La Lutte pour la présidence aux Etats-Unis - Mœurs électorales et problèmes politiques

La Lutte pour la présidence aux Etats-Unis - Mœurs électorales et problèmes politiques
Revue des Deux Mondes6e période, tome 35 (p. 635-662).

LA LUTTE
POUR LA
PRÉSIDENCE AUX ÉTATS-UNIS

MŒURS ÉLECTORALES
ET PROBLÈMES POLITIQUES


I. — À CHICAGO


De toutes les grandes villes américaines, Chicago, pour être la plus récente, n’en est pas la moins fière. D’autres, comme Boston, le sont de leur intelligence, de leur soin délicat des lettres et des arts ; d’autres, comme New-York, de leur population, de leur richesse, de l’importance sans cesse croissante d’un trafic solidement fondé sur les îles heureusement groupées de l’estuaire océanique d’un grand fleuve. Trop neuve pour qu’on y cherche le moindre souvenir d’histoire, trop marchande pour qu’on y saisisse à demeure le moindre vestige d’activité politique, même restreinte à son Etat, l’Illinois, dont elle n’est pas la capitale, trop rapidement élevée pour avoir pu l’être avec un goût raffiné, quoique plusieurs de ses constructions, surtout au bord du Lac, ne soient, ni les unes sans charme, entre leurs jardins, ni les autres, sur la grande chaussée du boulevard Michigan, sans une robuste beauté, Chicago s’enorgueillit surtout de son activité : activité à naître, activité à croître, activité à se relever des grands incendies qui l’ont périodiquement ravagée, activité à faire passer, de l’une à l’autre de ses gares, où trente-trois lignes aboutissent, les échanges de l’Est et de l’Ouest, du Nord et du Sud ; activité, enfin, jusque dans la rapidité de la marche, le nombre et le mouvement de ses habitans, justifiant si bien ce mot légendaire de l’un d’eux : « J’ai deux fils : l’un réside à Philadelphie, l’autre vit à Chicago. »

Voici le quartier des affaires, le Loop, qu’un chemin de fer aérien entoure d’une ceinture d’acier ; puis les rues qui cherchent le Lac ; enfin, la grande chaussée, dont les maisons Inégalement géantes suivent, à perte de vue, sa rive plate et droite. Plus que jamais, en ce moment, Chicago s’anime. Sous les drapeaux et les bannières, qui, du haut en bas, décorent les gratte-ciel, sous les banderoles qui traversent les rues, la. ville s’emplit de rumeur et s’encombre de mouvement. Mais c’est une rumeur de circonstance, un mouvement d’exception. Chicago, ville-carrefour, est en ce moment le lieu de rencontre, opportunément choisi pour un grand acte auquel toute la République américaine va participer. Acte électoral : la présence, en majorité, dans le flot qui roule des gares aux hôtels, de files d’hommes que rarement accompagnent des femmes, plus rarement encore des enfans, indique, disgracieusement, qu’il s’agit d’un vote. Mais en même temps acte national : chapeaux melons, chapeaux de paille, feutres mous et chapeaux de soie disent assez qu’ici toutes les classes se mêlent, tandis que, par les teintes variées des visages, des allures et, des manières, se révèle aisément que toute l’Amérique est ici représentée. L’élégante orchidée du financier de Wall Street effleure, dans la cohue, à quelque boutonnière négligée, le rustique tournesol d’un citoyen du Kansas. De gigantesques noirs à l’allure solennelle s’arrêtent majestueusement pour donner lentement, à quelque puissant de la politique, la vigoureuse poignée de main qu’il tente vainement d’abréger d’un air contraint. Défiant la pluie, qui bientôt se met à battre, impitoyable, cinq mille femmes, ceintes d’écharpes d’un jaune flamboyant, en robes claires héroïquement trempées, défilent, impassibles, pendant deux heures, pour affirmer leur foi dans le développement, sans distinction de sexe, du suffrage.

Aux États-Unis, État fédéral, où la Chambre des Représentans est formée de députés élus par chacun des Etats, non par le peuple de l’Union, et le Sénat par les législatures particulières de chacun d’eux, le vote pour la présidence de la République est le grand acte électoral national. Le 4 mars prochain, le président actuel, M. Woodrow Wilson, arrive à l’expiration de la quatrième année de ses pouvoirs. En novembre, les électeurs seront, dans tous les Etats de l’Union, appelés à désigner, au premier degré, ceux qui, au mandat impératif, voteront dans l’élection suprême. Pour éviter toute surprise, la coutume s’est, vers 1832, établie de désigner, dans une réunion préparatoire ou convention, le chef auquel la confiance du parti remet le soin de le conduire à la victoire : convention nationale, où chaque Etat envoie, quelle que soit l’importance du parti dans l’Etat, deux fois plus de délégués qu’il ne compte de représentans et de sénateurs au Congrès, en même temps que, par courtoisie, bien que sans voix dans l’élection présidentielle, un territoire comme l’Alaska, des colonies comme Porto-Rico et les Philippines, enfin le district fédéral de Colombie, y sont également représentés. Un millier de délégués titulaires (exactement 896), et autant de suppléans, sont présens ici, par un de ces développemens où la puissance créatrice de la coutume constitutionnelle affirme la persistance de sa vitalité : vitalité d’autant plus marquée que deux grands partis en même nombre, républicains et progressistes, vont tenir ici, le 7 juin, leurs assises, tandis que les démocrates, groupés autour du président Wilson, se réuniront pour arrêter leur liste électorale (ticket), une semaine plus tard, le 14 juin, à Saint-Louis.

Cette coïncidence de deux conventions dans la même ville, surtout dans une ville si active, doit, tout naturellement, provoquer une animation plus grande, plus bruyante : le bruit, aux Etats-Unis, est, plus qu’ailleurs, l’accompagnement de l’élection. Pas d’activité politique, non seulement sans discours, mais encore sans parades, sans musique et sans cris. Mais, en dépit du nombre, du mouvement, de la variété du flot humain qui roule à travers la ville, ce n’est pas cette frénésie d’enthousiasme, cette ardeur de tumulte, de pavoisement et de musique, auxquelles l’œil et l’oreille sont habitués. Dans les hôtels, le Blackstone, le Congress, dont Chicago est si fière, la foule envahit les galeries, les célèbres « Allée des Paons, » trop encombrées pour que l’élégance y puisse, comme le nom l’indique, faire la roue, les salons d’or ou de cristal, où les favorite sons, célébrités locales, que leur État pousse, sans espoir, à la présidence, jouissent de leur gloire d’une heure, tandis qu’aux étages supérieurs, par les ascenseurs rapides qui fonctionnent sans relâche, les grands chefs, les bosses, se rendent vers les régions plus hautes et plus paisibles où leur stratégie politique combine les plans d’action. Mais, du haut en bas, il y a plus d’inquiétude que d’enthousiasme et plus de crainte que d’espérance.

C’est l’effet du temps sans doute, le mauvais accueil d’un ciel triste et bas, aux nuages lourds et menaçans, qui ne tardent pas à crever sur la ville ; mais c’est aussi le sentiment profond de la gravité de l’heure. La mort de Kitchener, qui vient d’être annoncée, voile d’une ombre de mélancolie, dans plus d’une aristocratique villa du Lake Shore, la gracieuse figure d’une Américaine qui, l’ayant rencontré dans le monde, revoit son énergique silhouette, tandis que, dans toute la ville, il n’est personne qui ne s’émeuve de sa fin tragique, en évoquant, sous ses traits de légende, le populaire « K. of K. »

