Albin Michel (p. 178-186).

XIV

les rencontres d’almazan au crépuscule

Almazan eut beaucoup de peine à descendre la rue des Bourreliers. On s’y était battu. On se battait maintenant un peu partout dans Grenade.

Un homme qui le reconnut pour le médecin de l’Émir, lui cria presque sous le nez :

— Vive le roi Boabdil !

Car Aïxa la Horra, d’accord avec les Zegris, avait fait distribuer de grandes richesses dans le bas peuple pour que le bruit courût que seul Boabdil était capable de mener à bien la guerre contre les Espagnols.

À l’angle de la rue des parfumeurs des cavaliers de la garde marocaine passèrent. Ils tenaient leur lance par le milieu et ils distribuaient de grands coups avec le manche à ceux qui ne se garaient pas assez vite. Depuis longtemps leur brutalité les faisait haïr. Des cris de fureur éclatèrent derrière eux. Aux paroles qu’il entendait Almazan mesurait l’impopularité d’Abul Hacen.

Assis devant une porte, un vieillard qui devait avoir près de cent ans, cherchait des yeux quelqu’un qui voulût bien l’écouter. Il criait :

— Un jeune homme seul peut y voir clair. L’Alhambra est le château des prostituées. Muhamad Alhamar qui fut un grand roi disait que pour régner il faut être jeune et vertueux.

Un peu plus loin un homme qui était entièrement recouvert d’un manteau safran et qui avait un turban et des babouches de la même couleur annonçait que tous les amis des Zegris devaient se retrouver à l’heure de la prière sur la place de Bibarrambla.

Il y eut un remous de foule et Almazan remonta dans la direction de la porte d’Elvire. Ce n’était pas sans tristesse qu’il voyait Grenade livrée aux factions au moment où elle aurait eu besoin de toute sa force pour triompher de ses ennemis.

— C’est ainsi toujours, songeait-il. Il en fut de même d’Athènes, de Rome, d’Alexandrie. Les villes sont comme les hommes. L’intelligence tue leur volonté et dès qu’elles pensent trop, elles meurent.

Il entendit des cris et des rires et il vit un singulier cortège qui s’avançait vers lui.

Un voyageur au gros ventre était monté sur un âne. Il était couvert de poussière, suait et riait. Ses jambes fluettes disparaissaient sous une infinité de sacs et de paquets. Il y avait à sa droite un pâle jeune homme qui tirait péniblement un fardeau attaché d’une courroie et à sa gauche, presque ensevelie sous des fleurs flétries et des branches poussiéreuses marchait, en boitant un peu, une équivoque fillette aux tresses brunes.

Almazan reconnut Aboulfedia. Le médecin juif arrêta sa monture. Il ne montra pas de surprise de rencontrer son disciple mais ses petits yeux lancèrent un éclair de satisfaction.

— Tu le vois, dit-il, je fais mon entrée dans Grenade, sur un âne, comme Jésus-Christ dans Jérusalem ou comme le prophète Ibn Toumert dans Tlemcen. Mais ce prophète avait fait vœu de porter toujours une grossière chemise de laine tandis que moi, je te prie de le remarquer, je ne suis revêtu que de la plus rare soie.

Et il insista pour qu’Almazan palpât l’étoffe de sa chemise.

— Ce que je viens faire ? reprit-il, Lilith m’a appelé et me voici. J’ai amené Belial avec moi ainsi que tous les accessoires de la beauté et du plaisir.

Almazan vit que d’un de ses sacs sortait un grand brûle-parfums cassé et des coussins où les broderies alternaient avec les déchirures.

— Une jeune prêtresse me précède, chargée de fleurs.

Et il désignait Rébecca, qui, malgré sa lassitude, écarta les misérables fleurs qu’elle portait pour sourire avec une bouche édentée.

— Et maintenant, ajouta Aboulfedia, tu vas me conduire vers Lilith.

Almazan lui répondit que rien n’était plus facile que de l’introduire dans l’Alhambra à la condition qu’il continuât à donner chemin faisant à la favorite de l’Émir ce nom symbolique, son vrai nom étant trop impopulaire.

