La Lutte pour l’Adriatique

La Lutte pour l’Adriatique
Revue des Deux Mondes6e période, tome 35 (p. 403-421).
LA
LUTTE POUR L’ADRIATIQUE

Lorsqu’on jette un regard, même superficiel et rapide, sur une carte de la mer Adriatique, un fait frappe l’attention tout d’abord. C’est le contraste profond qui distingue, dans leur structure physique, la côte occidentale italienne et le rivage oriental, celui de l’Istrie et de la Dalmatie autrichiennes, du Monténégro et de l’Albanie.

A l’Ouest, depuis le cap de Leuca jusqu’aux lagunes vénitiennes, la côte, si l’on fait abstraction de l’éperon du Monte-Gargano, est droite, basse, sablonneuse, sans échancrures, sans ports vraiment protégés. De Brindisi, à qui sa position sur le canal d’Otrante donne une importance stratégique, mais qui n’en demeure pas moins un port de second ou de troisième ordre, jusqu’à Venise, qui n’a retrouvé en ces dernières années que l’ombre de sa grandeur maritime passée, l’Italie n’a pas un abri où sa flotte de guerre puisse trouver une base d’opérations ou un refuge. Bari et Ancône sont des ports de commerce de valeur secondaire, Rimini une plage à la mode, Ravenne une ville continentale, qu’un canal étroit relie à l’avant-port insignifiant de Porto-Corsini. Et ainsi, tandis que l’histoire inspire à l’Italie l’ambition grandiose de la maîtrise de l’Adriatique, il semble que la nature lui ait presque refusé les moyens de la réaliser.

Regardez au contraire le rivage oriental. C’est une côte montagneuse, accidentée, découpée, où des fiords profonds pénètrent fort loin dans l’intérieur des terres, et en avant de laquelle l’archipel des îles dalmates tend, depuis le fond du Quarnero jusqu’aux abords de Cattaro, comme un rideau et une protection. Des ports excellens, faciles à défendre, s’échelonnent tout le long du littoral. Sans parler de Trieste et de Fiume, qui sont essentiellement des ports de commerce, c’est, à la pointe méridionale de l’Istrie, au fond d’une baie admirable dont des collines toutes hérissées de forts commandent l’entrée étroite, Pola, le grand arsenal de la marine autrichienne. Plus au Sud, c’est Sebenico, dont le port vaste et sûr se dissimule derrière des passes compliquées, défilé sinueux ouvert entre des falaises abruptes, et que la forteresse puissante de San Nicolo barre et défend du côté de la haute mer. Plus loin, c’est Cattaro, avec les replis de son vaste golfe formant, entre les montagnes à pic, comme trois lacs abrités et paisibles, que relient l’un à l’autre des passages si resserrés qu’à peine un navire semble pouvoir y trouver sa route. Et c’est enfin, sur le canal d’Otrante, la merveilleuse rade de Valona, l’un des ports les plus vastes et les plus sûrs qu’offre la Méditerranée.

Par là, celui qui détient le rivage oriental de l’Adriatique s’assure, pour la maîtrise de cette mer, un incontestable avantage stratégique. Sur l’étroit couloir qui s’en va de Venise au canal d’Otrante, Pola, Sebenico, Cattaro, Valona sont comme autant d’yeux ouverts, à la surveillance desquels rien ne peut échapper. De ces sûres bases d’opérations, qui lui fournissent des abris inexpugnables, de cet archipel dont les étroits passages semblent comme prédestinés à la guerre de surprise et l’embuscade, une marine entreprenante et hardie peut, presque à toute heure, fondre à l’improviste sur l’adversaire le plus vigilant. Pola domine tout le Nord de l’Adriatique et menace Venise. Cattaro, surtout depuis que son fiord profond n’est plus sous la menace des canons du Lovcen, apparaît à l’Autriche comme le Gibraltar de l’Adriatique. Et Valona enfin, que l’Italie occupe et que l’Autriche convoite, est davantage encore la véritable clef de cette mer. Placée à mi-chemin entre Trieste et la côte d’Afrique, entre Gibraltar et Port-Saïd, elle commande toutes les grandes routes méditerranéennes ; mais surtout elle ouvre ou ferme à son gré les communications entre l’Adriatique et le reste de la Méditerranée.

On voit pourquoi, dans la grande guerre actuelle, ce littoral oriental est l’enjeu nécessaire de la partie qui se joue pour la maîtrise de l’Adriatique, et on comprend comment, du contraste physique qui distingue les deux rivages, sont nées, à toutes les époques de l’histoire et aujourd’hui plus que jamais, des ambitions rivales et des luttes ardentes, grosses de conséquences incalculables.

On sait quelles sont ces ambitions. Politiquement, l’Adriatique est aujourd’hui austro-hongroise pour une part, italienne pour une autre, et, pour une portion, monténégrine et albanaise, en droit, sinon en fait : depuis le mois de janvier 1916, en effet, les troupes autrichiennes occupent le Monténégro et elles ont progressé en Albanie jusqu’au delà de Durazzo et jusqu’aux approches de Valona. Par l’effet de ce partage de domination, la mer Adriatique a été, depuis près d’un demi-siècle, le champ clos où se heurtent les influences rivales, les ambitions contraires ; elle l’est aujourd’hui plus âprement que jamais. Les uns aspirent à y maintenir leur ancienne suprématie et à l’accroître ; les autres visent à y établir, en évinçant des rivaux détestés, leur domination incontestée. Les uns poursuivent comme but l’établissement d’une prépondérance politique et militaire ; d’autres cherchent à s’y ouvrir des débouchés économiques nécessaires à leur existence. A côté de l’Autriche et de l’Italie qui s’affrontent, les Slaves du Sud font entendre leurs revendications ; l’Albanie prétend à l’indépendance ; la Grèce, la Bulgarie, à une part d’influence. Par là, la lutte pour l’Adriatique est, aussi bien pour la domination de la Méditerranée que pour celle de l’Orient balkanique, un des problèmes importans de l’heure présente. Que sont ces ambitions diverses et contraires ? Sur quels titres se fondent-elles ? Que réclament-elles et quelles réalisations peuvent-elles espérer ? Entre tant d’adversaires, auquel ira vraisemblablement l’avantage et reviendra la prépondérance ? Autant de questions de portée essentielle, qu’il faut essayer d’expliquer brièvement.