La pensée de l’Europe ne saurait être, en ce moment, absente. Les États-Unis sont à un tournant de leur politique sans précédent dans l’histoire. Étrangers à la guerre, dont ils désirent se préserver, mais cependant soucieux d’accomplir leur devoir, en aidant au maintien de la civilisation, de la justice et de l’humanité dans le monde, ils sont partagés entre le désir d’entrer dans une lutte qui se poursuit pour une cause qui leur est chère, et celui de rester en dehors d’un grand conflit, qui, jusque chez eux, se répercute en une menace de discorde civile entre les partisans que l’éveil de la race range du côté des puissances germaniques et ceux que toutes les voix, non pas seulement de la reconnaissance et de la sympathie, mais simplement de la raison, de la justice et de la clairvoyance politique, appellent d’emblée dans le camp des Alliés. Fair play et humanity, ces deux élémens essentiels de l’Américanisme, inclinent à la plus active des sympathies une Amérique que la désuète tradition de l’adresse d’adieu de Washington, jointe à la puissance utopique et résignée du pacifisme à tout prix, ont gardée jusqu’à présent de la guerre. Mais la grande république américaine peut-elle, sans abdiquer, non seulement vis-à-vis de sa conscience, mais vis-à-vis de son intérêt, se tenir à l’écart d’une lutte qui met en présence toutes les puissances de l’orgueil aristocratique d’une caste contre toutes les forces d’une démocratie fidèle au respect du droit des peuples ? Les Etats-Unis sont neutres. Mais cependant la guerre les invite, et, peu à peu, les attire. Et, tandis qu’elle les sollicite, ils s’en effrayent d’autant plus que, mosaïque de races non encore fondues, ils sentent que leur cohésion n’est pas ferme, que leur unité nationale est imparfaitement cimentée, la pleine assimilation de l’immigrant, parfois plus fidèle à sa race qu’à l’idéal auquel il a, par serment, au jour de sa naturalisation, donné sa foi, non encore atteinte. Ce n’est pas seulement dans le monde, c’est en Amérique même que l’idéal américain est menacé ; ce n’est pas seulement dans son prestige extérieur, mais dans sa paix intérieure, que l’Amérique se sent touchée.

Pour faire face à la crise, elle ne peut compter sur son Congrès, dont une Chambre seule, le Sénat, représentant des Etats particuliers, participe à la direction de la politique extérieure, mais sur son président, dont les pouvoirs, plus étendus que ceux des Chambres, suivant le mot de John Quincy Adams, plus grands que ceux d’un roi, suivant la juste réflexion du secrétaire d’Etat Seward, sont tels que, du propre aveu du président Hayes, ils lui mettent, totalement, la nation dans la main. La Constitution américaine, dans toutes les grandes crises de l’Union, permet aux hommes qui ont le génie nécessaire de le déployer librement. Mais elle exige, en pareil cas, de tels hommes. En 1860, en 1864, aux grands jours où naquit le parti républicain, deux conventions, à l’étroit dans le vieux bâtiment, spécialement construit pour la circonstance, actuellement oublié, du Wigwam, trouvent à Chicago l’homme, qui, dans la circonstance critique de la Sécession, devait sauver l’Union. Celle qui demain va s’ouvrir au Colisée trouvera-t-elle un nouveau Lincoln ?

Tandis que la pensée de Lincoln, tout autant que la nouvelle de la mort de Kitchener, évoque ainsi la crise, internationale et nationale, où la guerre européenne vient, en dépit de toutes les doctrines de Monroe, de précipiter les États-Unis, Chicago impose un autre souvenir aux délégués ici présens. Car c’est à Chicago qu’en 1912, en deux conventions, l’une républicaine, de juin, l’autre, progressiste, d’août, le parti républicain, jusqu’alors victorieusement uni contre les démocrates, s’est affaibli par la scission, au point de permettre à ses adversaires, malgré leur minorité, la victoire. Le président sortant, W. Howard Taft, se représentait. L’ex-président Roosevelt s’était laissé porter contre lui. A la Convention républicaine, présidée par le sénateur Elihu Root, la validité des pouvoirs d’un certain nombre de délégués, favorables à Roosevelt, fut victorieusement contestée. Et Roosevelt, avec éclat, se retira, pour convoquer une convention spéciale, progressiste. Au lieu de n’être qu’une nuance dans le parti républicain, le progressivism devenait un parti distinct. Roosevelt eut, à l’élection présidentielle, 4 119 507 voix ; Taft, 3 484 956 voix ; et, avec un chiffre inférieur aux deux précédens réunis, mais supérieur au plus fort d’entre eux, le candidat démocrate, Woodrow Wilson, emporta la victoire. Rude leçon pour le parti, qui depuis n’a cessé de la méditer. Quand, dans la ménagerie politique, où la fantaisie du maître caricaturiste, Thomas Nast, avait, en 1873, introduit, pour symboliser les démocrates, l’âne, pour représenter les républicains, l’éléphant, tous deux s’étaient trouvés seuls en présence, les républicains avaient, sauf pendant huit années, sous deux présidences de Cleveland, occupé la magistrature suprême. Mais, depuis l’entrée en scène du Bull Moose, élan d’Amérique auquel le colonel Roosevelt, redevenu candidat, s’était, au plus fort de la lutte électorale, comparé lui-même, l’avenir s’était soudain assombri pour le parti. Sans doute, le pesant éléphant était-il trop prudent et trop lent. Mais le Bull Moose n’était-il pas trop ardent ? En tout cas, il ne pouvait y avoir place pour l’un et pour l’autre en même temps, à moins de laisser indéfiniment l’âne se parer des dépouilles du lion. Plus de scission, et à cet effet, les deux conventions, républicaine et progressiste, convoquées successivement en 1912, se réunissent simultanément en 1916. Le « Grand Vieux Parti » garde le suprême espoir que les progressistes accepteront son choix ; que le Bull Moose regagnera sa forêt. Le Bull Moose n’entend y rentrer, cédant la place à l’éléphant, qu’en lui laissant Roosevelt pour cornac.

Pour dénouer la crise nationale, les délégués ont le sentiment qu’il faut d’abord dénouer la crise du parti. L’une s’ajoute à l’autre, et toutes deux se lient.


7 juin.

Les républicains se réunissent au Colisée, les progressistes à l’Auditorium.

A neuf heures et demie du matin, les portes du Colisée s’ouvrent. Dans le vaste hall, dont la nef géante dresse la puissante membrure de son armature métallique, un millier de délégués prennent place. Dans les galeries s’entasse, autour et au-dessus d’eux, une foule compacte. Sur une estrade, une table très simple. Derrière elle, accroché à la muraille, un portrait de Lincoln. Le fond de l’air est froid, les délégués anxieux, le public incertain, la foule silencieuse.

Après une longue attente, le président de la Commission républicaine, organe central du parti, M. Charles D. Hills, ouvre la séance, avec ce mot de Mac-Kinley : « Politique et patriotisme ne font qu’un. » Puis l’assistance entonne le cantique « America. » L’évêque presbytérien de Chicago dit la prière. La Convention se fait photographier au magnésium. Un secrétaire lit l’acte qui la convoque. Enfin, entre les cordons rouges qui, sur l’estrade, enserrent le fauteuil présidentiel, le gouverneur Harding s’avance. Grand, les épaules larges, la face glabre, il s’exprime lentement, mais avec facilité. D’une voix qui porte aux extrêmes confins de la vaste salle, il recommande l’oubli des luttes qui dans le passé, — le tout récent passé de 1912, — ont, — et dans cette même salle, — divisé le parti républicain. L’espérance d’une réconciliation passe sur l’assemblée. Mais n’est-ce pas, à bien peser les mots, plus un désir qu’une espérance ? Que la réconciliation soit nécessaire, nul n’en doute. Mais est-elle possible ? Et par quels moyens ?

A ce problème il n’est qu’une solution : des deux côtés, s’entendre sur un même programme, puis sur un même nom.

Désireux de donner plus de mouvement, plus d’allant au parti républicain, attardé dans la béatitude du standpattism, les progressistes ont, en 1912, mis dans leur programme l’impôt fédéral sur le revenu, le vote des femmes, l’élection des sénateurs par chaque Etat, au suffrage universel direct, une législation protectrice du travail, bref » le gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple, » Le Grand Vieux Parti (Grand Old Party), plus modéré, plus lié aux puissances du capital et au maintien du statu quo, n’a pas la même ardeur de réforme. Mais, entre leur plate-forme et celle des progressistes, aucune différence fondamentale n’apparaît. En existerait-il une, elle serait promptement atténuée : la défaite de 1912 fut un avertissement, dont la leçon ne saurait être perdue. D’ailleurs, très habilement, en un retentissant discours du 15 février 1916 à New-York, Elihu Root a orienté la plate-forme électorale vers l’attitude des États-Unis dans la guerre européenne, la défense du droit violé par l’invasion de la Belgique et le torpillage du Lusitania, la nécessité de substituer à une politique, « qui montre le poing d’abord, le doigt ensuite, » une attitude telle que la progression inverse produise son effet. La scission de 1912 s’était, en réalité, moins faite entre deux partis qu’entre deux ambitions, ou, pour mieux dire, entre une discipline qui imposait Taft, et un enthousiasme qui ne pouvait se détacher de Roosevelt. Du Colisée à l’Auditorium, des républicains aux progressistes, la distance n’est manifestement pas un éloignement d’idées, mais de personnes.

