Texte établi par Ferenczi et fils, éditeurs, L’Imprimerie de Sceaux (p. 65-74).

CHAPITRE VI


D ans son anglais argotique, Johny John, fermant à demi ses yeux saouls :

— Voilà, puisque ça vous intéresse, lad, et puisque, pour une fois, je trouve quelqu’un qui me comprend dans ce maudit Paris ! Well : J’étais tout petit, à l’école, dans mon pays. Le maître est arrivé sur son cheval qu’il avait laissé, comme d’habitude, attaché dehors. C’était au printemps, vous comprenez ! La leçon m’ennuyait. Avant que personne n’ait pu pousser un mot, j’ai sauté par la fenêtre ouverte et atteint le cheval. Moi, je ne sais à quel âge j’ai commencé à monter, naturellement ! J’ai enfourché cette damnée bête. Me voilà au galop dans la nature. Jamais je n’oublierai cette partie ! Mais quand je suis rentré chez moi, le scandale avait éclaté. Mon père m’a montré la porte et m’a dit : « Sortez, sir ! Vous rentrerez quand vous aurez réfléchi. » C’était la porte de la ferme où j’étais né. Je n’avais pas dix ans. Mais quand je l’ai passée, j’ai su que c’était pour la dernière fois. Mon père ne m’a jamais revu.

— C’est beau !… C’est beau !… cria Irénée à voix si haute que le patron vint le prier de faire attention.

Il était ivre de tout ce qu’il avait bu, ivre d’enthousiasme, de nouveauté, ivre d’insomnie continuée encore après ses nuits désespérées chez sa mère. Savait-il présentement qu’il avait une mère ? Il oubliait sa propre histoire, ne connaissait que celle de l’autre, le fascinant autre au foulard rouge et au feutre gris.

— Racontez encore !

— Ah ! vous serez obligé de rire ! À Berlin, à ma première représentation, mon cheval était si bien lancé que, lui et moi, nous avons, pour commencer, sauté dans la loge d’honneur, au beau milieu des gens du high-life ! Je n’étais pas encore civilisé, vous savez !

Il donna sur la table un grand coup de poing, puis poussa son feutre en arrière.

— Je voudrais bien travailler avec vous ! dit Irénée, la face tendue. Je ferais des choses comme ça, moi !

Johny John regardait ailleurs, subitement désintéressé de tout. Il mâchonna sa gomme et demanda, parfaitement indifférent :

— Qui êtes-vous, garçon ?

Cette question venait bien tard, somme toute.

— Écoutez !…, reprit Irénée. Je suis un fils de famille qui a mal tourné. Justement j’ai besoin de gagner ma vie… et celle d’une autre.

— Ah ! ah !… Vous, maudit petit Français !

Un instant interdit par cette méprise, Irénée n’insista pas là-dessus.

— Voulez-vous essayer de me prendre dans votre troupe ? Je ne crains rien à cheval. J’en ai toujours fait… tout petit… Comme vous… À dix ans, j’étais un voltigeur hors ligne.

— Ma troupe, boy, c’est moi. Il y a aussi Dick, que vous avez vu. Mais ça, ce n’est pas un homme.

— C’est celui qui selle le terrible cheval ?

— C’est.

— Il est courageux, par exemple !

Le grand sauvage haussa les épaules avec une grimace. Puis il se mit à rêver, complètement détaché de la conversation.

— Vous n’avez pas besoin d’un garçon à tout casser, un fou, un type qui apprendrait tous les tours en un rien de temps, qui se passionnerait pour cette vie-là, qui obéirait à tous les ordres et qui aurait de l’initiative, un orphelin qui ne laisse rien derrière lui que des morts — moi ?

Johny John regardait le plafond en fumant et mâchonnant. Il sifflota pendant une minute au moins, cracha par terre, et dit enfin, mollement, sans quitter des yeux le plafond :

— Vous voulez venir demain matin au cirque, avant neuf heures, exactement avant neuf heures ?… Si vous n’avez pas peur de ce que je vous demanderai de faire, je vous prends. Il faudrait savoir le numéro en huit jours. Vingt francs par soirée ou matinée ; et votre costume, naturellement.

Les prunelles élargies, le petit resta d’abord muet. Le regard du cow-boy descendit du plafond lentement, puis se posa, sans couleur, absolument fixe. Irénée reçut cela droit dans les yeux.

— Je viendrai demain, dit-il, avant neuf heures.

All right !

Tous deux, sans savoir pourquoi, s’étaient levés ensemble. Seul, Irénée titubait.