I

L’Autriche est une nouvelle venue aux rivages de l’Adriatique : il y a un siècle à peine qu’elle a ramassé l’Istrie et la Dalmatie dans l’héritage de Venise. Le traité de Campo-Formio les lui donna en 1797 ; Napoléon en 1805 les lui reprit pour quelques brèves années ; puis le Congrès de Vienne en 1815 les lui rendit, et depuis lors elle y règne. Pourtant, intruse et comme dépaysée dans le monde méditerranéen, l’Autriche s’y contenta d’abord d’une place assez secondaire. On sait le mot de cet empereur d’Autriche qui, visitant la Dalmatie au lendemain de 1815, s’écriait avec un regret comique : « Quel dommage que ces Français ne soient pas restés quelques années de plus ! Ils ne nous auraient plus rien laissé à faire, » L’Autriche se préoccupa d’abord médiocrement de ce peu même qui restait à faire. Ses ambitions politiques s’orientaient alors vers l’Allemagne ; elle ne s’inquiéta guère de ces provinces lointaines et de l’influence que leur possesseur pouvait acquérir dans la Méditerranée. Puis, progressivement, elle prit conscience de leur importance, surtout à partir du jour où, en 1878, l’occupation de la Bosnie-Herzégovine, faisant de la monarchie une puissance balkanique, ouvrit à ses ambitions et à ses rêves de vastes perspectives vers l’Orient. La maîtrise de l’Adriatique était un des élémens de cette grande politique orientale : l’Autriche, surtout en ces dernières années, n’épargna rien pour y assurer sa prépondérance.

Depuis assez longtemps déjà, elle avait, à la pointe de l’Istrie, établi à Pola un port de guerre et un important arsenal maritime, et elle entretenait dans les eaux de l’Adriatique une flotte, dont l’Italie avait en 1866 cruellement senti la supériorité dans les eaux de Lissa. En ces quinze dernières années, l’Autriche fit tout le nécessaire pour maintenir et accroître cette supériorité navale. Elle créa à Sebenico, à Cattaro, des bases maritimes fortement organisées et redoutables ; elle prépara dans les îles du littoral dalmate des installations militaires importantes ; pour augmenter la puissance de sa flotte, elle poussa activement ses constructions. Au mois d’août 1914, la marine autrichienne ne comptait pas moins de 85 unités, et le programme naval, présenté en 1913 aux Délégations, annonçait l’intention de doubler, en l’espace de peu d’années, cette force déjà plus que respectable. Tout cela se faisait d’ailleurs à petit bruit, avec une activité discrète et persistante, avec un soin attentif aussi et caractéristique de dépister les curiosités, dont j’ai recueilli, il y a peu d’années, quelques témoignages assez significatifs.

Au mois de septembre 1911, je voyageais sur le rivage oriental de l’Adriatique. Je n’y venais point pour la première fois, et toujours j’avais vu la bonne grâce courtoise de l’administration autrichienne empressée à complaire aux touristes de passage et à laisser en particulier, dans ce pays tout plein de sites délicieux, libre carrière à l’infatigable et exigeante activité des photographes. Maintenant, les temps étaient changés. Assurément, nous trouvâmes à Pola l’accueil le plus obligeant. Mais les portes, jadis assez facilement entr’ouvertes, de l’arsenal, demeurèrent cette fois fort strictement closes. Et le départ nous réservait une surprise. Comme notre bateau, — un fort innocent yacht de plaisance peuplé de touristes non moins innocens, — quittait la rade de Pola, un torpilleur autrichien sortit à notre suite et, à notre étonnement profond (nous avions cru d’abord, dans notre modeste certitude d’être parfaitement inoffensifs, à une simple coïncidence de manœuvre), il nous accompagna fort consciencieusement à Abbazia et à Zara, prenant son mouillage tout près du nôtre et nous surveillant très ostensiblement. A Zara, un second torpilleur remplaça le premier et nous fit semblablement escorte jusqu’à Sebenico et à Spalato. Là, un troisième assura le service et nous convoya jusqu’à Raguse. A celui-là nous donnâmes au reste une émotion assez forte, en nous arrêtant un soir inopinément devant la petite île de Curzola, où peu de bateaux font escale, où les touristes ne descendent pour ainsi dire jamais : en quoi ils ont grand tort, car la petite ville est pittoresque et charmante à souhait, avec ses vieux remparts, sa haute cathédrale et ses rues étroites toutes bordées d’anciens palais vénitiens. Le torpilleur visiblement ne comprenait rien à cette idée singulière et, en bon dogue un peu inquiet, un peu embarrassé aussi du sot personnage qu’on lui faisait jouer, il tournait autour de nous inlassablement, se demandant quel noir dessein cachait ce mouillage impromptu. Et si nous n’avions, par bonne fortune, à Raguse, quitté momentanément l’Adriatique pour une courte excursion en Bosnie, je crois bien que la marine impériale et royale, — à qui je garde une reconnaissance extrême d’avoir voulu, je pense, très obligeamment assurer notre sécurité en des parages fort dangereux sans doute, — nous eût avec la même conscience escortés jusqu’à Cattaro et à Antivari.