Qu’un même nom passe dans les deux assemblées, et la réconciliation, tant désirée, s’opère. Il suffirait, pour cela, au Grand Vieux Parti, d’accepter Roosevelt, aussi fort aux yeux des adversaires de l’Administration que le président actuel leur semble faible, aussi courageux que, pour eux, il est timide, aussi net et décidé qu’il leur paraît hésitant, aussi franc, aussi enthousiaste qu’il leur semble silencieux et froid. Les républicains lui savent gré d’avoir dit qu’il aurait protesté contre la violation de la neutralité belge, et croient que, par son attitude, il aurait, non seulement empêché le retour, mais prévenu l’accomplissement du torpillage du Lusitania. L’Amérique aime en lui l’alliance d’une énergie qui lui fait réclamer une plus grande marine, une plus ferme politique étrangère, et du pacifisme de bonne marque, essentiellement fondé sur le droit, qui lui permit, après une heureuse médiation dans la guerre russo-japonaise et l’initiative officieuse de la seconde Conférence de La Haye, de recevoir, à Christiania, le prix Nobel de la paix. Plus d’un craint, cependant, que, par son attitude trop nette, trop tranchée, son intempérance de parole, sa frénésie d’action, le sens que, fatalement, les Empires du Centre attacheraient à son élection, son choix ne fasse perdre trop promptement aux Etats-Unis le bénéfice d’une paix que, sans rien abdiquer de l’honneur ni de la dignité de la nation, les timides espèrent, malgré tout, garder. Plus d’un admirateur du « Colonel » applaudit à ses idées, à son programme, qui, pour l’exécution, redouterait son tempérament et sa manière. Surtout, sa scission de 1912, suivie de la défaite du parti, a créé trop de rancune, trop d’amertume et de colère pour que les grands chefs, les bosses, accordent à son indiscipline ce que les progressistes réclament : l’apothéose de la rébellion.

Toutefois, pour écarter Roosevelt, le Grand Vieux Parti doit trouver un homme. Les favorite sons, Weeks, Burton et autres, ne comptent guère. Calme, froid, éloquent, organisateur de premier ordre et juriste de premier rang, ancien ministre de la Guerre du président Mac Kinley, ancien secrétaire d’État du président Roosevelt, l’avocat new-yorkais Elihu Root serait, à la magistrature suprême, en dépit de ses soixante-dix ans bien sonnés, la vivante et ferme expression du droit : les Alliés, qui savent la force de ses sympathies, l’Amérique latine, dont, en 1906, il sut, par la largeur de son esprit, gagner l’ombrageuse confiance, verraient dans son élection le gage d’une grande et haute politique, fondée sur la justice internationale. Mais sa réputation extérieure dépasse sa popularité dans les limites de l’Union. Des relations anciennes, d’avocat d’affaires, avec les trusts, ont, depuis longtemps, tourné contre lui le préjugé populaire. L’échec, l’été passé, de son projet de constitution de l’État de New-York a récemment affaibli sa situation locale. Enfin, à Chicago, son nom évoque trop vite le souvenir de la convention de 1912, au cours de laquelle il eut, comme président, à valider, au profit de Taft, un certain nombre de mandats contestés. Sa part dans les querelles intimes du parti fut trop grande pour qu’entre les progressistes et les républicains, la conciliation, sur son nom, s’opère.

Meilleure est la situation de M. Charles Evans Hughes. Ancien gouverneur de l’État de New-York, appelé par le président Taft, en 1910, à siéger parmi les neuf membres de la Cour suprême des États-Unis, que son rôle constitutionnel d’arbitre politique des États et des pouvoirs place au-dessus des partis, il était, avant 1912, heureusement sorti des agitations troublées de la politique, pour entrer dans la région sereine, impartiale, et surtout peu compromettante, de l’impassibilité judiciaire. Par la vigueur avec laquelle, en 1908, il a secondé la campagne du président Taft contre la candidature démocrate de William Jennings Bryan, il a donné la mesure de sa valeur comme orateur de combat et tacticien d’élection. Surtout, par la manière dont, depuis six mois, il garde, sur sa candidature, mise en avant par quelques admirateurs, qu’il n’approuve ni ne désapprouve, un silence impénétrablement figé dans la courtoisie du sourire, il donne l’impression d’une exceptionnelle maîtrise de soi, qui mettrait au service des idées de Roosevelt le sang-froid d’un Wilson. Ce qui plait en Roosevelt, ce sont les idées ; en Wilson, c’est la manière. En Hughes, pourrait s’opérer leur union. Le pays le sait et Roosevelt le craint. Ne lui prête-t-on pas ce mot : « Entre Hughes et Wilson, il n’y a que l’épaisseur d’une lame de rasoir.

Tandis qu’au Colisée la séance se lève dans l’incertitude sur le discours du président Harding, à l’Auditorium, vaste salle de concert occupée per les progressistes, le nom de Roosevelt est à peine prononcé qu’une manifestation d’enthousiasme aussi nette, aussi chaleureuse que l’attitude, au Colisée, restait incertaine, expectante et froide, se déchaîne soudain.

On crie, on hurle, on arrache des bannières, oh brandit des drapeaux. En bras de chemise, les délégués bondissent du parterre à la scène et de la scène au parterre ; ils se culbutent, se passent sur le corps, se précipitent vers la rue ou montent à l’escalade des galeries, tandis que les spectateurs en délire, étouffant de leurs clameurs l’orchestre, saluent à tue-tête, du refrain : « Nous voulons Teddy ! » l’apparition processionnelle d’un millier d’oriflammes, où se lisent les cris de guerre du parti : « Le peuple veut Teddy. » « La sûreté d’abord : T. R. » « Pourquoi courir des risques ? Nous savons ce que peut Roosevelt. » Et, pensant au Mexique : « Si Teddy avait été président, où serait Villa ? » « Roosevelt est fait pour commander, non pour marcher à la suite des autres. » Enfin, après une heure et demie d’un tumulte des plus américains, les grandes vagues de l’agitation s’apaisent ; la foule épuisée, à bout de souffle, se rend, sinon à la raison, du moins à la fatigue, pendant que le président, reprenant à l’assemblée sa formule, conclut : « Les progressistes sont prêts à se rallier, si les républicains font choix d’un candidat fidèle aux principes progressistes. » Et, comme si la question de programme primait tout, alors qu’en réalité la scission des partis s’est faite sur une question de personne, il continue : « Le principe est plus grand que le parti ; s’il le faut, les progressistes marcheront seuls. » Et, pour terminer : « Le pays, en ce moment, a besoin d’un homme ; il veut un leader qu’il connaisse et qui sache parler en son nom, qui soit ferme dans les relations internationales, et fasse que la défense des droits américains ne soit pas un vain mot... Il y a des millions de patriotes, hommes et femmes, qui, tournés en ce moment vers Chicago, prient Dieu que les deux partis s’unissent sur le nom d’un homme d’action. Cet homme, c’est Théodore Roosevelt. » Et, là-dessus, la manifestation recommence.


8 juin.

Républicains et progressistes ont entamé des négociations. Une commission s’est régulièrement formée pour un échange de vues entre les deux conventions jumelles. Grâce aux communications départi à parti, les deux plates-formes, ou programmes, se rapprochent. Certaines questions sont de part et d’autre omises ou très légèrement indiquées. Sur le suffrage des femmes, par exemple, où le Grand Vieux Parti n’a pas la hardiesse des progressistes, il s’en tire par une adresse de formule. Quand, à quatre heures, le président Harding, au Colisée, en commence la lecture en ces termes : « Le parti républicain, réaffirmant sa foi dans le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple, favorise, comme mesure de justice, le suffrage des femmes, » les suffragettes présentes se lèvent, et, s’emparant des chapeaux de leurs voisins, les brandissent, les jettent en signe de triomphe. Mais des éclats de rire tonitruans, coupés d’applaudissemens, accueillent promptement cette prudente et cruelle réserve : « Le parti reconnaît cependant à chaque Etat le droit de trancher la question. » Atténuant partout leur opposition sur les questions d’ordre intérieur, les deux programmes, qui se votent d’enthousiasme, l’un au Colisée, l’autre à l’Auditorium, se rapprochent au point de se confondre, dans leur critique de la politique extérieure du président.

