La Mère (1907)
Traduction par Serge Persky.
Éditions Hier et aujourd'hui (p. 248-254).
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IX


Nicolas l’accueillit par une exclamation d’inquiétude.

— Vous savez, Iégor est très bas ! On l’a transporté à l’hôpital ; Lioudmila est venue pour vous demander de l’y aller rejoindre…

— À l’hôpital ?

Après avoir ajusté ses lunettes d’un mouvement nerveux, Nicolas l’aida à passer une jaquette. Il lui serra la main de ses doigts secs et chauds en lui disant d’une voix tremblante :

— Oui ! Prenez ce paquet avec vous, Vessoftchikov est en sûreté ?

— Oui, tout va bien…

— J’irai aussi… voir Iégor…

La mère était si fatiguée que la tête lui tournait ; l’inquiétude de Nicolas lui faisait pressentir un drame.

— Il va mourir… il va mourir !… se disait-elle ; et cette sombre pensée lui martelait le cerveau.

Mais, lorsqu’elle arriva dans la chambrette claire et propre de l’hôpital, et qu’elle vit Iégor rire sourdement, assis au milieu d’un amoncellement de blancs oreillers, elle se tranquillisa du coup. Souriante, elle resta sur le seuil et entendit le malade qui disait au médecin :

— Le remède, c’est une réforme !

— Ne dites pas de bêtises, Iégor ! s’écria le docteur d’une voix soucieuse.

— Et moi, qui suis un révolutionnaire, je hais les réformes !…

Avec précaution, le médecin prit la main du malade et la lui plaça sur le genou ; puis, s’étant levé, il tâta du doigt, tout en tiraillant sa barbe, les boursouflures du visage de Iégor.

La mère connaissait bien le docteur ; c’était un des meilleurs camarades de Nicolas. Elle s’approcha de Iégor, qui tira la langue quand il la vit. Le médecin se retourna :

— Ah ! c’est vous… Bonjour… Asseyez-vous ! Qu’apportez-vous ?

— Des livres, je crois.

— Il ne doit pas lire ! dit le docteur.

— Il veut que je devienne idiot ! pleurnicha Iégor.

— Tais-toi ! ordonna le docteur, et il inscrivit quelques mots dans son carnet.

De petits soupirs pénibles, accompagnés d’un râle moite s’échappaient de la poitrine de Iégor. Son visage était couvert de fines gouttes de sueur ; il s’essuyait parfois le front en levant lentement ses mains pesantes et désobéissantes. L’étrange immobilité de ses joues enflées déformait sa bonne et large figure, dont les traits avaient disparu sous un masque cadavérique ; seuls, les yeux profondément enfoncés entre les enflures avaient un regard clair et souriaient avec condescendance.

— Hé ! cette science !… Je suis fatigué… Puis-je me coucher ? demanda-t-il.

— Non ! répondit brièvement le docteur.

— Eh bien, je me coucherai quand tu seras parti !

— Ne le lui permettez pas, mère. Arrangez ses oreillers !… Et surtout, qu’il ne parle pas ! Je vous en prie, cela lui est très nuisible.

Pélaguée hocha la tête. Le médecin s’en alla à petits pas rapides. Iégor jeta la tête en arrière, ferma les yeux et ne fit plus aucun mouvement ; seuls ses doigts remuaient un peu. Les parois blanches de la petite chambre dégageaient un froid sec, une tristesse terne et pâle. La grande fenêtre laissait voir les faîtes ondulés des tilleuls ; dans le feuillage poussiéreux et sombre étincelaient vivement des taches jaunes : les froides prémices de l’automne naissant…

— La mort vient à moi lentement, à regret ! dit Iégor, sans bouger ni ouvrir les yeux. On voit qu’elle a un peu pitié de moi, qui étais un si brave garçon, avec un si bon caractère…

— Tais-toi, Iégor ! supplia la mère, en lui caressant doucement la main.

— Attendez, grand-mère, je vais me taire…

Haletant, il continua en articulant les mots avec un immense effort, et les entrecoupant de longues pauses :

— C’est très bien que vous soyez avec nous, grand-mère… il m’est très agréable de voir votre visage… vos yeux si vigilants… votre naïveté… Je me demande en vous voyant : — Comment finira-t-elle ? Et je suis triste en pensant… que c’est la prison, l’exil, toutes sortes d’abominations qui vous attendent… vous, comme les autres… Vous n’avez pas peur de la prison ?

— Non ! répondit-elle simplement.