A Sebenico, ce fut une autre aventure. Au moment où nous franchissions les passes, aucun photographe n’avait résisté à la tentation de fixer sur ses plaques l’imposante silhouette du fort San Nicolo. Malheureusement, l’officier qui y commandait aperçut cette batterie d’appareils braquée sur sa citadelle, et il en fut très ému, si ému qu’il en référa tout aussitôt à Sebenico. Et notre bateau était à peine au mouillage que notre capitaine était mandé chez le commandant du port et invité impérativement à livrer tous les clichés où se profilerait l’image suspecte de la forteresse qui garde l’entrée de Sebenico. Il fallut obéir et livrer en holocauste quelques victimes. Je crois bien que plus d’une, pourtant, échappa au sacrifice, sans que d’ailleurs nous ayons par là compromis bien sérieusement, je pense, la sécurité de la monarchie.

Mais plus d’une fois, au cours du voyage, nos photographes se heurtèrent à des consignes aussi rigoureuses, et si on leur permit de photographier librement les monumens vénitiens de Trau, les ruines de Salone, ouïes remparts surannés de Raguse, il fallut, en revanche, pour obtenir l’autorisation d’emporter les appareils en Bosnie, toute une petite négociation diplomatique, et il fut absolument interdit de les débarquer à Cattaro.

Ces menus incidens, qui font sourire, indiquent pourtant un état d’esprit. Pour que l’administration autrichienne jugeât nécessaires tant de précautions jusqu’alors inconnues, il fallait évidemment qu’elle tînt à ne pas laisser voir certaines organisations de date récente et d’importance appréciable, toute une préparation militaire que sa défiance craignait de laisser trop tôt découvrir.

En même temps qu’elle développait dans l’Adriatique sa puissance navale, l’Autriche s’appliquait à y conquérir la prépondérance économique. Ses grandes Compagnies de navigation, le Lloyd de Trieste, l’Ungaro-Croata de Fiume, envoyaient leurs navires dans les moindres ports du littoral et des îles dalmates, et au delà, le long des côtes albanaises, jusqu’à Corfou, et progressivement elles évinçaient la marine italienne de tout le rivage oriental de l’Adriatique. Pareillement, en Istrie et en Dalmatie, l’administration autrichienne faisait rude guerre à l’élément italien, qui, dans les villes surtout, tenait, par l’intelligence, la richesse, les souvenirs, plus que par le nombre, une place importante et qui semblait inquiétante. Contre cet élément réfractaire, fort habilement l’Autriche soutenait les revendications des Slaves, qui forment incontestablement la majorité de la population du pays. Et peu à peu, le vernis léger d’italianisme, que la longue domination de Venise avait mis sur ces régions, craquait, s’écaillait, s’effaçait. Insensiblement, les municipalités italiennes disparaissaient des villes ; le serbo-croate, exclusivement parlé dans les campagnes, devenait, par la grâce de l’Autriche, une des langues officielles de la province. Politique à courtes vues peut-être, en ce sens qu’elle élevait et fortifiait des rivaux redoutables pour l’avenir, mais dont l’effet immédiat et souhaité était d’abaisser l’influence italienne et de tenir en échec dans l’Adriatique l’adversaire qui paraissait le plus dangereux.

Au delà du territoire qu’elle possédait, l’Autriche s’efforçait d’assurer semblablement son influence tout le long du littoral adriatique. Sa diplomatie intriguait en Albanie, où les tribus catholiques du Nord entraient progressivement dans la clientèle autrichienne, grâce à une propagande fort habilement organisée. Les écoles confessionnelles, multipliées par les soins de l’Autriche, contribuaient à entretenir cette influence et accroissaient le prestige de la monarchie. L’annexion de la Bosnie-Herzégovine, en 1908, fortifiait d’autre part la prépondérance autrichienne dans toute la région adriatique. La Serbie se trouvait par là, au moins en apparence, écartée définitivement de ces rivages auxquels aspirait son ambition. Le Monténégro, faible et isolé, était à la merci de sa redoutable voisine. De plus en plus, en ces dernières années, l’Autriche apparaissait comme la puissance dominante sur tout le littoral oriental de l’Adriatique. :

C’est qu’aussi bien, pour les deux empires de l’Europe centrale, l’Adriatique prenait une importance politique et économique chaque jour grandissante. Elle est l’un des chemins de cette grande et ambitieuse politique qui, depuis plus d’un quart de siècle, emporte le rêve germanique vers le monde oriental, vers les terres ensoleillées et radieuses que baigne la Méditerranée. Trieste et Fiume sont l’aboutissement naturel des grandes voies commerciales qui partent de Vienne, de Budapest, de Hambourg. Pour que nul obstacle n’interceptât à son débouché ce grand courant économique, il était indispensable que le couloir adriatique ne fût dominé par nulle autre puissance que l’Autriche, alliée fidèle de l’Allemagne, et qui, d’accord avec elle, travaille au mouvement d’expansion germanique vers les mers méridionales. Et c’est pourquoi l’Autriche adressé tout son effort en face de l’influence italienne ; c’est pour cela qu’en 1913, à la Conférence de Londres, elle a imposé à l’Europe la création d’une Albanie autonome, afin que cette partie du rivage adriatique où est Valona ne devînt ni serbe ni italienne. C’est pour cela enfin qu’à côté de l’Autriche, l’Allemagne s’efforçait de s’introduire dans l’Adriatique, faisait de Pola le port d’attache, au moins provisoire, de la division navale que, depuis 1913, elle entretenait en Méditerranée, et, obscurément, préparait, dans cette Albanie alors gouvernée par un prince allemand, la réalisation plus ou moins prochaine de ses ambitieuses visées sur Valona.