— Au revoir !… dit l’homme en tendant la main.

À la porte du cirque il hésita longtemps, ne trouvant pas l’entrée des artistes. Il franchit enfin la loge d’une concierge qui ne le regarda pas. Il aimait mieux ne rien demander, par peur d’être éconduit. Il chercha tout seul, passa dans une cour devant des cages où grommelaient des ours, poussa quelques portes vitrées, reconnut l’odeur excitante du cirque, tourna, sans rencontrer personne, dans un hall obscur, écarta de lourds rideaux et retint un cri.

Debout, au milieu de la piste, Johny John, la chambrière à la main, était entouré par douze chevaux en liberté. Une bride courte fixée sur le dos maintenait chacun d’eux au rassemblé. Les plus jeunes, encore, inexpérimentés, essayaient quelques défenses, aussitôt punies par un large coup de fouet accompagné de jurons. Du reste, le cheval coupable était appelé par son nom et semblait fort bien savoir que tant de gros mots anglais s’adressaient à lui seul.

Dans tout le cirque vide, deux silhouettes perdues s’attardaient là-bas à regarder. Johny John semblait de fort mauvaise humeur. Devant lui, sur un signe du fouet, les douze chevaux frémissants vinrent se ranger. Il leva les mains, et les douze se cabrèrent, vingt-quatre sabots dirigés vers sa tête. Du geste, il maintenait debout sa douzaine, invectivant contre celui-ci, foudroyant cet autre d’un regard furieux. Brusquement, la forêt de jambes luisantes retomba. C’était fini. Par les rideaux écartés, les chevaux s’engouffrèrent.

Irénée fit un pas.

— Dick !… appela rudement Johny John, resté sur la piste.

Et le garçon maigre et noir fit son apparition, tout apparat nocturne disparu, vêtu comme un ouvrier malpropre.

La tête dans les épaules, le front bas, il s’avançait vers son maître. Et toute sa personne tremblait d’obéissance. D’étranges yeux noirs où le blanc étincelait, où le regard se fanatisait vite, un visage osseux et foncé, des cheveux plats et huileux d’Asiatique, tout en lui révélait l’étranger venu de plus loin que l’Europe.

Il s’arrêta, chien qui attend un ordre.

— Où est le cheval, imbécile ?… s’emporta l’autre.

Et Dick se mit à courir vers les rideaux.

N’osant signaler sa présence, Irénée, palpitant, regardait. Au bout d’un moment, entre les deux rideaux restés écartés, l’esclave triste reparut, monté sur une bête haute et qui semblait efflanquée. Une curieuse petite selle, sorte de coussin de cuir, se juchait dessus.

Johny John ramassa sa chambrière. À ce mouvement, le cheval se mit de lui-même au galop, sauvagement. Et, sans cesser de garder son air morne, Dick commença sur sa selle une série d’acrobaties. Il se mettait tout debout sur le cuir glissant, puis se laissait tomber à la renverse, la tête sur la queue du cheval, puis, redressé, se laissait pendre à droite, à gauche.

— Plus bas !… cria le maître en allongeant un coup de fouet.

Cinglé, le garçon, une jambe accrochée dans le harnais, fit tomber tout son corps. Ses mains traînèrent sur le tapis épais de la piste. Entre les quatre pieds du cheval emporté, pendant trois tours, il ne fut qu’un lambeau pendant.

Up !… ordonna Johny John.

Et, dans un effort désespéré, la loque humaine se ramassa en boule. Un coup de reins remit le cavalier en selle.

Irénée, pâle, retenait des cris d’admiration.

— Ce n’est pas sans peine !… constata Johny John avec un rire de dédain, tandis que le cheval se remettait au pas. Maintenant, recommencez avec le revolver !

Il tira le revolver de sa poche, et le jeta dans les mains tendues de Dick. Aussitôt l’exercice recommença. Mais quand vint le moment de traîner sur le tapis, tout en zigzaguant entre les sabots au galop, Dick déchargea l’arme dans tous les sens.

Une fois encore redressé, sans attendre que le cheval fût au pas, il sauta à terre. La séance était terminée. Irénée le vit s’avancer, sa tête dans les épaules, vers Johny John. Il ne prononça pas une parole. Arrêté, levant vers lui des yeux misérables, il lui montra simplement, d’un geste lent, très humble, très éloquent, ses deux pauvres paumes qui saignaient, écorchées par la brosse du tapis.

