La Mère (1907)
Traduction par Serge Persky.
Éditions Hier et aujourd'hui (p. 60-67).
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XI


Le lendemain matin, on apprit que Boukine, Samoïlov, Somov et cinq autres personnes encore avaient été arrêtées. Le soir, Fédia Mazine accourut : on avait perquisitionné chez lui aussi ; il était satisfait de la chose et se considérait comme un héros.

— Tu as eu peur, Fédia ? demanda la mère.

Il pâlit, son visage se creusa, ses narines frémirent.

— J’ai eu peur d’être frappé par l’officier ! Il avait une barbe foncée, il était gros ; ses doigts étaient velus, il portait des lunettes noires, ou aurait dit qu’il lui manquait des yeux. Il a crié, frappé du pied : Je te ferai pourrir en prison ! m’a-t-il dit… Et moi, on ne m’a jamais battu, ni mon père, ni ma mère, parce que j’étais fils unique et qu’ils m’aimaient. On bat tout le monde, mais moi, jamais on ne m’a touché…

Il ferma pendant un instant ses yeux rougis et serra les lèvres ; d’un geste rapide, il rejeta ses cheveux en arrière et dit en regardant Pavel :

— Si quelqu’un me frappe, je me plongerai en lui comme un couteau, je le déchiquetterai avec mes dents… Il vaudrait mieux m’assommer du coup !…

— Tu es bien maigrelet et chétif ! s’écria la mère. Comment pourrais-tu te battre ?

— Et pourtant je me battrai ! répondit Fédia à voix basse.

Lorsqu’il fut parti, la mère dit à son fils :

— Il sera brisé avant tous les autres…

Pavel garda le silence.

Quelques minutes plus tard, la porte de la cuisine s’ouvrit lentement et Rybine entra.

— Bonsoir ! fit-il en souriant, c’est encore moi. Hier soir, on m’a obligé de venir ; ce soir, je viens de moi-même, oui !

Il secoua la main de Pavel avec force, prit la mère par l’épaule en demandant :

— M’offres-tu du thé ?

Pavel examina en silence le large visage basané de son hôte, son épaisse barbe noire et ses yeux intelligents. Il y avait quelque chose de grave dans leur regard calme ; toute la personne du nouveau venu, à la carrure d’athlète, inspirait la sympathie par sa fermeté assurée.

La mère s’en alla dans la cuisine préparer le samovar. Rybine s’assit, caressa sa moustache, et, s’accoudant sur la table, enveloppa Pavel du regard.

— Ainsi donc… commença-t-il, comme s’il reprenait une conversation interrompue. Il faut que je te parle ouvertement. Je t’ai longuement examiné avant de venir chez toi. Nous sommes presque voisins, j’ai vu que tu recevais beaucoup de monde et que personne ne s’enivrait, ni ne faisait de scandale. Ça, c’est la première chose. Quand les gens se conduisent bien, on les remarque du coup, on voit tout de suite ce qu’ils sont. Moi aussi, j’attire l’attention parce que je vis à l’écart, sans commettre de vilenies…

Il parlait lentement, avec aisance ; il avait des accents qui donnaient confiance en lui.

— Ainsi donc, tout le monde parle de toi. Mon propriétaire t’appelle « hérétique », parce que tu ne vas pas à l’église. Je n’y vais pas non plus. Ensuite ces feuilles, ces papiers sont survenus… C’est toi qui as eu cette idée ?

— Oui ! répondit Pavel sans détacher son regard du visage de Rybine.

Celui-ci le fixait aussi.

— Allons donc ! s’écria la mère inquiète en sortant de la cuisine, tu n’étais pas seul…

Pavel sourit, Rybine également.

— Ah ! fit celui-ci.

La mère renifla avec bruit et sortit, un peu irritée qu’ils n’eussent pas fait attention à ses paroles.

— C’était une bonne idée, ces feuilles… Elles troublent le peuple… Il y en a eu dix-neuf ?

— Oui ! répondit Pavel.

— Je les ai donc toutes lues ! Bon… Il s’y trouve des choses incompréhensibles, superflues ; quand l’homme parle beaucoup, il lui arrive de parler pour rien…

Rybine sourit, il avait les dents blanches et saines.