On sait quel parti l’Autriche a tiré, dans la guerre actuelle, de ce long travail de préparation. Malgré les efforts des flottes alliées, elle n’a point jusqu’ici abdiqué la maîtrise de l’Adriatique et, de leur base navale de Cattaro, ses escadres ont tenté plus d’une entreprise audacieuse. On sait comment, dans ces derniers mois, les troupes autrichiennes ont emporté d’autre part, avec une facilité qui a surpris, la formidable position du Lovcen, dont la menace inutile avait si fâcheusement épargné Cattaro ; comment, après le Monténégro, elles ont conquis sans grande difficulté l’Albanie tout entière, Scutari à l’intérieur, et sur la côte. Saint-Jean de Medua, Alessio, Durazzo, bien accueillies, semble-t-il, par la majorité des tribus albanaises depuis longtemps inféodées à la monarchie. On sait enfin comment la menace autrichienne s’est étendue jusqu’à Valona. En sorte qu’on pouvait se demander si, en apparence du moins, le rêve adriatique de la monarchie n’était pas à la veille de se réaliser.


II

Mais avant d’être austro-hongroise, la côte orientale de l’Adriatique a été — et bien plus longtemps — italienne. Je n’entends point parler ici — encore qu’en Italie on en tire argument parfois — des monumens magnifiques dont Rome jadis couvrit ces rivages, de ces arènes de Pola, imposantes à l’égale du Cotisée, qui dominent la rade de leur masse puissante, ou de ce palais de Dioclétien, résidence impériale et forteresse tout ensemble, assez vaste pour qu’une ville entière, Spalato, ait pu s’y abriter. Je ne parle point, — encore que ces souvenirs aient enflammé parfois les ambitions italiennes, — des entreprises que, bien des fois, au cours du Moyen Age, les maîtres de l’Italie méridionale, les rois normands ou angevins des Deux-Siciles poursuivirent au delà du canal d’Otrante, aux rivages d’Épire ou d’Albanie. Une influence plus durable a fait, durant des siècles, de toute cette région une terre italienne : à chaque pas que l’on fait sur le littoral oriental de l’Adriatique, partout on retrouve l’empreinte puissante dont Venise a marqué ce pays.

Avec ses portes que couronne la fière image du lion de Saint-Marc, avec sa place des Seigneurs où la vieille tour de l’horloge fait face à la loggia bâtie par Sanmicheli, avec sa place des Cinque pozzi qui semble un campo vénitien, Zara évoque tout naturellement le souvenir de la ville des lagunes. Avec ses vieux remparts que renforce la masse puissante du château Camerlengo, ses portes que décore le lion de Venise, sa grande place, toute vénitienne d’aspect, que bordent des palais gothiques et une loggia aux colonnes de granit où trône, colossal, le lion dominateur et glorieux, avec sa grave cathédrale flanquée d’un haut campanile, Trau apparaît comme une petite Venise. Avec ses vieux cloîtres gothiques, son palais des recteurs, au portique imposant, à la cour élégante, avec ses fontaines compliquées et charmantes, sa place des Seigneurs et sa longue avenue du Stradone toute bordée d’habitations patriciennes, Raguse, dans son corselet de murailles et de tours, rappelle, à peine moins séduisante, la voisine puissante sur qui elle se modela. A Sebenico, le dôme gothique s’achève par les lignes courbes et la coupole chères à la Renaissance vénitienne ; de Pola à Cattaro, et dans toutes les îles du littoral, à Arbe, à Lésina, à Curzola, des palais charmans aux fenêtres découpées en dentelle, des loggias majestueuses, de vieux remparts couronnés de tours rappellent les splendeurs de l’architecture de Venise. Et partout, à Knin comme à Klissa, au-dessus de la baie où dort Sebenico comme au bord du golfe délicieux où Trau sommeille, à l’entrée des bouches de Cattaro, et depuis Budua et Antivari jusqu’à Durazzo et à Santi-Quaranta, partout ce sont les ruines de citadelles puissantes, barrant les défilés, commandant les rades, par où jadis Venise assura sa puissance tout le long du littoral adriatique. Le lion de Saint-Marc, le fier lion dont on retrouve l’image dans toutes les mers du Levant, a mis ici aussi sa griffe dominatrice, et à chaque pas, au-dessus des portes des cités ou sur les murailles des citadelles, il rappelle le glorieux souvenir de la ville qui se proclamait à juste titre la reine de l’Adriatique.

De bonne heure, Venise avait compris que la Dalmatie était la pièce la plus nécessaire de son empire et que sa possession était la condition indispensable de la domination maritime de la République. Sur la route de l’Orient, les ports du littoral adriatique étaient autant d’escales précieuses et sûres, autant d’étapes de la voie triomphale qui menait à la richesse et à la gloire. Aussi, dès l’aube du XIe siècle, Venise prit pied sur ces rivages, et tenacement, énergiquement, elle les défendit contre tous les compétiteurs, contre les Croates, contre les Hongrois, contre les Turcs. Progressivement elle occupa toute la côte, toutes les îles, Zara et Cattaro, Durazzo et Valona ; et, aussi longtemps que dura la République, jalousement elle maintint la Dalmatie en sa puissance. L’Adriatique, aux yeux de Venise, n’était pas autre chose que « le golfe » vénitien ; et chaque année, on le sait, le jour de l’Ascension, le doge célébrait en grande pompe le mariage symbolique de la cité avec la mer et, du haut du Bucentaure, solennellement il jetait dans les flots son anneau d’or, « en signe de véritable et perpétuelle domination. »

