; Musique de Gaston Serpette
Paul Ollendorff (p. 85-108).
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ACTE III

Le théâtre représente l’intérieur du jardin de Paris. L’entrée est au fond, à droite et donne elle-même sur la façade du Palais de l’Industrie. À gauche, la colonnade, dont le kiosque des musiciens, invisible au public est le centre. À droite, la façade du café. Au premier plan à gauche, la boutique dans laquelle Bouvard fait ses silhouettes, petites tables et chaises à droites pour les consommateurs. Au milieu de ces tables, une petite estrade ; au fond, une affiche avec ces mots : « Ce soir, au jardin de Paris, débuts de mademoiselle Satinette, chanteuse de genre ».





Scène première

BOUVARD, DU TRÉTEAU, ANITA, ÉGLANTINE, La Foule. Va-et-vient des promeneurs.
Chœur.
La Foule.
–––––––––––Gai, gai, gai !
–––––––Gai, gai donc, ohé ! ohé !
–––––––Tout le gratin et la gomme,
–––––––Bell’s petit’s et beaux petits,
––––––Tout ici comme un seul homme,
––––––Court au Jardin de Paris
––––––––––Gai, gai, gai, gai !
–––––––Gai, gai donc, ohé ! ohé !
Sur la fin du chœur, des couples s’en vont en dansant.
Bouvard, faisant la silhouette de du Tréteau.

Là, penchez plus la tête. Les yeux levés vers le ciel, dans l’attitude de l’imploration. Bien !… Titillez de la narine, bien ! (À part.) Ce qu’il est laid comme cela !…

Du Tréteau.

Faites-moi bien ressemblant !

Bouvard.

Mais oui. (À part.) Et c’est ces frimousses-là qui plaisent aux femmes.

Du Tréteau.

Faites quelque chose de joli.

Bouvard.

Vous m’en demandez trop !… Je ne peux pas et vous faire ressemblant et faire quelque chose de joli.

Du Tréteau.

Eh bien, vous êtes aimable, vous !

Anita, venant de gauche, à Eglantine.

Oui, ma chère, je suis encore tout émue. J’ai éprouvé ce matin, chez moi, un saisissement.

Eglantine.

Vraiment !

Anita.

De tous mes meubles, ma chère.

Elles se placent au café, à la première table.

Le Régisseur.

Anatole !

Anatole, tenue d’employé.

Monsieur le Régisseur ?

Le Régisseur.

Allez voir vos girandoles, là-bas… Elles ne sont pas allumées, et puis, vos affiches pour les débuts de mademoiselle Satinette, il n’y en a pas à l’entrée.

Anatole.

Monsieur ne m’avait pas dit…

Le Régisseur.
Eh bien, je vous le dis.
Anita.

Garçon, deux menthes vertes !

Le Régisseur.

Je ne veux pas encore avoir des ennuis avec mademoiselle Satinette, n’est-ce pas ! Vous allez me faire le plaisir de l’afficher dehors.

Anatole.

De quoi ?

Le Régisseur.

De l’afficher dehors.

Anatole, étonné.

Elle ?

Le Régisseur.

Eh ! bien, oui elle !

Anatole.

Ah !… bien ! (À part.) En voilà des commissions agréables !

Ils sortent.

Bouvard, dessinant.

Dieu ! que je voudrais que cette soirée soit finie ! Finette m’attend dans mon atelier. Voilà à peine une heure qu’elle est chez moi et je commence à en être très embarrassé. C’est que je n’avais pas mesuré, tout d’abord, l’importance de mon équipée, vous pensez bien.

Du Tréteau.

Vous dites ?

Bouvard.

Non, je parle à moi-même. Quand je fais des dessins qui ne m’intéressent pas, je cause tout seul, pour passer le temps !

Du Tréteau.

Je vous demande pardon de m’être mêlé à la conversation.

Bouvard.
De rien. (À part.) Si seulement, j’arrivais à l’épouser. Mais on me la refusera quand même. Ce Saboulot ne lâche pas, et moi, je n’ai pas le sou ! Oh ! sir Arthur Cornett, ô richissime Américain, fais que mon grand coup réussisse ! Montre que tu as du goût ! Achète-moi mon tableau.
Anita.