— Ensuite, cette perquisition, c’est elle surtout qui m’a prévenu en ta faveur. Et toi, comme le Petit-Russien et Vessoftchikov, vous vous êtes tous montrés…

Comme il ne trouvait pas l’expression voulue, il se tut, jeta un coup d’œil vers la fenêtre et frappa du doigt sur la table.

— Vous avez montré, votre décision. C’est comme si vous aviez dit : Faites votre ouvrage, Votre Honneur, nous, nous ferons le nôtre !… Le Petit-Russien aussi est un brave garçon. Quelquefois, à la fabrique, je l’écoutais parler et je pensais : « Celui-là on ne pourra pas l’écraser ; la mort seule le vaincra. Il en a des muscles, ce type ! » Tu me crois, Pavel ?

— Oui ! répondit le jeune homme en hochant la tête.

— Bon… J’ai quarante ans, j’ai le double de ton âge, j’ai lu vingt fois plus de choses que toi. J’ai été soldat pendant plus de trois ans ; j’ai été marié deux fois, ma première femme est morte ; l’autre, je l’ai quittée. J’ai été au Caucase, j’ai vu les doukhobors… Ils n’ont pas su vaincre la vie, frère, oh ! non !

La mère écoutait avec avidité ces paroles ; il lui était agréable de voir un homme d’âge respectable venir à son fils comme pour se confesser. Mais elle trouvait que Pavel traitait son hôte avec trop de sécheresse et pour effacer cette impression, elle demanda à Rybine :

— Tu mangerais peut-être quelque chose, Mikhaïl Ivanovitch ?

— Non, merci, mère ! J’ai déjà soupé. Ainsi donc, Pavel, tu penses que la vie ne va pas comme il faudrait ?

Le jeune homme se leva et arpenta la pièce, les bras croisés derrière le dos.

— Non, elle va bien ! répondit-il. Ainsi, elle vous a conduit à moi, maintenant que vous avez l’âme ouverte. Elle nous unit peu à peu, nous tous qui travaillons sans cesse ; le temps viendra où elle nous unira tous ! Les choses sont arrangées d’une manière injuste et pénible pour nous ; mais la vie elle-même nous ouvre les yeux, nous découvre son sens amer ; c’est elle-même qui montre à l’homme comment il doit en diriger le cours.

— C’est vrai ! Mais attends ! interrompit Rybine. Il faut renouveler l’homme, voilà ce que je crois ! Quand on attrape la gale, on se baigne, on se lave, on met des vêtements propres et on guérit, n’est-ce pas ? Et quand c’est le cœur qui est attaqué, il faut en arracher la peau, quand même on saignerait, il faut le laver, le vêtir à neuf, n’est-ce pas ? Mais comment purifier l’homme en dedans ? Hein ?

Pavel parla avec ardeur de Dieu, de l’empereur, des autorités, de la fabrique, de la résistance que les travailleurs de l’étranger opposaient à ceux qui voulaient limiter leurs droits. Rybine souriait parfois ; puis il frappait du doigt sur la table, comme pour ponctuer le discours de Pavel. Mais il ne s’écria pas une seule fois :

— C’est comme ça !

Pourtant il dit à mi-voix après un petit rire :

— Hé ! tu es encore jeune !… Tu ne connais pas les gens !

Pavel, debout devant lui, répliqua gravement :

— Ne parlons pas de la jeunesse, ni de la vieillesse. Voyons plutôt quelle opinion est la meilleure ?

— Ainsi donc, d’après toi, on se serait servi de Dieu lui-même pour nous tromper ? C’est comme cela. Je crois aussi que notre religion est nuisible et erronée.

La mère s’interposa. Quand son fils parlait de Dieu, des choses sacrées et chères qui se reliaient à la foi qu’elle avait en son créateur, elle essayait toujours de rencontrer le regard de Pavel pour lui demander tacitement de ne pas déchirer son cœur avec des paroles d’incrédulité, tranchantes et aiguës. Mais, elle sentait que, malgré son scepticisme, son fils était croyant et cela la tranquillisait.

— Comment pourrais-je comprendre ses pensées ? se disait-elle.

Elle se figurait qu’il devait être désagréable et outrageant pour Rybine, un homme d’âge mûr, d’entendre les paroles de Pavel. Mais quand l’hôte eut tranquillement posé cette question à Pavel, elle perdit patience :

— Soyez donc plus prudents en parlant de Dieu ! dit-elle brièvement, mais avec obstination. Faites comme vous voudrez…

Puis, après avoir repris haleine, elle continua avec plus de force encore :

— Sur qui m’appuierai-je dans mon chagrin, moi qui suis vieille, si vous m’enlevez mon Dieu ?