Sans doute, durant ces siècles où l’Adriatique fut une mer toute vénitienne, la République exploita la Dalmatie plus qu’elle ne l’administra. Elle y recruta des soldats admirables, ces Esclavons dont le souvenir vit aujourd’hui encore dans la ville des lagunes ; elle y trouva des bois de construction pour ses flottes, des abris sûrs pour ses navires. Jamais elle ne s’inquiéta de développer la prospérité matérielle du pays. Egoïstement, elle gouverna la Dalmatie pour elle-même, soucieuse uniquement que la province fût tranquille et que l’impôt rentrât exactement. Mais elle n’en a pas moins, sur tout ce littoral, mis son empreinte toute-puissante ; elle y a introduit et fait régner la langue et la culture italiennes ; si bien qu’aujourd’hui encore le voyageur qui passe, oubliant tout ce que coûta au pays le gouvernement de la Seigneurie, n’admire que l’œuvre de puissance que la politique vénitienne y accomplit.

De ce passé glorieux l’Italie moderne n’a point perdu la mémoire : elle considère qu’il y a là un héritage qu’elle peut et doit légitimement réclamer. De même que pour les Vénitiens d’autrefois l’Adriatique était « le golfe, » ainsi pour les Italiens d’aujourd’hui, elle est mare nostro, notre mer. Il n’est personne dans la péninsule qui ne tienne pour un dogme la nécessité de la prépondérance italienne dans l’Adriatique ; et de ce sentiment profond, universel, on trouve un témoignage caractéristique dans l’émotion que souleva, il y a quelques années, l’admirable drame de d’Annunzio, la Nave. On sait comment le grand poète, avec une intensité de vision géniale, y avait peint les rudes débuts de la cité naissant dans la boue des lagunes, de la jeune Venise grandissant parmi la menace des eaux et la fureur des élémens déchaînés, et quelles glorieuses perspectives d’avenir il ouvrait à la ville qui met son espoir dans ses navires, symbole et gage de son salut, de sa destinée et de sa grandeur futures. « peuple, dont les fleuves rongent la terre, écrivait le poète, écoutez sans terreur ce fracas, sans tremblement ni crainte de la mort. Mais tressaillez de joie, car Dieu vous donnera des jours tels qu’on n’en vit jamais, jours non de destruction, mais d’empire. » Et déjà, déployant ses voiles pour des navigations triomphales, le navire symbolique s’apprêtait à porter à travers le monde l’étendard et la gloire de la cité reine, « de la cité bâtie dans les lieux déserts, sans murs, sans portes, sans tombeaux, mais dont la force et les fondemens sont sur la mer. » Et comme pour mieux souligner ces revendications et ces espérances, — saluées en Italie d’un enthousiasme tel qu’il inquiéta en Autriche, — le poète, fièrement, avait dédié son drame au souvenir de ceux qui sont morts à Lissa.

On conçoit dès lors ce qu’ont été, surtout depuis le commencement de ce siècle, les ambitions, les rêves et la politique de l’Italie dans l’Adriatique. Son intérêt stratégique comme son intérêt économique lui commandaient de lutter contre l’Autriche, de rétablir par tous les moyens possibles son influence historique sur le littoral oriental.

C’est pour cela qu’âprement, en Istrie et en Dalmatie, elle soutenait l’italianisme menacé. C’est pour cela qu’elle s’efforçait de pénétrer au Monténégro, que l’alliance des deux dynasties ouvrait à son influence, et qu’elle y prenait, en particulier par la construction du chemin de fer d’Antivari au lac de Scutari, une place chaque jour plus importante. C’est pour cela qu’elle organisait en Albanie une propagande active, économique, financière et scolaire, fondant des banques, des journaux, des écoles, des entreprises industrielles, se créant dans l’Albanie centrale et méridionale, grâce au concours d’Essad pacha, une clientèle capable de tenir en échec l’avance austro-hongroise. C’est pour cela enfin qu’en décembre 1914 l’Italie occupait Valona, avec une vaste zone tout à l’entour, et s’y installait d’une façon qui semblait bien devoir être définitive. Et déjà les journaux italiens déclaraient nettement : « Nous sommes à Valona et nous y resterons. »

Aux yeux de l’Italie entière, l’Autriche en Adriatique n’est qu’une usurpatrice, qui en doit être expulsée. Avant même que la guerre ne fût déclarée, un journal de Milan écrivait en février 1915 : « Nous voulons la fin de l’Autriche maritime. La mer aujourd’hui autrichienne est une mer italienne. Le débouché adriatique de la Hongrie est une usurpation. L’Adriatique est italienne et slave. Il n’y a pas de place pour des tiers gênans[1]. » L’officieux Giornale d’Italia était plus net encore : « L’objet principal de l’Italie en Adriatique est de résoudre une bonne fois toutes les questions politico-stratégiques d’une mer qui se commande militairement de la côte orientale ; et un tel problème ne se résout que d’une seule manière : en éliminant toute autre marine de guerre. » Et le même journal ajoutait : « En Adriatique, l’Autriche disparue, il ne peut y avoir ni un port, ni un sous-marin, ni une torpille, qui ne soit à l’Italie. »


III

Ainsi, à la possession de fait de l’Autriche, simple usurpation, l’Italie oppose les droits qu’elle tient de l’histoire, et les ambitions que lui dictent les nécessités stratégiques. Et rien ne paraît d’abord plus naturel et plus légitime que cet impérialisme italien. En Istrie, en Dalmatie, au moins dans les villes, on a l’impression d’être en pays pleinement italien, et il semble que sur tout le pourtour de la mer Adriatique, de Brindisi à Venise, de Venise à Trieste et à Fiume, de Fiume à Raguse et à Valona, une même langue, une même civilisation, règnent en maîtresses. Dans toutes les villes du littoral oriental, partout on comprend et on parle l’italien ; et jusque sur les navires de guerre de la flotte autrichienne, dont les équipages se recrutent aux rivages d’Istrie et de Dalmatie, l’italien, il y a quelques années encore, était la langue usuelle et presque la langue du commandement.

