Texte établi par Ferenczi et fils, éditeurs, L’Imprimerie de Sceaux (p. 132-142).

CHAPITRE XIV


U n haut personnage de Londres vint en personne trouver Johny John. Il demandait le concours gracieux de Manetto, roi des écuyers, pour la matinée de gala en faveur des mutilés, qui avait lieu le vendredi suivant dans le cirque même.

Tous les numéros de cette séance extraordinaire étaient faits par des célébrités. Les plus grands champions de la boxe, les cantatrices les plus illustres, de fameux danseurs russes, et ainsi de suite.

— C’est une considérable réclame pour le reste de notre séjour ici !… dit Johny John. Allez-y, garçon !

Irénée eut une ovation, et même quelques fleurs jetées sur la piste. Ses camarades au complet assistèrent à ce triomphe. Il en fut gêné, car on les avait évincés de la fête, eux.

Dans le pauvre cabinet où il s’habillait, il dut, pendant l’entr’acte, recevoir les admirateurs inconnus. C’était la première fois qu’une telle chose lui arrivait. Donc, les loges venaient à lui, lui qui, dans ses poèmes, faisait écarteler le beau monde par ses chevaux. Cependant il reçut ces gens sans ironie comme sans timidité. Il fut seulement froid et assez brusque, devinant, avec son sens aigu de la psychologie, quelle condescendance ils mettaient tous dans leur démarche, grand honneur pour un humble écuyer comme lui.

En culotte pâle et collante de peau, bottes dorées et chemise voyante de soie, il eût été le personnage même de son affiche, si ses cheveux brefs, tempête noire, ses yeux électriques, son teint d’enfant, ses traits courts et toute sa grâce adolescente n’eussent déjà fait de lui, sans qu’il s’en doutât, le petit dieu qu’il ambitionnait de représenter plus tard.

Parmi ces félicitations assez distantes qui l’entouraient, celles de lady Hampton étaient des plus chaleureuses. Avec une audace tranquille, elle promenait son face à main sur le lad encore essoufflé qui ne la remarquait qu’à peine.

Cette épouse de lord, du reste divorcée, était de ces cosmopolites qui ont de tous les sangs dans les veines. On la surnommait à Londres Much Trouble, à cause de sa carrière orageuse. Elle n’avait plus trente ans. Mais les fards, les perles, l’art divin des couturiers français, son parfum énigmatique, la vague rousse de ses cheveux coupés et teints, et, pour tout dire, un fonds de beauté véritable, en faisaient encore une des plus grandes séductrices de l’Europe. D’ailleurs, elle était « hors de la société », expression anglaise fort éloquente, et ne fréquentait que des hommes, ou des femmes entretenues.

Il fallut bien que le petit Derbos tînt enfin compte de cette présence parfumée.

— Comme vous parlez un bon anglais !… s’écria-t-elle en l’entendant répondre à l’un des beaux gentlemen. N’êtes-vous pas Italien, pourtant, d’après votre nom ?

— Non, madame. Tout ce qu’il y a de plus Français !

— Oh ! vraiment ?… Mais où avez-vous appris l’anglais ? Dans vos tournées ?…

— Non, madame. Chez moi, étant petit

Et, de surprise, elle battit presque des mains. Qu’est-ce que c’était que ce beau baladin éduqué comme un monsieur ?

Elle laissa les autres s’en aller à la fin de l’entr’acte.

— Venez prendre le thé chez moi, au Claridge, dit-elle, avec tous les accents européens dans la voix. Cela vous reposera. J’adorerais vous connaître mieux.

Un sourire étincelant, et elle se présenta :

— Lady Hampton.

Il sourit sans affabilité. Cette effronterie l’offensait. Elle avait l’air si sûre d’elle-même, à le détailler ainsi comme un animal en cage.

Il l’écrasa d’un regard de ses grands yeux bleus. Elle était l’ennemie, la représentante de la caste qu’il n’aimait pas. « Je préfère être du côté de la piste que du côté du public. »

— Je vous remercie, madame. Je ne prends jamais de thé.

— On vous servira ce que vous voudrez.

Plus sèchement, il recommença :

— Je vous remercie, madame.

