La Mère (1907)
Traduction par Serge Persky.
Éditions Hier et aujourd'hui (p. 101-105).
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XVII


Lorsque, le lendemain, la mère arriva à la porte de la fabrique, chargée de son fardeau, les gardiens l’arrêtèrent avec rudesse, lui ordonnèrent de poser ses pots à terre et l’examinèrent soigneusement.

— La soupe va se refroidir ! dit-elle d’un ton calme, tandis qu’ils la fouillaient sans gêne.

— Tais-toi ! répliqua l’un des hommes d’une voix rébarbative.

L’autre ajouta avec conviction en le poussant légèrement à l’épaule :

— Je te dis qu’on les jette par-dessus la palissade !

Le vieux Sizov fut le premier à s’approcher d’elle ; il lui demanda à voix basse, en regardant de tous côtés :

— Tu as entendu, mère ?

— Quoi ?

— Les brochures ont de nouveau fait leur apparition. On en a semé partout, comme du sel sur du pain. Les arrestations et les perquisitions n’ont pas servi à grand’chose. Mon neveu Mazine est en prison… ton fils aussi… et pourtant, les feuillets sont distribués comme avant… ce n’était donc pas eux…

Et Sizov conclut en se lissant la barbe :

— Ce n’est pas une affaire de personnes, mais de pensées… et les pensées, on ne peut pas les attraper comme les puces…

Il rassembla sa barbe dans sa main, la considéra et dit en s’éloignant :

— Pourquoi ne viens-tu jamais chez nous ! C’est ennuyeux de prendre le thé toute seule…

Elle remercia. Tout en criant ses marchandises, elle suivait attentivement de l’œil l’effervescence extraor- dinaire de la fabrique. Tous les ouvriers semblaient contents ; on courait d’un atelier à l’autre. Les voix étaient excitées, les visages satisfaits et joyeux ; dans l’air plein de suie, on sentait comme un souffle d’audace et de vaillance. Tantôt d’un coin, tantôt d’un autre, partaient des exclamations approbatives, des railleries, parfois des menaces. Les jeunes gens surtout étaient animés ; plus prudents, les ouvriers âgés se contentaient de sourire. Les chefs et les contremaîtres allaient et venaient, l’air soucieux ; des agents de police accouraient ; à leur vue les travailleurs se séparaient lentement, ou, s’ils restaient sur place, se taisaient et regardaient sans mot dire les visages irrités et furieux des policiers.

Tous les ouvriers semblaient d’une propreté excessive. La haute silhouette de l’aîné des Goussev apparaissait çà et là ; son frère le suivait de près en riant.

Un maître menuisier nommé Vavilov et le pointeur Isaïe passèrent devant la mère sans se hâter. Ce dernier, un petit gros, avait rejeté la tête en arrière et penché le cou à gauche ; il regardait le visage impassible et boursouflé du menuisier, en hochant le menton ; il dit vivement :

— Voyez, Ivan Ivanovitch, ils rient, ils sont satisfaits, quoique cette affaire ait rapport à la destruction de l’Empire, comme l’a dit M. le Directeur. Ce n’est pas sarcler, mais labourer qu’il faudrait…

Vavilov, les bras croisés derrière le dos, serrait ses doigts avec force.

— Imprimez tout ce que vous voulez, fils de chiens, fit-il à haute voix, mais n’essayez pas de parler de moi !

Vassili Goussev s’approcha de la mère en déclarant :

— Donne-moi à manger, ta marchandise est bonne…

Puis, baissant la voix, il ajouta en clignant de l’œil :

— Vous voyez ! le but est atteint… c’est bien ! C’est très bien, petite mère !

La mère lui fit un signe de tête amical. Elle était heureuse de voir ce gaillard, le pire garnement du faubourg, lui parler en secret avec tant de politesse ; à la vue de la fièvre de la fabrique, elle se disait, heureuse :

— Et dire que si je n’avais pas été là !…

Trois ouvriers s’arrêtèrent non loin d’elle ; l’un dit à mi-voix d’un ton de regret :

— Je n’en ai point trouvé…

— Il faudrait pouvoir la lire… Moi, je ne sais même pas épeler, mais je vois qu’elle sert à quelque chose.

Le troisième regarda autour de lui, puis il proposa :

— Allons à la chambre de chauffe, je vous la lirai !

— Elles font leur effet, les brochures, chuchota Goussev avec un clignement de paupières.

Pélaguée rentra chez elle, satisfaite : elle avait vu par elle-même que les proclamations atteignaient le but visé.

— Les ouvriers regrettent leur ignorance ! dit-elle à André… Quand j’étais jeune, je savais lire, mais j’ai oublié…

— Il faut rapprendre, proposa le Petit-Russien.

