La Mère (1907)
Traduction par Serge Persky.
Éditions Hier et aujourd'hui (p. 164-169).
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XXVII


…Les jours s’envolaient les uns après les autres avec une rapidité qui empêchait la mère de penser au Premier Mai. La nuit seulement, lorsqu’elle se reposait, fatiguée des tracas bruyants et troublants de la journée, son cœur se serrait, et elle se disait :

— Si seulement c’était déjà passé !

À l’aurore, la sirène de la fabrique rugissait. Pavel et André prenaient leur thé à la hâte, mangeaient un morceau en donnant à la mère une foule de petites commissions. Et toute la journée, elle tournait comme un écureuil en cage ; elle faisait le dîner, préparait de la colle et une sorte de gelée violette pour l’impression des proclamations ; il venait des gens qui lui remettaient des billets destinés à Pavel et disparaissaient après lui avoir communiqué leur exaltation.

Chaque nuit les feuilles qui engageaient les ouvriers à fêter le Premier Mai étaient collées sur les palissades et même aux portes de la gendarmerie ; tous les matins, on en trouvait à la fabrique. Et les policiers parcouraient le faubourg de bonne heure et arrachaient en jurant les affiches violettes ; vers midi, elles réapparaissaient et s’envolaient sous les pieds des passants. Des agents de la police secrète furent envoyés de la ville ; postés au coin des rues, ils fouillaient du regard les ouvriers qui s’en allaient dîner, joyeux et animés, ou qui revenaient à la fabrique. Tout le monde était enchanté de voir que la police était impuissante ; les gens d’âge mûr eux-mêmes se disaient en souriant :

— Voyez-vous ça !

Et partout de petits groupes se formaient pour discuter les proclamations.

La vie bouillonnait ; ce printemps-là, elle était plus intéressante pour tout le monde ; elle apportait quelque chose de nouveau ; aux uns, un prétexte de plus pour s’irriter contre les séditieux et les accabler d’invectives ; aux autres, un faible espoir, une vague inquiétude ; à d’autres encore, et c’était la minorité, la joie aiguë de savoir qu’ils étaient la force qui réveillait le monde.

Pavel et André ne dormaient presque plus ; ils rentraient, pâles, enroués, las, un moment avant l’appel de la sirène. La mère savait qu’ils organisaient des réunions dans la forêt, dans le marais ; elle n’ignorait pas que des détachements de police montée faisaient des rondes dans le faubourg, que les agents de la Secrète rôdaient partout, fouillaient les ouvriers qui s’en allaient seuls, dispersaient les groupes et, parfois même, arrêtaient l’un ou l’autre. Elle comprenait que, chaque nuit, son fils et André pouvaient être emmenés. Par moments, il lui semblait que cela aurait mieux valu pour eux.

Un silence surprenant se faisait sur le meurtre d’Isaïe. Pendant deux jours, la police locale avait interrogé une dizaine de personnes ; puis, elle s’était désintéressée de l’affaire.

Un jour, Maria Korsounova, parlant avec la mère, exprimait l’opinion de la police, avec laquelle elle vivait en paix comme avec tout le monde ; elle dit :

— Comment pourrait-on retrouver le coupable ? Ce matin-là, cent personnes peut-être ont vu Isaïe, et sur ce nombre il y en a quatre-vingt-dix, sinon plus, qui l’auraient volontiers assommé… Il a assez ennuyé son prochain pendant ces sept ans…

…Le Petit-Russien changeait visiblement. Ses joues s’étaient creusées ; les paupières appesanties s’abaissaient sur ses yeux bombés et les fermaient à demi. Il souriait plus rarement ; une fine ride descendait de ses narines jusqu’aux commissures des lèvres. Il ne parlait plus autant de choses ordinaires ; en revanche, il s’enflammait souvent, en proie à un enthousiasme qui gagnait tous ses auditeurs ; il célébrait l’avenir, la fête lumineuse et merveilleuse du triomphe de la liberté et de la raison…

Quand la mort d’Isaïe parut oubliée, André dit un jour d’un ton dédaigneux et en souriant tristement :

— Pas plus qu’ils n’aiment le peuple, nos ennemis n’aiment ceux dont ils se servent comme de chiens pour nous traquer !… Ce n’est pas leur fidèle Judas qu’ils regrettent… mais leurs pièces d’argent… oui… pas autre chose !…

Et il ajouta, après un instant de silence :

— Plus je pense à cet homme, plus j’ai pitié de lui ! Je ne voulais pas qu’on le tuât, non, je ne le voulais pas !

— Assez là-dessus, André ! dit Pavel avec fermeté.

La mère ajouta à voix basse :

— On a heurté du pied un tronc pourri, et il est tombé en poussière !

— C’est vrai, mais ce n’est pas consolant ! répondit tristement le Petit-Russien.

Il répétait souvent ces paroles, qui prenaient dans sa bouche un sens amer et caustique…

…Il vint enfin ce jour si impatiemment attendu… le Premier Mai…

Comme toujours, la sirène se mit à rugir avec autorité. La mère, qui n’avait pu fermer l’œil de toute la huit, sauta à bas de son lit ; elle alluma le samovar préparé la veille, et allait frapper à la porte des deux amis, comme d’habitude ; mais elle réfléchit, laissa retomber le bras et s’assit près de la fenêtre, appuyant sa joue sur sa main, comme si elle eût mal aux dents.

