La Lutte pacifique entre la France et l’Angleterre

La Lutte pacifique entre la France et l’Angleterre
Revue des Deux Mondes5e période, tome 21 (p. 765-801).
LA LUTTE PACIFIQUE
ENTRE
LA FRANCE ET L'ANGLETERRE

L’arrangement qui vient d’intervenir entre la France et l’Angleterre ne saurait être jugé qu’à la lumière du passé.

La lutte militaire entre Français et Anglais remplit six siècles de notre histoire : elle n’a pris fin qu’avec la chute de Napoléon. Les deux peuples ont le droit d’en parler fièrement et sans embarras : ils lui doivent les pages les plus glorieuses de leurs annales. C’est en luttant l’un contre l’autre qu’ils ont pris conscience de leurs destinées : cette conscience même leur enseigne le respect de l’adversaire. Dans ce long duel, les conditions n’étaient pas égales : tandis que l’Angleterre, retranchée dans son île, pouvait réunir toutes ses forces pour accabler la France, celle-ci était obligée de faire face de deux côtés à la fois. L’Angleterre profita de son avantage. N’ayant pu détruire la nation française, elle s’efforça du moins d’arrêter sa croissance sur terre et sur mer. Sa politique était de nous susciter des ennemis sur le continent et d’avoir toujours une flotte supérieure à la nôtre. En Europe, elle nous écarta des Pays-Bas. Dans le monde, elle nous enleva le Canada et les Indes. Mais, à notre tour, nous lui fîmes subir une perte sensible en favorisant l’indépendance des États-Unis. Toute une partie du globe échappait à son hégémonie. Les effets du Traité de Versailles se font encore sentir, et, si un jour elle perd le Canada, elle le devra à M. de Vergennes.

La vie de Napoléon fut un perpétuel effort contre l’Angleterre. C’est le lien secret de toutes ses entreprises. Ce génie audacieux tâta successivement tous les points faibles de notre rivale : il voulut lui enlever, à Malte, l’empire de la Méditerranée ; en Égypte, la route des Indes ; dans la Manche, la sécurité de ses côtes et l’orgueilleux isolement de sa capitale ; dans l’Europe entière, la sûreté et la liberté de son commerce. Un seul désavantage ruina tous ses desseins : il n’était pas maître de la mer ; dès lors, il devait succomber. Sa perspicacité ne servit qu’à éclairer les Anglais sur leurs propres intérêts : à Malte et plus tard en Égypte, ils suivirent les leçons de Napoléon, comme ils avaient suivi celles de Dupleix aux Indes. Combien de fois nos grands hommes ont-ils été les éducateurs des autres peuples et les premiers artisans de leur fortune !

La chute de Napoléon marque l’apogée de la grandeur militaire des Anglais. Aujourd’hui encore, ils vivent sur le souvenir de Trafalgar et de Waterloo. Depuis lors, ils n’ont pas livré une seule bataille navale, ni joué le rôle principal dans une grande guerre continentale. Entre eux et nous, la lutte, de guerrière, est devenue pacifique. Mais, si les moyens ont changé, le but est toujours le même. Jusqu’à ces derniers temps, l’abaissement de la France était resté la maxime fondamentale du cabinet de Londres. Aussi le combat diplomatique s’engagea-t-il dès le lendemain des traités de Vienne.