Ce fut tout juste s’il ne reçut pas un coup de pied.

Well ! Qu’est-ce que vous voulez que j’y fasse, vous, chien ? Mettez des gants !

Et la pauvre créature s’en alla, triste, avec cette réponse.

Irénée se demandait : « Qu’est-ce que je fais ici ? Voilà huit heures et demie. Il ne m’a même pas vu ! D’ailleurs, je ne sais pas si maintenant… »

Juste à ce moment, le cow-boy siffla :

Corne here ! cria-t-il.

Était-ce à lui qu’on s’adressait ? Irénée pâlit un peu.

— Mais dépêchez-vous ! reprit Johny John en mâchant plus brutalement sa gomme. M’avez-vous dit oui ou non, hier, que vous étiez prêt ?

Alors Irénée s’élança. Le bond qu’il fit lui donna la sensation de se ruer vers la destinée, la rude nouvelle destinée offerte par le hasard.

— Me voilà ! dit-il.

— Vous avez vu le travail de cet idiot ?

— Oui.

— Eh bien ! Voilà justement ce que vous devez faire. Il me faut, pour plus tard, deux Cosaques au lieu d’un. D’ici huit jours vous devez être prêt.

Il ne s’attarda même pas à observer l’effet de ses paroles.

— Dick !… Un cheval de voltige.

Irénée sentit une main brusque sur son épaule.

— Ôtez votre veste. Ça gênerait. Vous n’avez pas de culotte de cheval ?… Tant pis pour aujourd’hui. On va vous prêter des jambières.

Quand Irénée fut prêt :

— Allons ! Montez-moi là-dessus, que je voie ce que vous savez faire ! Et dépêchons !

Après son déjeuner, il écrivit, dans un coin de cette crémerie, à la mère Hortense. Il l’informait qu’il avait une nouvelle place, demandait des nouvelles, donnait son adresse poste restante.

Il jeta sa lettre dans une boîte en passant, puis se précipita dans un autobus. Le manège était fort loin du cirque.

— Si vous voulez aller regarder du haut de la tribune, dit le palefrenier, il y a une gonzesse pas ordinaire qui fait travailler ses chevaux. C’est Diane de Vallombreuse, l’écuyère. Elle vient assez souvent ici. Aujourd’hui elle a deux chevaux nouveaux, un Anglais et un Arabe, deux étalons. Elle a oublié sa longe et l’a remplacée par le lacet de son corset qu’elle a ôté. Et quand le cheval ne va pas comme elle veut, elle saute dessus et elle lui mord l’oreille !

L’enseignement de Dick, puisqu’il ne parlait aucune langue connue, ne pouvait se faire que par l’exemple. Irénée, avide, le regardait, sur le cheval arrêté, décomposer au ralenti les premiers mouvements à exécuter. Il sauta sur le cheval à son tour, prit connaissance de la singulière selle cosaque, puis se mit en demeure d’imiter ce qu’il avait vu. Sa souplesse naturelle était prodigieuse, incalculable son audace, qui, dès sa petite enfance, avait fait l’épouvante enchantée de ses frères pervers. Dick lui montra par signes les différents trucs dont il devait s’aider. Car, qui dit cirque, dit truc.

Le début du numéro n’offrait pas de difficultés pour Irénée, l’ancien Casse-Gueule. Mais, ayant mal compris comment fixer un pied dans cette courroie, au moment de se laisser pendre jusqu’à terre, il fit remonter son singulier professeur sur le cheval. L’animal était admirablement dressé. Ce fut le galop furieux. Et c’était Irénée qui, la chambrière à la main, en maintenait la rapide cadence.

Comme la musique, la voltige ne peut se passer de mesure. Et l’on peut dire que le truc principal du cirque équestre, c’est de se servir précisément de la vitesse du cheval comme d’une aide puissante aux tours les plus périlleux. Le public, fasciné, ne sait pas que le galop, qui semble si dangereux, facilite, au contraire, les mouvements de l’écuyer, pourvu, cela va sans dire, que ces mouvements soient faits « au temps », comme, du reste, tout ce qui touche à l’acrobatie.

Il y a une sorte de solfège dans la gymnastique. Et, de même qu’en musique, le calme, la présence d’esprit y sont exigés dans les plus rapides tourbillons, tout comme ils le sont s’il s’agit d’un instrumentiste exécutant des virtuosités. Et, toujours comme dans la musique, ce calme et cette présence d’esprit ne s’acquièrent qu’à force de longues études, à moins qu’on n’ait affaire à des enfants prodiges, lesquels savent d’instinct ce que d’autres mettent vingt ans à apprendre.