Ce n’est là pourtant qu’une apparence trompeuse. Un autre élément ethnique, et autrement puissant, occupe en maître la côte orientale de l’Adriatique.

Vers le mois d’avril 1915, les journaux russes, avec un sens peut-être discutable de l’opportunité, mais avec une très exacte connaissance des faits, crurent bon de faire remarquer que les Slaves du Sud, Croates et Serbes, avaient, à la possession du littoral oriental de l’Adriatique, des droits incontestables ; et entre la presse de Rome et celle de Petrograd s’engagea à ce propos une polémique qui fut parfois sans aménité. On ne saurait nier pourtant que, pour une forte part, la thèse slave ne fût assez justifiée.

Bien des fois, au cours de l’histoire, les Etats slaves qui se constituèrent dans le Nord-Ouest de la péninsule balkanique étendirent avec succès jusqu’aux rivages de l’Adriatique leurs ambitions conquérantes. Les rois de Croatie du XIe siècle régnaient à Zara et à Spalato et ajoutaient à leur titre celui de rois de Dalmatie. La Grande-Serbie du XIVe siècle s’étendait du Danube à l’Adriatique et le tsar Etienne Douchan s’intitulait : « roi de Serbie, de Dioclée, de Zachlumie, de Zêta, d’Albanie et de la région maritime. » Un peu plus tard, Tvartko, ban de Bosnie, se proclamait semblablement « roi de Serbie, de Bosnie et du littoral » et conquérait la Bosnie et la Dalmatie. C’est qu’alors comme aujourd’hui, pour toutes les régions qui forment l’arrière-pays du rivage adriatique, une impérieuse nécessité existait de s’ouvrir un débouché vers la mer. Cernés dans leurs rudes montagnes par des voisins puissans, le Hongrois, le Bulgare, le Byzantin ou le Turc, ils devaient, s’ils voulaient vivre, conquérir la libre sortie sur l’Adriatique, qui seule pouvait assurer leur indépendance politique et économique. Et sans doute ces dominations slaves, plus éphémères que celles de Venise, ne laissèrent point dans la région du littoral des traces bien profondes. Mais, à côté de ces souvenirs lointains, les Slaves peuvent invoquer des argumens plus décisifs ; le principe des nationalités confirme et justifie les ambitions qu’ils pourraient fonder sur l’histoire.

Depuis que, il y a un peu plus d’un demi-siècle, le grand mouvement de l’Illyrisme a rendu aux Slaves du Sud la conscience de leurs origines ethniques, progressivement, sur toute la côte orientale de l’Adriatique, l’élément slave a repris la première place. Sur les populations, croates et serbes, du littoral dalmate, la longue domination de Venise, les relations nécessairement établies entre les deux rivages de l’Adriatique avaient bien pu mettre une empreinte latine. Mais il suffit de sortir des villes, de pénétrer dans l’intérieur du pays, pour retrouver la réalité des choses. Ces paysans au type fortement accusé, bergers ou pêcheurs, vêtus de la veste soutachée aux manches flottantes, et coiffés du petit béret en feutre rouge, ces femmes aux costumes de couleurs voyantes, ornés de broderies éclatantes et de pièces de métal, sont de race purement slave ; et la langue qu’ils parlent est le serbo-croate. Ne les interrogez point sur Zara ou Sebenico, sur Spalato ou Trau, sur Raguse ou Cattaro ; ces appellations italiennes, qui nous sont familières, pour eux n’ont point de sens ; ils ne connaissent que Zadar et Sibnik, Split et Trogir, Dubrovnik et Kotor. Ce n’est point aux Italiens, c’est à leurs frères de Croatie, à leurs frères de Bosnie, de Serbie, de Monténégro, que leurs affinités les unissent et que vont leurs sympathies ; et forts de la force que donne le nombre, progressivement, de Fiume à Cattaro, et dans l’Istrie même, ils ont fait reculer la langue et l’influence italiennes.

Il fut un temps, qui n’est pas bien lointain, où dans la diète de Zara la majorité était italienne : elle a passé aux Slaves aujourd’hui. Il fut un temps, qui n’est pas bien lointain, où en Dalmatie toutes les municipalités étaient italiennes ; elles sont toutes slaves aujourd’hui. J’ai connu, il y a moins d’un quart de siècle, une Dalmatie où les complimens officiels de bienvenue s’échangeaient exclusivement en italien ; j’ai vu plus récemment les premiers magistrats des villes haranguer leurs hôtes français en serbo-croate, parce que, pour le principe, si je puis dire, il fallait que, représentans de cités slaves, nettement ils s’exprimassent en slave. Et si l’on regarde les chiffres officiels du plus récent recensement, celui de 1910, on constate en effet qu’en Dalmatie on comptait alors 613 000 Slaves contre 18 000 Italiens seulement, qu’en Istrie il y avait 225 000 Slaves contre 147 000 Italiens, et que Trieste luttait difficilement contre le flot slave envahisseur (119 000 Italiens contre 60 000 Slaves.

