La Médecine, les Médecins et les facultés de médecine

La Médecine, les Médecins et les facultés de médecine
Revue des Deux Mondes5e période, tome 45 (p. 641-675).
LA MÉDECINE, LES MÉDECINS
ET
LES FACULTÉS DE MÉDECINE

De tout temps les médecins ont été l’objet des sarcasmes et des critiques. Molière n’a fait que reprendre une ancienne et banale tradition. De nos jours on n’innove donc pas en affirmant que la médecine n’est rien, que les médecins sont des ignorans ou des farceurs, et qu’il faut résolument s’opposer à la tyrannie de la Faculté. Plus récemment les plaisanteries et les injures ont redoublé. Et certes elles sont, dans une certaine mesure, légitimes. Pourquoi, en un temps de critique universelle et de libre examen, une profession, — seule entre toutes, — échapperait-elle à la sévérité des littérateurs et des journalistes ?

Mais, si l’attaque est légitime, la défense l’est aussi. Il sera donc permis, à un des professeurs de cette Faculté de médecine de Paris tant attaquée, de demander pour elle justice après enquête. Ce professeur, qui enseigne la physiologie, n’est pas médecin, dans le sens strict du mot ; mais il est cependant assez proche de la profession médicale, par lui et les siens, pour avoir quelque droit à prendre devant l’opinion publique la défense d’une science si utile à la vie des hommes, d’une profession où se rencontrent tant de dévouemens, de talens et de vertus, et d’une Faculté dont le renom est glorieux.


I. — LA MÉDECINE

Ce ne sont pas seulement les médecins et les professeurs qu’on vilipende : c’est encore, et avant tout, la médecine elle-même.

Et vraiment, il n’est pas difficile d’établir qu’il règne encore dans les choses médicales une douloureuse incertitude. Ni le diagnostic, ni le traitement, ni la prophylaxie des maladies n’ont atteint cette période de stabilité scientifique qui assure l’absolue confiance, de sorte que tout n’est peut-être pas faux dans ces véhémentes critiques qui tombent dru sur l’art médical.

Mais, avant de réfuter ces critiques, il convient de les exposer impartialement. Les voici.

« Malgré les innombrables publications dont les médecins encombrent les journaux, l’impuissance de la médecine est éclatante. Le cancer fait autant de victimes que par le passé. Les fièvres infectieuses, quand elles sont malignes, sont tout aussi offensives qu’autrefois. La tuberculose, si terriblement meurtrière, ne peut jamais être arrêtée dans son cours. Les maladies du cœur, du foie, de l’estomac, quand on les a tant bien que mal diagnostiquées, ce qui n’est pas le cas le plus fréquent, poursuivent leur évolution sans que la médecine puisse apporter autre chose que de passagers adoucissemens. Les enfans, dans la première année de leur vie, meurent par milliers. Et quant aux affections nerveuses, si l’on a fait quelques réels progrès pour le diagnostic, on n’en a fait aucun pour le traitement. On ne guérit pas plus aujourd’hui qu’autrefois la folie, l’épilepsie, la scarlatine, la méningite. Même pour les maladies qui doivent guérir, le rôle du médecin est à peu près nul. Un rhume de cerveau, dûment soigné par un habile thérapeute, et un rhume de cerveau, traité par le mépris, évoluent de la même manière. Bref, les maladies qui doivent guérir guérissent ; celles qui doivent se mal terminer se terminent mal ; et la thérapeutique ne fait rien ni aux unes, ni aux autres, si savante qu’elle se prétende.

« Bien plus, dans nombre de cas, l’opinion des médecins diffère à ce point qu’ils n’aboutissent jamais à deux conclusions semblables, soit pour le diagnostic, soit pour le traitement. En certaines maladies, la liste des médicamens employés ressemble fort à un traité de chimie, et toutes les substances de la pharmacopée sont tour à tour mises en usage. Or cette richesse extraordinaire masque mal un dénûment extraordinaire ; car, si, pour guérir la tuberculose, on emploie l’arsenic, le phénol, la quinine, l’iode, le phosphore, l’antipyrine, la chaux, l’ozone et le mercure, c’est vraisemblablement que nul de ces médicamens n’est efficace. On ne s’entend même pas encore sur la valeur de la vaccine, ni sur cette question pratique, si importante, de la valeur du lait bouilli ou du lait non bouilli dans l’alimentation des nourrissons. On discute encore l’homéopathie. Quelques progrès ont été faits assurément pour connaître les causes des affections morbides ; mais le malade, lequel veut guérir, est hanté par l’idée, assez simple d’ailleurs, de sa guérison, de sorte qu’il attache un prix très secondaire aux progrès de la pathologie, s’ils ne sont pas consacrés et vérifiés par une amélioration ou une guérison de sa maladie.

« Rien ne prouve mieux l’imperfection des choses de la médecine que les momens de vogue dont jouissent tels ou tels médicamens. — Dépêchez-vous de le prendre, pendant qu’il guérit encore, disait un sceptique. — Et, de fait, en assiste à des engouemens passagers, qui surprennent. Les grands médecins d’autrefois imposaient à leurs malades des centaines de saignées et des milliers de lavemens. Donc, puisque les méthodes de jadis sont tombées en désuétude, il est bien permis de supposer que les traitemens d’aujourd’hui seront, dans quelque vingt ans, considérés comme ineptes. Il était de mode de recommander le vin : maintenant, c’est l’eau qu’on prescrit. Du reste, en fait de régime, chaque médecin conseille selon son goût personnel : peu de sel ou beaucoup de sel ; alimens liquides ou alimens solides ; viandes rôties ou ragoûts ; légumes verts ou féculens. La diversité en est infinie, et on peut trouver dans les livres classiques de doctes encouragemens pour chacune de ces alimentations variées.

« Quant aux eaux minérales, elles sont déclarées aptes à toutes les guérisons ; et il n’en est pas qui ne guérisse la goutte et la dyspepsie, le diabète et la scrofule, le rhumatisme et les maladies du foie, les bronchites et les neurasthénies.

« La médecine est donc, de toutes les connaissances humaines, la moins avancée. Les formules enfantines y abondent : on rit quand on relit les consultations que donnèrent les fameux médecins des siècles précédens, et on sourit, quand on retrouve les prescriptions données par nos pères. Notre médecine actuelle, de 1908, sera dans trente ans aussi démodée que le seraient aujourd’hui celles de 1878 ou de 1848 : et nous prêterons à rire, — ou à sourire, — à nos petits-fils. »

Voilà quels sont les griefs de quelques gens de lettres et de quelques journalistes contre la médecine. Et nous n’avons pas cherché, en exposant leurs critiques, à en diminuer la force. Voyons maintenant ce qu’il en faut penser.

Et tout d’abord, pour ce qui est de l’impuissance de la médecine, nous accorderons beaucoup. Hélas, oui ! les médecins d’aujourd’hui ne peuvent pas guérir, ou même diagnostiquer toutes les maladies. Si la médecine avait cette toute-puissance, et guérissait tous les malades, il n’y aurait plus de morts que par la vieillesse, les suicides, ou les traumatismes.

D’autre part, il est évident que la plupart des affections morbides légères peuvent guérir sans le secours d’aucun médecin. Une maladie tend à la guérison. C’est là une grande loi de pathologie qu’il faut toujours avoir présente à l’esprit. Une rougeole, une scarlatine, une angine, une fièvre typhoïde même, si le malade ne fait pas de sottises, et s’il se contente de suivre les indications naturelles : garder le lit, se bien couvrir et boire de la tisane, marcheront vers la guérison. Le rôle du médecin est ici très effacé. En revanche, si la maladie est grave, si l’infection est suraiguë, et si, dès le début, il y a intoxication profonde de l’organisme, le médecin, malgré tous ses efforts, ne pourra combattre que des symptômes, et bien souvent il sera vaincu. Mon père me contait souvent l’histoire d’un de ses chefs, Delaroque, dont le nom d’ailleurs n’a pas été conservé par la postérité, qui lui disait : « Les fièvres sont malignes quand le médecin ne l’est pas. » Ce n’est pas exact, malheureusement, et il serait bien injuste de reprocher à un médecin la mort de tel ou tel malade, atteint d’une scarlatine hémorrhagique, d’une fièvre typhoïde adynamique, d’une méningite suraiguë, alors que, dès le début, la violence et la gravité des symptômes ont rendu toute thérapeutique inefficace.

Ce n’est pas la faute de la médecine, si certaines maladies peuvent guérir seules ; et ce n’est pas la faute de la médecine si elle ne peut pas guérir toutes les maladies.

Oserait-on reprocher à un médecin de ne pouvoir rendre la vie à un décapité ? Pourtant, si la rupture d’un vaisseau cérébral détermine un épanchement de sang qui inonde le tissu du cerveau et en dissocie toutes les parties, le médecin sera tout aussi impuissant à guérir ce paralytique qu’à faire circuler le sang dans la tête tranchée d’un criminel.

Donc, ni aujourd’hui, ni plus tard, la médecine ne pourra guérir toutes les maladies. Mais de là à regarder la médecine comme inutile, il y a loin.

D’abord, il ne s’agit pas seulement de guérir : il y a bien autre chose encore. Le rôle du médecin a été admirablement déterminé par cette belle définition : Il guérit quelquefois ; il soulage souvent ; il console toujours. Même s’il ne doit pas guérir le malheureux atteint d’un cancer de l’estomac, il peut le soulager, lui rendre les digestions moins douloureuses, lui donner des nuits moins cruelles, lui indiquer des alimens supportables. L’infortuné ne sera pas guéri, et la maladie continuera son évolution fatale ; mais le médecin a fait beaucoup s’il a rendu les derniers jours de cette lente agonie moins atroces.

Et puis, quelle immense consolation le malade ne trouve-t-il pas dans les paroles de réconfort que le médecin, soucieux de son véritable devoir, lui adresse ? L’arrivée du médecin est attendue avec impatience : c’est, pour tout malade, qu’il soit moribond ou seulement alité, le grand événement de la journée : car, en dépit du scepticisme qu’on affectait, on croit toujours, quand on est malade, que le médecin peut beaucoup, et même qu’il peut tout, La famille du malade, dans son angoisse, attend avec émotion la parole de désespérance ou d’encouragement qui va, comme un oracle fatidique, tomber des lèvres du médecin. En vérité, il serait inhumain de laisser mourir un malade sans cette consolation dernière.