Un instant, ils se dévisagèrent. Elle était pour lui l’intruse qui venait le déranger dans la vie qu’il avait choisie, loin du monde, au milieu de compagnons errants, naïfs et courageux, petites gens qui lui plaisaient et le reposaient de ses rêves et tourments intérieurs ; et, pour elle, il était le souple et téméraire éphèbe qui lui avait donné le frisson, celui qui n’était pas de son monde à elle, mentalité neuve, sensation encore ignorée.

— Alors, vous ne voulez pas venir ?… Vous jetez un manteau sur votre costume, et je vous emmène. Ma voiture est là.

— Non, non, madame ! Merci !

Elle lui fit entendre un petit gloussement. Il l’amusait. Il avait de la saveur.

— Bien !… dit-elle.

Et, comme elle lui tendait la main, indulgente, il fut enveloppé par un flot de son odeur recherchée, frôlé par le chinchilla qui traînait sur ses épaules, malgré le bleu de juillet ; et les lueurs de ses perles, de sa robe, de ses prunelles, de ses dents, chatoyèrent ensemble aux yeux du garçon, cent mille petites étoiles à la fois.

Elle partie, il arracha ses bottes dorées, pressé de redevenir anonyme et de se perdre tout seul dans le « rugissement de Londres » (Roaring of London), en attendant de recommencer, ce soir, son obscur travail de forain ambulant.

Quelques heures plus tard, toujours de mauvaise humeur, comme il entrait dans sa loge pour revêtir sa livrée à boutons de cuivre (la représentation devant commencer dans quelques minutes), il recula, saisi.

Sur la planche brute qui lui servait de table, une immense corbeille d’orchidées et de roses était posée.

Il n’hésita pas une seconde.

— C’est elle !

Et, quand la carte piquée dans les fleurs l’en eut assuré, son battement de cœur lui fit comprendre qu’il était ému.

Mais, immédiatement, il se moqua de lui-même et d’elle.

— Des fleurs pareilles à un garçon ? Est-ce que je suis une actrice ?

C’était drôle, cette corbeille dans ce débarras crasseux. Tout en endossant son habit d’employé, du coin de l’œil il regardait cela, haussant les épaules.

— Si les autres voyaient ce machin-là, ce qu’ils se paieraient ma figure ! Et il y aurait vraiment de quoi !

Mais quand, sur un signe du régisseur de piste, il fut, avec les camarades, aux sons d’un petit galop, se ranger devant les rideaux :

— Ah !… nom d’un chien ! grommela-t-il.

Car, occupant seule toute la loge d’honneur, elle était déjà là, les bras et le cou nus dans une robe d’argent, avec un grand chapeau noir chaviré sur le côté.

Dans le cirque encore à demi vide, sauf aux places à bon marché, cette présence était voyante comme une châsse.

La petite Lénin, écuyère de grâce, venait d’apparaître sur son panneau, au galop fatigué du percheron passé au blanc.

— T’as vu la gonzesse du milieu ?… fit Henri, le Belge, en poussant Irénée au coude.

— Ach !… continuaient les quatre acrobates allemands en se la désignant.

« Si elle savait, pensait Irénée, que c’est moi qui suis là, vêtu comme les autres de cet habit verdâtre de subalterne ! Ça la calmerait peut-être !… Mais elle n’a même pas l’idée de regarder de ce côté. Elle m’attend dans mes bottes d’or et ma culotte de peau, sur mon cheval héroïque ! »

Quelque chose se pinçait dans sa poitrine. Une vague d’humiliation l’envahit. Alors il eut honte d’un sentiment si lâche.

« Attends un peu, ma fille ! Tu vas voir à qui tu as envoyé tes fleurs ! »

Il ne regarda même pas la petite Lénin qui repassait les rideaux après avoir fait son petit salut triste.

Il y avait une table et des accessoires à transporter pour le numéro de la mère Lénin, dite Mlle Sadko, jongleuse. Il se précipita pour aider le camarade qui y allait. Alors, s’étant placé bien en évidence devant lady Hampton, il lui fit un imperceptible signe. Et, comme il se rabaissait de la sorte aux yeux de l’inconnue, il éprouva cette amère volupté connue déjà lorsqu’il était valet, ou quand Johny John, au manège, l’avait corrigé d’un coup de fouet.