« Nous affirmons, dit-on au Colisée, la ferme intention d’assurer la protection de tout citoyen américain dans tous les droits à lui reconnus par la constitution, les traités, le droit international, à l’intérieur et au dehors, sur terre et sur mer. Ces droits, que, en violation de la promesse expresse de leur parti à Baltimore en 1912, le Président démocrate et le Congrès démocrate n’ont pas réussi à défendre, nous entendons inflexiblement les maintenir. Nous désirons la paix, la paix de la justice et du droit ; nous croyons au maintien d’une honnête et forte neutralité entre les belligérans dans la grande guerre d’Europe. Nous entendons accomplir tous nos devoirs, mais réclamer aussi tous nos droits de neutres, sans crainte et sans faveur pour quiconque. Nous croyons que la paix et la neutralité, aussi bien que la dignité et l’influence des Etats-Unis, ne peuvent être sauvegardées par des expédiens de circonstance » une phraséologie, des prouesses de langage, ou des attitudes sans cesse changeantes dans un effort sans cesse renouvelé de s’assurer des groupes de voix différens. L’administration actuelle a détruit notre influence au dehors, en nous humiliant à nos propres yeux. Le parti républicain croit qu’une ferme, logique et courageuse politique étrangère, toujours maintenue par les présidens républicains, d’accord avec les traditions américaines, est le meilleur, sinon le seul moyen de nous conserver la paix, et de nous restituer la place qui, légitimement, est la nôtre parmi les nations. »

Conçues en termes plus énergiques que la déclaration du Colisée, celle de l’Auditorium a cependant, au fond, le même sens, quoique avec un caractère moins pacifiste que celle du Vieux Parti républicain : « Nous avons à fonder notre vie nationale. Nous avons en face de nous des élémens de force, de droit et de tort, d’extrême péril national. Le choix que nous allons faire sera irrévocable. La tradition de l’isolement a fini son temps. Les Etats-Unis sont actuellement une partie du système mondial de la civilisation. Nous devons, ou tomber, ou nous préparer à prendre notre part de la paix ou de la guerre, et à jouer notre rôle. Comme membres de la communauté internationale, nous devons assurer le respect des droits de nos citoyens de naissance ou par naturalisation, sur terre ou sur mer, sans égard à leur race, leurs croyances ou leur lieu de naissance, garder l’honneur de la nation et maintenir l’intégrité du droit international. Nous sommes les clés de voûte de la civilisation, Nous devons être assez forts pour nous défendre. » Sauf le ton, qui est plus net, plus ferme, n’est-ce pas le même programme ? et ne peut-on espérer, entre les deux partis, un choix unique des républicains et des progressistes, ou, plus exactement, un choix des républicains que les progressistes ratifient ?

Mais en dépit des efforts des chefs, malgré les conversations amicales, loyales et franches, des capitaines de la « Vieille Garde » avec le représentant de Roosevelt, le colonel Perkins, au quartier général des progressistes, la réunion des deux fractions du parti, de l’éléphant et du Bull Moose, parait de plus en plus hypothétique. Le puissant sénateur Penrose, de Philadelphie, qui dispose, par son action sur cinq Etats et quelques délégations éparses, de deux cent cinquante voix, hésite à les porter à Roosevelt, contre lequel les rancunes et les défiances n’ont pas désarmé. Il est de ceux qui ne votent qu’à bon escient, pour le succès. Cependant, malgré les conspirations des uns et les intrigues des autres, il ne semble pas régner, entre les deux partis, l’animosité d’il y a quatre ans. Et l’on garde encore, pour cette raison, quelque espoir. Les chefs républicains restent indécis. Ils craignent Roosevelt, et savent que ce serait folie de nommer, sans son approbation, un candidat secondaire. Aussi leurs espérances commencent-elles à se tourner vers le juge Hughes. Les progressistes, pensent-ils, n’oseront pas rejeter un homme que sa longue et irréprochable carrière au service de la cause publique rend presque invulnérable. Mais Roosevelt, au courant des progrès de la candidature de Hughes, tente, par une manœuvre brusque, d’accabler, à tout jamais, son adversaire.

Les fils téléphoniques privés qui réunissent Oyster Bay, que n’a pas quitté le colonel, à Chicago, s’échauffent. L’ancien sénateur du Maryland, M. William P. Jackson, vient de télégraphier à M. Roosevelt pour le presser de venir à Chicago. Roosevelt répond : il est prêt à venir si la convention républicaine l’appelle. Comme il sait bien que la convention républicaine ne l’appellera pas, comme il n’ignore pas que, grâce au silence absolu qu’il garde avec autant de correction que d’habileté, le juge Hughes a vu, dans les conversations de couloirs et les conciliabules d’hôtels, le nombre de ses partisans croître sans cesse, il fonce, avec ardeur, sur le rival dont la candidature lui barre la route. Profitant de ce que l’alliance allemande- américaine, s’emparant du silence du juge pour l’interpréter à sa guise, a déclaré qu’il est le seul candidat pour lequel elle puisse voter, le colonel insinue que le favori des républicains ne saurait donner au pays aucune garantie : « Les Allemands-Américains, télégraphie-t-il à M. Jackson, cherchent à terroriser la convention, pour faire élire en novembre un homme qui ne sera pas en réalité un président américain, mais le vice-roi d’un gouvernement étranger. A votre convention de le répudier expressément, en choisissant un homme d’une telle force, d’un tel caractère, d’une si inébranlable conviction et d’une capacité si éprouvée que, s’il est élu, la nation reprenne la place qui est la sienne, redevenant fidèle à elle-même et à l’humanité. »

Qu’est-ce à dire, sinon en une double allusion, et dans les deux cas aussi transparente, d’abord : » Ne votez pas pour M. Hughes, » et ensuite : « Votez pour moi ? » Mais l’excitation de la lutte peut conduire les candidats rivaux à l’injustice. En accusant, sans preuves, un homme dont le silence n’est même pas une manœuvre, mais la simple expression du respect que, magistrat, il doit à son siège, Roosevelt vient de frapper un adversaire qui, ne pouvant répondre, ne peut se défendre. Il n’a pas réussi à l’ébranler, car il n’a pas, même sous l’outrage de cette insinuation, forcé le juge à sortir de son absolu mutisme. Mais il s’est ébranlé lui-même : il est des armes qui, lorsqu’elles manquent leur but, se retournent contre celui qui les emploie.


9 juin.

L’heure des négociations dans la coulisse a passé. Le moment est venu d’en constater les résultats au grand jour.

Jamais le Cotisée n’a vu, dans ses murs, foule aussi considérable. Les sièges sont pris d’assaut, les couloirs et les issues bondés à céder. Dehors, une multitude compacte attend, anxieuse. L’air est lourd ; l’impatience, l’incertitude, règnent sur l’assemblée.

Au nom de la commission, formée par l’esprit d’entente des chefs pour un essai de réconciliation entre les partis, le sénateur Smoot s’avance : « Notre conférence avec les progressistes, dit-il, a été franche, libre, très amicale. Le parti républicain et le parti progressiste défendent la même politique, combattent les mêmes combats, font face à un ennemi commun... Les progressistes ont recommandé le nom de Théodore Roosevelt. »