Il est assez sot de prétendre que la médecine ne peut soulager. Le contraire est vrai. Si elle est souvent sans ressources pour combattre la mort, elle est toute-puissante, ou à peu près, pour combattre la douleur. La douleur dans les opérations chirurgicales n’existe plus ; et l’anesthésie chirurgicale est un bienfait admirable donné à l’humanité. Mais, même sans anesthésie, quels adoucissemens n’apportent pas les hypnotiques, les narcotiques, les analgésiques ? La liste est très longue des médicamens qui peuvent vaincre la douleur. On peut presque dire, avec bien peu d’exagération, que, si l’on souffre, c’est qu’on consent à souffrir. Le chloral, l’antipyrine, le chloralose, le véronal, l’héroïne, le sulfonal, peuvent être toujours administrés. La morphine surtout est merveilleuse. Sydenham disait jadis que, sans opium, il ne voudrait pas faire de médecine. De fait, aux injections de morphine, qui apportent leur soulagement au bout de deux à trois minutes, il n’est guère de douleur qui résiste. S’il faut même en faire l’aveu, je m’imagine que les médecins sont un peu trop ménagers de la morphine, quand il s’agit de malades désespérés. Pourquoi, par crainte d’un morphinisme qui n’aura pas le temps de se produire, redouter de donner à un malade, irrémédiablement atteint, la bienfaisante hébétude de la morphine ? C’est presque un sacrilège que de laisser souffrir : et il me paraît que l’apaisement de la douleur, quand toute chance de salut est définitivement éteinte, est pour le médecin un devoir strict.

Mais je n’ai pas parlé de guérison encore ; et on pourrait croire que, selon moi, la médecine est impuissante. Or vraiment, il n’y a que les ignorans pour prétendre que la médecine ne guérit jamais.

D’abord, la chirurgie, qui, de plus en plus, est unie indissolublement à la médecine, est une science conquérante, qui chaque jour fait de réels miracles. Les opérations les plus compliquées s’exécutent sans danger. Les plus graves traumatismes sont réparés et traités. Toutes ces affreuses infections qui ont attristé les âmes des chirurgiens, avant 1872, ont cessé d’exister. Il n’y a plus ni infection purulente, ni érysipèle, ni infection puerpérale, ni tétanos. La mortalité, qui était de 60 pour 100 pour les amputations, n’est même plus de 1 pour 100 à l’heure actuelle. On peut impunément faire des opérations presque innocentes sur le péritoine, la plèvre, les articulations. Or, si la science chirurgicale n’est pas tout à fait de la médecine, on avouera qu’elle n’en est pas fondamentalement différente, et que les victoires de la chirurgie sont bien près d’être des victoires médicales.

La médecine même est loin d’être aussi désarmée qu’on veut bien le prétendre, et il me suffira de citer quelques exemples éclatans pour convaincre les plus rebelles.

Les fièvres intermittentes, dues au paludisme, sont guéries, et certainement guéries, par la quinine. Il n’est pas douteux qu’on a arraché à la mort quantité de malades par la méthodique administration de ce merveilleux médicament. De même, la syphilis est guérie par les sels de mercure et l’iodure de potassium. De même, quoique avec des succès moindres, le bromure de potassium guérit l’épilepsie ; l’acide salicylique, le rhumatisme articulaire. Il ne s’agit pas ici de signaler quelques cas de paludisme, de syphilis ou de rhumatisme, qui ont été rebelles au traitement ; car il serait vraiment extraordinaire que ces redoutables maladies fussent toujours victorieusement combattues ; mais n’est-ce pas assez que presque toujours elles le soient. On n’ira pas reprocher à un navire de sauvetage d’avoir ramené à la côte quatre-vingts naufragés du vaisseau en perdition, et de n’avoir pu sauver les vingt derniers. C’est à peu près ce que fait la médecine, pour le paludisme, la syphilis et le rhumatisme articulaire.

Parlerai-je de la tuberculose ? Il s’en faut de beaucoup que la médecine ne soit d’aucun secours contre elle. Beaucoup de tuberculeux meurent ; c’est entendu. Mais combien ont survécu, grâce à des soins vigilans et à une prudente thérapeutique ! Au début, reconnaître le mal, alors que les indices ne sont que légers encore ; et le combattre énergiquement par une alimentation convenable et une hygiène rigoureuse, de manière à en arrêter ou à en retarder l’évolution ; puis, plus tard, quand la maladie est plus avancée déjà, diminuer les douleurs, la toux, l’amaigrissement, la fièvre, par diverses alimentations, par des médicamens sagement et modérément prescrits, tous efficaces contre les symptômes, s’ils sont impuissans contre la maladie même ; plus tard encore, rendre supportables les longs mois de l’agonie terminale : tout cela n’est pas œuvre vaine. D’autant plus que bien souvent la tuberculose a pu être enrayée. Nous connaissons tous tels et tels anciens tuberculeux guéris, et guéris par la médecine. Car, bien certainement, s’ils avaient été abandonnés à eux-mêmes, ils n’auraient pu être sauvés. Ils eussent misérablement péri. Le traitement de la tuberculose n’est donc plus, comme le disait si bien jadis le professeur Jaccoud, une méditation sur la mort ; c’est une lutte que le médecin engage contre la mort, et dans laquelle parfois, trop rarement, hélas ! il remporte la victoire

La sérothérapie est encore un brillant exemple de ce que peut l’art médical. Jadis la diphtérie était une maladie terrible. La mortalité était de 45 pour 100. Depuis que la sérothérapie a été découverte, la mortalité est descendue à 10 pour 100. C’est donc à peu près 35 pour 100 des enfans atteints de diphtérie qui sont aujourd’hui sauvés. Mais, comme ce chiffre un peu abstrait ne parle pas à l’imagination, traduisons-le en un chiffre : ce sera à peu près 200 000 malades sauvés par an pour l’Europe seulement. Même si la médecine n’avait à son actif que la sérothérapie de la diphtérie, elle mériterait d’être considérée comme une des bienfaitrices du genre humain.

A d’autres affections encore la sérothérapie a été appliquée, et parfois avec d’étonnans succès. Ainsi pour le traitement des morsures de serpens venimeux, pour le tétanos, pour la peste. C’est une méthode de fécondité admirable, qui chaque jour compte des succès nouveaux.

Voilà déjà, si je ne me trompe, trois terribles maladies : le paludisme, la syphilis, la diphtérie, contre lesquelles la médecine est toute-puissante, et d’autres, la tuberculose, le rhumatisme, l’épilepsie, contre lesquelles elle n’est pas désarmée.

Mais ce n’est pas tout. Par delà les maladies que guérit la médecine, il y a celles qu’elle fait disparaître.

Les médecins préservent de la variole par la vaccine, car le grand bienfait de la vaccine est un bienfait médical. Ce sont les médecins qui vaccinent : ce sont les médecins qui ont su profiter de quelques observations empiriques pour établir les bases de la vaccination sur des données scientifiques irréprochables. La vaccine sauve plus d’existences encore que la sérothérapie.

Nous n’avons plus à craindre ces sinistres épidémies dont les médecins ont pu préciser la nature et le mode de contagion. Le choléra et la peste n’exercent plus leurs ravages, et il est assez probable que, si ces fléaux venaient à nous menacer encore, des mesures hygiéniques internationales sauraient en empêcher l’extension.

Quant aux maladies du foie, du cœur, de l’estomac, des reins, il est difficile de citer des médicamens héroïques et une thérapeutique triomphante. Pourtant, un habile médecin réussira toujours à soulager ses malades. Dans le diabète, la goutte, la chlorose, que d’améliorations par une sagace thérapeutique ! Mais je craindrais d’abuser en signalant tous ces bienfaits de la médecine : il faudrait passer en revue toute la pathologie.

Au demeurant, s’il était vrai que les médecins n’avaient rien fait, ni comme thérapeutique, ni comme prophylaxie, la mortalité serait restée la même. En est-il ainsi ? Non, certes. Depuis cinquante ans le taux de la mortalité, dans tous les pays d’Europe, a constamment diminué. La durée moyenne de la vie n’est plus de trente ans, comme au milieu du XIXe siècle ; elle est de quarante-cinq ans environ.

Comment expliquer pareil changement, sinon par les progrès de la médecine et de l’hygiène ? Etablir par exemple, comme la science médicale a pu le faire, que la tuberculose est contagieuse, qu’elle l’est surtout par les crachats des tuberculeux, qu’il faut donc considérer les tuberculeux comme des centres d’infection semant la maladie et la mort autour d’eux, cela est beaucoup plus efficace que de guérir quelques malades qui toussent. Montrer que la fièvre typhoïde se propage par l’eau, et que l’on évitera presque certainement la fièvre typhoïde, si l’on ne boit pas une eau contaminée, cela peut être rangé parmi les plus grands triomphes de la médecine. Prouver, par des statistiques innombrables, et par des observations rigoureuses, que la seule alimentation qui ne fasse pas mourir le jeune enfant, est le lait maternel, c’est sauver des milliers d’existences.

On ne nous objectera pas que la contagion par les tuberculeux existe encore, qu’il y a encore des fièvres typhoïdes, et que des milliers d’enfans du premier âge meurent par suite d’une défectueuse alimentation ; car ce n’est pas la faute de la médecine ou de l’hygiène si leurs préceptes sont mal suivis. Ces trois grands problèmes, — de la tuberculose, de la fièvre typhoïde, et de l’alimentation des nouveau-nés, — relèvent plutôt de la sociologie que de la médecine. Si les médecins avaient, par quelque impossible événement, tout pouvoir pour diriger despotiquement, — et avec un despotisme que nul tyran n’oserait assumer, — les destinées des peuples, ils feraient disparaître en quelques années la tuberculose et la fièvre typhoïde ; et on n’assisterait plus à ce scandaleux et douloureux spectacle, la honte de notre civilisation : 50 000 enfans mourant dans la première année, — et il ne s’agit que de la France, — parce qu’ils sont mal nourris, ou même parce qu’ils ne sont pas nourris du tout.

Il faudrait plusieurs gros livres pour développer les faits. dont je ne donne ici qu’une élémentaire énumération. Mais j’en ai dit assez, ce semble, pour que toute personne impartiale ait le droit de considérer comme paradoxale et inique cette affirmation que la médecine est impuissante.