I

Entre l’Angleterre victorieuse et la France abattue, la comparaison ne semblait pas possible. Cependant la disproportion des forces était moins grande qu’il ne paraissait au premier abord. L’Angleterre était plus riche, la France plus économe. L’une semblait disposer de ressources inépuisables, mais ses capitaux, engagés dans les affaires, étaient à la merci des crises. L’autre, avec des ressources limitées, se refaisait constamment par l’épargne. L’une jouissait des avantages de la liberté, mais elle en subissait aussi les charges : les dépenses locales, toujours croissantes, gênaient l’action du gouvernement. L’autre souffrait parfois d’une centralisation excessive, mais toutes les forces étaient dans la main du pouvoir. L’Angleterre nous dépassait par son industrie, déjà vigoureuse, par l’étendue de son commerce, par l’importance de ses colonies ; mais le territoire de la France, plus vaste, plus uni, mieux proportionné, offrait un rapport plus juste entre le sol et les hommes. La grandeur de l’Angleterre était un chef-d’œuvre de prévoyance et d’habileté, mais on y sentait l’artifice : on le sentit bien davantage lorsque, sacrifiant résolument son agriculture à son industrie, elle dut pourvoir à l’entretien d’une population qui débordait son territoire. Elle édifiait, sur une base étroite, un immense empire, plus peuplé que l’empire romain, mais dispersé sur les deux hémisphères, et tout ce superbe édifice pouvait sombrer dans un combat naval. L’assiette de la France est si solide qu’elle résiste aux plus profonds ébranlemens, sa prospérité si naturelle qu’elle refleurit après chaque désastre ; en sorte qu’il suffirait d’une seule faute grave pour entraîner la ruine de l’Angleterre, tandis que la France a pu survivre à toutes les fautes de ses gouvernemens. Qui aura toujours devant les yeux cette fragilité de la domination anglaise s’étonnera moins de voir cette puissance si souvent intraitable. Elle doit se montrer partout la plus forte si elle ne veut tomber au troisième rang. Il n’y a pas de milieu, pour elle, entre la prééminence et la ruine ; et ces maximes d’Etat qu’on impute à son orgueil sont la condition de sa sécurité.

Entre l’Angleterre et nous, le vieux procès continental fut réglé définitivement par l’indépendance de la Belgique, dont la neutralité nous console de n’avoir pas rempli notre destinée, dans ces plaines si souvent arrosées du sang français. Mais déjà la conquête d’Alger avait transporté la lutte sur un autre terrain. Discrète d’abord et courtoise, l’hostilité anglaise éclata brusquement en 1840 à propos des affaires d’Égypte.

Dans tous les âges, l’Égypte a été convoitée par les conquérans. Le grand fleuve qui la féconde et qui prend sa source au cœur même de l’Afrique, sa fertilité proverbiale, en font une proie désirable ; ses rives plates, aisément accessibles, en font une proie facile. Entre l’Asie et l’Europe, elle servit de pont à l’Islam. Baignée par les deux mers, elle apparut, bien avant le percement de l’isthme de Suez, comme le chemin naturel des Indes. Sir Robert Peel disait au Tsar : « Nous ne laisserons jamais s’établir sur le Nil un gouvernement trop fort, qui puisse fermer la route du commerce et refuser le passage de la malla des Indes. » Le rôle de l’Égypte dans l’économie du monde moderne ne devait pas cesser de grandir. Depuis que l’Europe, abandonnant l’Amérique à elle-même, a tourné ses armes et son activité vers l’Afrique et vers l’Asie, l’Égypte est devenue le centre et comme le nœud des deux continens.

Mais, en 1840, on pensait surtout à l’Empire ottoman ; tout conspirait à concentrer l’attention sur le Bosphore : la mémoire encore vivace des longues guerres contre les Turcs, les ambitions de la Russie, la routine d’une diplomatie pour laquelle le monde finissait à la Méditerranée. On sait la fortune soudaine de Mehemet-Ali, les victoires de son fils Ibrahim, le Sultan menacé jusque dans Constantinople, les Russes accourant à son secours, puis l’Europe entière soulevée contre la France qui patronnait le pacha d’Égypte, le bombardement de Beyrouth, — et l’espèce de défaite morale qui s’ensuivit pour nous.

M. Thiers était alors premier ministre : son tort n’a pas été de porter l’effort de la France vers l’Égypte. Il voyait très juste, au contraire. Formé, comme historien, à l’école de Napoléon, il pensait aux Indes. Mais ses moyens furent mal combinés. Déjà faible sur mer, la France devait être sûre de l’Europe. Elle l’était si peu, qu’en quelques heures, à Londres même, une coalition se noua contre nous à l’insu de notre ambassadeur. M. Thiers, dupe du génie de Napoléon, prétendait vaincre l’Angleterre et conquérir l’Égypte sur le Rhin. C’était recommencer, avec des ressources dix fois moindres, l’erreur du blocus continental. Les projets gigantesques du grand Empereur avaient fait trembler l’Europe, les menaces du gouvernement de Louis-Philippe ne firent que l’irriter. Quant à notre flotte, elle n’avait pas même osé se montrer devant la flotte anglaise. Ce n’est pas que notre escadre du Levant fût négligeable : sir Charles Napier a dit qu’elle était alors égale, sinon supérieure aux forces britanniques dans la Méditerranée. Mais les Anglais, maîtres de Gibraltar et de Malte, pouvaient sans cesse amener de nouveaux renforts et il n’était pas en notre pouvoir de les arrêter.