Autant dire que, sur le point essentiel, les entretiens n’ont pas abouti. Les républicains se décideront-ils à nommer Roosevelt ? Pourront-ils s’unir, du moins, sur le nom d’un candidat assuré d’une majorité suffisante pour s’imposer, sinon aujourd’hui, du moins demain, aux progressistes, et, après-demain, à la nation ? Le moment des présentations est venu. Le président appelle, suivant l’ordre alphabétique, les différens Etats, territoires et colonies, a désigner leurs candidats à la présidence. « Alabama ! » clame d’une voix forte le rollclerk, et l’Alabama passe parole, car il n’a pas de favorite son. « Alaska, » et l’Alaska laisse également passer son tour. « Arizona, » et, suivant un arrangement préalable entre les deux Etats, l’Arizona cède son rang à New-York. Mais New-York, riche en hommes, a deux candidats, pour lesquels, concurremment, le gouverneur de New-York, Whitman, s’avance, tandis que le président Butler, de l’université Columbia, se dresse également. Mais le mouvement du gouverneur avait été plus rapide. Il est sur l’estrade. D’une voix aiguë, monotone et mal assurée, il lit les petites notes qu’il tient à la main : « Nous sommes ici pour demander que le président de la minorité fasse place à un homme qui représente la souveraine volonté d’un grand peuple. » Répondant à l’insinuation de Roosevelt contre Hughes : « Notre parti, dit-il, est riche en hommes imbus du véritable esprit de l’américanisme. Nul d’entre eux ne peut réclamer une prépondérance de l’esprit américain dans son cœur. En 1908, le parti républicain s’est trouvé uni pour porter à la présidence un éminent homme d’Etat et magistrat, William Howard Taft. Dans la campagne qui assura au candidat républicain la présidence, un homme se distingua particulièrement ; il était alors gouverneur de New-York. C’était le juge Charles Evans Hughes. Nous voyons en lui l’homme de l’action, le champion du peuple, le fidèle serviteur de l’Etat, l’esprit profond qui a médité sur tous les grands problèmes qui intéressent la nation... Plus que tout autre, il peut rendre au parti la confiance du peuple. Plus que tout autre, il peut rendre au pays la prospérité, le bonheur et la paix dans l’honneur. Je ne parle pas pour un homme ou un candidat. Le grand Etat de New-York, par la bouche de son gouverneur, offre au parti et à la nation le plus noble et le meilleur de ses fils. Je recommande comme candidat républicain pour la présidence des États-Unis Charles Evans Hughes. »

Pendant ce discours, les applaudissemens avaient été fréquens, parfois même plus fréquens que ne l’eût souhaité l’orateur. La mention incidente de cet autre magistrat, l’ex-président Taft, détourne à son profit l’attention de l’assemblée. Des délégués se dressent sur leur siège, agitent des chapeaux, poussent de longs cris. Même, un homme à longs cheveux entame subitement une sorte de gigue frénétique, ponctuée de cris sauvages. Sur l’estrade, l’orateur en reste interdit. Après cinq longues minutes d’attente, il fait un dernier effort pour achever sa lecture. Et, quand il a laissé tomber le nom attendu : « Charles Evans Hughes, » une nouvelle démonstration commence. Un délégué du Maine lance à tour de bras un symbolique éléphant de carton. A ce signal, des délégués se lèvent. Ils acclament Hughes. Leurs voix s’accompagnent d’une gesticulation frénétique. Les crécelles font rage. Des hommes qui paraissaient, un instant plus tôt, dignes et même vénérables, poussent maintenant des hurlemens de possédés. Des bannières se rangent. Autour des allées, qui partagent la grande salle, une procession commence. L’Orégon la mène. Le Michigan, le Mississipi, le Vermont suivent. Mais la délégation de New-York reste en grande partie sur ses sièges. La mise en train de la manifestation, organisée par les partisans du juge, ne provoque pas la réponse à laquelle ils s’attendaient. Unie contre Roosevelt, la majorité des délégués se réserve encore, tandis que les galeries gardent à leur tour le silence, — un vrai silence de juge à la Cour suprême.

Après vingt minutes d’une ovation plutôt laborieuse, le docteur Nicholas Murray Butler, chargé de présenter, pour le même Etat de New-York, un autre candidat, parvient à gagner l’estrade. Sa parole correcte, élégante, mais froide, retentit dans un impressionnant silence : « Dans cette grande circonstance de l’histoire du monde, » dit-il, « la République réclame les services de ses fils les plus dignes et les plus forts. » La convention commence à se lasser ; il est près d’une heure. Un délégué, épuisé, s’endort sur son siège : « Ce n’est pas ici l’instant, crie, avec un regain de vigueur, le docteur Butler, de faire des complimens. Faut-il admettre que le meilleur des fils de la République soit trop digne pour être reconnu par un gouvernement populaire ? » Et après avoir brillamment exposé les titres de son candidat, au moment où, dans le ciel lourd, passe, sur le Colisée, un roulement de tonnerre, l’orateur laisse tomber le nom d’Elihu Root, ancien secrétaire d’Etat. Aussitôt les partisans de Root se chargent de prouver que leur candidat n’est pas si vieux qu’il ne puisse susciter un enthousiasme juvénile. Une grande partie de la délégation de New-York est debout. D’autres se lèvent. Gris et crécelles reprennent. Le public s’en mêle. Dans la galerie supérieure, une femme, agitant, dans chaque main, un drapeau, pousse convulsivement, en faveur du candidat, des miaulemens de chat sauvage.

Puis l’ordre se rétablit. L’appel des Etats reprend, l’Arkansas cède son tour à l’Ohio. Le gouverneur Willis monte sur l’estrade, et, brandissant un petit éléphant à la houssière rouge : « Si New-York ne peut résoudre la question de savoir à qui l’éléphant appartiendra, l’Ohio vous porte une solution. » Et d’énumérer les titres de son candidat. Mais, quand, à la fin de son discours, il reprend l’éléphant et, le lançant en l’air, tente de déchaîner la grande tempête d’enthousiasme, il ne réussit qu’à obtenir une manifestation qui, moins ardente que les précédentes, n’a plus, malgré sa durée, qu’un caractère plutôt artificiel.

C’est plus tard que le grand mouvement se déclenchera.

Tour à tour, le sénateur Lodge, du Massachusetts, pré- sentant son collègue, John W. Weeks, puis le représentant du Delaware, recommandant le colonel Dupont de Nemours, d’autres le général Wood, MM. Sherman. Fairbanks, Cummins, ont égrené, devant l’assemblée lassée, la monotone kyrielle des favorite sons, quand enfin, le sénateur Fall, du Nouveau-Mexique, aborde l’estrade. Caustique, il attaque l’administration : « Ayez soin, » continue-t-il, « de bien choisir votre chef, parce que de l’Exécutif dépend la direction des affaires extérieures. Les yeux de toutes les grandes nations en guerre sont tournés vers vous, l’attente de toutes les nations neutres dans le monde vous suit, espérant que vous pourrez obtenir la protection de leurs droits et des vôtres... Dans la vision des chefs de toutes les grandes nations en guerre, apparaît la colossale figure d’une virile Amérique. Au faîte de l’espérance de toute nation neutre vient le nom d’un grand Américain. Le passé de cet homme est aussi clair que le jour. Sa valeur est reconnue par toutes les nations du monde ; elle est écrite dans les régions les plus éloignées du globe, et ses actes se sont, en caractères indélébiles, inscrits dans l’histoire d’Amérique. Insister serait inutile, parce qu’il est connu de chacun de vous. Je recommande à vos votes Théodore Roosevelt. »

A ces mots éclate le plus sauvage, le plus long et le plus spontané des mouvemens du jour. De nombreux délégués sont debout. Ils agitent des drapeaux, lancent en l’air leurs chapeaux, acclament « Teddy » avec enthousiasme. « Teddy n’est pas mort ! » crient ses partisans. Une imposante manifestation commence : le drapeau de la « Caroline du Nord, » saisi par les partisans de Roosevelt, est promené de long en large. Un vigoureux noir d’une délégation du Sud, crie : « C’est Teddy qu’il nous faut ! » De multiples voix reprennent le refrain ; on chante en chœur : « We want Teddy ! We want Teddy ! » (C’est Teddy qu’il nous faut ! Nous voulons Teddy !) Ce n’est plus une rumeur, c’est une tempête, c’est un cyclone. La plupart des délégués restent impassibles. Qu’importe ? A défaut de leurs voix, c’est, dans les galeries, la voix du peuple qui, dominant les querelles de parti, exprime sa reconnaissance au premier des Américains. Et quarante minutes s’écoulent jusqu’à ce que la foule lasse, épuisée, accablée, vaincue, consente à prêter, dans l’indifférence la plus froide, une vague inattention aux médiocres orateurs qui viennent présenter encore à l’assemblée quelques pâles candidats.

... L’heure des votes est venue. Vers huit heures, on procède au premier scrutin. Deux tours successifs donnent des résultats confus. Au premier, Hughes est en tête, avec deux cent cinquante-trois voix, Roosevelt huitième avec soixante-sept. Au second tour, Roosevelt gagne douze voix, et Hughes soixante-quinze. Root, Burton, faiblissent graduellement. De plus en plus, les voix se désagrègent. Elles quittent les candidats secondaires pour venir à l’espoir du parti. 3Iais on remet au lendemain la suite du scrutin, pour permettre, entre les chefs, les derniers entretiens, entre les candidats, les dernières manœuvres.