Un autre reproche, en apparence très grave, est que les médecins ne sont jamais du même avis, et que les contradictions pour le diagnostic et le traitement sont si graves qu’il faut considérer comme fantaisistes tout diagnostic et tout traitement. Là encore il y a une part de vérité ; mais cette part de vérité est si petite qu’il s’agit plutôt d’une grosse erreur.

En effet, dans quantité de cas, le diagnostic est donné avec pleine certitude. Je me contenterai d’un exemple saisissant. Il y a, parmi les épreuves que doivent subir les candidats au titre de médecin des hôpitaux, une épreuve dite clinique. Il s’agit de l’examen d’un malade fait par le candidat : or naturellement le malade a d’abord été examiné par les membres du jury, médecins titulaires des hôpitaux. Eh bien ! sauf quelques très rares exceptions, les membres du jury sont absolument d’accord au sujet du diagnostic, et le plus souvent le candidat fait, à quelques nuances près, le même diagnostic que les juges.

Assurément il est des cas très difficiles, très obscurs, pour lesquels des opinions différentes sont émises. Mais tous les musiciens portent-ils le même jugement sur l’opéra que vient de donner un de leurs confrères ? Les chefs-d’œuvre de la peinture, de la sculpture, et de l’art dramatique ne sont-ils pas contestés ? Comment, alors, sur certains problèmes de pathologie, dont la complexité est effrayante, l’accord pourrait-il être unanime ? Il ne l’est pas toujours, et nous n’en devons pas être étonnés. Ou plutôt, nous devons admirer cette étonnante similitude des diagnostics en songeant que tant de difficultés ont été résolues, et que le problème, ardu entre tous, qui consiste à préciser la nature d’une infection ou l’étendue d’un trouble morbide, va recevoir une solution à peu près identique, et cela non seulement parmi les médecins français, mais encore parmi les médecins de tous les autres pays.

Cela tient aux progrès qu’a faits la science du diagnostic. Chaque progrès scientifique général est devenu rapidement une source féconde d’applications à l’art médical. Dès que la radiographie a été découverte, elle a été appliquée à la médecine et à la chirurgie. La photographie, l’analyse chimique, l’électricité, sont tour à tour, avec le plus grand profit, mises à contribution par le clinicien pour préciser et étendre son diagnostic. Vienne une découverte nouvelle, et on peut être assuré que la médecine et la science du diagnostic se hâtent d’en profiter.

Il est vrai que les méthodes thérapeutiques sont beaucoup plus divergentes que les diagnostics, et que la raillerie peut facilement s’exercer sur certaines prescriptions médicales. Mais, avant de condamner les médecins, ce qui est facile, il faut se rendre compte des choses, ce qui est un peu plus difficile.

Lorsqu’un malade va consulter un médecin, ou l’appelle à son chevet, c’est pour avoir un conseil. Ce n’est pas pour satisfaire la curiosité assez vaine de connaître le nom de sa maladie et la classification qu’elle occupe dans la liste des fléaux qui sévissent sur notre pauvre humanité. Le malade espère être soulagé, ou guéri. Il demande un traitement. Il veut que son mal ne s’aggrave pas, ou que ses douleurs soient apaisées, ou que la guérison soit rapide et complète. Par conséquent, le médecin est dans l’obligation morale d’indiquer un traitement à son client, voire un traitement efficace. L’exigence du client est absolue à cet égard. Il demande un traitement. Si le médecin s’en va, et dit, comme il le pense peut-être : « Attendez que votre maladie guérisse ; il n’y a rien à faire qu’à attendre, » le malade est inquiet et mécontent. Il s’imagine que son médecin ne sait rien, et il s’empresse d’aller demander conseil à un autre. Or nul médecin ne consentira, de gaieté de cœur, à sacrifier ainsi sa réputation et à perdre ses cliens. Même lorsqu’il croira que l’ordonnance signée par lui n’avancera pas d’un jour la terminaison de la maladie, il rédigera une ordonnance. Et après tout, peut-être aura-t-il raison. Ces médicamens inoffensifs qu’il recommande vont rendre quelque confiance à son malade. C’est déjà beaucoup que d’avoir apporté une espérance, même quand cette espérance n’est qu’une illusion ; car cette illusion est un bienfait.

D’ailleurs, même si l’efficacité du traitement n’est pas certaine, pourquoi s’abstenir d’un traitement douteux, s’il est sans inconvénient ? Melius anceps remedium quam nullum, dit un vieil adage médical, et le vieil adage n’a pas tort. La thérapeutique serait bien simplifiée s’il fallait ne prescrire que ce qui est d’une utilité immédiate et certaine ; mais elle se priverait par là même de quelques-unes de ses ressources morales les plus efficaces. Je n’oserais pas, pour mon compte, reprocher à un médecin de donner quelquefois des remèdes peu utiles, lorsqu’ils sont d’ailleurs inoffensifs.

Si l’on compare la médecine aux sciences mathématiques ou même aux sciences physico-chimiques, on n’a pas de peine à prouver qu’elle est beaucoup plus incertaine. Mais la comparaison n’est pas légitime. La médecine n’est pas seulement une science, c’est un art. Et on n’a rien compris aux choses de la médecine, si l’on ne sépare pas résolument la science médicale de l’art médical. La science médicale, c’est la pathologie ; l’art médical, c’est la clinique, c’est-à-dire, pour un cas déterminé, le diagnostic, le pronostic et le traitement.

Or la pathologie est une véritable science, qui a, comme toute science, ses faits, ses lois, ses méthodes. Elle a fait, depuis Pasteur, de merveilleux progrès. Sur la cause et l’évolution des maladies, des milliers de mémoires ont été écrits, qui renferment tous quelque vérité nouvelle, petite ou grande, si bien qu’un traité complet de pathologie comporterait une douzaine de très gros volumes, pour le moins. Ces documens innombrables sont en même temps des documens positifs ; c’est-à-dire que les faits sont vrais, et les observations exactes. Mais, malgré tout ce luxe de détails, la pathologie n’est pas une science terminée, parachevée : et il n’est pas permis de mettre le mot fin à ces douze volumes ; car chaque année de nouveaux faits sont découverts, et quelques-uns modifient les données antérieures. Autrement dit, la pathologie est une science qui évolue.

N’en est-il pas de même de toutes les autres ? Quelle est-elle donc, la science qui a terminé sa course ?

On a comparé ingénieusement la science acquise à une sphère : le volume de cette sphère est plus ou moins grand suivant la masse des connaissances acquises. Quant aux connaissances à acquérir, c’est l’infini. Elles sont représentées par l’espace qui entoure la sphère. Or les découvertes nouvelles ne se feront qu’à la surface de la sphère, surface d’autant plus étendue que le volume de la sphère elle-même est plus considérable, de sorte que, plus la science (c’est-à-dire la sphère) s’est accrue ; plus le nombre des découvertes à faire devient considérable, tout en restant quantité négligeable, par rapport à la masse immense et presque infinie des choses qui restent à connaître. Cela est vrai de la chimie, de la physique, de la physiologie. Pourquoi ne pas supposer que ce sera vrai aussi de la pathologie ?

Et qui oserait dire que la pathologie n’est pas une science ? Il y a autant de certitude dans l’évolution de la tuberculose chez un lapin inoculé avec le bacille tuberculeux, que dans le dosage du chlore dans une solution de chlorure de sodium. Le problème est plus compliqué ; les méthodes sont différentes : mais la certitude scientifique est la même dans un cas comme dans l’autre.

Même pour la thérapeutique expérimentale, c’est-à-dire l’action des poisons ou des médicamens, la rigueur scientifique est absolue. On peut prévoir les effets d’une injection de chloral, ou de morphine, avec tout autant de précision que ceux d’une irritation électrique, portant sur un nerf. La dose active, la dose mortelle peuvent être déterminées à l’avance ; ce sont faits véritablement scientifiques.

Mais, dès qu’on veut passer de ces données scientifiques, certaines, à l’application pratique, clinique, immédiate, le problème change. Il ne s’agit plus d’une loi biologique inexorable ; il s’agit d’un fait particulier, dont la complication est extrême. Voici un malade qui tousse, qui a de la fièvre. Le médecin l’ausculte ; il constate chez lui les signes d’une tuberculose avancée. Il peut préciser l’étendue de la lésion. Il peut prévoir à peu près la marche future de la maladie. Mais, pour l’institution précise d’un traitement, que de difficultés se présentent ! Il y a l’état de fortune du malade. Il y a les conditions familiales, professionnelles, psychologiques. Le médecin doit tenir compte de tous ces élémens. Et puis, chaque malade a une individualité organique, si bien que tous diffèrent, et que les mêmes médications ne s’appliquent pas indistinctement à tous. Bref, le problème pathologique, déjà très compliqué en lui-même, devient, quand il s’agit de soigner convenablement telle ou telle personne, d’une effrayante complication. Aussi le médecin qui se contenterait d’être très savant en pathologie ne serait-il pas un bien bon médecin ; car il faut autre chose encore que la connaissance approfondie de la pathologie, et même de la thérapeutique expérimentale, pour être un bon médecin. Il faut être très intelligent. Il faut avoir des clartés de tout.

Autrement dit, il ne suffit pas d’être un savant ; il faut être un praticien, un artiste. Les grands cliniciens ne peuvent pas transmettre à leurs élèves l’habileté clinique qui les a rendus justement célèbres : il y a quelque chose de personnel qui disparaît avec eux. Les élèves de Rubens connaîtront les procédés du maître, mais ils ne remplaceront pas le maître : tandis que les élèves de Lavoisier ou de Berthelot, s’ils appliquent exactement les procédés indiqués par le maître, feront des analyses tout aussi bien que lui.

C’est donc une extraordinaire injustice que de reprocher à la médecine de n’être pas une science. La pathologie est une science, tout aussi positive que les autres ; moins avancée que certaines, plus avancée que d’autres. Mais c’est une science. Au contraire, la thérapeutique clinique, c’est-à-dire l’application à un cas particulier de la pathologie, de la physiologie, de la chimie, de l’hygiène, de la psychologie, de la physique, voire de toutes les connaissances humaines, la thérapeutique clinique est un art qui exige quelque chose de plus que la science. Dieu seul pourrait être un médecin irréprochable ; car le médecin irréprochable devrait tout savoir. Or nous savons si peu de chose encore que c’est merveille devoir, malgré toutes nos ignorances, à quel point la thérapeutique et la clinique sont efficaces.