Ses yeux se remplirent de larmes. Elle lavait la vaisselle avec des doigts tremblants.

— Vous ne m’avez pas compris, maman ! dit doucement Pavel.

— Excuse-nous, mère ! ajouta Rybine d’une voix lente et épaisse, et il jeta un coup d’œil à Pavel en souriant. J’ai oublié que tu étais trop vieille pour qu’on te coupe tes verrues !

— Je ne parlais pas du Dieu bon et miséricordieux auquel vous croyez, continua Pavel, mais de celui dont les prêtres nous menacent comme d’un bâton… au nom duquel on veut forcer la totalité des hommes à se soumettre à la volonté mauvaise de quelques-uns…

— C’est comme ça, oui ! s’exclama Rybine, en frappant du doigt sur la table. On nous a changé Dieu lui-même ; tout ce qu’ils ont entre les mains, nos ennemis le dirigent contre nous. Rappelle-toi, mère, Dieu a créé l’homme à son image, donc il ressemble à l’homme, si l’homme lui ressemble ! Mais nous, ce n’est plus à Dieu que nous ressemblons, mais à des bêtes sauvages… À l’église, c’est un épouvantail qu’on nous montre à sa place… Il faut transformer Dieu, mère, il faut le purifier ! On l’a revêtu de mensonge et de calomnie, on a mutilé son visage pour tuer notre âme…

Il parlait à voix basse, mais avec une netteté étonnante ; chacune de ses paroles portait à la mère un coup douloureux. Elle était effrayée par ce grand visage taciturne encadré d’une barbe noire, et le sombre reflet de ses yeux lui devenait insupportable.

— Non, j’aime mieux m’en aller ! dit-elle en secouant la tête. Je n’ai pas la force d’écouter des choses pareilles… je ne peux pas…

Et elle s’enfuit dans la cuisine, tandis que Rybine s’écriait :

— Tu vois, Pavel ! Ce n’est pas par la tête, c’est par le cœur qu’il faut commencer… Le cœur, c’est un endroit de l’âme humaine sur lequel il ne pousse rien que…

— Que la raison ! acheva Pavel avec fermeté. C’est la raison seule qui affranchira l’homme.

— La raison ne donne pas la puissance, répliqua Rybine d’une voix vibrante et obstinée. C’est le cœur qui donne la force, et non pas le cerveau !

La mère s’était déshabillée et couchée sans avoir fait ses prières. Elle avait froid et se sentait mal à l’aise. Rybine, qui lui avait semblé si sensé, si posé au début, excitait en elle une sourde hostilité.

— Hérétique ! agitateur ! pensa-t-elle en prêtant l’oreille à la voix sonore qui sortait avec aisance d’une poitrine large et bombée. Il avait bien besoin de venir !

Et Rybine disait, tranquille et sûr :

— Un lieu saint ne peut rester vide. La place où Dieu vit en nous est attaquée, s’il tombe de l’âme, une plaie se formera, voilà ! il faut inventer une foi nouvelle, Pavel… Il faut créer un Dieu juste pour tous, un Dieu qui ne soit ni un juge, ni un guerrier, mais l’ami des hommes !

— Mais c’est ce que fut Jésus ! s’écria Pavel.

— Attends ! Jésus n’était pas ferme d’esprit… « Éloigne de moi cette coupe », a-t-il dit. Et il reconnaissait César… Dieu ne peut reconnaître une autorité humaine régnant sur les hommes, car c’est Lui qui est la Toute-Puissance ! Il n’a pas divisé son âme en partie divine et en partie humaine, et puisqu’il a confirmé sa divinité, il n’a besoin de rien d’humain. Jésus a aussi reconnu comme légitimes le commerce… et le mariage… Et c’est injustement qu’il a condamné le figuier ; celui-ci était-il coupable de sa stérilité ? Ce n’est pas non plus par sa propre faute que l’âme ne porte pas de bons fruits… Est-ce moi qui ai semé le mal en elle ? Ainsi…

Les deux voix résonnaient sans interruption dans la pièce, comme si elles s’enlaçaient et se combattaient en un jeu animé et passionnant. Pavel allait et venait à grands pas, et le plancher grinçait sous ses pieds. Quand il parlait, tous les sons se fondaient dans le bruit de sa voix ; quand Rybine répliquait avec calme et tranquillité, on entendait le tic-tac du balancier et le sec craquement du gel qui frôlait de ses griffes aiguës les murs de la maison.