L’Autriche, qui souvent crut habile de soutenir l’élément slave et de favoriser ses revendications, ne voit point maintenant sans inquiétude ces progrès redoutables. Mais le fait est là. Sur le littoral oriental de l’Adriatique, la population est slave en grande majorité ; elle y domine presque sans rivale ; et ce fait, dans la lutte pour l’Adriatique, est gros de conséquences importantes.

Tout l’arrière-pays du littoral dalmate, la Croatie, la Bosnie-Herzégovine, la Serbie, est peuplé des mêmes élémens ethniques qui dominent sur la côte ; et des Serbes également habitent ce Monténégro qui, par Antivari et Dulcigno, péniblement s’est frayé un chemin jusqu’à l’Adriatique. Or, pour toutes ces populations slaves, de même que pour les royaumes slaves d’autrefois, c’est une nécessité de leur vie économique de s’ouvrir un débouché sur la mer. Entre ses frontières continentales, la Serbie étouffait, perpétuellement menacée par la tyrannie de sa puissante voisine. La Bosnie, naturellement orientée vers l’Adriatique, n’avait avec le littoral dalmate que des communications insuffisantes, la ligne de chemin de fer, partiellement à voie étroite, qui descend de Serajevo à Raguse. Il était inévitable que ces pays slaves cherchassent une issue vers cette mer dont leur race peuplait les rivages.

A ces ambitions, d’abord purement économiques, l’Autriche s’est opposée de toutes ses forces. Elle a refusé à la diète de Zara l’union de la Dalmatie et de la Croatie ; elle a orienté, par le système de ses chemins de fer, la Bosnie vers la Hongrie ; elle a fait obstacle, du mieux qu’elle a pu, à la construction d’une ligne allant du Danube à l’Adriatique ; elle a obligé la Serbie en 1913 à évacuer Durazzo, et, pour anéantir ses espérances adriatiques, elle a obtenu de la Conférence de Londres la création du royaume d’Albanie. Sans doute, les traités de 1913 avaient promis au royaume serbe une étroite fenêtre ouverte sur la mer, un port de commerce au bout d’un étroit couloir. Les événemens n’ont point laissé à ces médiocres espérances le temps même de se réaliser.

Aussi, maintenant, les ambitions slaves sur l’Adriatique sont-elles devenues plus hautes, et non plus seulement économiques, mais politiques. On rêve d’un grand empire slave, qui réunirait tous les rameaux divers de la race yougo-slave, Slovènes de Carniole, Serbo-Croates de Croatie et de Dalmatie, Serbes de Bosnie et d’Herzégovine, du Monténégro et de la Serbie actuelle. De ce grand Etat ferait partie nécessairement le rivage oriental de l’Adriatique, avec l’archipel dalmate tout entier. Dès le mois d’octobre 1914, un journal de Belgrade auquel l’officieuse Samouprava donnait, en le reproduisant, une valeur toute particulière, écrivait : « La Dalmatie n’est pas italienne ; elle est serbo-croate géologiquement, historiquement et ethnologiquement. Si l’Italie veut partager fraternellement avec la Serbie la mer Adriatique, sur la rive orientale de laquelle habitent 700 000 Slaves contre 18 000 Italiens, la Serbie en sera heureuse et ne manquera pas de cultiver ce que l’antique civilisation italienne aura laissé en héritage. Mais elle ne consentira pas à ce que ce pays slave passe de la domination autrichienne à une autre domination, celle de l’Italie. » Et dans un manifeste yougo-slave récent, on lit que « la Dalmatie est le grand lien territorial unissant les pays yougo-slaves au point de vue géographique et économique. »

Ainsi, aux ambitions italiennes s’opposent nettement les revendications slaves et il semble assez malaisé de concilier les deux thèses contraires. D’une part, on invoque des motifs stratégiques et des droits historiques ; de l’autre, on met en avant la juste satisfaction des aspirations nationales. Les deux partis s’accordent pour éliminer l’Autriche de l’Adriatique ; ils se disputent avec une égale âpreté, dès qu’il s’agit de savoir à qui sera dévolu son héritage. Et entre ces prétentions rivales, il est difficile de trouver un terrain d’entente satisfaisant.


IV

Faut-il parler d’autres ambitions encore, qui visent à occuper une partie plus ou moins étendue du rivage oriental de l’Adriatique ? La Grèce, qui a profité de la guerre européenne et de l’anarchie albanaise pour occuper, en octobre 1914, sans qu’aucune des grandes puissances ait protesté, l’Epire septentrionale, a rêvé parfois d’ajouter à son territoire le Sud de l’Albanie, toute cette vaste région peuplée en majorité de Grecs, où la langue et la civilisation helléniques ont des racines profondes, et qui va jusqu’à Bérat et même jusqu’à Valona. Elle se souvient qu’avant la guerre balkanique de 1912 un arrangement conclu avec la Serbie portait sa frontière jusqu’au cours du Skoumbi, lui assurant toute l’Albanie méridionale. Et elle a eu beau depuis lors, sous la pression des circonstances, renoncer à une partie de ses espérances ; elle n’en a pas moins vu avec quelque déplaisir l’occupation par l’Italie de cette porte de l’Adriatique et du petit îlot de Sasseno, à l’entrée de la rade de Valona, qui lui appartenait depuis 1864 et qu’elle avait, en mai 1914, dû abandonner à l’Albanie. L’occupation de Corfou par les Alliés, malgré son caractère tout provisoire, n’a point diminué ces inquiétudes, et le débarquement dans l’île de quelques élémens de gendarmerie italienne a soulevé à Athènes de violentes protestations. Entre les ambitions albanaises de l’Italie et la zone d’influence à laquelle prétend la Grèce, il y a antinomie évidente ; et les rapports entre Rome et Athènes ont été, en ces derniers mois, plus d’une fois empreints d’une aigre et significative défiance.