Loin de diminuer l’importance sociale de la médecine, il faudrait l’accroître, et l’accroître énormément.

Ce serait pour le plus grand bien des hommes : et on amoindrirait ainsi considérablement le règne de la douleur.

Prenons une comparaison très simple. Les règlemens administratifs soumettent la vente de la dynamite à de nombreuses formalités ; car cette substance explosive est dangereuse. On ne peut garder un tonneau de dynamite chez soi, ni se promener avec de la dynamite dans sa poche, ni expédier par chemin de fer des cartouches de dynamite. Mais la contagion de la tuberculose est mille fois plus à craindre que l’explosion d’un tonneau de dynamite : car on peut sans peine se garer des explosions de dynamite, et on ne peut guère se préserver de la tuberculose. Et cependant, on laisse librement les tuberculeux errer dans les rues, monter en voiture et en chemin de fer ; infecter leurs vêtemens, leurs mouchoirs ; cracher par terre, sur la voie publique ; habiter avec leurs serviteurs, leurs parens, leurs enfans, dans des maisons qui ne sont jamais désinfectées ; descendre dans les hôtels ; fréquenter les restaurans ; prendre l’air dans les jardins publics et les squares ; aller aux théâtres, aux réunions publiques, aux écoles. On semble oublier qu’ils peuvent semer la mort autour d’eux. Et en réalité, ils sèment la mort.

Quoi ! voilà une affection contagieuse, et on ne sépare pas les gens malades des gens bien portans ! Quoi ! on ne fait aucun effort pour arrêter la dissémination des germes morbides, innombrables, actifs, féroces, que chaque tuberculeux porte avec lui ! Quelle inconséquence ! Quelle lamentable insouciance de la vie humaine.

Parlerai-je de la syphilis ? Pourquoi non ? Il n’est pas de pire fléau. Par des règlemens un peu sévères, on pourrait la faire disparaître. Et pourtant, l’homme syphilitique, la femme syphilitique, sont traités avec grand respect. On ne veut pas porter atteinte à leur liberté, comme si le principal usage qu’ils font de leur liberté n’était pas d’empoisonner des innocens.

A tout prendre, un tuberculeux, un syphilitique sont bien plus à craindre qu’un fabricant de dynamite. Mais on n’ose rien faire contre eux ; on leur permet tout : ils n’ont aucune responsabilité, même quand ils sont consciens de leur action funeste. On punit l’homme qui donne un coup de couteau à une drôlesse ; on ne se permet même pas une réprimande, quand il l’infecte de syphilis.

Parlerai-je de l’alcoolisme ? A quoi bon, puisque la cause est entendue ? Il n’est plus personne, sinon les marchands de vin, pour soutenir que l’alcoolisme n’est pas un monstre dévorant nos civilisations. Que fait-on pour le combattre ? Daigne-t-on écouter les médecins qui dénoncent le fléau ? On ne peut pas, sans une ordonnance, acheter cinquante centigrammes de sulfate de quinine ; mais on peut, sans ordonnance, acheter mille hectolitres d’absinthe, et les débiter ensuite, avec de grands profits, à des milliers de consommateurs qui en ressentiront les terribles effets.

Je ne prétends nullement que ce soient là des problèmes faciles à résoudre. Car, pour protéger le public, il faudrait léser de nombreux intérêts individuels. Or soyez certains que ces intérêts individuels vont réclamer avec violence, et réclamer au nom de la liberté. Soyez certains aussi que le public protégé écoutera ces réclamations par ignorance, par insouciance, par incompréhension des choses. Je ne suis donc pas assez naïf pour m’imaginer que ces réformes radicales pourraient se faire sans heurt. Je dis seulement que les faits positifs établis par la médecine sont si nombreux, si certains, si féconds en conséquences, qu’il faudrait, dans les choses sociales, au lieu de diminuer, grandir l’importance de la médecine.

Si donc, devant un tribunal, — le tribunal de l’opinion, — la médecine incriminée avait à comparaître et à se défendre, ne pourrait-elle pas dire ? « Les origines et les causes des maladies ont été par moi pénétrées : la sûreté du diagnostic est absolue dans la plupart des cas ; toutes les douleurs sont apaisées ; quelques maladies sont guéries ; des médicamens admirables ont été inventés ; les opérations les plus graves sont sans douleur et sans danger ; la mortalité a diminué dans des proportions considérables ; et elle diminuerait bien plus encore si l’on avait le courage de faire marcher de pair les découvertes de la science et les règlemens de l’hygiène publique. N’amoindrissez donc pas mon influence, car elle s’exerce pour le bien des hommes. Faites-moi une plus large part ; multipliez mes ressources d’investigations ; suivez mes prescriptions ; et vous verrez les pires misères humaines décroître rapidement. Si je ne puis rien contre la vieillesse, ni la mort, auxquelles tout être vivant est fatalement soumis, au moins pourrai-je combattre efficacement la maladie. J’en ferai disparaître beaucoup ; je les atténuerai toutes, et j’en guérirai quelques-unes. »


II. — LES MÉDECINS

On n’attaque pas seulement la médecine : on attaque les médecins. On les accuse tantôt d’ignorance, tantôt de vénalité, et quelquefois on joint les deux reproches l’un à l’autre. Voyons un peu ce qu’il faut en penser.

Il est certain que les vingt mille médecins de France ne sont pas tous des savans hors ligne, ni même d’éminens cliniciens, ni même de bons praticiens. Vouloir que tous ces vingt mille docteurs en médecine fussent experts et impeccables en leur art, ce serait de la pure folie. La médecine exige un ensemble de connaissances véritablement formidable, et une intelligence exceptionnelle. Or, dans la profession médicale, ni l’instruction, ni l’intelligence ne sont exceptionnelles : elles sont là ce qu’elles sont ailleurs, ni moins, ni plus. Le recrutement des étudians en médecine ne porte pas sur une élite, comme lorsqu’il s’agit des élèves de l’École polytechnique ou de l’Église normale. Bien entendu, on pourrait m’opposer de brillantes et nombreuses exceptions ; mais, d’une manière générale, les jeunes étudians en médecine sont au niveau moyen de leur génération, comme les élèves de l’Église de droit, de l’Église centrale, de Saint-Cyr, de l’Église des mines.

Ils sortent de la petite bourgeoisie : les cas sont assez rares de médecins appartenant à des familles d’ouvriers ou de paysans. En effet, pour entrer dans les Écoles de médecine, il faut avoir passé les examens du baccalauréat, c’est-à-dire avoir fait les études classiques nécessaires. Or, sauf exception, bien entendu, ni les ouvriers, ni les paysans ne peuvent faire entrer leurs fils dans les lycées.

Quant aux fils de la très riche bourgeoisie, ils dédaignent ou redoutent la profession médicale, comme d’ailleurs toute profession scientifique. Ils estiment que les carrières où il n’y a guère à travailler sont les meilleures, et que le suprême bonheur est de se reposer sans avoir rien fait, pour tranquillement dépenser l’argent gagné par leurs pères. Je crois bien qu’ils se trompent, et qu’ils ont mal compris leur véritable intérêt. Mais je n’ai pas de leçon à leur donner : je constate seulement un fait indéniable, à savoir que nos Églises de médecine se recrutent dans la bourgeoisie moyenne ou peu fortunée.

Il en résulte que presque toujours les médecins, quand ils commencent leur carrière, ont besoin de leur métier comme gagne-pain. Il faut donc accepter cette idée, que le médecin exerce une profession qui doit le faire vivre, lui et les siens. Jusqu’à l’âge de trente ans, soit au lycée, soit à l’École, il n’a fait que coûter de l’argent à ses parens. En moyenne, les études médicales durent six ans, et, en moyenne, la vie d’étudiant coûte à peu près 3 000 francs par an. À ces 18 000 francs il faut ajouter les 12 000 francs d’études scolaires ; c’est donc une somme de 30 000 francs, soit un revenu de 1 200 francs, que représente le diplôme de docteur en médecine. Et, comme un ménage bourgeois, femme et enfans, a besoin au moins de 3 800 francs pour vivre, le médecin doit gagner 5 000 francs par an. Or, l’encombrement de la profession est tel que, dans bien des cas, il ne peut pas gagner cette somme. Souvent, dans de très petites villes, il y a cinq ou six médecins. Assurément, dans certaines campagnes, éloignées des grandes villes, il n’y a pas tant d’encombrement. Mais la clientèle est alors bien peu fructueuse ; les paysans n’appellent le médecin qu’aux dernières extrémités ; et d’ailleurs, ils sont pauvres : ils ne payent pas, ou payent mal.

Quant aux grandes villes riches, elles sont envahies par une population médicale surabondante. En certain quartier de Paris, il y a un médecin par 96 habitans !

A tout prendre, au point de vue professionnel exclusif, c’est un rude et dur métier, assez mal rémunéré. Et pourtant, combien le public est exigeant ! A toute heure du jour ou de la nuit, le médecin doit accourir et trouver une solution immédiate aux problèmes les plus difficiles. On ne lui permet ni le retard, ni le doute. On interprète ses moindres paroles avec une sévérité extrême, en comparant sa conduite avec celle de tel ou tel autre de ses confrères. Plus tard, quand le moment des honoraires arrive, on lui conteste, avec mauvaise grâce, le prix légitime de son savoir et de sa peine. Le public comprend mal que le médecin exerce un métier qui doit être rémunéré, qu’il a droit à des honoraires déterminés, autant que le peintre dont on achète le tableau, le romancier dont on lit le livre, le pharmacien chez qui on va prendre des médicamens. S’il n’a pas débité une marchandise pondérable, il a donné son temps, son intelligence, son activité : or tout cela mérite salaire.

Ce qui est aussi, pour le public, difficile à admettre, c’est que la valeur des honoraires ne soit pas fixe, immuable, comme celle d’un billet de chemin de fer, ou d’un sac de farine. Il est juste, il est équitable, que, dans une certaine mesure, les honoraires du médecin soient en rapport avec la fortune du client. Pour que le médecin puisse donner des soins presque gratuits à un malade nécessiteux, il convient qu’il fasse payer plus cher un client riche. C’est une sorte de virement bien légitime ; mais le riche client a peine à l’accepter.