« Ça y est ! se dit-il en retournant à sa place. Elle m’a vu. Dans un instant elle va s’en aller. »

Les yeux dardés, il la surveillait à travers les boules, les assiettes, les bouteilles de la jonglerie. Mais, loin de quitter sa loge, la belle étrangère, à présent, le face à main braqué, ne regardait plus que du côté de la barrière, ce qui intriguait fort le petit groupe en habits verdâtres.

Il venait de sauter de son cheval que Dick remmenait à l’écurie. Il était à bout de souffle, ayant, ce soir, fait ses tours avec une véritable folie. Une longue rumeur restait encore dans le cirque, après les applaudissements frénétiques qui l’avaient salué. Le dernier numéro franchissait les rideaux…

Irénée ne continua pas sa course vers sa loge. Lady Hampton était là, dans la coulisse, coudoyée par le va-et-vient final.

— Oh ! admirable !… Admirable !… J’ai eu si peur !… C’était si beau !…

Le père Lénin, quelques autres s’immobilisèrent pour écouter cela. Lady Hampton, plus proche, jeta dans un souffle :

— Je vous attends dans mon auto à la sortie…

…puis, ayant salué, disparut.

Et, soudain pâle, sans entendre les petits rires des assistants, Irénée courut cette fois à sa loge, le cœur fou, pressé de redescendre vite, ne voulant plus avoir le temps de réfléchir, puisqu’il savait que, tout à l’heure, nonobstant toutes ses raisons, il serait dans les bras de la belle lady parfumée.

Il y eut, dans sa vie austère et déguisée, ces quatre jours et ces quatre nuits de griserie galopante.

Enveloppé dans les capes de fourrure de sa maîtresse, au creux du divan, ou entortillé dans ses perles ; serré contre elle dans sa voiture quand ils allaient voir l’été du côté de Windsor ou de Swinley Forest Park, ou lorsqu’elle cherchait la peur nocturne dans Chinese Town ou Cokney Market ; déguisé une fois de plus, déguisé en gentleman quand ils soupaient à Soho ou ailleurs, sourdement il était fâché contre lui-même, avec le sentiment de sombrer dans la haute trahison. Et, chaque soir, lorsqu’il se retrouvait parmi les camarades, il évitait de les regarder, sentant qu’il n’était plus digne de l’héroïque et modeste corporation dont il avait jusque-là fait partie avec tant de cœur.

Or, la nuit vint où, la cigarette au bec et les yeux clignés, elle prononça néfastement la phrase qui la perdit.

Il songeait, assis, le regard fixé au hasard sur les ombres de la chambre. Couchée, elle le considérait depuis un moment. Sa voix musicale s’éleva dans le silence.

What are you thinking of ?

Elle ne s’expliqua pas le profond tressaillement qu’il eut.

Elle venait de le transporter dans le passé, de susciter une autre chambre, une autre femme couchée, une autre voix, un autre regard inquisiteur : « À quoi penses-tu ? »

N’avait-il pas eu le désir de tuer sa mère, quelquefois, quand elle avait dit cela ?

Sans répondre, il regarda longuement la chimère souriante.

Elle ne savait pas qu’il lui disait adieu, que, déjà, les narines dilatées, il respirait de nouveau, bien loin d’elle, de son luxe, de ses parfums, de ses caresses, l’air enivrant et glacial de la liberté solitaire.

Elle l’attendit longtemps à la porte du cirque, après la représentation du lendemain, puis, angoissée, finit par s’informer, avec bien de la peine, car il n’y avait plus, dans l’établissement, qu’un gardien grognon.

Il était parti depuis près d’une heure.

Elle courut à son hôtel. Il avait déménagé sans donner l’adresse de son nouveau gîte.

Le regard dur, les joues vertes, il essayait, seul dans le manège avec son cheval, de retrouver la joie âpre du travail, d’aimer la sciure, l’odeur d’écurie, ses vieux habits, ses vieilles bottes.

Pour la première fois, à la représentation de la veille, lady Hampton n’avait pas paru dans la loge d’honneur. Découragement ou tactique ? Irénée se le demandait avec rage.

Arraché de son plaisir par sa propre volonté, son orgueil était satisfait ; mais ses sens qui redemandaient l’amour le faisaient souffrir ; et toute sa jeunesse était cabrée comme une bête révoltée.