Garçon, donnez-moi un autre verre. Il y a une mouche dans celui-là !

Le Garçon, regardant.

C’est vrai !… pauvre bête !

Un Monsieur.

Garçon, une menthe verte.

Le Garçon, retirant avec son doigt la mouche du verre d’Anita.

Voilà, monsieur !

Il lui porte la consommation d’Anita.


Scène II

Les Mêmes, CARLIN.
Carlin, arrivant du fond.

Un Monsieur qui dessine, ce doit être Bouvard, auprès de qui mon client, Sir Arthur Cornett, m’envoie.

Bouvard, à du Tréteau.

Là, c’est fait.

Carlin.

Pardon, Monsieur.

Bouvard.

Le notaire, fichtre !… Qu’est-ce qu’il vient faire ?

Il prend des lunettes bleues qu’il met sur son nez et enfonce son béret.

Carlin, reconnaissant du Tréteau.

Eh ! ce bon du Tréteau !…

Du Tréteau.

Carlin ! Vous êtes donc à Paris ?

Carlin.

Mais oui, je suis installé, j’ai acheté une charge.

Du Tréteau.

Ah ? moi je viens de faire faire la mienne. (Lui indiquant la place qu’il vient de quitter.) Tenez, faites-en autant !

Carlin.
Moi ! mais…
Du Tréteau.

Allez donc, c’est moi qui paie. (À Bouvard.) Vous allez croquer Monsieur.

Bouvard.

Bon ! (À part.) Pourvu qu’il ne me reconnaisse pas, mon Dieu !

Du Tréteau.

Ah ! Monsieur le notaire, c’est comme ça que vous venez vous perdre dans ces endroits de plaisir.

Carlin.

Mais non, du tout ! Je viens en mission délicate. Je suis à la recherche de quelqu’un, d’un peintre, nommé Bouvard.

Bouvard, à part.

À ma recherche ! lui, le notaire de Bichu. Ah ! mon Dieu ! ils l’ont mis à mes trousses.

Carlin, à Bouvard.

Monsieur ne serait pas, par hasard, ce monsieur Bouvard ?

Bouvard.

Hein ! Non ! jamais de la vie !.. Moi ! ah bien, il n’est plus ici, Bouvard. Il est parti. C’est moi qui le remplace.

Carlin.

Comment, vraiment ?… C’est dommage. (À part.) Ma foi, tant pis ! Je dirai ça à sir Cornett !…

Du Tréteau.

Eh bien ! commencez la silhouette de monsieur.

Bouvard.

Voilà ! (Il dispose Carlin,) Ouf ! (Haut.) Penchez plus la tête ! les yeux levés vers le ciel, dans l’attitude de l’imploration… Bien ! Un demi-sourire intelligent, plus intelligent que ça encore. Non, je n’ai pas dit plus bête, j’ai dit plus intelligent ! Hein ? Vous ne pouvez pas ? Bien, restez comme ça. Seulement, titillez de la narine ! bien. (À part.) Il est encore plus laid que l’autre.

Bouvard dessine.

Scène III

Les Mêmes, SABOULOT.
Saboulot.

Voyons ! j’ai fait le tour du Jardin de Paris, personne ! C’est assez curieux cette dépêche que je reçois. « Venez ce soir au Jardin de Paris, vous ne perdrez pas votre soirée… Signé : une dame voilée ! » et pas de nom. C’est évidemment une dépêche anonyme ! Une dame voilée ! Ce ne peut être que pour me parler de Finette, à moins que ce ne soit une aventure.

Du Tréteau, réfléchissant.

Attendez donc, Apollon Bouvard..

Bouvard.

Quoi, Bouvard ! Qu’est-ce qu’il chante ?

Saboulot.

Euh ! je vais voir dans le café si elle ne me cherche pas ! (Se glissant au milieu des tables.) Pardon, mesdames.

Il sort.

Anita.

Passez, monsieur,

Du Tréteau, récapitulant.

Bouvard ! Bouvard ! Bouvard !… Oui, c’est bien ça !

Carlin.

Quoi !

Du Tréteau.

Ah ! mon cher, une histoire étonnante ! Vous savez que je suis maître d’études ?

Carlin.

Oui.