— Évidemment !… Et pourtant, la prison… c’est dégoûtant… c’est elle qui m’a tué… À parler franchement, je ne désire pas mourir…

— Peut-être ne mourras-tu pas encore ! eut-elle envie de lui dire ; mais elle se tut et le regarda.

— J’aurais pu travailler encore… pour le bien du peuple… Mais, quand on ne peut plus travailler, il est impossible de vivre, c’est trop bête !

— « C’est vrai, mais ce n’est pas consolant ! » Ces paroles d’André revinrent brusquement à la mémoire de la mère ; elle poussa un soupir. Elle était très fatiguée et avait faim. Le chuchotement monotone et rauque du malade remplissait la chambre et rampait impuissant sur les murs lisses. Le feuillage des tilleuls faisait songer à des nuages descendus très bas et étonnait l’œil par sa teinte foncée et mélancolique. Tout était bizarrement figé en une immobilité morose, dans l’attente désolée de la mort.

— Comme je me sens mal ! dit Iégor. Il ferma les yeux et se tut.

— Dors ! conseilla la mère. Peut-être cela te fera-t-il du bien.

Pendant quelques instants, elle prêta l’oreille à la respiration du malade et promena son regard autour d’elle. Envahie par une tristesse glaciale, elle se mit à sommeiller.

… Un frôlement la réveilla ; elle tressaillit en voyant que Iégor avait les yeux ouverts.

— Je me suis endormie… excuse-moi ! dit-elle à voix basse.

— Et toi aussi, pardonne-moi ! répliqua-t-il, également en chuchotant.

À la fenêtre, le crépuscule tombait ; un froid trouble oppressait les yeux ; tout s’était bizarrement terni ; le visage du malade avait pris une teinte plus sombre.

On entendit de nouveau un frôlement ; la voix de Lioudmila résonna :

— Ils sont là, dans l’obscurité, et bavardent… où donc est le bouton ?

Soudain la chambre fut inondée d’une clarté blanche et désagréable. Lioudmila était là, toute noire, grande, droite.

Iégor tressaillit de tout son corps et porta la main à sa poitrine.

— Qu’y a-t-il ? s’écria Lioudmila en courant à lui.

Il jeta sur la mère un regard fixe ; ses yeux semblaient très grands et brillaient d’un feu étrange.

— Attends… chuchota-t-il.

La bouche largement ouverte, il leva la tête et tendit le bras en avant… La mère lui prit la main avec précaution et le regarda en retenant son souffle. D’un mouvement convulsif et vigoureux, il rejeta la tête en arrière et dit à haute voix :

— Je ne puis plus… c’est fini…

Son corps fut secoué d’une légère contraction, sa tête roula faiblement sur l’épaule, et, dans les yeux grands ouverts, la lumière de la lampe allumée au-dessus du lit se refléta avec un morne éclat…

— Mon ami ! chuchota la mère.

Lioudmila s’éloigna lentement du lit ; elle s’arrêta à la fenêtre, regardant droit devant elle, et dit d’une voix étrange et sonore, que la mère ne lui connaissait pas :

— Il est mort…

Elle s’inclina, s’accouda sur la tablette et se mit à parler d’une voix frémissante :

— Il est mort… paisiblement, courageusement… sans se plaindre…

Et, soudain, comme si on l’eût frappée à la tête, elle se laissa tomber sans force sur les genoux, se couvrit le visage de ses mains et sanglota sourdement.

Après avoir croisé les bras pesants d’Iégor sur sa poitrine et replacé sa tête étrangement chaude sur l’oreiller, la mère s’approcha de Lioudmila, se pencha sur elle et caressa doucement sa chevelure épaisse, tout en essuyant ses propres larmes. Lentement, la femme tourna vers la mère ses yeux maladivement dilatés et chuchota avec des lèvres tremblantes :

— Il y a longtemps que je le connaissais… nous avons été ensemble en exil, nous avons été dans les mêmes prisons… parfois la torture était insupportable, abominable ; beaucoup d’entre nous perdaient courage… quelques-uns devinrent fous…

Un spasme violent lui serra la gorge ; elle se domina avec effort, puis, rapprochant du visage de la mère son visage adouci par une nuance de tendresse et de douleur, qui la rajeunissait, elle continua en un murmure rapide, avec des sanglots sans larmes :

— Et lui, il était toujours, toujours gai ; sans se lasser il plaisantait, il riait, cachant courageusement ses souffrances… il s’efforçait toujours de ranimer les faibles… il était si bon, si sensible, si doux… En Sibérie, l’inaction déprave et donne essor aux mauvais instincts. Comme il savait lutter contre eux !… quel camarade, c’était, si vous saviez ! Sa vie privée a été pénible, douloureuse… mais, je le sais, personne ne l’a jamais entendu se plaindre… personne, jamais ! Ainsi moi, j’étais son amie intime… je dois beaucoup à son cœur, il m’a donné de son esprit tout ce qu’il pouvait ; il était las, solitaire, et pourtant, jamais il n’a rien demandé en échange, ni caresses, ni sollicitude…

Elle s’approcha du mort, s’inclina et lui baisa la main.