Au ciel d’un bleu très pâle, des bandes de petits nuages roses et blancs voguaient avec rapidité ; on eût dit un vol de gros oiseaux qui s’enfuyaient à tire d’aile, effrayés par le rugissement de la vapeur. La mère avait la tête lourde ; ses yeux gonflés par l’insomnie étaient secs. Dans sa poitrine régnait un calme étrange ; les battements de son cœur étaient égaux ; elle pensait à des choses coutumières…

— J’ai allumé le samovar trop tôt ; l’eau va s’évaporer. Qu’ils dorment un peu plus longtemps que d’habitude, aujourd’hui !… Ils sont épuisés tous les deux…

Un rayon de soleil matinal, traversa gaiement la vitre ; la mère y porta la main ; et lorsqu’il se posa sur ses doigts, elle le caressa doucement de l’autre main, avec un sourire pensif. Puis elle se leva, ôta le tuyau du samovar, fit sa toilette sans bruit, et se mit à prier avec de grands signes de croix et en remuant les lèvres. Son visage se rasséréna.

Le second sifflement de la sirène fut moins violent, moins assuré ; le son épais et moite tremblait un peu. Il sembla à la mère que le mugissement se prolongeait plus que de coutume.

La voix du Petit-Russien retentit dans la chambre.

— Tu entends, Pavel ? On nous appelle !…

L’un d’eux traîna ses pieds nus sur le sol ; un bâillement suivit.

— Le samovar est prêt ! cria la mère.

— Nous nous levons ! répondit joyeusement Pavel.

— Le soleil brille déjà ! reprit le Petit-Russien, et les nuages s’en vont… Ils sont de trop aujourd’hui, les nuages !…

Il pénétra dans la cuisine, tout ébouriffé, le visage encore gros de sommeil, et dit gaiement à Pélaguée :

— Bonjour, petite mère ! Comment avez-vous dormi ?

La mère s’approcha de lui et répondit à voix basse :

— Mon André, reste à côté de lui, je t’en supplie !

— Bien entendu ! chuchota le Petit-Russien. Nous resterons ensemble, nous serons partout côte à côte… sache-le bien !

— Que complotez-vous, hé ! là-bas ? demanda Pavel.

— Rien, mon fils !

— La mère me dit de me laver plus proprement, parce que les filles vont nous regarder ! expliqua André, puis il sortit pour faire sa toilette.

— « Lève-toi, lève-toi, peuple ouvrier ! » fredonna Pavel.

Le jour devenait de plus en plus clair ; les nuages s’élevaient sous la poussée du vent. La mère mit la table. Elle hochait la tête en pensant que tout était bien étrange : les deux amis plaisantaient, mais que leur arriverait-il vers midi ? On n’en savait rien. Elle-même se sentait calme, presque joyeuse.

Ils restèrent longtemps à table, pour passer le temps. Comme toujours, Pavel remuait lentement sa cuiller dans son verre de thé ; il salait son pain avec soin, l’entamure, son morceau préféré. Le Petit-Russien agitait ses pieds sous la table ; jamais il ne parvenait à les placer commodément du premier coup ; il regarda le soleil traverser les verres, courir sur les murs et au plafond, et dit :

— Quand j’étais un gamin d’une dizaine d’années, l’envie me vint un jour d’attraper un rayon de soleil avec mon verre. Je me coupai la main et je fus battu ; ensuite je sortis dans la cour et, comme le soleil se reflétait dans une flaque d’eau, je me mis à le piétiner. On me battit encore, parce que j’étais tout éclaboussé par la boue… Je criai au soleil : — Ça ne me fait pas mal, diable roux, je n’ai pas mal ! Et je lui tirai la langue… Cela me consolait…

— Pourquoi te semblait-il roux ? demanda Pavel en riant.

— En face nous demeurait un forgeron ; il avait une figure rubiconde et une barbe rousse. C’était un fameux gaillard, toujours jovial, et je trouvais que le soleil lui ressemblait.

La mère perdit patience et dit :

— Vous feriez mieux de parler de ce que vous allez faire !…

— Tout est organisé ! répliqua Pavel.

— Et quand on repasse les choses déjà arrangées, on ne fait que les embrouiller ! expliqua le Petit-Russien avec douceur. Au cas où l’on nous arrêterait, petite mère, Nicolas Ivanovitch viendra vous dire ce qu’il faudra faire ; il vous aidera en tout…

— Bien ! dit la mère en soupirant.

— J’aimerais aller dans la rue ! fit Pavel d’un air pensif.

— Non, reste plutôt à la maison en attendant ! conseilla André. À quoi bon attirer l’attention de la police ? Elle te connaît bien assez !

Fédia Mazine accourut tout rayonnant ; il avait des plaques rouges sur la figure. Plein d’émotion, de joie juvénile, il rendit l’attente moins pénible à supporter.

— On commence ! annonça-t-il. Le peuple bouge… Dans la rue, les visages sont durs… comme des haches. Vessoftchikov, Vassili Goussev et Samoïlov sont depuis le matin au portail de la fabrique ; ils parlent aux ouvriers… Il y en a déjà une quantité qui sont rentrés chez eux… Allons, c’est le moment ! Il est déjà dix heures.

— J’y vais ! dit Pavel d’un ton résolu.

— Vous verrez : après le dîner, toute la fabrique chômera ! assura Fédia, et il s’enfuit.

— Il brûle comme un cierge au vent ! dit doucement la mère. Elle se leva et passa dans la cuisine pour s’habiller.

— Où allez-vous, petite mère ?

— Avec vous ! dit-elle.

André jeta un coup d’œil à Pavel en tirant sa moustache. D’un geste vif, Pavel arrangea ses cheveux, il rejoignit sa mère dans la cuisine.

— Je ne te parlerai pas, maman… et toi, tu ne me diras rien non plus ! C’est entendu, mère chérie !

— C’est entendu !… Que Dieu vous garde ! chuchota-t-elle.