Au Colisée, toute chance a, pour Roosevelt, désormais disparu. Mais à l’Auditorium, les fidèles du colonel ne le comprennent pas encore. Malgré leur impatience, ils attendent, pour le présenter, que les républicains l’aient choisi. L’écho de la grande manifestation de sympathie du Colisée trompe leur espérance. « Je connais, dit un délégué, bien des favorite sons qui donneraient un million de dollars pour une minute de cette acclamation. « Mais ce n’est qu’une illusion, où l’idolâtrie d’un grand homme attarde des partisans qui ne veulent tenir compte d’aucune des réalités, fût-ce celle, nette jusqu’à la brutalité, des chiffres, qui maintenant arrivent.


10 juin

Pendant la nuit, entre les républicains, la situation s’est éclaircie. Déjà Weeks a passé ses voix au juge. On attend, de Sherman, le même renoncement. A onze heures et demie, les délégués arrivent en groupes, causant tranquillement. A midi, le coup de maillet d’usage frappe la table présidentielle. Le dénouement est proche. On s’entasse dans les galeries et les couloirs.

Le comité chargé de conférer avec les progressistes leur a dès maintenant suggéré le juge Hughes comme candidat commun à la présidence. Mais, d’Oyster Bay arrive un message : le colonel propose aux deux conventions le sénateur Lodge, du Massachusetts. Les délégués de cet Etat manifestent un enthousiasme modéré. Le troisième scrutin commence. Un à un les favorite sons disparaissent. Tour à tour les Etats viennent apporter au juge les votes de leur délégation. Parlant au nom des partisans de Roosevelt, un délégué du Colorado retire sa candidature. « Amen, » répond une voix des galeries. Weeks, Sherman, montent sur l’estrade pour s’effacer devant le candidat qui maintenant a toutes les préférences. L’appel du New Jersey révèle qu’il a déjà la majorité. Et le chiffre des voix monte toujours. Quelques minutes avant une heure, le greffier appelle, tout au bas de la liste, les Iles Philippines. Charles Evans Hughes vient d’être nommé. Seuls, sept délégués ont volé pour le sénateur Lodge, dernier espoir des partisans de Roosevelt.

Un délégué monte sur l’estrade et propose que la nomination de Hughes soit maintenant faite à l’unanimité. Le favori de Roosevelt, le sénateur Lodge, intervient en personne pour appuyer la motion. « Cette grande convention, déclare-t-il, a choisi pour candidat un homme fort, émérite, distingué, intègre, vraiment américain. Il doit recevoir le cordial appui, non seulement de tous les républicains, d’une extrémité du pays à l’autre, mais de tous ceux qui croient honnêtement qu’une nouvelle période de quatre années accordée à l’administration actuelle serait, pour les Etats-Unis, une calamité nationale. » Un formidable torrent d’enthousiasme accueille ses paroles, tandis que, par une écrasante majorité, les délégués, impatiens d’en finir, portent sur le ticket, comme vice-président, le sénateur Fairbanks.

A l’Auditorium, où la curiosité de tous se précipite, l’enthousiasme du début fait maintenant place à la plus triste des déceptions. A midi et demi, la convention progressiste avait nommé, par acclamation, son idole, quand survint, comme une trombe, ce message télégraphique : « Je vous suis très reconnaissant, disait l’idole, de l’honneur que vous me conférez en me nommant président. Je ne puis accepter en ce moment. Je ne connais pas l’attitude du candidat républicain à l’égard des questions vitales du jour. Si vous désirez une décision immédiate, je décline la présentation. » Ce message mélancolique, presque désespéré, d’un pathétique poignant dans sa rude simplicité, jette sur l’assemblée un froid glacial. Après quatre journées de frénésie patriotique et d’enthousiasme de parti rarement égalés dans les conventions nationales, c’est maintenant une réaction lamentable. Roosevelt disparu, car ce message n’est que le prélude de sa disparition, c’est la déroute d’un parti qui ne s’était pas formé, comme il l’eût dû, pour faire avancer des idées, mais simplement, quatre ans plus tôt, pour suivre un homme.


II. — A SAINT-LOUIS


13-16 juin.

Deux jours à peine se sont écoulés depuis que, du lac Michigan, l’éléphant et le Bull Moose ont regagné la solitude de leurs vastes forêts, et déjà, sur les rives luxuriantes du « père des eaux, » se font entendre, faibles encore, les premiers braiemens de l’âne démocrate. Saint-Louis est en fête. Heureuse de voir rejaillir sur elle un peu de l’éclat des grands tournois de la politique, la cité du Missouri s’apprête à faire à ses hôtes un accueil digne d’elle.

Le cadran de la vaste horloge du City Hall est repeint à neuf. De grands panneaux électriques, aux ampoules fraîches, souhaitent en lettres flamboyantes, aux visiteurs obscurs ou célèbres, une resplendissante bienvenue. Le météorologiste officiel, après avoir, en bon démocrate, déversé sur Chicago le flot ininterrompu de sa pluvieuse rancune, vient d’annoncer le retour, tant attendu, du soleil. Dans une éblouissante floraison de bannières et d’oriflammes aux vives couleurs, c’est le débordement continu du patriotisme le plus criard. Sans interruption, les fanfares entonnent les notes vibrantes de la « Bannière Étoilée. » Sur leurs poitrines gonflées d’orgueil, délégués et visiteurs étalent, avec ostentation, des drapeaux grands comme des mouchoirs. Certains, pour manifester, d’une manière plus éclatante, leurs inébranlables convictions, ont revêtu des chemises aux larges raies bleues, hanches et rouges. D’autres, pour ressembler davantage au grand héros de la Révolution, et protester, sans doute, contre les favoris décoratifs du candidat républicain, se sont fait raser, sans pitié, barbe et moustache.

Mais l’angoissant problème qui se posait, la semaine passée, aux deux conventions républicaine et progressiste, à Chicago, ne se retrouve plus ici, dans un parti, qui, s’étant, il y a quatre ans, saisi du pouvoir, évite avec soin tout dissentiment, ou de personne, ou d’idées, qui risquerait de le lui faire perdre. Il y a quatre ans, à Baltimore, la convention démocrate s’était prononcée pour un terme unique, autrement dit pour la non-rééligibilité du président sortant : ’il n’en est plus question. Il n’y a pas un an qu’après le torpillage allemand du Lusitania, le pacifisme à tout prix de M. Bryan avait trouvé l’attitude du président Wilson trop belliqueuse, sa manière trop provocante et trop forte. Et la démission du secrétaire d’Etat avait, un moment, laissé l’impression qu’après avoir déjà trois fois accepté la candidature présidentielle du parti, Bryan, contre Wilson, la chercherait encore. Mais non. S’il est ici, ce n’est pas à titre de candidat dissident. Parmi les moindres illustrations qui l’entourent, son profil aux lignes vigoureusement accusées se détache net et tranchant ; son œil d’aigle cherche dans la foule ses admirateurs d’autrefois. Il n’a pas perdu sa popularité. Les grands bosses n’ont pas oublié ses triomphes de jadis, à Chicago, en 1896, où seul, inconnu, mais plein d’ardeur et de fougue, il arrachait, en brandissant sa fameuse (c Croix d’Or, » la nomination à ses rivaux déconcertés, ni à Kansas City, en 1900, où, réélu candidat par acclamation, il voyait sa popularité toujours grandissante balayer devant lui la multitude déroutée de ses adversaires. Fidèle au pacifisme à tout prix, à l’anti-alcoolisme absolu, champion de la paix et du a jus de groseille, » il est toujours redoutable. Mais il n’entend pas se faire redouter. Il était venu à Chicago, chez ses adversaires, en journaliste. C’est de même en journaliste qu’il est parmi les siens, à Saint-Louis.