— Camarade, mon cher camarade aimé, dit-elle d’une voix basse et désolée, je te remercie de tout mon cœur… adieu ! Je travaillerai comme tu l’as fait… sans me lasser… sans douter… toute ma vie… pour ceux qui souffrent… adieu… adieu !…

Des sanglots violents secouèrent son corps ; toute haletante, elle posa sa tête sur le lit, aux pieds d’Iégor. La mère pleurait d’abondantes larmes qui lui brûlaient les joues. Elle tâchait de les contenir ; elle aurait voulu consoler Lioudmila avec une caresse spéciale et forte, lui parler d’Iégor avec de bonnes paroles d’amour et de tristesse. À travers ses larmes, elle regardait le visage boursouflé du mort, ses yeux fermés, ses lèvres noires, figées en un léger sourire… Tout était silencieux et d’une clarté opprimante.

Le docteur entra à petits pas pressés, comme toujours ; il s’arrêta brusquement au milieu de la pièce ; d’un geste rapide il plongea ses mains dans ses poches et demanda, d’une voix nerveuse et sonore :

— Il y a longtemps ?

Personne ne lui répondit. Il vacilla sur ses jambes et, s’approchant d’Iégor en s’essuyant le front, lui serra la main et s’écarta.

— Ce n’est pas étonnant… vu l’état de son cœur… cela aurait dû lui arriver il y a six mois… au moins… oui…

Sa voix aiguë, dont le calme était voulu et la sonorité déplacée, se brisa soudain. Adossé au mur, il passa ses doigts agiles dans sa barbe, regardant les deux femmes et le mort avec des yeux papillotants.

— Encore un !… dit-il doucement.

Lioudmila se leva, s’approcha de la fenêtre et l’ouvrit. La mère leva la tête et regarda autour d’elle en soupirant. Un instant après, Lioudmila et elles étaient près de la croisée ; serrés les uns contre les autres, ils regardaient le sombre visage de la nuit d’automne. Au-dessus des arbres, les étoiles scintillaient et reculaient jusqu’à l’infini lointain des cieux…

Lioudmila prit la mère par le bras et appuya sans mot dire la tête sur son épaule. Le médecin essuyait son lorgnon avec son mouchoir. Au dehors, le bruit nocturne de la ville soupirait, lassé ; la fraîcheur glaçait les visages et agitait les cheveux. Lioudmila avait des frissons ; des larmes ruisselaient sur ses joues… Dans le corridor de l’hôpital, erraient des sons assourdis, fripés, effrayés, des piétinements pressés, des gémissements, des chuchotements désolés. Immobiles près de la fenêtre, Lioudmila, la mère et le médecin regardaient les ténèbres et se taisaient…

Pélaguée sentit qu’elle était de trop, et, après avoir dégagé doucement son bras de l’étreinte de la jeune femme, elle se dirigea vers la porte, non sans s’être inclinée devant le mort.

— Vous partez ? demanda le médecin à voix basse et sans se retourner.

— Oui !

Dans la rue, elle pensa à Lioudmila. « Elle ne sait pas même bien pleurer ! » se dit-elle en se rappelant ses larmes parcimonieuses.

Les dernières paroles de Iégor la firent soupirer. Tout en marchant à pas lents, elle se remémorait ses yeux vifs, ses plaisanteries, ses opinions sur la vie.

— Pour les braves gens, l’existence est pénible et la mort légère… Comment mourrai-je, moi ?

Puis elle se représenta Lioudmila et le médecin debout près de la fenêtre, dans la chambre blanche et trop claire, les yeux ternis de Iégor ; et, envahie par un sentiment oppressant de pitié, elle soupira profondément et se mit à marcher plus vite, poussée par un vague pressentiment…

« Il faut avancer ! » pensa-t-elle en obéissant à l’impulsion de vaillance attristée qui lui venait au cœur…