Bouvard, dessinant.
Ne répondez pas : « oui ! » Ça vous fait faire une grimace qui change la physionomie. Quand vous voudrez répondre « oui », dites « non »… Ça ne se voit pas.
Du Tréteau.

Je suis maître au Lycée Marmontel, un lycée de jeunes filles.

Bouvard.

Hein !

Du Tréteau.

Or, voici le scandale qui s’est passé aujourd’hui même à Marmontel. Une jeune fille avait été mise au Lycée parce qu’elle avait refusé un bonhomme qu’on voulait lui faire épouser.

Carlin.

Non !

Du Tréteau.

Comment ! « Non », je vous dis que si !

Carlin.

Non, je dis « non » pour « oui ». C’est à cause de la physionomie.

Du Tréteau.

Eh ! bien, il y a d’autres mots. Si vous dites non, pour oui, il n’y a plus moyen de s’entendre. Dites un mot qui ne dit rien : « chapeau » par exemple !

Bouvard.

Chapeau ! c’est ça ; mais continuez donc !

Du Tréteau, à Bouvard.

Trop aimable. (Continuant.) Alors, voulez-vous savoir ce qu’a fait la jeune fille aujourd’hui même ?…

Carlin.

Chapeau ! chapeau !

Du Tréteau.

Hein ! quoi, chapeau !… Ah ! oui… Eh bien ! elle a fait une conspiration, soulevé le lycée, et s’est fait bel et bien enlever par son amoureux.

Bouvard.

Alors ?

Du Tréteau.
Vous voyez d’ici le scandale…
Carlin.

Chapeau ! chapeau !

Du Tréteau.

Enfin, je ne sais pas ce qui va en résulter, mais je conseille au bonhomme, un nommé Bouvard, je crois bien de ne pas se faire pincer.

Bouvard.

Ah ! mon Dieu, je suis dans de beaux draps ! (À Carlin.) Tenez, voilà votre portrait.

Carlin.

Voyons. (Il prend la silhouette.) Qu’est-ce que c’est que ça ? Ça n’est pas moi. Ça n’est pas moi. Ça ressemble à M. Thiers.

Bouvard.

C’est vrai, mais avouez que c’est bien lui.

Du Tréteau.

Je ne vous dis pas le contraire, mais enfin, vous garantissez la ressemblance.

Bouvard.

Parfaitement, mais je ne dis pas avec qui.

Carlin.

Enfin, qu’est-ce que vous voulez, pour le prix, c’est encore heureux que ça ressemble à quelqu’un !

Ils gagnent le café avec du Tréteau.

Bouvard, tombant sur sa chaise,

Eh bien ! j’ai fait un joli coup !

Du Tréteau.

Tiens, bonjour ! Anita, bonjour, madame Églantine. (À Carlin.) Y-a-t-il une place pour mon ami et moi à votre table ?

Églantine.

Comment donc !

Carlin, bas à du Tréteau.

Vous n’y pensez pas ! avec des courtisanes !

Du Tréteau.
Eh bien ! quoi !
Carlin.

Ah ! si mon étude me voyait ! Ah ! ma foi, tant pis ! ohé ! ohé !

Anita.

Ah ! du Tréteau, mène-nous donc voir Fatma !

Du Tréteau.

Tiens, demande ça à Carlin. Moi, je reste là, j’ai soif.

Anita.

Vous voulez, monsieur ?…

Carlin.

Mais très volontiers ! Où est-ce ?

Anita.

Par là. (À du Tréteau.) À tout à l’heure.

Carlin, sortant, aux bras des deux femmes.

Ohé ! ohé !

Bouvard.

Où tout cela va-t-il me mener ? On finira par me pincer, et alors, les bancs, les affreux bancs de la correctionnelle.


Scène IV

Les Mêmes, FINETTE.
Finette, arrivant vêtue d’un cache-poussière, la tête dans une mantille.

Ah ! Apollon, je te retrouve !

Bouvard.

C’est toi ! Malheureuse, que viens-tu faire ?

Finette.

Ah ! c’est un coup d’audace, une inspiration que j’ai eue. J’ai écrit à Saboulot.

Bouvard.
Toi !
Finette.