Le président actuel n’aura pas de concurrent. Le choix, la semaine précédente, du juge Hughes, la retraite, déjà plus que probable, de Roosevelt, indiquent au parti démocrate, parti de minorité, qu’il doit jouer serré, se grouper autour du président sortant, en se ralliant à sa politique, plutôt que lui demander de rallier sa personne à son programme. Au mois de février dernier, quand le président Wilson déclara nettement à son Congrès hésitant, que les navires marchands, même armés, ne devraient pas être torpillés, les vues du président n’étaient certainement pas conformes à celles des pacifistes à tout prix de sa majorité. Mais aucun d’eux ne prétend aujourd’hui demander à son candidat de rectifier sa politique conformément aux tendances d’esprit du parti. Les questions de programme deviennent accessoires. Comme à Chicago la convention progressiste, à Saint-Louis la convention démocrate s’apprête à manifester sa foi dans un homme.

Les républicains, à Chicago, venaient rectifier une situation déplorablement embrouillée. Les démocrates, à Saint-Louis, n’ont qu’à ratifier un état de choses existant. Délégués et chefs de parti s’abordent sourians. Ils tiennent leur candidat, sans trop se douter que ce candidat les tient plus encore qu’ils ne le tiennent. Et déjà l’on sent que la convention ne sera qu’une longue et monotone fête de parti. La vice-présidence seule pourrait se discuter. Et quelques favorite sons la brigueraient volontiers. Le gouverneur-major du Missouri, le plus célèbre danseur de tango de la région, a fait le sacrifice de son élégance : il affiche en bon démocrate, à l’exemple d’un Bryan, d’un Champ Clarck, un immense chapeau de feutre mou aux formes ecclésiastiques. Peines perdues : déjà le président Wilson a désigné son compagnon sur la liste électorale. Nul doute que Marschall, le vice-président actuel, ne soit nommé sans murmure. Et le dernier espoir d’incident s’évanouit. Il ne reste plus, aux amateurs d’émotions, qu’à mettre leur confiance dans les suffragettes, toujours généreuses en surprises.

Le premier jour de la convention, à dix heures, s’alignent, dans Golden Lane, sur le chemin du Cotisée de Saint-Louis, trois mille femmes en robes blanches, ceintes de la traditionnelle écharpe jaune. Leurs ombrelles ouvertes dessinent de gracieux festons. Sur un perron, allégories vivantes, des groupes en robe grise représentent les États à suffrage partiel, en robe noire, mains chargées de fers, les États anti-suffragistes. L’appel muet de ces amazones, raidies dans une immobilité de statue, dure jusqu’à midi. Faisant bonne contenance, les délégués au visage glabre gagnent le Cotisée, en essayant de sourire.

Dans la grande salle aux galeries symétriquement décorées des couleurs nationales, aux longues rangées de sièges uniformes, règne une chaleur suffocante. Silencieusement, délégués et spectateurs gagnent leurs places. On distribue, dans l’assistance, de la part du Texas, de petites balles de coton à la devise de cet Etat. Bryan, salué par une discrète ovation, gagne les rangs de la presse. Le révérend James W. Lee dit la prière d’usage. Dévotement, Bryan se renverse sur son siège, les yeux fermés, les lèvres convulsivement agitées. Et l’ancien gouverneur Glynn monte sur l’estrade.

« Messieurs, commence-t-il, le parti démocrate, assemblé dans cette convention, vient y remplir un devoir, non envers lui-même, mais envers la nation. Fier du rôle qu’il a joué dans l’histoire du pays, le parti de Jefferson et de Jackson se réunit dans cette salle, pour s’y consacrer, une fois de plus, à l’œuvre de préservation d’une république souveraine, libre et unie... Nous sommes entrés dans cette salle en démocrates ; nous y délibérerons et nous y agirons en Américains. Nous, qui nous réunissons ici, défendons l’américanisme des pères qui ont bâti cette nation sur des bases si fortes et si puissantes qu’aucune tempête, aucun cataclysme n’a pu les ébranler,

« Nous défendons l’Américanisme qui, sous le charme magique et l’influence mystique des Stars and Stripes, convertit des hommes de tous pays en des hommes d’un seul, le nôtre, des hommes de tous drapeaux en des hommes d’un seul, le nôtre. Lorsque, dans un siècle, les générations futures contempleront cette grande assemblée d’aujourd’hui, lorsque nous, qui gardons aujourd’hui l’arche sainte du pacte américain, ne serons plus qu’un nom, plus qu’un souvenir, les principes que nous affirmons dans cette convention, les fins pour lesquelles nous luttons dans cette campagne, survivront dans la mémoire des Américains qui ne sont pas nés. » Malgré soi, devant ce flot d’éloquence imagée, on évoque la parole fameuse de Bonaparte devant les Pyramides. Et la fabuleuse rhétorique se poursuit. Décrivant la mission de l’Amérique, « il y a cent quarante ans, dit l’orateur, la virilité de l’Amérique était appelée à décider si ce pays formerait une nation. Il y a un siècle, les Américains étaient contraints de décider s’il continuerait à l’être. Aujourd’hui, la République se trouve en face d’une crise non moins importante que celles de 1776 et de 1860. Les Américains, aujourd’hui, doivent déterminer, une fois de plus, si leur pays peut préserver son idéal national, s’il possède une âme nationale, s’il peut s’imposer comme une force puissante et indivisible ; si les Etats-Unis, enfin, pour lesquels Washington a lutté et pour lesquels Lincoln est mort, conserveront leur place au rang des nations. »

Puis, défendant la politique de neutralité du président Wilson : « La neutralité, » dit-il, « est la politique qui a conservé en paix l’Amérique, pendant que l’Europe enfonçait les clous de la guerre dans les mains et les pieds de l’humanité sacrifiée... Pour avoir mis en vigueur cette politique de neutralité, George Washington a été hué par une foule de dix mille fanatiques qui menaçaient de l’arracher au siège présidentiel et d’entreprendre une nouvelle révolution. Pour avoir défendu cette même politique, Alexandre Hamilton a été presque lapidé ; Jay brûlé en effigie, Jefferson appelé un poltron sans entrailles, Lincoln un couard. Cependant, aujourd’hui, tout le monde s’adresse à ces hommes pour y trouver l’exemple du véritable Américanisme. » Et, passant en revue les actes des divers présidens dans les momens de crise nationale : « Qu’a-t-il fait ? » dit-il, levant la main dans un grand geste solennel. « Il nous a préservés de la guerre. » L’assemblée s’y laisse prendre. A chaque question de l’orateur : « Qu’a-t-il fait ? » elle entonne en chœur, sans attendre la réponse : « Il nous a préservés de la guerre. » Et le discours de Glynn n’est plus qu’une longue défense, une défense d’une heure et demie, du pacifisme wilsonien. « Il semble, dit un mécontent, que l’Amérique, depuis Washington, n’ait fait que tendre la joue aux soufflets. » Au banc de la presse, Bryan se pâme. « Merveilleux, merveilleux, » murmure-t-il. « Et n’oubliez pas, dit, ironique, un délégué, tout au premier rang des banquettes, que cette politique a aussi l’approbation de William Jennings Bryan. « On rit, mais l’orateur poursuit impassible. Les éloges qu’il adresse au président en fonctions font pâlir le souvenir de Washington et de Lincoln. « La politique du président des Etats-Unis, dit-il, aura l’approbation des mères de famille de ce pays. » Il y a, dans l’assemblée, plus d’une mère de famille. Pas une n’acclame.

Alors, pendant que l’orateur, dans une péroraison brillante, s’apprête à prononcer, pour la dernière fois, le nom de Woodrow Wilson, un incident fâcheux vient arrêter la parole sur ses lèvres, et gâter la petite manifestation qui s’apprête en l’honneur du président. Un âne en chair et en os, placé, par quelque malencontreuse facétie du destin, au fond de la salle, fait entendre un long braiement plaintif. Glynn, mécontent, fronce le sourcil. Il s’en faut de peu qu’une hilarité générale n’éclate. Mais un délégué du Texas s’empresse de ranimer l’enthousiasme. Escaladant l’estrade d’un bond, il y agite vigoureusement une bannière à l’effigie de Woodrow Wilson. Un fil spécial, qui, du fauteuil du président de la convention, communique avec l’orchestre, donne le signal d’un débordement sonore de patriotisme, entretenant, par ce procédé efficace, pendant vingt minutes, la démonstration qui, dans la salle, accueille le nom de l’hôte de la Maison-Blanche. Le ton est donné. Jusqu’à la fin, la convention, dans une atmosphère de sereine harmonie, au milieu des ovations passagères, des manifestations d’enthousiasme coutumières, chantera les louanges de l’homme auquel, comme au dernier mât de navire qui surnage dans la tempête, s’accroche le parti démocrate.