— À mon âge ! À quoi bon faire rire le monde !…

Mais André prit un livre sur le rayon et demanda, en désignant une lettre du titre avec la pointe de son couteau :

— Qu’est-ce que c’est ?

— R ! répondit-elle en riant.

— Et cela ?

— A !…

Elle était un peu embarrassée et humiliée. Il lui semblait que les yeux d’André se moquaient d’elle avec un rire dissimulé, et elle les évita. Mais la voix de l’homme était douce et calme ; la mère lui jeta un coup d’œil oblique : il avait l’air sérieux.

— Vous pensez réellement à m’instruire, André ? demanda-t-elle en riant involontairement.

— Et pourquoi pas ? répliqua-t-il. Essayons ! Puisque vous avez appris à lire, vous vous souviendrez plus facilement. Si nous réussissons, tant mieux ; sinon, vous ne vous en porterez pas plus mal…

— On dit aussi qu’on ne devient pas saint rien qu’en regardant les images sacrées ! répondit la mère.

— Ah ! fit le Petit-Russien en hochant la tête, il y a beaucoup de proverbes. Celui qui dit : « Moins on sait, mieux on dort ! » n’est-il pas vrai aussi ? C’est l’estomac qui pense en proverbes ; il en tisse des lisières pour l’âme, afin de mieux pouvoir la diriger… Il faut la paix au ventre et l’espace à l’âme… Qu’est-ce que cette lettre ?

— L !

— Bien ! Voyez comme elle est écartée !… Et celle-ci ?

S’appliquant de son mieux, remuant les sourcils, elle se remémorait avec effort les signes oubliés ; elle était si profondément plongée dans sa besogne, qu’elle en oubliait tout le reste. Mais ses yeux furent bientôt fatigués. Des larmes de lassitude s’y amassèrent, suivies de larmes de chagrin.

— J’apprends à lire ! s’exclama-t-elle en sanglotant. C’est le moment de mourir, et moi, je me mets à apprendre…

— Ne pleurez pas ! dit le Petit-Russien, d’une voix basse et caressante. Vous ne pouviez pas vivre autrement, et cependant, vous comprenez maintenant que les gens vivent mal… Il y en a des milliers qui peuvent le faire mieux que vous… et ils végètent comme des brutes, non sans se vanter de bien vivre… Et qu’y a-t-il de bon dans leur existence ? Un jour ils travaillent et mangent, le lendemain, ils travaillent et mangent, et ainsi tous les jours de leur vie. Entre temps, ils engendrent des enfants ; ils s’en amusent d’abord, puis quand les petits se mettent aussi à manger beaucoup les parents se fâchent, les injurient et leur disent : Dépêchez-vous de grandir, gloutons, allez travailler ! Ils aimeraient faire de leurs mioches des animaux domestiques… Mais les enfants se mettent à bûcher à leur tour pour leur propre ventre… et la vie continue… Jamais leur âme n’est effleurée d’une joie, d’une pensée qui réjouisse le cœur. Les uns mendient sans cesse comme des pauvres, les autres, comme des voleurs, dérobent à autrui ce dont ils ont besoin. On a fait des lois scélérates, on a préposé à la garde du peuple des gens armés de bâtons, en leur disant : Faites respecter nos lois, elles sont commodes, elles nous permettent de sucer le sang de l’homme. Si l’homme ne cède pas quand on le comprime de l’extérieur, on lui introduit de force dans la tête des préceptes qui gênent sa raison…

Accoudé sur la table, il regardait la mère de ses yeux pensifs ; il ajouta :

— Ceux-là seulement sont des hommes qui arrachent les chaînes du corps et de la raison de leur prochain… Ainsi vous, vous vous êtes mise à cette besogne, selon vos propres forces…

— Moi ? s’écria-t-elle, comment pourrais-je…

— Oui, vous ! C’est comme la pluie : chaque gouttelette abreuve un grain de blé. Et quand vous saurez lire…

Il se mit à rire, se leva et parcourut la chambre à grands pas.

— Oui, vous apprendrez… Quand Pavel reviendra, il sera étonné…

— Ah ! non, André ! dit la mère. Tout est facile quand on est jeune ; mais quand on vieillit, on a beaucoup de chagrin, peu de force et plus du tout de tête…

Le soir, le Petit-Russien sortit. Elle alluma la lampe et s’assit près de la table en tricotant un bas. Mais elle se leva bientôt, fit quelques pas, indécise ; puis elle alla à la cuisine, ferma la porte d’entrée au verrou et revint dans la chambre. Après avoir tiré les rideaux devant la fenêtre, elle prit un livre sur le rayon, s’assit à sa place, près de la table, se pencha sur les pages et ses lèvres commencèrent à se mouvoir… Lorsqu’un bruit arrivait de la rue, elle fermait le livre en tremblant et écoutait… Puis, les yeux tantôt ouverts, tantôt fermés, elle chuchotait :

— L… A… V… I… E…