Oui, une lettre anonyme, signée « une dame voilée », lui donnant rendez-vous ici.

Bouvard.

Et pourquoi faire ?

Finette.

Comment, pourquoi faire ?… Pour qu’il renonce une bonne fois à moi ! Tu comprends que quand il m’aura vue ici.

Bouvard.

Eh bien ! elle est jolie, ton idée !.. Et moi, alors, est-ce que je pourrai t’épouser ?

Finette.

Oh ! toi, tu es artiste. Tu n’est pas universitaire, tu as des vues larges, et puis, tu sais que tu n’as pas à douter de moi.

Bouvard

Finette, c’est de la folie ! Vois-tu, nous avons pris une fausse route. Rebroussons chemin ! Crois-moi, je vais te le dire, comme chose… machin, Hamlet.

»Rentre au lycée, Finette, rentre au lycée. »

Finette.

Hein ! au lycée ! Ah ! bien, tu es bien bon !

Bouvard.

Il n’y a pas de « tu es bien bon ! » Réfléchis ! Je te le dis bien gentiment.

I
–––––––––Oui, crois-moi, Finette,
–––––––––C’est une boulette,
–––––––––Que nous faisons là !
–––––––––On n’est qu’une bête,
–––––––––Lorsque l’on s’entête.
–––––––––Bah ! mon Dieu, voilà !
–––––––––C’est une boulette !
–––––––––Mais dam’, elle est faite,
–––––––––Reconnaissons-la !
––Vla itou, vla itou, vla itou lala !
II
–––––––––Mon Dieu, qu’on me traite
–––––––––Moi, de girouette,
–––––––––J’y consens, mais là !
–––––––––Souvent on se jette
–––––––––Bien à l’aveuglette,
–––––––––Bien à l’aveuglette,
–––––––––Dans l’pétrin, oui-da !
–––––––––Not’poud’d’escampette,
–––––––––N’est qu’une boulette,
–––––––––Bien, restons-en là !
––V’la itou, vla itou, vla itou lala !

(Parlé.) Alors c’est convenu ! Tu rentres au lycée !

Finette.

Moi ? jamais de la vie ! Je suis ici ! Saboulot va venir. L’occasion est exceptionnelle. J’en profite.

Bouvard.

Mais qu’est-ce que tu vas faire ?

Finette.

Je n’en sais rien, mais le ciel m’inspirera !

On entend la ritournelle d’une valse.


Scène V

Les Mêmes, LE RÉGISSEUR, puis L’EMPLOYÉ.
Le Régisseur, à Bouvard.

Vous n’avez pas vu l’employé ?

Bouvard.

Non, monsieur le régisseur. (Apercevant l’employé.) Ah ! si, le voilà !

Le Régisseur.
Ah ! (À l’employé.) Eh bien ! avez-vous fait ce que je vous ai dit ?
L’Employé, bien content de lui.

Oui, monsieur, je l’ai fait Mademoiselle Satinette est venue tout à l’heure et je l’ai fichée à la porte. Elle a été furieuse et elle a dit qu’elle enverrait du papier timbré.

Le Régisseur.

Comment, imbécile ! Vous l’avez renvoyée ! Mais vous êtes fou ! J’ai dit de l’afficher dehors, de la mettre sur l’affiche. Quelle buse !.. Courez !… tâchez de la retrouver.

L’Employé, ahuri, se sauvant.

Oui, monsieur. (À part.) Ils ne savent pas ce qu’ils veulent.

Le Régisseur.

Ah ! le crétin !… Hein ! monsieur Bouvard, je suis dans de beaux draps, je vais être obligé de mettre une bande sur l’affiche. Ce début qui est annoncé depuis si longtemps ! quel effet cela va faire !…

Finette, subitement.

Eh ! Mais le voilà, mon moyen !

Bouvard.

Quoi ?

Finette.

Tu ne diras pas que ce n’est pas le ciel qui l’envoie, celui-là. (Au régisseur.) Monsieur, ne changez rien, ne mettez pas de bande sur l’affiche. Il vous faut une mademoiselle Satinette, je serai cette Satinette.

Bouvard.

Toi !

Le Régisseur.

Vous !

Finette.

Que faut-il faire ? Chanter ? Je m’en charge.

Bouvard.