Il faut signaler, au moins pour mémoire, les revendications de la Bulgarie qui, dans son âpre désir de prendre dans les Balkans la place de la Serbie, aurait volontiers ajouté aux débouchés qu’elle possède sur la Mer-Noire et la mer Egée une sortie sur l’Adriatique. Le gouvernement bulgare, dans ses déclarations officielles, s’est montré fort réservé sur le sort futur de l’Albanie. Pourtant, et pour les raisons que chacun devine, il ne semble point que ce soit là, dans le problème, un élément d’importance essentielle.


Ainsi, dans la mer Adriatique, entre l’Autriche, l’Italie, la Serbie, — et accessoirement la Grèce et la Bulgarie, — une lutte ardente est engagée pour la prépondérance actuelle et future. Et par là on peut prévoir que, dans les débats de la paix future, la question de l’Adriatique tiendra une grande place.

Comment, entre tant de prétentions contraires, un accord parviendra-t-il à s’établir ? Bien imprudent, à l’heure actuelle, qui le voudrait prophétiser. On peut toutefois tenir pour probable que, dans la dislocation vraisemblable de la monarchie austro-hongroise, le littoral oriental de l’Adriatique échappera à ses maîtres et que, l’Autriche étant ainsi éliminée, une transaction se trouvera nécessairement pour satisfaire l’Italie et la Serbie qui se disputent l’héritage autrichien. D’ores et déjà diverses solutions ont été entrevues. Pour calmer les inquiétudes que donnerait à l’Italie une puissance trop accrue des Slaves, la Russie a proposé, vers le mois d’avril 1915, la création de deux Etats distincts sur le rivage oriental de l’Adriatique [2] : au Nord, la Croatie, dont le territoire irait de l’extrémité de l’Istrie jusqu’à l’embouchure de la Narenta, au Sud la Serbie, augmentée de la Bosnie-Herzégovine et du reste de la côte jusqu’au Sud de Durazzo ; Trieste, Pola et l’Istrie revenaient, dans ce système, naturellement à l’Italie. A ces offres transactionnelles l’Italie a opposé de plus larges revendications : elle n’a pas réclamé seulement les trois meilleurs ports de l’Adriatique du Nord, Trieste, Pola et Fiume ; elle demande en outre toute la Dalmatie centrale, de la Zermagna à la Narenta, sur une longueur de près de 500 kilomètres, avec les ports de Zara, Sebenico, Spalato, el toutes les îles de Fiume à Cattaro. La Croatie, dans cette combinaison, ne recevrait plus qu’un rivage à peu près inutilisable ; la Serbie, mieux traitée, aurait Raguse, Cattaro et les ports albanais, Valona toutefois restant à l’Italie. Et sans doute l’Italie a toujours protesté de ses sentimens d’amitié à l’égard de la Serbie, de son désir de lui ménager les débouchés maritimes dont elle a besoin. L’opposition des deux thèses contraires demeure pourtant assez forte pour que l’entente poursuivie ne se réalise pas sans quelques difficultés.

On peut se demander à la vérité si l’Italie aurait un bien grand intérêt à s’incorporer, au mépris du principe des nationalités, un million et demi environ de Slaves, et d’autre part si la situation prépondérante qu’elle réclame dans l’Adriatique se trouverait bien sérieusement menacée parce que la Serbie posséderait une portion plus étendue du littoral dalmate. Il semble bien par ailleurs qu’à l’heure actuelle, entre l’Italie et la Serbie, momentanément vaincue, mais que les Alliés ont pris l’engagement de rétablir dans son indépendance et sa souveraineté, les relations soient devenues plus faciles, plus cordiales. L’Italie a pris sa part de l’admirable effort qui a sauvé l’armée serbe ; et l’accueil que trouvait récemment à Rome le prince Alexandre de Serbie a paru le témoignage éclatant des sympathies réciproques des deux pays. Mais surtout les déclarations faites par M. Pachitch, au cours de sa visite à Petrograd, ont semblé ouvrir la voie à une solution amiable du problème. Tout en insistant sur la nécessité pour la Serbie d’obtenir un débouché sur l’Adriatique et sur le droit qu’elle a de posséder une partie du littoral de cette mer, le premier ministre serbe ajoutait ces paroles rassurantes, que la presse italienne a enregistrées avec une vive satisfaction : « La Serbie ne prétend nullement jouer le rôle de puissance navale ni posséder une flotte de guerre. Elle reconnaît volontiers à l’Italie la maîtrise de la mer Adriatique. » Dans ces conditions, aucune contestation sérieuse ne saurait plus mettre aux prises les deux puissances. L’Italie ne fait nulle objection au désir qu’a la Serbie d’obtenir les débouchés économiques indispensables à son existence ; et, s’il en faut croire M. Pachitch, tous les Alliés sont d’accord pour lui en reconnaître le droit et lui en assurer la possession. Il apparaît donc bien que, malgré l’âpreté apportée parfois à la défense des intérêts opposés et rivaux, la lutte pour l’Adriatique peut et doit aboutir à une transaction. Et il semble certain que cette transaction, en écartant l’Autriche, saura, par un heureux accommodement, ménager des droits également respectables et qui ne sont point, malgré tout, inconciliables.


CHARLES DIEHL.

  1. J’emprunte cette citation, ainsi que quelques autres, à l’intéressant petit livre de M.Ch. Vellay, la Question de l’Adriatique, Paris, 1915.
  2. Les indications qui suivent sont empruntées au livre déjà cité de M. Ch. Vellay.