Irénée avait fait de la voltige, follement, jusqu’à plus de douze ans, et il était enfant prodige, en outre. Au bout de quatre ou cinq essais infructueux, il saisit tout à coup le rythme de cette chute, qu’il devait faire en plein galop. Il l’osa. Dick, la chambrière à la main, activait le cheval sans que rien changeât dans son regard morne.

Les mains traînées dans la sciure, la tête en bas, le petit Derbos voyait les quatre sabots du cheval galoper contre ses yeux. Son cœur battait à éclater. Il savait qu’il risquait sa vie… Pendant une seconde il pensa : « Si maman pouvait me voir ! » Puis il pensa : « Jamais je ne vais me redresser ! »

La sciure volait sur ses cils… Le ventre du cheval, au-dessus de lui, bondissait comme une vague furieuse… Aussi brutal qu’un accident, l’exercice fou se prolongeait.

Il fit un effort surhumain pour ne pas se laisser gagner par la terreur. À la moindre crispation nerveuse de ses muscles, il était perdu.

Enfin :

— Dick !… Dick ! appela-t-il de toutes ses forces.

Et la brute qui ne parlait aucune langue comprit que l’apprenti cosaque ne pouvait pas se redresser.

Un geste arrêta le cheval, sans dommage pour la tête humaine perdue entre ses pieds. Aidé, l’adolescent put se remettre en selle. La sueur lui coulait sur la figure. Il se sentait pâle comme un mort. Il avait eu peur, lui !

« Si je ne recommence pas à l’instant, songea-t-il, vertigineusement, je suis fichu. Jamais plus je n’oserai m’y remettre ! »

Par gestes, avec des envies de gifler le visage abruti de l’autre, il demanda des explications. Certes, il y avait un truc encore, et qui lui avait échappé, pour obtenir ce redressement qu’il n’avait pas su faire. « Et dire qu’il faudra, par-dessus le marché, tirer six coups de revolver ! » Mais ce n’était qu’un tout premier essai. L’idée qu’il avait encore sept jours devant lui le rassura.

Les dents serrées, il se remit au galop. Dick, accroché à la selle, galopait à côté du cheval. Quand Irénée eut la tête en bas, Dick ramassa l’une de ses mains traînantes tout en continuant à galoper, dirigea cette main vers la sangle. Irénée sentit un nœud dans le cuir, s’agrippa. Dick, alors, l’abandonna. C’était à lui de trouver comment, avec ce nœud de sangle sous les doigts, regrimper jusqu’au haut. Longtemps le cheval galopa, longtemps Irénée resta suspendu, roulé en boule, à son ventre tumultueux. Puis, en désordre, à force de coups de reins désespérés, il parvint à se remettre en selle.

— Bravo !… cria d’en haut une voix d’homme. Dans deux jours vous l’avez, votre renversé !…

C’était le directeur du manège. À côté de lui, le palefrenier battait des mains.

Haletant sur son cheval arrêté, Irénée les remercia d’un signe. Il avait envie de rire de joie, car il savait que, d’ici deux jours, en effet, le mouvement serait exécuté correctement.

Le tout est, en matière d’équilibre, d’avoir eu l’énergie de se risquer une première fois.

Le petit regarda Dick, aussi haletant que lui d’avoir couru si fort. Il aurait voulu l’embrasser, maintenant, cette face de martyr obtus que rien ne faisait changer d’expression. N’était-il pas, celui-là, son pauvre frère ? « Moi, je fais ça par orgueil, par anarchie, pour la joie d’avoir choisi ce métier qui m’était défendu. Mais toi, chien battu, tu fais ça sans savoir pourquoi, comme tu mènerais la charrue d’un autre. Tu n’as ni plaisir, ni ambition. Tu obéis à la fatalité, c’est tout ! »

L’entrée de deux chevaux dans le manège, aussitôt montés par un maître écuyer et une jeune mondaine qui venait prendre sa leçon, lui fit voir que la séance était terminée.

— Nous gardons votre cheval ici… dit le palefrenier. M. Johny John a dit comme ça. Vous revenez demain matin ?

— Avant le jour ! s’écria Irénée.

Et les cuisses écartelées et tremblantes, les reins rompus, il se dirigea comme il put dans la rue, du côté de l’autobus, n’ayant plus qu’à rentrer dans son hôtel pour se jeter sur son lit et dormir pendant douze heures.