Il y a des abus : il serait surprenant qu’il n’y en eût pas. Comment, sur 20 000 médecins, ne s’en trouverait-il pas quelques-uns qui abusent de l’autorité fournie par leur diplôme pour pressurer le client, multiplier les visites inutiles et se faire une publicité tapageuse ? Il y a des médecins charlatans. Il y a des médecins cupides. Mais, si la profession médicale ne contient pas plus de vertus que les autres, elle n’en contient pas moins. De même que, dans une armée, il n’y a pas de différence de moralité entre les artilleurs, les cavaliers, et les fantassins, de même, dans une société, la différence de moralité n’est pas très grande entre les divers groupemens d’hommes, ingénieurs, avocats, commerçans, industriels et médecins.

Si l’on fait appel à son dévouement, le médecin est toujours prêt. Il est sans exemple qu’en temps d’épidémie un médecin ait abandonné son poste.

Il est vrai que dans les mœurs médicales se sont introduites quelques innovations fâcheuses, entre autres ce qu’on appelle, en argot professionnel, la dichotomie. La dichotomie, c’est une sorte de courtage que certains médecins prélèvent sur les honoraires du chirurgien qu’ils ont fait appeler. Le client qui paye au chirurgien telle ou telle somme, fixée à l’avance, est alors trompé, puisque aussi bien il ignore qu’une partie de cette somme est attribuée au médecin. Pourquoi ces subterfuges ? Pourquoi cette dissimulation ? C’est un manque de franchise et un manque de dignité. En outre, il est à craindre que le médecin, séduit par la perspective d’une fructueuse dichotomie, ne fasse appeler de préférence tel ou tel chirurgien, non parce qu’il est plus expérimenté et plus habile, mais parce qu’il accepte ce partage des honoraires, véritable fraude vis-à-vis du client. Qui. sait même si des opérations inutiles n’ont pas été conseillées et exécutées pour ce seul motif ? La dichotomie, qui est d’invention relativement récente, mérite donc d’être regardée comme également peu honorable pour le médecin et pour le chirurgien qui la pratiquent. Il serait à désirer qu’il y eût pour les médecins, comme pour les avocats, un conseil de l’Ordre, destiné à juger les manquemens au devoir professionnel. Les médecins n’ont pu jusqu’à présent s’entendre à ce sujet ; et c’est regrettable. Il y a, à la vérité, de grandes associations médicales, qui sont florissantes et puissantes, et qui font beaucoup de bien. Mais elles sont surtout destinées à soulager les infortunes des médecins pauvres, et de leurs familles, à distribuer des secours et des pensions. Elles n’ont aucune autorité pour juger la conduite professionnelle du médecin.

Les critiques sévères auxquelles j’ai fait allusion ne portent pas seulement sur la moralité, mais encore sur la science des médecins. Il serait facile d’établir, je l’avoue, que les 20 000 médecins de France ne sont pas tous des savans. Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit : il s’agit de savoir si, dans l’ensemble, les médecins ont une instruction médicale suffisante.

Or il est aujourd’hui presque impossible de délimiter les connaissances médicales en suffisantes et insuffisantes. Il n’est pas, à l’heure actuelle, possible de connaître également bien la science chirurgicale, les maladies mentales, les accouchemens, les maladies des yeux, la chirurgie abdominale, les maladies des enfans, etc. Les spécialistes sont, dans leur spécialité même, contraints à faire des sortes de subdivisions ; si bien que certains ophthalmologistes sont plus compétens dans les affections de la rétine que dans les troubles de réfraction de l’œil ; d’autres sont spécialistes pour les maladies externes de l’œil ; d’autres pour le strabisme, et ainsi de suite. Mais le médecin praticien, qui exerce à la campagne ou dans une petite ville, n’a pas besoin d’en savoir aussi long qu’un spécialiste de la capitale, d’être versé dans ce que Sganarelle appelait jadis le fin du fin de la médecine. Ce sera assez s’il connaît les élément de toute la médecine et de la chirurgie. L’essentiel est de ne pas commettre d’impardonnables erreurs, et, en cas de doute, s’il y a urgence, de reconnaître son insuffisance, c’est-à-dire de demander l’avis d’un confrère plus compétent. Or les impardonnables erreurs sont rares, et même très rares : car, s’il s’en commet, il y a une responsabilité civile, et même une responsabilité pénale, qui sont très dures. La loi dit que le médecin est puni d’une amende très forte s’il y a faute lourde, et les malades ne manquent pas d’intenter une action en dommages et intérêts, s’ils s’imaginent, à tort ou à raison, qu’il y a eu faute lourde commise. On se souvient peut-être de quelques récens procès assez bruyans, oïl il n’y avait eu faute médicale lourde que dans l’imagination des cliens.

Quant aux légères fautes, imprudences, hésitations injustifiées, diagnostics téméraires, négligences, omissions, faux pronostics, certes oui, on en trouverait, et on en trouverait beaucoup, dans l’immensité du territoire français. Mais peut-il en être autrement ? On ne saurait exiger que chaque malade ait, pour lui donner soins et conseils, deux ou trois professeurs des Facultés de France. Encore, quel que soit mon respect pour mes collègues, ne suis-je pas assuré que nul d’entre eux n’a jamais connu la défaillance ou l’erreur.


III. — LES FACULTÉS DE MÉDECINE

C’est d’ailleurs sur les Facultés de médecine, et spécialement sur la Faculté de médecine de Paris que portent les attaques. Laissons de côté les attaques aux personnes ; ce sont vilenies pour lesquelles un dédaigneux silence suffit. Ne prenons que les griefs allégués contre l’institution même. Nous allons, pour mettre un peu d’ordre dans ces confuses récriminations, étudier d’abord successivement ce qu’on reproche à l’enseignement même, puis au mode de recrutement des professeurs.

Pour ce qui est de l’enseignement, il y a deux critiques contradictoires, et, ce qui est assez curieux, c’est qu’on les réunit parfois toutes les deux, quelque contradictoires qu’elles soient.

On dit : « l’enseignement doit être avant tout clinique et professionnel. Les Facultés de médecine n’ont pas à former des savans, mais des praticiens. Il est inutile d’encombrer la mémoire des jeunes hommes de tout un fatras scientifique qui leur sera inutile dans l’exercice de leur métier. A quoi bon tant de chimie, tant de physiologie, tant de bactériologie ? Un praticien n’a pas besoin de savoir la technique de la sphygmographie, ni de l’analyse des gaz, ni des cultures microbiennes, puisque, dans la petite ville qu’il habitera, jamais il n’aura l’occasion de prendre des sphygmogrammes, d’analyser les gaz du sang, et de cultiver des microbes. Laissez aux Facultés des sciences ces études compliquées, incertaines, et superflues. L’enseignement clinique, la science du diagnostic, une certaine habileté dans les opérations simples et dans les accouchemens, voilà ce qui est nécessaire et suffisant. Or, pour arriver à ce résultat, six années d’études sérieuses sont indispensables. Il faut que les élèves puissent, dans le cours de leurs six années d’études, observer, dans des cliniques spéciales, les maladies de la peau, les maladies mentales et nerveuses, les maladies des yeux, les accouchemens, et cela dans des hôpitaux non encombrés. Mais qu’il n’y ait plus, pendant les deux ou trois ans du début, cette prédominance des sciences accessoires, chimie, physique, anatomie, physiologie, pathologie expérimentale, anatomie pathologique, etc. Car ce n’est qu’une perte de temps au détriment de la clinique, qui seule importe. »

Je n’invente pas ces reproches ; ils ont tous été exprimés très nettement par des médecins, réunis en un congrès de praticiens qui s’est récemment tenu à Paris. Il est vrai que ce même congrès a en même temps formulé des reproches tout à fait contraires. « Les étudians, y a-t-on dit, sortent des Facultés de médecine sans avoir rien compris aux choses de la science. Il n’y a qu’à entendre les réponses faites aux examens, même lorsque les candidats sont reçus, pour être bien vite convaincu qu’ils ne savent rien, ou presque rien. Comparé à l’enseignement des Facultés étrangères, l’enseignement des sciences à la Faculté de Paris est d’une pauvreté insigne, de sorte que les jeunes docteurs, ayant passé une série nombreuse d’examens déplorablement faciles, sont aussi étrangers aux choses de la science qu’aux choses de la clinique. »

Il ne sera pas difficile de montrer que ces deux reproches sont injustes. Et d’abord, je répondrai au premier, parce qu’il est plus souvent présenté que l’autre.

Commet-on une grave erreur à la Faculté de médecine, quand on y enseigne, en même temps que la clinique, les sciences médicales ? Je ne le crois pas. Je crois, au contraire, et très fermement, que, si, par malheur, on voulait bannir de nos Facultés médicales tout caractère scientifique, on commettrait la plus redoutable des erreurs. La Faculté de médecine n’a pas la mission exclusive de faire des praticiens. C’est là une partie essentielle de son œuvre ; mais ce n’est pas toute son œuvre. Il y a à faire avancer la science médicale ; car il reste encore, en médecine, des découvertes à faire, et beaucoup. La science médicale, plus peut-être que toutes les autres, est dans un état de perpétuel devenir. La plupart des questions y sont posées, non résolues. Or, si ingénieuse que soit la clinique, elle est à peu près impuissante quand elle ne s’appuie pas sur les sciences physico-chimiques et sur la physiologie comparée. Le clinicien ne peut guère espérer, par la clinique seule, conquérir des vérités nouvelles de portée profonde. Il enseigne ce que l’observation lui a appris ; mais l’observation est mille fois moins féconde que l’expérimentation. Il faut toujours avoir présent à l’esprit ce grand fait dominateur que la colossale révolution scientifique qui a transformé la médecine, c’est la bactériologie. Or la bactériologie, c’est l’œuvre d’un chimiste. Pasteur, qui n’était pus même médecin, comme un malheureux a osé le lui dire un jour. Et pourtant, ce chimiste a fait, à lui tout seul, ce que quarante générations de cliniciens n’avaient pas pu faire. L’œuvre de Pasteur s’achève et se poursuit par les investigations des physiologistes expérimentateurs. La sérothérapie a été trouvée dans les laboratoires, et non par des cliniciens. L’antisepsie dérive directement des travaux de Pasteur, et Lister était expérimentateur, en même temps que chirurgien. On peut dire que toute la médecine moderne est l’œuvre des savans ; car les cliniciens qui ont fait faire des progrès à la médecine se sont montrés alors des savans, et ont procédé par des méthodes scientifiques, expérimentales, autres que les méthodes cliniques, comme notre grand Villemin, ce médecin qui a démontré expérimentalement la contagion de la tuberculose, alors que, pendant trois siècles, en dépit de toute leur habileté clinique, les plus fameux médecins n’avaient pas su la déceler, et y croire. Donc, quand on dénie aux Facultés de médecine le droit de faire des recherches scientifiques, et d’initier les jeunes gens aux travaux de laboratoire, on fait un grand pas en arrière. On revient aux temps de Broussais et de Dupuytren, et plus loin même.