Comment toi, monter sur les planches ! Mais tu n’y penses pas !

Finette, marchant sur lui.
Est-ce que tu aurais aussi de sots préjugés bourgeois ? Monter sur les planches, où est le mal ? Es-tu artiste, oui ou non ?
Bouvard.

Mais…

Finette.

Enfin, peux-tu m’obtenir autrement ? Non, eh bien, alors, contente-toi de savoir que je suis une honnête fille et que je travaille pour notre bonheur ! Il faut que Saboulot soit forcé de renoncer à moi.

Bouvard.

Mais sais-tu seulement ce que tu vas être obligée de leur chanter ? Mais des choses comme ça !

Il fait la mimique des chansons de café-concert.

Finette.

Oh ! j’ai ce qu’il faut. Une chanson que chante la cuisinière à maman, ainsi !… Allons, venez.

Sortie de Finette.

Bouvard.

Ce n’est pas sérieux ! C’est de la folie !…Tu ne feras pas cela !

Il s’élance derrière elle et se cogne dans Saboulot.


Scène VI

BOUVARD, SABOULOT, DU TRÉTEAU, La Foule, Une Cocotte assise au café, Un Garçon.
Saboulot, à Bouvard.

Pardon, monsieur.

Bouvard.

Saboulot ! Lui ! (Se dissimulant dans son mouchoir, comme s’il avait une rage de dents.) Ça n’est pas moi !

Saboulot.
Qu’est-ce qu’il raconte ? (À Bouvard.) Je voulais vous demander si vous n’auriez pas vu une dame voilée qui eût l’air de chercher un jeune homme.
Bouvard, même jeu.

Non, j’ai pas vu ! j’ai pas vu !

Saboulot.

Figurez-vous… (Bouvard fait un mouvement d’impatience.) Vous souffrez des dents, je connais ça. Figurez-vous que c’est bien drôle.

Bouvard, même jeu.

Parfaitement, mais ça n’est pas moi que ça regarde. Pour les choses drôles, adressez-vous ailleurs. Tenez, le monsieur là-bas, qui est tout seul. (Il s’élance à la suite de Finette.) Oh ! je saurai bien la dissuader.

Saboulot.

Ah ! c’est lui qui est chargé ? Je vous demande pardon. Il y a un monsieur spécialement ! Comme c’est monté, ce Jardin de Paris !… (À du Tréteau qui est toujours assis à la table.) Bonjour, monsieur… (Du Tréteau, très étonné, se soulève et salue.) Ne vous dérangez pas. Il paraît que c’est vous que ça regarde. Eh bien ! voilà !… Figurez-vous que je reçois un billet ainsi conçu : « Venez ce soir au Jardin de Paris, vous ne perdrez pas votre soirée. Signé : une dame voilée. »

Du Tréteau.

Mais, monsieur, qu’est-ce que vous voulez que ça me fasse ?

Saboulot.

Non, mais laissez donc !… (Appelant.) Garçon, une chartreuse.

Le Garçon.

Voilà, monsieur.

Du Tréteau.

Ah ! mais, il m’ennuie, ce toqué !…

Il emporte sa consommation à l’intérieur du café.

Saboulot.

Pas aimable ! le monsieur aux choses drôles.

La Cocotte, à Saboulot.
Vous permettez que je mette mes soucoupes sur votre table ?
Saboulot.

Comment donc ! madame, s’il ne faut que ça pour vous être agréable.

La Cocotte.

Vous êtes bien aimable !

Saboulot, à part.

Je me demande en quoi ces soucoupes la gênaient devant elle

La Cocotte.

Garçon !… Monsieur a mes soucoupes.

Saboulot.

Parfaitement ! les voilà ! (À part.) Est-ce qu’elle a peur que je les mette dans ma poche ? (Voyant la foule qui s’assemble autour du café.) Dites-moi donc, garçon, pourquoi tout ce monde ?

Le Garçon.

C’est pour entendre la débutante qui va chanter dans un instant !

Saboulot

Ah !

Anita, revenant ainsi qu’Eglantine au bras de Carlin.

Tiens ! notre place est prise !

Carlin.

Pas de chance ! (Reconnaissant Saboulot.) Tiens ! M. Saboulot.