— Je vais te parler comme un vrai chauffeur que je suis : Dieu ressemble au feu. Oui, c’est comme ça. Il n’affermit rien, il ne le peut pas… Il brûle et fond en éclairant… Il allume les églises, mais ne les construit pas. Il vit dans le cœur. Il est dit : « Dieu est le Verbe » et le Verbe c’est l’esprit.

— La raison ! corrigea Pavel avec obstination.

— C’est comme ça ! Donc, Dieu est dans le cœur, et dans la raison, et non pas dans l’église. Et voilà la misère, la douleur et tout le malheur de l’homme : c’est que nous sommes tous arrachés de nous-mêmes ! Le cœur est repoussé par la raison, et la raison est partie… L’homme n’est plus un… Dieu unit l’homme en un tout… en un globe… Dieu crée toujours des choses rondes : ainsi, la terre, les étoiles ; tout ce qui est visible… ce qui est aigu, c’est l’homme qui l’a fait… Quant à l’église, c’est le tombeau de Dieu et de l’homme…

La mère s’endormit, elle n’entendit pas sortir Rybine…

Celui-ci revint souvent. Quand l’un ou l’autre des camarades de Pavel se trouvait là, le chauffeur s’asseyait dans un coin et gardait le silence ; de temps à autre, il disait :

— Voilà… C’est comme ça !

Une fois, il promena son regard noir sur les assistants, et s’écria d’un ton mécontent :

— Il faut parler de ce qui est ; ce qui sera, nous ne le savons pas ! Quand le peuple sera libre, il verra lui-même ce qu’il aura de mieux à faire… On lui a fourré dans la tête déjà assez de choses qu’il ne voulait pas ! Cela suffit ! Qu’il examine lui-même ! Peut-être repoussera-t-il tout, toute la vie et toutes les sciences ; peut-être verra-t-il que tout est dirigé contre lui… comme par exemple le Dieu de l’église. Donnez-lui seulement tous les livres en main, et il répondra lui-même, voilà ! Mais il faudrait qu’il comprît que plus le collier est étroit, plus le travail est pénible.

Quand Pavel était seul, Rybine et lui se mettaient aussitôt à discuter, tranquillement, longuement. La mère inquiète les écoutait, les suivait du regard en silence, essayant de comprendre. Parfois, il lui semblait que tous deux étaient devenus aveugles. Dans les ténèbres, entre les parois de la petite chambre, ils erraient de côté et d’autre, à la recherche de la lumière ou d’une issue ; ils se raccrochaient à tout de leurs mains vigoureuses mais inhabiles, ils agitaient tout, remuaient tout, laissant tomber à terre des choses qu’ils piétinaient ensuite. Ils se heurtaient partout, tâtaient et repoussaient tout, sans hâte, sans perdre l’espoir, ni la foi…

Ils l’avaient accoutumée à entendre une foule de paroles terribles par leur simplicité et leur audace ; ces mots-là ne l’oppressaient plus avec la même violence qu’au début. Rybine ne plaisait pas à la mère ; cependant, la répulsion qu’il lui inspirait au commencement avait disparu.

Une fois par semaine, Pélaguée se rendait à la prison pour y porter du linge et des livres au Petit-Russien ; elle obtint un jour l’autorisation de le voir ; en rentrant elle raconta avec attendrissement :

— Il est resté le même qu’à la maison. Il est gentil avec tout le monde, chacun plaisante avec lui. On dirait qu’il a toujours le cœur en fête… La vie lui est pénible, il souffre, mais il ne veut pas le montrer.

— C’est comme ça qu’il faut faire ! répliqua Rybine. Nous sommes tous enveloppés dans le chagrin comme dans une seconde peau… nous respirons le chagrin, nous nous revêtons de chagrin… Mais il n’y a pas de quoi se vanter… Tout le monde n’a pas les yeux crevés, il y en a qui se les ferment eux-mêmes… voilà ! Mais quand on est bête… il faut s’attendre à souffrir…