Toutes les Écoles médicales de l’étranger font un vigoureux effort pour donner aux choses de la médecine la précision des choses de la science. Le jour où il a pu être prouvé que la maladie n’est pas une puissance imaginaire et vague, un démon frappant au hasard de sa fantaisie, mais bien, presque toujours, un être vivant, parasite, qui s’introduit dans l’organisme humain pour vivre à ses dépens, ce jour-là la médecine est devenue une science. Quoi ! on voudrait qu’en France, dans la plus vieille Université du monde, à la Faculté de médecine de Paris, la science fût désertée ; et qu’on se contentât d’enseigner aux jeunes gens les signes des fractures du radius, les indications du forceps, et le diagnostic de la rougeole ! La Faculté de médecine de Paris doit enseigner la clinique. Cela est évident. Mais la clinique moderne a besoin d’être appuyée, fortifiée par l’expérimentation. À côté des cliniques, il doit y avoir toute une vaste école de pathologie expérimentale : car où l’enseignerait-on, sinon à la Faculté de médecine ? Or pathologie expérimentale, cela signifie : chimie, anatomie, physique et physiologie. Expérimenter sur les microbes sans bien connaître la chimie et la physiologie, c’est comme si l’on voulait étudier l’électricité sans connaître les mathématiques.

On croit rêver lorsque l’on entend des hommes sérieux, comme certains orateurs du congrès des praticiens, prétendre que les laboratoires nuisent à la médecine, et que l’enseignement scientifique de la Faculté fait tort à son enseignement clinique. C’est le contraire qui est vrai. Les grands cliniciens d’aujourd’hui savent parfaitement tout ce qu’ils doivent à l’expérimentation : pas un seul n’oserait dire que Magendie et Claude Bernard, Pasteur et Marey, Chauveau et Villemin n’ont pas, par leurs géniales découvertes, perfectionné le traitement et le diagnostic des maladies.

Si même on voulait entrer dans le détail des faits, on serait bien vite convaincu que, parmi les étudians en médecine, ceux qui savent le mieux la chimie et la physiologie sont aussi les meilleurs praticiens. Celui qui croit non pas à l’antagonisme, — ce qui serait par trop inepte, — mais même à l’indépendance de la science et de la clinique, n’a rien compris ni à la science, ni à la clinique. Aussi faut-il, suivant un programme que la Faculté de médecine essaye de réaliser, faire marcher de pair l’enseignement de la science et l’enseignement de la pratique, non seulement parce que la médecine, sous peine de déchéance, doit être scientifique, mais encore parce qu’à l’heure actuelle il est impossible de rien comprendre à la médecine, si l’on n’est pas en même temps versé dans les sciences médicales.

Rien donc n’est plus absurde que de reprocher à la Faculté de médecine le côté scientifique de son enseignement. Il me paraît même que, si elle pèche, c’est bien plutôt par le défaut contraire. Hélas oui ! les sciences, à la Faculté de Paris, sont en médiocre honneur. Trop souvent, on entend les jeunes gens, égarés par de sots conseils, dire quand on leur fait une démonstration scientifique : « A quoi bon ? Ai-je besoin de savoir tout cela ? »

Je suppose qu’il s’agisse de soigner un malade atteint d’une maladie de cœur. Est-il possible d’y rien comprendre, si l’on ne connaît pas parfaitement le mécanisme du cœur normal ? L’horloger à qui vous donnez votre montre à réparer sera-t-il considéré par vous comme un habile praticien, s’il déclare ne rien entendre au mécanisme des montres normales, mais prétend seulement remettre en bon état les montres détraquées ?

J’en appelle au simple bon sens. Pour se faire une idée nette des troubles de la circulation cardiaque, provoqués par une altération organique du cœur, il est indispensable de savoir quelle est la fonction du cœur bien portant, la succession des contractions auriculaires et ventriculaires, la cause des bruits cardiaques, les variations de la pression intra-vasculaire, l’innervation du cœur par des nerfs d’arrêt, par des nerfs d’accélération, par des ganglions auto-moteurs. Si le médecin ignore toute cette physiologie du cœur, il sera réduit, pour le diagnostic et le traitement, à ne pas mieux faire que le plus humble rebouteux de village.

Les conditions de l’alimentation dans l’hygiène privée ou dans l’hygiène publique ont été précisées par les chimistes physiologistes. Croit-on vraiment qu’un médecin doive se contenter des principes qu’un caporal professe sur l’ordinaire de ses soldats, ou des notions qu’une bonne d’enfant possède sur la soupe de son bébé ? J’estime plus haut le rôle du médecin. Il doit savoir qu’il y a des alimens azotés, d’autres non azotés ; il doit à peu près savoir la quantité d’azote, d’hydrogène, de carbone que contiennent les principaux alimens. Certes, c’est de la chimie, tout cela. Mais, sans cette chimie élémentaire, il est interdit de comprendre quoi que ce soit aux phénomènes de la nutrition.

Un médecin digne de ce nom a-t-il le droit d’ignorer qu’il y a du sucre dans le lait, et combien il y a de sucre ? Qu’il sache, par surcroît, la constitution chimique du sucre de lait, ce n’est pas indispensable ; mais il serait bien ridicule d’accuser un professeur de chimie physiologique de dire des choses inutiles, si, à la fin de sa leçon, il indique par une formule la nature chimique du sucre de lait.

A vouloir séparer la médecine de la science, on ravale la médecine à un rang inférieur. Au moyen âge, les barbiers étaient chirurgiens. On voudrait nous ramener là ! Ainsi, depuis un siècle, les médecins auraient fait un immense effort pour donner à la pratique médicale des bases solides : ils auraient multiplié les moyens scientifiques d’investigation, et, à la Faculté de médecine de Paris, il faudrait négliger cette œuvre colossale, jeter par-dessus bord ce bagage soi-disant encombrant, pour s’abandonner à un grossier empirisme, goûter l’urine des diabétiques, comme en 1825, pour savoir si elle est sucrée, au lieu de faire les réactions chimiques qui décèlent la présence du sucre !

Mon père, qui fut un grand clinicien, accueillait assez mal le confrère qui lui déclarait : « Je ne suis pas un savant, je suis un praticien ! » et il me disait alors : « Je sais ce qu’il entend par là : il veut dire qu’il est un ignorant ! » En fait, le soin que prennent certains docteurs de déclarer qu’ils ne connaissent que la pratique est un masque pour couvrir leur ignorance. Ceux qui dédaignent la science sont incapables d’être de bons praticiens.

D’ailleurs, on néglige ce fait essentiel, très évident, que, pour avoir conservé à cinquante ans quelques connaissances scientifiques, il faut en avoir acquis beaucoup à vingt ans. On ne retient pas la centième partie de ce qu’on a appris. Telle est la loi fatale, inéluctable de notre défaillante mémoire. Aussi n’est-il pas absolument nécessaire qu’un praticien sache la chimie, l’anatomie et la physiologie (élémentaires) ; il suffit qu’il les ait oubliées. Ignorer la science et avoir oublié la science, ce n’est pas la même chose. Que de choses nous avons apprises, les uns et les autres, dans notre jeune âge, pour les oublier ensuite ! Elles n’ont pas été stériles, cependant, ces connaissances oubliées ; elles ont créé notre état mental ; elles nous ont permis de relier les phénomènes aux phénomènes ; elles ont développé notre intelligence ; elles nous ont permis d’observer et de comprendre ce qui, sans ces notions préalables, eût passé pour nous inaperçu. Un jeune homme qui, de dix-huit ans à vingt-quatre ans, a fait de fortes études dans les sciences physico-chimiques et biologiques, est admirablement préparé à l’observation médicale. Et on peut être assuré qu’il sera un meilleur praticien que si, pendant ces six années, il n’avait eu pour former son intelligence qu’à regarder des accouchemens, des fractures de côte et des scarlatines.

Actuellement, les études médicales peuvent être à l’extrême rigueur terminées en cinq ans. Or vraiment ce n’est pas assez ; et, ce qui le prouve, c’est qu’en général les étudians font six ou sept ans d’études médicales. En six ans, un jeune homme laborieux et intelligent peut être en état de devenir un docteur très acceptable. A la base, l’anatomie, la physiologie, la chimie, la pathologie expérimentale, l’anatomie pathologique et la parasitologie : ce sont des études préliminaires auxquelles il peut consacrer trois ans. Encore, pendant la seconde année peut-être, et pendant la troisième à coup sûr, devra-t-il déjà suivre assidûment des services hospitaliers pour s’initier peu à peu à l’observation des malades. Mais ce qui est essentiel, c’est qu’il connaisse à fond ce qui est la science médicale. S’il sait parfaitement l’anatomie et la physiologie, la pathologie sera apprise sans peine ; il aura alors trois grandes années pour la pathologie, ce qui suffira pour être en état d’exercer honorablement la médecine. Mais vouloir supprimer ces premières années d’introduction à la médecine, ce serait un sacrilège, et, si on les rayait du programme des études, on ferait retomber les Facultés de médecine au-dessous du niveau des Écoles dentaires.