Saboulot.

Ah ! le notaire !… (Saluant.) Monsieur Griffon.

Carlin.

Non, Carlin !

Saboulot.

Carlin, c’est juste. Ah ! je suis heureux de vous rencontrer pour vous faire mes excuses pour l’inqualifiable méprise du contrat. Mais prenez donc place à ma table. (Faisant signe aux deux femmes de s’asseoir.) Mesdames !… (Appelant.) Garçon !

Anita.
Oh ! je n’ai pas soif.
Saboulot.

Du feu !

Anita.

Et nous, du champagne.

Saboulot, il allume son cigare.

Hum ! v’la ce que je craignais !

Bouvard.

J’ai eu beau faire… elle ne veut rien écouter… Elle va chanter… Oh ! mes jambes flageollent.

CHŒUR DE LA FOULE DES VOIX.
––––––— Eh ! bien, voyons la débutante !
––––––— Vous connaissez la débutante ?
––––––— La débutante, elle est charmante.
––––––— Nous allons voir la débutante.
––––––— Comment est-ell’ la débutante ?
––––––— Vient-ell’ bientôt, la débutante ?
––––––— Eh ! bien voyons la débutante !
––––––— Ça, le public s’impatiente.
––––––––— Débutante ! Débutante !
––––––––— Débutante ! Débutante !
Finette, paraissant sur l’estrade et chantant.
––––––Eh ! La voilà, la débutante.

(Parlé.) Saboulot est là, tout va bien !

Chantant.

––––––Messieurs, mesdames, je vous chante
–––––––« Le conseil de révision. »
LA CHANSON DU CONSEIL DE RÉVISION.
I
––––––Victime d’une étrange erreur,
––––––Quand Toinon naquit à la vie,
––––––Comme un garçon, par un malheur,
––––––On l’inscrivit à la mairie,
––––––Mais, amère dérision,
––––––Aujourd’hui qu’elle est grande et belle,
––––––V’là qu’au conseil de révision,
––––––Comme un garçon, crac, on l’appelle
––––––Cré nom de nom, nom d’un pompon,
––––––Quoi, devant ces hommes de guerre
––––––Faudra montrer… si l’on est bon
––––––Pour le service militaire…
––––––––––Cré nom de nom !
Saboulot.

Oh ! que c’est curieux ! cette voix !

Finette.

Saboulot ne me voit pas ! attends un peu.

Elle descend de l’estrade et gagne le milieu de la scène.

II
––––––La voilà donc devant l’conseil :
––––––Et v’lan ! chacun qui s’déshabille,
––––––Les v’la tous dans un appareil
––––––Qui f’rait loucher une honnête fille !
––––––Ah ! m’sieur, dit-elle au commandant,
––––––Mais je suis une demoiselle !
––––––Taratata ! beau garnement,
––––––Nous connaissons cette ficelle.
––––––Cré nom de nom, nom d’un pompon,
––––––Firent tous ces hommes de guerre,
––––––Nous verrons bien… si vous êtes bon
––––––Pour le service militaire…
––––––––––Cré nom de nom !
III
––––––Force fut à la pauvre enfant,
––––––Toute rouge, et toute penaude,
––––––De prouver péremptoirement,
––––––Qu’elle n’avait pas fait fraude,
––––––Quand on vit, nouvelle Phryné,
––––––La belle fillette apparaître
––––––D’vant c’t aréopage étonné,
––––––Jugez ce que cela dut être.
––––––Cré nom de nom, nom d’un pompon,
––––––Firent tous ces hommes de guerre,
––––––Cré nom de nom… j’crois bien qu’c’est bon,
––––––Pour le service militaire.
––––––––––Cré nom de nom !
Bis en chœur.
Tous.

Bravo, bravo !…

On lui lance des bouquets.

Saboulot, se levant.

Oh ! j’en aurai le cœur net !

Il s’approche de Finette.

Finette.

Bonjour, monsieur Saboulot !…

Elle lui fait une révérence moqueuse.

Saboulot.

C’est elle !

Carlin, qui a les deux femmes à son bras.

Hein ! qu’est-ce que je disais ?

Saboulot, voyant Bouvard qui a ramassé tous les bouquets et s’est élancé à sa suite.