Abandonné depuis ces quelques jours, l’étalon arabe avait perdu de son nouveau dressage. Irénée, nerveux, le brutalisait, avec la sensation que, corrigeant son cheval, c’était lui-même qu’il corrigeait.

Quelle lutte !

L’animal couvert d’écume, le garçon couvert de sueur semblaient, aujourd’hui, décidés à s’entre-tuer entre ces quatre murs tristes.

Comme la porte fut poussée :

— Je ne veux personne ici !… s’emporta-t-il. J’ai loué le manège pour moi seul !… Pour moi seul !… Vous entendez !

Et puis il cria tous les jurons anglais qu’il savait à la face ahurie du palefrenier hésitant. Son cheval piaffait sous lui.

— Qu’est-ce que vous voulez, au bout du compte ?

— C’est une dame qui veut absolument vous voir !… dit l’autre.

— Une dame ?… Ah ! une dame ? Eh bien ! je refuse de la voir, vous m’entendez !… Fermez la porte, vous, canaille, chien !

Mais une petite voix s’éleva derrière le palefrenier.

— C’est moi, monsieur Derbos ! C’est Marie Lénin !

— Ça, par exemple !…

Il avait de la peine à calmer du coup sa colère. Puis un immense soupir de soulagement, de déception aussi, peut-être, l’apaisa tout net. Ce n’était pas lady Hampton. Il était sauvé.

— Laissez-la entrer !… ordonna-t-il en sautant à terre, et prenez le cheval. J’ai fini mon travail.

Elle vint à lui tout droit. La porte s’était refermée.

— Comment avez-vous fait pour arriver jusqu’ici ?… demanda-t-il, encore frémissant. Et qu’est-ce qu’il y a ?… Toujours battue ?…

— Vous m’aviez dit au cirque que c’était ici que vous dressiez votre cheval. Voilà quatre jours que je fais téléphoner le portier de notre hôtel. Vous n’étiez jamais là. Aujourd’hui, on a répondu que vous étiez venu. Alors, tout m’est égal. Pendant que papa et Germaine répétaient sur la piste, je me suis sauvée sans attendre mon tour. Ils peuvent me chercher. Je leur raconterai n’importe quoi. Je me moque de tout ! Ce que j’ai eu de la peine à trouver ma route !… Les policemen ne comprenant rien… Mais me voilà. Ce qui arrivera après, ça ne fait rien. Je voulais vous voir ! Je voulais vous voir !

Elle était beaucoup plus pâle que d’ordinaire, les yeux singulièrement noirs, la voix brève.

— Qu’est-ce qu’ils vous ont fait encore, ma pauvre petite ?…

Il eut du plaisir à dire « ma pauvre petite », à la regarder dans son tailleur d’ouvrière, sous son malheureux chapeau. Elle lui paraissait tonique, après ces parfums chers, ces robes d’or, ces fards, ces peaux de bêtes, ces perles. Et le décor rude du manège prenait tout son sens avec elle au milieu, opposition saisissante à l’amollissante chambre du Claridge.

— Ce qu’il y a ?… Voyons !… Vous vous moquez de moi !

— Je me moque de vous ?…

Il la considérait. Elle avait un tremblement des lèvres, et sa pâleur augmentait encore.

— Cette dame… hacha la petite voix sourde, cette dame… Vous êtes parti avec elle tous les soirs pendant quatre jours. Vous ne l’avez plus quittée… Elle vous envoie des fleurs… Elle est belle ! Elle est riche… Et moi je suis pauvre et laide, je le sais bien… Mais je voulais vous le dire avant que ça arrive ! Parce que moi, je vais mourir.

— Qu’est-ce que vous dites ? Qu’est-ce que vous dites ?

Elle articula, d’une voix sans timbre :

— Vous l’aimez mieux que moi.

Et, sur ces mots, sa figure se décomposa si complètement qu’il crut qu’elle allait tomber morte à ses pieds.

Il fit un pas en arrière.

Amoureuse !

Amoureuse de lui, cette fillette battue, pauvre chien perdu qu’il avait accueilli, caressé par simple humanité.

Elle était allée s’accoter au mur, sentant sans doute venir la syncope. Il s’élança, la soutint. Et son étonnement se traduisait par ce simple mot, sans cesse répété :

— Mais voyons, ma petite !… Mais voyons, ma petite !