Certains praticiens, ceux-là mêmes qui affectent de mépriser le côté scientifique de la médecine, disent parfois aux jeunes gens : « Ne suivez pas les cours théoriques ; ne fréquentez pas les laboratoires ; délaissez hardiment les pavillons de dissection, les travaux pratiques de chimie, de physique et d’histoire naturelle ; vous n’apprendrez là rien qui vaille ; vous n’avez qu’à fréquenter les cliniques, à voir des malades. Tout le reste n’est rien ! » Ce sont là de détestables conseils. Il faut suivre les cours, parce que les professeurs y enseignent ce que l’élève doit savoir, avec moins de détails superflus que dans les livres, et de manière à être facilement compris. Il faut fréquenter les salles de dissection, parce que l’anatomie est indispensable. Il faut assister aux travaux pratiques, et, quand cela est possible, passer plusieurs heures dans les laboratoires, parce que la recherche scientifique est une excellente discipline pour l’esprit, et que nulle initiation n’est plus profitable. Est-il raisonnable qu’au sortir du collège le jeune homme aille tout de suite passer ses matinées à l’hôpital ? Il verra des malades atteints de sclérose, et il ne saura pas si la moelle épinière est devant ou derrière la colonne vertébrale. Il verra des laparotomies, et il n’aura jamais entendu prononcer le mot de péritoine. Il entendra des prescriptions faites à un diabétique, et il ne saura pas si le sucre a la même composition que la benzine. Chaque chose doit être mise en sa place. Avant d’étudier la médecine, il faut étudier la base de la médecine. L’état morbide ne sera connu que si on connaît l’état normal. Et il serait tout aussi insensé de vouloir commencer les études médicales par la pathologie que de supprimer l’algèbre et la géométrie élémentaires pour apprendre tout de suite le calcul intégral.

Donc, c’est à tort qu’on accuse notre Faculté de médecine de donner une trop grande place à la science. Le reproche inverse serait plus justifié. Il est manifeste que beaucoup de nos jeunes docteurs sont assez peu au courant des choses de la science, et que, si une réforme devait être faite, ce serait pour augmenter la culture scientifique.

Rien ne serait plus désirable que la participation active de tous les étudians à des travaux de laboratoire ; à des exercices pratiques plutôt, car il ne peut être question de recherches originales. Mais le nombre considérable des étudians inscrits rend la chose très difficile, presque impossible. Il y a tous les ans sept à huit cents jeunes étudians de première année, quelquefois davantage. Les exercices de dissection, de microscopie, de physiologie, de chimie ne peuvent être que très sommaires pour cette grande masse d’élèves. On a réussi cependant tant bien que mal à leur donner cet enseignement pratique, et, à l’heure présente, il n’y a pas d’étudiant qui n’ait disséqué pendant plusieurs mois, pratiqué des manipulations de chimie, de physique, d’histologie ou de physiologie, de sorte que les studieux et les zélés peuvent avoir acquis les premières notions techniques, les seules qui soient nécessaires, de ces diverses sciences.

Quant aux autres étudians, — ceux qui ne sont ni studieux, ni zélés, — nulle force humaine ne les fera travailler, s’ils ne veulent pas travailler.

Les examens sont la sanction des études, et ils sont nombreux : il y en a vingt et un pour arriver au grade de docteur. Ces examens constitueraient une sanction irréprochable, si nous n’étions pas tous un peu plus indulgens qu’il ne faudrait. Tous mes collègues le reconnaissent comme moi, en principe. Mais, quand il s’agit de se montrer plus sévères, ils hésitent. C’est toujours chose pénible que de retarder de trois mois, de six mois, d’un an peut-être, la carrière d’un brave garçon qui a été moins laborieux qu’il ne faut, ou qui a l’entendement un peu lourd.

On peut ranger les candidats en trois groupes : ceux qui doivent être certainement reçus ; ceux qui doivent être certainement refusés ; et ceux qui peuvent être, suivant la sévérité de leur jury, ou suivant le hasard des questions posées, indifféremment reçus ou refusés ; car ils sont à la limite, comme on dit. Or pour ceux-là ce n’est pas chose commode de décider. Tous les juges qui ont fait passer des examens reconnaîtront que des cas particuliers se présentent, qui sont souvent très embarrassans. Être indulgent, c’est autoriser la paresse ; c’est donner à l’ignorance droit de vie et de mort ; c’est abaisser le niveau des études. Être sévère, c’est accorder une extrême valeur à des réponses que l’émotion ou le défaut de mémoire peuvent expliquer, pour des questions qui portent sur de minces détails ; c’est ruiner la carrière d’un jeune homme méritant, pour qui une famille pauvre a fait de longs sacrifices ; c’est oublier qu’il y a vingt et un examens successifs ; et qu’à chacun de ces examens des professeurs spécialisés sont enclins très légitimement à exagérer l’importance de la science qu’ils professent. On peut donc être indulgent ou sévère, et l’appréciation est très délicate.

C’est d’ailleurs une légende que de croire à l’efficacité des recommandations. J’en parle en connaissance de cause, ayant fait passer dans ma longue carrière près de dix mille examens, et ayant entendu les délibérations de mes collègues relatives à l’admission ou au refus de tel ou tel candidat. Eh bien ! en dépit de la légende, les recommandations ne comptent pas. Pour ce qui me concerne, quand on m’en adresse, ce qui est assez rare, je tache de ne m’en pas souvenir ; car, si je m’en souvenais, ce serait pour être sévère au candidat recommandé.

L’enseignement de notre Faculté n’est certes pas irréprochable ; car le nombre croissant d’élèves et la pénurie des ressources budgétaires rendent toute organisation très difficile. Pourtant, en bonne justice, il est parfaitement suffisant pour les étudians qui veulent en profiter. On pourrait d’ailleurs prendre quelques mesures assez simples, qui seraient efficaces, — ne fût-ce que d’augmenter d’une année la durée minimum des études, — pour permettre des études plus approfondies dans les cliniques spéciales. On pourrait exiger un examen d’entrée ; car le baccalauréat et le certificat d’études (P. C. N.) ne constituent pas un barrage suffisant pour empêcher l’accession de certaines nullités encombrantes aux études médicales.

Avant tout, il faudrait donner, aux jeunes gens qui veulent faire de la science, des situations un peu mieux rémunérées. C’est à grand’peine qu’on peut recruter des travailleurs dans nos laboratoires ; car les émolumens des préparateurs, moniteurs, assis- tans sont misérables. Avec 2 000 francs par an, un homme de trente ans, qui a femme et enfans, ne peut pas vivre à Paris. Alors, poussé par la nécessité, il délaisse le laboratoire, pour faire quelque clientèle. Si les jeunes savans étaient riches, ils pourraient se donner l’agréable luxe des recherches scientifiques désintéressées, sans rien demander à l’État : mais les jeunes savans sont tous pauvres, et ils ne consentent pas, pour l’amour de la science, à mourir de faim. Ils se jettent alors dans la pratique médicale ; ce qui à certains égards est fâcheux ; car la pratique médicale conduit rarement à des travaux originaux et importans dans le domaine de la médecine même.

Il me reste à aborder le recrutement du personnel enseignant.

Ce mode de recrutement est le concours. Car, dans les Églises de médecine, si les examens conduisent au diplôme, on n’arrive que par le concours aux grades un peu élevés. C’est à la suite d’un concours qu’on est nommé externe, puis interne des hôpitaux, puis médecin ou chirurgien des hôpitaux. A chacun de ces concours il y a élimination des moins capables. Ce ne sont pas, il est vrai, des concours relevant de la Faculté de médecine, puisqu’ils dépendent de l’Assistance publique ; mais l’Assistance publique et la Faculté, tout en étant deux administrations nettement séparées, se prêtent un mutuel appui, en dépit de quelques petits nuages qui s’élèvent parfois entre elles. En tout cas, les concours hospitaliers font partie intégrante de l’éducation médicale. A la Faculté de médecine, il y a d’ailleurs divers concours ; pour les étudians chirurgiens, concours pour l’adjuvat, le prosectorat, le clinicat, l’agrégation : pour les étudians médecins, concours pour le clinicat et l’agrégation.

Ces concours de la Faculté et des hôpitaux ont été très vigoureusement attaqués : voyons donc si réellement le concours est un procédé de recrutement préférable aux autres.

Toute nomination est due, soit à l’élection (par un ou par plusieurs), soit à l’ancienneté, soit au concours. Laissons de côté l’ancienneté qui ne peut être mise en cause, puisqu’il s’agit de très jeunes gens qui sont au début de leur carrière. Il ne reste alors que deux procédés de nomination : l’élection ou le concours.

L’élection, c’est le choix. Peu importe que le choix soit fait par un seul (ministre, doyen, professeur), ou qu’il soit fait par plusieurs personnes. Rien ne garantit que le choix sera bon, et que la faveur ne se portera pas sur le candidat le plus souple, le plus habile, le mieux recommandé.

Mais, lorsqu’il s’agit d’un concours, on n’est pas, comme dans une élection, moralement libre de désigner le candidat qu’on préfère. On doit nommer le candidat qui a le mieux fait, même s’il est peu sympathique ; car il y aurait injustice à faire autrement. Au contraire, lorsqu’il s’agit d’une nomination, le ministre a toute liberté de choisir celui qui lui plaît. Aussi conclurai-je que le concours est préférable à l’élection. Car les candidats dont le mérite est éclatant sont sûrs d’être nommés ; et ceux qui sont très ignorans et insuffisans sont sûrs de ne jamais arriver. Pourtant on a fait de graves objections à nos concours de la Faculté, et, en synthétisant les reproches qu’on leur adresse, je les résumerai ainsi : 1° Le concours détruit l’originalité créatrice des jeunes gens. C’est une prime donnée à la mémoire. Il paralyse toute activité scientifique ; 2° Les juges sont partiaux et injustes. Ils favorisent leurs élèves, leurs amis : les nominations après concours ne sont que des nominations de faveur, dont la faveur est déguisée.

La première objection ne manque pas de quelque vraisemblance. Les candidats, à qui on impose de traiter sans notes une question choisie au hasard parmi le nombre énorme des questions possibles, ne peuvent pas se livrer à des travaux personnels, avec autant de liberté d’esprit que s’ils n’avaient pas à faire ce grand effort de mémoire. Mais de nombreux exemples prouvent qu’on peut en même temps préparer le concours, et faire quelques recherches personnelles excellentes. C’est un surcroît de travail assurément ; mais, puisque la compétition est nombreuse et ardente, il est naturel que les difficultés aillent en croissant.