Et ce scélérat d’Apollon Bouvard avec elle !

Carlin.

Hein !… Apollon Bouvard ! C’est Apollon Bouvard, vous dites ?… Tenez, prenez donc le bras de ces dames.

Il lui passe les deux femmes, et s’élance à la suite de Bouvard.

Saboulot.

Hein ! quoi ?… Oh ! merci !… Je suis bien disposé !… (À du Tréteau qui entre.) Tenez, allez donc faire faire un tour à ces dames.

Du Tréteau.

Hein !… Anita, Eglantine, allons faire un tour ! (Il emmène les deux femmes.) En voilà un toqué !

Saboulot, très agité.

Elle !… c’est elle !… Elle en est arrivée à chanter sur des tréteaux… de café-concert !… Oh ! ce dernier coup comble la mesure !… C’est fini ! j’y renonce. Elle s’est assez moquée de moi !… Qu’elle épouse son Bouvard, si elle le veut.

Le garçon.

Monsieur, vous oubliez les consommations !

Saboulot.

C’est juste ! Combien ?

Le garçon.

Vingt francs cinquante centimes.

Saboulot.

Comment vingt francs cinquante centimes ?

Le garçon.

Oui ! une champagne : quinze… une chartreuse, seize, quatre soucoupes, dix-neuf francs cinquante centimes.

Saboulot.

Comment, quatre soucoupes ! Mais je ne les prends pas ! C’est la dame qui était là qui les a mises sur ma table.

Le garçon.

Oui ! pour que vous lui offriez les consommations.

Saboulot.

Ah ! bien ! elle est forte !… alors, il faut que… Non, c’est d’une indiscrétion ! Et puis, en tout cas, ça fait dix-neuf francs cinquante.

Le garçon.

Et votre cigare, un franc.

Saboulot.

Mais il est à moi, ce cigare !

Le garçon.

Ah ! pardon !… alors ce n’est pas cinquante centimes… vingt francs, monsieur. C’est vingt francs seulement.

Saboulot.
Eh bien ! je la retiens votre maison !… Vous dites vingt francs ? Tenez, voilà un louis, gardez le reste pour vous.

Scène VII

Les Mêmes, MONSIEUR et MADAME BICHU, Un Gommeux.
Madame Bichu.

Eh ! bien, as-tu demandé où on le trouverait, ce Bouvard ?

Bichu.

Non !

Madame Bichu.

Qu’est-ce que tu attends ?… Demande au contrôle.

Bichu.

J’y vais, Galathée !…

Il sort.

Un Gommeux, à madame Bichu qui lui tourne le dos.

Eh ! la belle solitaire ! (Il lui pince la taille. – Madame Bichu se retourne.) Oh ! de la vieille garde !

Il s’échappe en sautillant.

Madame Bichu.

Impertinent !… À quoi est exposée une femme seule ! (Elle baisse sa mantille.) Saboulot !… c’est le ciel qui l’envoie ! (Haut.) Monsieur Saboulot !

Saboulot.

Ma femme voilée !… La voilà donc, la vengeance ! (Haut, lui pinçant la taille.) Eh ! petite gamine, va !

Madame Bichu.

Ah ! mon Dieu !

Saboulot, lui pinçant la taille.

Ah ! qui qui l’est, la petite femme à son Coco ?

Madame Bichu.

Ah ! mon Dieu !… mais il est fou !… Saboulot, voyons !

Elle relève sa mantille.
Saboulot.

La mère Bichu !… J’ai la berlue !…

Madame Bichu.

Ah ! çà ! monsieur, et-ce que vous me prenez pour une horizontale ?

Saboulot.

Oh ! croyez bien…

Bichu, à madame Bichu.

Me voilà !… Tiens ! Saboulot

Ils se serrent la main.

Madame Bichu.

Ah ! si vous saviez, mon pauvre monsieur Saboulot, toutes les catastrophes qui nous arrivent ! Un misérable a enlevé ma fille !

Saboulot.

Je sais tout, madame, et j’allais justement, à mon grand regret, vous rendre votre parole.

Monsieur et Madame Bichu.

Comment ?

Saboulot.

