis, le comte de Belfort : silence, s'il vous plaît, sur nos entretiens dans ce lieu-ci ; vous sentez bien qu'il faut que ma sœur et lui les ignorent. Adieu.

ERGASTE

Quel étrange procédé que le vôtre, Madame ! Vous reste-t-il encore quelque nouvelle injure à faire à ma tendresse ?

CLARICE

Qu'est-ce que cela signifie, Monsieur ? Vous m'étonnez !

LISETTE

Ne vous l'ai-je pas dit ? c'est que vous lui parlez de votre sœur : il ne saurait entendre prononcer ce mot-là sans en être furieux ; je n'en ai pas tiré plus de raison tantôt.

FRONTIN

La bonne âme ! Vous verrez que nous aurons encore tort. N'approchez pas, Monsieur, plaidez de loin ; Madame a la main légère, elle me doit un soufflet, vous dis-je, et elle vous le paierait peut-être. En tout cas, je vous le donne.

CLARICE

Un soufflet ! Que veut-il dire ?

LISETTE

Ma foi, Madame, je n'en sais rien ; il y a des fous qu'on appelle visionnaires, n'en serait-ce pas là ?

CLARICE

Expliquez donc cette énigme, Monsieur ; quelle injure vous a-t-on faite ? De quoi se plaint-il ?

ERGASTE

Eh ! Madame, qu'appelez-vous énigme ? À quoi puis-je attribuer cette contradiction dans vos manières, qu'au dessein formel de vous moquer de moi ? Où ai-je vu cette sœur, à qui vous voulez que j'aie parlé ici ?

LISETTE

Toujours cette sœur ! ce mot-là lui tourne la tête.

FRONTIN

Et ces agréables tablettes où nos soupirs sont traités de farce, et qui sont chargées d'un congé à notre adresse.

CLARICE, à Lisette.

Lisette, sais-tu ce que c'est ?

LISETTE, comme à part.

Bon ! ne voyez-vous pas bien que le mal est au timbre ?

ERGASTE

Comment avez-vous reçu mon billet, Madame ?

FRONTIN, le montrant.

Dans l'état où vous l'avez mis, je vous demande à présent ce qu'on en peut faire.

ERGASTE

Porter le mépris jusqu'à refuser de le lire !

FRONTIN

Violer le droit des gens en ma personne, attaquer la joue d'un orateur, la forcer d'esquiver une impolitesse ! Où en serait-elle, si elle avait été maladroite ?

ERGASTE

Méritais-je que ce papier fût déchiré ?

FRONTIN

Ce soufflet était-il à sa place ?

LISETTE

Madame, sommes-nous en sûreté avec eux ? Ils ont les yeux bien égarés.

CLARICE

Ergaste, je ne vous crois pas un insensé ; mais tout ce que vous me dites là ne peut être que l'effet d'un rêve ou de quelque erreur dont je ne sais pas la cause. Voyons.

LISETTE

Je vous avertis qu'Hortense approche, Madame.

CLARICE

Je ne m'écarte que pour un moment, Ergaste, car je veux éclaircir cette aventure-là.

Elles s'en vont.


Scène XX

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ERGASTE, FRONTIN


ERGASTE

Mais en effet, Frontin, te serais-tu trompé ? N'aurais-tu pas porté mon billet à une autre ?

FRONTIN

Bon ! oubliez-vous les tablettes ? Sont-elles tombées des nues ?

ERGASTE

Cela est vrai.

Scène XXI

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HORTENSE, ERGASTE, FRONTIN


HORTENSE, masquée, qu'Ergaste prend pour Clarice à qui il vient de parler.

Vous venez de m'envoyer un billet, Monsieur, qui me fait craindre que vous ne tentiez de me parler, ou qu'il ne m'arrive encore quelque nouveau message de votre part, et je viens vous prier moi-même qu'il ne soit plus question de rien ; que vous ne vous ressouveniez pas de m'avoir vue, et surtout que vous le cachiez à ma sœur, comme je vous promets de le lui cacher à mon tour ; c'est tout ce que j'avais à vous dire, et je passe.

ERGASTE, étonné.

Entends-tu, Frontin ?

FRONTIN

Mais où diable est donc cette sœur ?


Scène XXII et dernière

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HORTENSE, CLARICE, LISETTE, ERGASTE, FRONTIN, ARLEQUIN


CLARICE, à Ergaste et à Hortense.

Quoi ! ensemble ! vous vous connaissez donc ?

FRONTIN, voyant Clarice.

Monsieur, voilà une friponne, sur ma parole.

HORTENSE, à Ergaste.

Êtes-vous confondu ?

ERGASTE

Si je la connais, Madame, je veux que la foudre m'écrase !

LISETTE

Ah ! le petit traître !

CLARICE

Vous ne me connaissez point ?

ERGASTE

Non, Madame, je ne vous vis jamais, j'en suis sûr, et je vous crois même une personne apostée pour vous divertir à mes dépens, ou pour me nuire. (Et se tournant du côté d'Hortense.) Et je vous jure, Madame, par tout ce que j'ai d'honneur…

HORTENSE, se démasquant.

Ne jurez pas, ce n'est pas la peine, je ne me soucie ni de vous ni de vos serments.

ERGASTE, qui la regarde.

Que vois-je ? Je ne vous connais point non plus.

FRONTIN

C'est pourtant le même habit à qui j'ai parlé, mais ce n'est pas la même tête.

CLARICE, en se démasquant.

Retournons-nous-en, ma sœur, et soyons discrètes.

ERGASTE, se jetant aux genoux de Clarice.

Ah ! Madame, je vous reconnais, c'est vous que j'adore.

CLARICE

Sur ce pied-là, tout est éclairci.

LISETTE

Oui, je suis au fait. (À Hortense.) Monsieur vous a sans doute abordée, Madame ; vos habits se ressemblent, et il vous aura pris pour Madame, à qui il parla hier.

ERGASTE

C'est cela même, c'est l'habit qui m'a jeté dans l'erreur.

FRONTIN

Ah ! nous en tirerons pourtant quelque chose. (À Hortense.) Le soufflet et les tablettes sont sans doute sur votre compte, Madame.

HORTENSE

Il ne s'agit plus de cela, c'est un détail inutile.

ERGASTE, à Hortense.

Je vous demande mille pardons de ma méprise, Madame ; je ne suis pas capable de changer, mais personne ne rendrait l'infidélité plus pardonnable que vous.

HORTENSE

Point de compliments, Monsieur le Marquis : reconduisez-nous au logis, sans attendre que le comte de Belfort s'en mêle.

LISETTE, à Ergaste.

L'aventure a bien fait de finir, j'allais vous croire échappés des Petites-Maisons.

FRONTIN

Va, va, puisque je t'aime, je ne me vante pas d'être trop sage.

ARLEQUIN, à Lisette.

Et toi, l'aimes-tu ? Comment va le cœur ?

LISETTE

Demande-lui-en des nouvelles, c'est lui qui me le garde.