On oublie d’ailleurs, lorsqu’on accuse le concours de limiter les travaux originaux des concurrens, qu’il a pour fonction de mettre en lumière parmi les candidats ceux qui sont, non les plus inventifs, mais les plus cultivés. Pour désigner le médecin qui sera le plus apte à soigner des malades, un concours, qui se compose d’épreuves pratiques et d’épreuves théoriques, indiquera nettement celui qui aura sur ses compétiteurs le double avantage de faire un bon diagnostic et d’avoir les connaissances théoriques nécessaires. C’est cela qu’on exige du médecin qui aura pour mission de soigner les malades dans les hôpitaux, ou d’enseigner aux jeunes étudians, comme agrégé, les préceptes de la médecine classique. On ne lui demande pas d’avoir fait des découvertes personnelles en un point limité de la médecine, mais bien de connaître plus ou moins toute la médecine, car, en fait, des maladies de toute sorte devront être diagnostiquées et traitées par lui. On ne va pas donner le droit de vie et de mort sur tous les malades des hôpitaux à celui qui a fait un mémoire remarquable sur les trypanosomes, sans s’être assuré qu’il est suffisamment instruit dans les autres parties de la médecine.

Être interne ou médecin des hôpitaux, être agrégé de la Faculté, c’est une fonction ; ce n’est pas un titre honorifique. Il ne faut pas confondre une Académie avec une Faculté. Qu’on nomme académicien l’auteur d’une monographie savante : rien de plus juste. Mais il serait peu rationnel de conclure que l’auteur de cette monographie connaît tout ce qu’il faut connaître pour être un praticien expérimenté. De fait, quand il s’agit de désigner un médecin des hôpitaux, il faudra nommer le médecin le plus instruit, plutôt que l’auteur du meilleur travail. De même, s’il s’agit de nommer un agrégé, on ne devra pas hésiter entre un candidat qui aura fait une ou deux monographies recommandables, mais qui sera dépourvu de tout talent de professeur, et un autre qui professera beaucoup mieux et qui aura des connaissances étendues et sûres.

Mais, même quand on a raison, il ne faut rien exagérer. Aussi, dans les concours d’agrégation, une grande part est-elle attribuée aux travaux personnels effectués par le candidat. Une des épreuves consiste dans l’exposé oral, fait par lui-même, de ses recherches originales. A bon droit les juges attachent grande importance à cette épreuve ; mais on comprend aussi qu’elle ne doive pas être la seule. Il faut que le candidat prouve qu’il sait faire une leçon d’une heure, disposer en bon ordre les élémens de cette leçon, exposer clairement les faits et les théories, intéresser son auditoire, et mettre en relief ce qui est essentiel.

Ceux qui reprochent au concours de paralyser l’activité scientifique et l’originalité croient peut-être qu’il y a antagonisme entre l’érudition et l’originalité. Il n’en est rien. Des érudits ont parfois une originalité remarquable ; et ce n’est pas la marque d’un esprit supérieur que d’ignorer les travaux des devanciers.

Si les concours devaient se renouveler sans cesse et se continuer jusqu’à un âge avancé, l’inconvénient serait réel ; mais n’oublions pas que les candidats sont jeunes, et qu’il leur est difficile, dans des sciences aussi vastes et aussi ardues que les sciences médicales, d’avoir déjà produit des travaux originaux. Les candidats à l’externat ont 21 ou 22 ans ; les candidats à l’internat ont 24, 25 et 26 ans. Quant aux candidats à l’agrégation et aux hôpitaux, ils ont généralement de 30 à 40 ans. Peut-être serait-il bon d’imposer une limite d’âge. Mais c’est là une question de solution délicate, et que je ne puis aborder ici.

En tout état de cause, on reconnaîtra avec moi que le concours, qui serait détestable s’il s’agissait de nommer des savans, est excellent quand il s’agit des cliniciens ou des agrégés.

D’ailleurs, le succès dans un concours ne dépend pas uniquement de la mémoire. Certes, la mémoire, don précieux, incomparable, facilite singulièrement les épreuves. Mais, pour réussir, que d’autres qualités ne faut-il pas avoir ? La précision du diagnostic n’est pas une affaire de mémoire, non plus que la facilité de l’élocution, ou l’ordonnancement logique d’une leçon. Le jugement, le bon sens, la finesse, la clarté sont les qualités qui distinguent les plus brillans candidats. Quelle part la mémoire y prend-elle ?

En outre, dans les récens programmes, les épreuves dites de mémoire sont réduites à un minimum. Dans les concours d’agrégation, il n’existe plus qu’une seule épreuve de mémoire : c’est la leçon de trois quarts d’heure, faite après trois heures de préparation sans notes préalables ; or, généralement, les juges attachent plus d’importance à la leçon d’une heure, pour laquelle le candidat a eu quarante-huit heures de préparation, et peut apporter tous les livres et documens dont il lui plaira d’user.

Venons à l’autre objection, celle qui consiste à dire « que le concours n’est pas un concours, que les places sont attribuées par avance, et que les juges ne se donnent pas la peine d’écouter les candidats : car leur siège est fait, et leur préférence arrêtée. »

Le reproche serait terrible, s’il était justifié. Mais il n’est pas justifié.

Et d’abord, quand il s’agit d’apprécier la valeur d’une épreuve, l’appréciation n’est pas aussi simple que le bon public le croit. J’admire toujours la facilité avec laquelle ce public, qui n’est pas responsable, juge la valeur de telle ou telle épreuve, et décide, sans hésiter, aussi partial que le moins impartial des jurys. Un juge éclairé, et soucieux de son devoir de juge, éprouve parfois de terribles perplexités, que le public, dans son incompétence et son irresponsabilité, ignore. Rarement deux épreuves se ressemblent. Elles ont des qualités différentes, et des défauts différens. Quelle part faire aux unes et aux autres ? Celui-ci a commis une énorme omission, voire une grave erreur ; mais sa leçon a été par ailleurs excellente. Celui-là n’a laissé échapper ni erreur, ni omission ; mais sa leçon est plate et vulgaire. Lequel doit être préféré ? L’un a exposé brillamment une théorie contestable ; l’autre a péniblement développé une théorie juste. Qui des deux est le plus digne ? L’un a concouru avec éclat ; mais il est tout jeune, et n’a pas de travaux personnels : l’autre, avec des épreuves moins brillantes, a rendu déjà de grands services à l’enseignement, et a quelques travaux sérieux dans son bagage scientifique. Lequel doit être sacrifié ?

Les juges ont souvent l’angoisse de l’incertitude. Pour en sortir, ne leur est-il pas permis de choisir, d’après leurs préférences personnelles ? L’élève, qui connaît les idées de son maître, ne se fait pas faute de les reproduire avec complaisance : et tout naturellement, le maître, qui est juge, trouve ces idées, qui sont siennes, fort justes et déclare fort instruit le candidat qui les expose. Y a-t-il là favoritisme ? En tout cas, ce favoritisme s’accorde très bien avec la conscience.

On dit qu’avant le concours, d’après les noms des juges, les nominations peuvent être prévues ; et en effet, alors qu’aucune épreuve n’a été commencée encore, selon la composition de tel ou tel jury, on a pu parfois désigner les candidats qui devaient réussir. Or cela prouve seulement qu’on connaît, à peu de chose près, ces mérites relatifs des jeunes gens qui vont concourir, de même que dans une course hippique, — qu’on me pardonne cette comparaison, — on peut prévoir le cheval qui va demain remporter le prix.

Pourtant, les juges ont peut-être trop de fidélité à leurs élèves. Ils ne devraient jamais oublier que cette extrême fidélité est une injustice. Et puis, les jeunes candidats ne sont pas tout à fait innocens, eux non plus, car ils se font recommander, recommander, recommander. Ils disent : J’ai mon jury ; ou : Je n’ai pas mon jury. Ce qui est vraiment une lamentable formule.

Tout de même, je suis convaincu que ces concours, dont on a tant médit, sont, en réalité, bien plus sincères que ne le croient les candidats refusés.

Car enfin, tout le monde est forcé de reconnaître que ces concours, en dépit des violentes attaques venues de tant de côtés, conduisent toujours à de bons choix. Les nominations des chirurgiens et médecins des hôpitaux, ou des agrégés de la Faculté, sont consacrées par l’assentiment presque unanime, Aussi serait-il bien imprudent de détruire une organisation qui a fait ses preuves, et qui a fourni, et à l’Assistance publique et aux Facultés de médecine, tant d’hommes éminens, cliniciens habiles, et distingués professeurs.


CONCLUSION

Le lecteur qui aura eu la patience de me suivre s’est déjà rendu compte qu’il ne s’est agi ici que d’une étude sommaire, très élémentaire. Pour traiter, avec tous les développemens qu’elles comportent, les graves questions que j’ai effleurées, il eût fallu entrer dans beaucoup plus de détails. Sans doute les médecins savent parfaitement tout ce que j’ai dit ici. Mais ce n’est pas aux médecins que je me suis adressé, c’est plutôt aux malades, c’est-à-dire au public. On lui avait dit beaucoup de mal des médecins et des institutions médicales ; et ni les médecins ni les institutions médicales n’avaient répondu. Nous avons pris la parole pour les défendre.

Certes, les médecins ne sont ni des dieux, ni même des demi-dieux ; ni des anges, ni même des saints. Ils sont hommes, avec les mêmes défauts de paresse, de vanité, de cupidité que les autres hommes. Mais ce qui les distingue des autres hommes, ce sont certaines qualités professionnelles, véritablement admirables : le dévouement aux malades, la patience, le courage. — Ils ne sont pas tous des savans, cela va sans dire. Mais leur instruction est suffisante pour leur permettre de soulager efficacement beaucoup de douleurs humaines. — Nos institutions médicales ne sont pas parfaites. Mais, si imparfaites qu’elles soient, elles donnent à tous ceux qui ont un grand talent le droit d’arriver aux premiers rangs. Elles permettent aux autres d’acquérir les connaissances nécessaires à la pratique de leur art.

Quant à la médecine, elle a fait, grâce à des savans illustres, des progrès extraordinaires. Aussi rien n’est-il plus injuste que de dire : la médecine n’a rien fait. Au contraire, elle a fait des prodiges. Elle en fera encore si on lui donne les ressources nécessaires à toute recherche expérimentale. Les bienfaits passés sont innombrables. Mais on peut espérer que les bienfaits futurs seront plus abondans encore.

Voilà ce que je me suis permis de dire pour défendre cette noble profession médicale, que je respecte et que j’aime ; et j’ai tâché de montrer que ce respect et cet amour sont légitimes,


CHARLES RICHET.