Vous comprenez que je ne puisse plus songer à épouser une personne qui se compromet avec un autre…, et se donne en spectacle dans un jardin public.

Madame Bichu.

Qu’est-ce que vous dites ?

Saboulot.

Si vous étiez arrivée plus tôt, madame, vous auriez entendu votre fille chanter sur cette estrade « le Conseil de Révision ».

Bichu.

Ma fille ?

Madame Bichu.

Ma fille chantait !… ah ! ah ! ah !

Elle a une crise de nerfs.

Bichu.
Allons ! bon ! Ne te trouve donc pas mal, c’est pas le moment.
Finette.

Eh bien ! où donc le notaire a-t-il emmené Apollon ? (Se cognant dans sa famille.) Papa ! maman !… Maman ! papa !

Bichu.

Finette !…

Madame Bichu.

Malheureuse enfant !…

Bichu.

Détestable fille !

Madame Bichu.

Toi ! toi ! ici !… Tu es la honte de ta famille !

Finette.

Ah ! maman !

Bichu.

Mais qui ?… mais qui voudra de toi maintenant ? Malheureuse petite !… Monsieur Saboulot vient de nous rendre notre parole.

Finette.

Il a fait ça !… Ah ! merci, monsieur Saboulot.

Saboulot.

Hein ! il n’y a pas de quoi !

Madame Bichu.

Enfin qui voudra t’épouser ?

Tous.

Qui ? qui ?

Bouvard, entrant.

Mais moi !

Monsieur et madame Bichu.

Apollon Bouvard !

Bichu, s’élançant sur Bouvard tandis qu’on le retient.

Vous, le bagne !

Madame Bichu.

L’échafaud !

Bouvard.
Non, (s’avançant.) monsieur, je ne suis plus le petit peintre que vous connaissiez. J’ai la chance de vendre mes tableaux au poids de l’or.
Bichu.

Vous ?… Depuis quand ?

Bouvard.

Mais depuis aujourd’hui… Me voilà coté !… J’avais un tableau, un tableau dont tout le monde me refusait deux cents francs. Alors, j’ai eu une idée de génie. J’en ai demandé trente mille francs. On me l’a acheté toute de suite.

Monsieur et Madame Bichu.

Trente mille francs !

Saboulot.

Allons donc !

Carlin.

Parfaitement !… C’est même à mon étude que monsieur aura à les toucher.

Bichu.

Ça peut donc gagner de l’argent, un peintre ?

Bouvard.

Monsieur Bichu, j’ai l’honneur de vous demander la main de mademoiselle Finette Bichu, votre fille, que j’aime !

Finette, à Bouvard.

Et qui vous le rend bien.

Bouvard.

Que répondez-vous ?

Bichu.

Ah ! que voulez-vous ! vous avez des arguments sans réplique.

Bouvard.

Ah ! Finette !

Finette.

Ah ! Apollon !

Saboulot.

Sujet de pendule, va !

Tout le monde entre. On entend une détonation.

Bichu.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

Bouvard.

C’est le feu d’artifice qui commence.

Saboulot.

V’là ! C’est le bouquet. Le fond de la scène s’illumine de feux de Bengale et l’orchestre joue la ritournelle d’un quadrille qui est précisément l’air de la Lycéenne sur lequel la foule danse le quadrille, pendant que Finette chante, sur le même air de la chanson, au public.

Bouvard.
––––––Amis, avant que de partir,
––––––La Lycéenne vous en prie,
Finette.
––––––Contre elle, n’allez pas sévir,
––––––Pardonnez son grain de folie.
Saboulot.
––––––Et si notre lycée ici
––––––A fait un triste phénomène,
Finette.
––––––Prenez-vous en au lycée, oui,
––––––Mais non pas à la lycéenne.
Tous.
––––––––Chahut ! chahut ! chahut !
––––––––Pour couronner notre but,
–––––––––––Des bravo,
–––––––––––À gogo !
–––––––Allez-y, n’ayez pas l’trac !
––––––––Chahut ! chahut ! Chahut !
–––––––Pour couronner notre but,
–––––––––––Clic et clac,
––––––––––Encore bravo,
–––––––––––Chaud ! chaud ! chaud !

Le quadrille redouble de frénésie. Fusées et détonations.


Rideau.


FIN.