Il avait déjà saisi la bride de l’âne quand un cri retentit et d’une rue qui s’ouvrait à droite, un homme s’élança. Il était d’une invraisemblable maigreur et sa tête était coiffée du bonnet noir qu’avaient coutume de porter les juifs. Il écarta doucement Almazan et, prenant Aboulfedia aux épaules, il lui dit :

— Tu es bien Aboulfedia de Séville ?

— Oui, répondit Aboulfedia. Eh bien, après ?

— Moi je suis Anan ben Josué, ton coreligionnaire, et nous habitons Grenade, de père en fils, depuis trois siècles.

Mais ce nom ne disait rien à Aboulfedia, il ne connaissait visiblement pas son interlocuteur, il avait hâte d’atteindre l’Alhambra et sa protectrice par le moyen d’Almazan. Il se dégagea en grognant de l’étreinte du juif.

— Je me moque de mes coreligionnaires, cria-t-il, laisse-moi passer.

Mais l’homme tournait vers lui un visage où brillait l’intelligence. Malgré la résistance d’Aboulfedia, il le saisit par le cou et il lui parla à voix basse. Almazan ne perçut que quelques mots dont il ne saisit pas les rapports et que le juif répétait :

— Tabernacle… Moïse… Grenade…

À sa grande surprise, il vit le visage d’Aboulfedia changer et prendre une gravité extraordinaire, presque dramatique.

— Almazan, dit-il, je te remercie. Mais je vais suivre mon vénérable coreligionnaire Anan ben Josué, que je connais depuis très longtemps et qui a justement à me parler.

Aboulfedia fit signe au jeune Rodriguez et à la fillette édentée. Son âne pirouetta et il s’éloigna, conduit par le juif, sans plus s’occuper d’Almazan.

Quand Almazan passa devant la grande mosquée, c’était l’heure de la cinquième prière. Il croisa un homme qui était vêtu comme un Santon et qui portait sur son épaule le signe des pèlerins qui reviennent de la Mecque. À peine Almazan l’eut-il croisé qu’il revint précipitamment sur ses pas. Mais le Santon s’était prosterné sur le sol, il souillait son front avec la poussière, il priait.

Deux vieillards qui passaient, s’arrêtèrent et l’un dit à l’autre :

— Regarde avec quelle ferveur ce Santon dit les quatre Rika de la prière de la nuit.

Almazan réfléchit. Il était sûr de ne pas se tromper. Ce Santon était l’homme qui s’était introduit dans la chambre des automates le soir de la réunion des Rose-Croix. Mais il était aussi un autre personnage et sa mémoire, infidèle jusqu’alors, lui permettait soudain de le retrouver dans la brume des souvenirs. Ce Santon était un ancien dominicain qu’on avait chassé de l’Ordre pour ses débauches et dont le Saint-Office se servait comme espion. C’était lui qui avait dénoncé à Séville le Hollandais Van Daële et qui avait fait brûler Felice de Hurtado sur des fausses accusations d’hérésie. Thomas de Torquemada lui confiait les missions inavouables et les exécutions pour lesquelles il ne voulait ni tribunal ni jugement. Si, comme l’avait dit Rosenkreutz chez Al Birouni, maints frères de la Rose-Croix avaient péri mystérieusement en Castille et en Aragon, pour le seul crime d’être des philosophes et des savants, c’était cet homme qui avait été l’agent de leur mort.

Almazan allait s’élancer sur lui. Mais l’espion du Saint Office dut comprendre son intention car il se releva d’un bond et, renonçant à sa dignité de Santon, il se mit à courir le long de la grande mosquée, il en atteignit la porte et il disparut. Almazan ne le suivit pas. La présence d’un infidèle dans la mosquée aurait provoqué l’indignation des croyants et il n’aurait pu y faire quelques pas sans être arrêté. Il se promit de prévenir le soir même le Hagib ou même l’Émir et il s’achemina vers l’Alhambra.

Il n’était pas au bout de ses surprises. Comme l’air était étouffant, il s’en alla dans les jardins du Generalife dont il aimait la fraîcheur. Il longea la fontaine des Lauriers et passa auprès du cyprès nain sous lequel était enterré le rossignol.