— Oh ! je sais bien, reprit-elle de sa voix blanche, je sais bien ce qu’elle est et ce que je suis !… Je comprends parfaitement que vous l’aimiez mieux que moi.

Et, brusquement, comme dans un cri de vengeance, serrant plus fort les épaules qu’il tenait :

— Non, non !… petite Marie. Vous vous trompez ! Je vous aime mieux qu’elle !…

Il la poussait contre le mur luisant et sale, comme pour l’y enfoncer.

— Tu entends ?… Tu entends ?… Je t’aime mieux qu’elle ! Je t’aime bien mieux qu’elle !

Un ricanement court le fit bondir.

— Ce n’est pas vrai !… Vous ne dites pas ce que vous pensez !

— Je ne dis pas ce que je pense ?…

— Non ! non !… Moi je sais ce que vous pensez ! Allez ! dites-le donc, ce que vous pensez !

Encore ?… Même celle-là, ce gringalet de fille-là qui prétendait le pénétrer ? Lui qui venait d’être si spontanément sincère avec elle, elle niait son élan, sa générosité ; elle l’interprétait, elle le falsifiait.

La vieille colère de toute sa vie reflua en lui.

— Je ne dis pas ce que je pense ?

— Non !

Son sang tourbillonna. Depuis l’enfance il avait ce geste dans la main. Sur sa joue livide, la petite Marie reçut la gifle qu’il n’avait jamais osé donner à sa mère, qu’il avait retenue aussi, l’autre nuit, dans la chambre du palace.

Et, tout aussitôt, épouvanté lui-même de ce qu’il venait de faire, il recula, posa sa paume sur sa bouche avec un cri sourd.

Sans pleurer, Marie Lénin le regardait. C’était son destin d’être battue. Elle levait sur lui des yeux si tristes, si habitués, que cette expression était plus affreuse que tout.

Le cœur déchiré par ce regard, ce fut lui qui se mit à pleurer. Il se laissa tomber dans la sciure, marcha vers elle sur les genoux, et, la tête basse, la prit à deux bras par les hanches.

— Oh ! Marie !… Marie !…

Il releva la face. Elle se penchait vers lui. Laissant les larmes ruisseler sur ses joues, il reprit :

— Marie ! Ma petite Marie !… Je n’aurai pas assez de toute ma vie pour que tu me pardonnes. Ce n’est pas de ma faute… Si tu savais !… Voilà que je t’ai battue aussi, comme tout le monde ! Mais tu ne peux pas deviner… Oh ! essaie, essaie de me comprendre, toi, je t’en prie !… je t’en prie ! Il ne faut pas me prêter des pensées que je n’ai pas ! Il ne faut pas me poser de questions ! Personne n’a jamais compris ça. personne ! Pas même ma mère quand j’étais petit, ni plus tard… Marie !… Marie !…

Les larmes l’étouffaient. Il se releva, la prit sur son épaule comme il avait fait déjà. Sans rien expliquer :

— Marie, chuchota-t-il en essayant de sourire. Tu portes le même nom que maman, tu sais ?… Tu es Marie… Tu es ma Marie… Ma Marie… c’est presque « maman » Mamarie. Mamar… Veux-tu t’appeler comme ça pour moi ? Mamar ?

Il baissait les paupières, il se grisait :

— Mamar… Mamar… Mamar…

S’écartant d’elle pour la regarder :

— Je t’ai battue !… oh ! je t’ai battue, moi aussi !…

Enivrée, haletante, elle murmura :

— Ça ne fait rien…

— Oh ! Mamar !… tu me pardonnes… Tu me pardonnes !… Mais moi jamais, jamais je ne me pardonnerai. C’est fini. Jamais plus je ne lèverai la main sur un visage.

Elle remit sa tête contre lui. Ce ne fut qu’un souffle.

— Je vous aime…

Il la renversa sur son bras un peu plus. Le rythme charnel était encore en lui, tout son être resté voluptueux après ces quatre nuits d’amour avec l’autre. Doucement, profondément, il embrassa sur les lèvres la petite figure sans couleur, la petite figure donnée dont les yeux s’étaient clos sur un bonheur inimaginable.