A la séance du lendemain, Ollie James, orateur puissant, déclarant, de sa voix de stentor, en quelques paroles lapidaires, la guerre au parti républicain, laisse tomber ces mots qui provoquent le délire de l’assemblée : » Il y a quatre ans, les sarcasmes de ses adversaires avaient lancé à la tête de Woodrow Wilson l’épithète de maître d’école. Sa classe alors se limitait aux murs du collège de Princeton. Aujourd’hui, elle s’est étendue jusqu’aux confins du monde ; il fait la leçon aux potentats, aux empereurs, au Kaiser. » Après avoir, au Club démocratique de Saint-Louis, affirmé sa foi inébranlable dans le pacifisme à outrance, Bryan lui-même, contraint par la clameur populaire de quitter dans une ovation générale le banc de la presse pour l’estrade, annonce, d’une voix vibrante, à la séance du soir, sa réconciliation avec le chef de l’État. « Chaque convention démocrate, dit-il, est comme une fête d’amour... J’ai eu, avec le président, des différends sur des questions de forme ; mais je me joins au peuple américain pour applaudir celui qui veut épargner la guerre au pays. »

Puis c’est le juge Wescott qui, dans un enthousiasme indescriptible, laisse tomber, sur l’assemblée, le nom de Woodrow Wilson, déchaînant une manifestation de plus d’une demi-heure. Et enfin, bien avant dans la nuit, la convention, écrasée sous ces flots d’éloquence, réélit, à l’unanimité moins une voix (1 092 contre une), « le savant, l’homme d’Etat, le financier, l’émancipateur, le pacificateur, le chef moral de la démocratie, Woodrow Wilson. »

Désormais, il ne reste plus qu’à répondre, dans une déclaration de principes, préliminaire de la campagne électorale de novembre, au programme du parti républicain. Après quelques incidens, malgré l’opposition des timides, effrayés de la vigueur avec laquelle le président Wilson a dénoncé les « citoyens à trait d’union, » la convention affirme, dans ses grandes lignes, les convictions du parti démocrate, d’une manière conforme aux vues de son chef. « Qu’est-ce qu’une convention cherche dans celui qu’elle va présenter au suffrage du pays ? Un homme qui comprenne les conditions de son époque et les exigences de sa nation, qui ait l’autorité et l’initiative de faire accepter ses vues par le peuple et par le Congrès... Parfois, le pays a foi dans un parti, mais, plus souvent, il a foi dans un homme... Les membres de la Chambre et du Sénat sont les représentans de groupes locaux. Il n’y a pas de choix national, si ce n’est du président... C’est la raison pour laquelle le peuple préfère souvent choisir un homme plutôt qu’un parti... Il peut être à la fois le chef de son parti et le chef de la nation. Mais, s’il est le chef de la nation, son parti peut difficilement lui résister. »

Quand, en 1908, Woodrow Wilson, dans des conférences à l’Université Columbia, décrivait ainsi la situation du président des Etats-Unis dans son parti et dans la nation, prévoyait-il qu’un jour la vérification de la justesse de son point de vue se ferait sur sa propre histoire ? Il n’était encore, suivant l’une de ses expressions d’alors, qu’un politique de lettres, « un homme qui, en raison de certaines qualités d’esprit, d’intuition et d’imagination, lit dans la politique comme dans un livre ouvert, mais qui a la sagesse de lire les pages des autres plutôt que d’y glisser son propre caractère. » Maintenant qu’il a perdu cette sagesse de publiciste, pour devenir un homme public, cette philosophie d’un politique de lettres pour devenir un lettré de la politique, le voici qui, vivant ses propres théories, s’impose à son parti par cela seul qu’il est, dans ce parti, le seul homme qui puisse, à l’heure présente, s’imposer au peuple.


III. — A OYSTER BAY


24 juin.

Tous les amis du président Roosevelt connaissent Sagamore Ilill, simple retraite enfouie dans la verdure qui paraîtrait d’un sage prêt à vivre uniquement pour l’étude, si les trophées de chasse, qui disputent les murs aux livres, n’attestaient, dans une forte nature, des traces persistantes de fougue mal éteinte. Ici, quand il apprit le vote de la convention républicaine, dès le second tour de scrutin, un grand lutteur a su comprendre qu’il devait redevenir simple citoyen. Out of politics, ce mot, non d’amertume, ni de rancune, mais de résignation, courut alors sur le téléphone. Et, après le rejet de la candidature Lodge, impuissante à faire la conciliation, si le chef idolâtré des progressistes répondit à leur acclamation par un télégramme de refus sous condition, ce n’était plus que pour adoucir à ses fidèles l’amertume d’une renonciation qui devait leur paraître encore plus pénible qu’à lui-même. Depuis que le juge Hughes, démissionnaire, dans les trois heures qui suivirent sa présentation, a rompu le silence énigmatique que, contraint par sa situation de haut magistrat, il avait gardé jusqu’à ce jour, le premier des Américains a pu connaître peu à peu, dans son rival, qui n’était au fond qu’un émule, une ardeur semblable à la sienne, pour le « maintien ferme et inébranlable de tous les droits des citoyens américains sur terre et sur mer, » une même résolution à combattre le caractère u faible et oscillant » de l’administration actuelle, une même horreur de l’équivoque des citoyens à trait d’union, une même foi dans l’idéal.

De Sagamore Hill à l’hôtel Astor, de New-York, où, dans la ville fiévreuse, le juge démissionnaire vient de prendre son poste d’observation avant le combat, nulle parole directe ne s’est encore échangée ; mais des messagers sont venus : le général Léonard Wood, qui fut à Cuba l’organisateur et le chef du régiment des roughs-riders, levé par Roosevelt, Frank B. Kellogg, le « briseur » de trusts, qui soutint Roosevelt dans sa lutte contre les puissances de la finance, Alexandre P. Moore, son délégué à la convention républicaine de Chicago, d’autres encore. Entre les deux fractions républicaines, la Vieille Garde et les progressistes, l’union est imminente. Faisant violence à l’indépendance foncière de son tempérament, dans l’intérêt supérieur de la nation, l’élu de l’Auditorium se retire devant celui du Colisée. Le « bull moose » impétueux cède à l’éléphant pesant, plus lourd, mais aussi plus solide, le terrain sur lequel l’aigle national laisse déjà planer ses ailes. Pardonnant généreusement aux rancunes qui n’ont pas désarmé, Roosevelt se retire de la lutte, non avec l’amertume orgueilleuse de l’amour- propre injustement blessé, mais avec les paroles de confiance qui marquent le désir d’entente, en vue d’une victoire commune : au-dessus des hommes, les idées ; au-dessus des partis, la nation. Pour la sauver du péril d’une politique sans énergie, Roosevelt accepte Hughes.

Par cette attitude, il coupe court aux manœuvres des Allemands-Américains, dont l’intrigue, exploitant le silence professionnel du juge, osait, pour le discréditer, le réclamer comme pro-allemand ; il calme l’inquiétude de ceux qui craignaient de trouver, dans Ch. Evans Hughes, à raison de sa froide prudence, une timidité d’actes, sinon de paroles, semblable à celle qu’en ses écrits énergiques l’adversaire le plus résolu du président Wilson a tant de fois dénoncée ; il enflamme, par une promesse mathématique de victoire, ceux qui, joignant les chiffres électoraux des deux partis autrefois divorcés, maintenant unis, calculent par une simple addition que les démocrates doivent essuyer la défaite, au lieu de surprendre, comme il y a quatre ans, la victoire.

Ni président, ni candidat, le premier des Américains de ce temps ne sera plus que lui-même. Il s’éloigne du gouvernement, et peut-être aussi du parti, dont, la scission ayant été son œuvre, il était juste que la reconstitution fût encore la sienne. Mais, plus il se détachera de l’exercice du pouvoir et de ses avenues immédiates, plus il prendra d’autorité, comme éducateur du peuple, interprète désintéressé du grand devoir national que sa parole et sa plume, aussi ardente, aussi pleine de réalité que des actes, ne cesseront, à l’avenir, comme dans le passé, de dégager du fonds traditionnel de l’idéalisme national.

Le parti progressiste aura vécu ; l’américanisme sera sauvé,


PIERRE DE LEYRAT.