Il fut frappé par un bruit de voix. Deux formes s’avançaient dans une allée. Il se rappela que Khadidja était jalouse de la solitude de ce coin de jardin et, honteux de troubler à nouveau sa rêverie, il se déroba entre les branches d’un massif.

Mais il reconnut vite l’épaisse silhouette d’Aïxa la Horra. À côté d’elle marchait un homme de petite taille, aux larges épaules, dont la tête était recouverte d’un capuchon de bure. La lune éclairait son visage et Almazan vit avec stupeur que c’était un lépreux.

Sous la déformation des lèvres et du nez brillait une expression de bassesse et de férocité. Il portait le cou en avant et sa tête énorme avait l’air de précéder ridiculement son corps trapu. Il parlait à voix basse, levant parfois une main horriblement blanche.

Almazan ne l’avait jamais vu et il crut pourtant le reconnaître. Il pensa que ce devait être un des frères de Soleïman. Il se souvint avoir entendu dire que les quatre frères étaient des parents éloignés d’Aïxa et que celle-ci avait demandé plusieurs fois à l’Émir de les faire sortir de la léproserie.

— Comme tu as bien fait, disait la Horra, d’être venu me trouver. Tu ne t’en repentiras pas.

Almazan n’entendit pas la réponse du lépreux dont la voix était rauque et étouffée, mais il vit Aïxa lever la main en désignant le balcon qui donnait sur les appartements de Khadidja et il entendit encore :

— C’est là. L’escalier tourne dans cette tour et aboutit juste en face de ce grand magnolia. On peut encore descendre par le grand escalier qui est au milieu, mais une femme qui a un rendez-vous d’amour n’a pas besoin d’être enlevée de force.

Les deux silhouettes s’éloignèrent sous les portiques qui bordaient le bassin des iris. Elles restèrent longtemps abritées par l’ombre d’un chêne-liège, comme deux grands rapaces nocturnes qui se sont embusqués pour le mal, puis elles se dirigèrent à travers les parterres de roses vers la porte qui faisait communiquer le Generalife et l’Alhambra.

Que pouvaient tramer la femme haineuse et le lépreux luxurieux ? Almazan les suivit jusqu’à ce qu’il les ait vus disparaître et il demeura encore longtemps à errer dans les jardins, pensant que la princesse Khadidja était en danger.

Très tard dans la nuit, il rentra chez lui. Il y trouva deux messages. Le premier était en espagnol et ne contenait que ces mots :

— Quel dommage que tu ne m’aimes pas !

Le second était en arabe, sur un papier filigrané couleur émeraude qu’on ne fabriquait qu’à Alexandrie. Les caractères en avaient été tracés avec un calam trempé dans de l’or liquide. Le mince rouleau qu’il formait était noué de sept fils d’une soie presque invisible et d’une couleur correspondant à chacune des planètes.

Ce message disait :

« Les paroles ne sont pas nécessaires, même pas les pressions de main, même pas les regards. Les esprits ont des ailes et ils se retrouvent à l’insu de leurs corps ignorants. Chaque soir Al Nefs et Al Hewa (le désir et l’amour) marchent le long de la fontaine des Lauriers et me font des signes de loin. Ils savent que je suis derrière le volet de la fenêtre et ils murmurent pour moi ton nom dans la nuit chaude. Mais bien qu’ils soient des Gennis, ils ne le murmurent pas avec plus d’ardeur que mes lèvres. Aussi, je n’ai pas été surprise des paroles que tu m’as fait dire, je n’ai été surprise que de la qualité du messager. Si tu me dis de venir, que ce ne soit pas avec des mots, qu’aucune main ne tende de lettre, fais-moi signe avec un rayon de lune porté par l’écho d’une darboukah et j’accourrai. »

Almazan demeura confondu d’étonnement. Il n’avait jamais revu la princesse Khadidja depuis sa rencontre dans les jardins du Generalife. Il n’avait jamais songé à lui écrire. Il ne pensait même jamais à elle. Que signifiait ce mystère ?

Les Muezzins gravissaient déjà les escaliers des mosquées et Almazan méditait encore sur le papier filigrané, couleur émeraude.