Quatre ans plus tard, un jeune officier de marine publiait, sur les forces navales de la France, une « note »[1] qui fit beaucoup de bruit. Supposant une guerre avec l’Angleterre, tout en se défendant de la vouloir, il établissait l’insuffisance de notre flotte et dénonçait la négligence de l’administration de la marine. Cet enfant terrible n’était autre que le prince de Joinville. Pour toute réponse, on le mit à la tête d’une escadre, mais on n’augmenta pas cette escadre d’une seule unité. M. Guizot disait qu’il fallait occuper les princes trop actifs pour les empêcher de se livrer à « leurs fantaisies[2]. »

La crise de 1840 pesa sur tout le reste du règne. Il ne restait plus qu’à se mettre à la remorque de l’Angleterre, puisqu’on ne pouvait se mesurer avec elle. M. Guizot crut faire merveille en inventant l’entente cordiale. Le premier effet de cette entente fut d’arrêter net les armes victorieuses du maréchal Bugeaud sur la frontière du Maroc. Lord Aberdeen disait à notre chargé d’affaires : « Je ne voudrais pas créer des difficultés à M. Guizot, mais, de vous à moi, soyez sûr que l’occupation définitive d’un point quelconque de l’empire marocain par la France serait forcément un casus belli[3]. » Qu’aurait dit de plus le noble lord, si nous avions été des ennemis ?

Nous ne pouvions plus désormais faire un pas sans la permission de l’Angleterre. Déjà elle avait occupé Singapour (1836), Aden (1839), jalonnant de ses postes tous les défilés maritimes, comme jadis les barons du moyen âge élevaient leurs forteresses dans l’étranglement des vallées ; maîtresse des principaux passages, elle nous abandonnait à contre-cœur quelques lambeaux d’Afrique. Nous essayâmes de nous dédommager dans le Pacifique. Là, loin des routes fréquentées, nous espérions que l’Angleterre ne nous suivrait pas. Elle veillait cependant : la Nouvelle-Zélande, où nous pensions nous installer dès 1839, nous fut « soufflée » à la suite d’une indiscrétion. Nous allâmes encore plus loin, nous nous fîmes plus petits. Cherchez sur la mappemonde ces archipels minuscules qu’on appelle les îles Marquises et les îles de la Société. C’est là qu’en 1842, l’amiral du Petit-Thouars planta notre pavillon. Il y rencontra la Grande-Bretagne sous la forme d’un aventurier biblique qui nous disputait les faveurs de la reine Pomaré. L’affaire Pritchard faillit un instant allumer la guerre entre deux grands pays. La France dut indemniser ce Pritchard et encore faire des excuses.

Il n’est pas une année de cette fameuse entente qui n’ait été marquée par quelque incident du même genre. Le gouvernement français, talonné par l’opposition, appréhendait le succès de nos armes comme autant de causes d’embarras. L’opinion, moins molle qu’aujourd’hui, prenait feu à tout propos et accusait la complaisance des ministres, parfois avec plus de passion que de justice. On protestait contre le droit de visite que l’Angleterre s’arrogeait sur les navires de toutes les nations, mais on aurait mieux fait de voter les fonds pour armer des croiseurs qui auraient rétabli l’égalité.

Les ministres du Roi faisaient de louables efforts pour concilier la dignité de la France avec une situation dont ils connaissaient les points faibles ; mais ils n’avaient qu’une vue intermittente des grands intérêts du pays. Leur âme était ailleurs. Comme la plupart des politiques du temps, ils ne voyaient en Europe que des conflits de doctrine. Ils subissaient ainsi l’influence de la Révolution, alors même qu’ils prétendaient la combattre. Pour M. Guizot, l’Europe tout entière était un vaste parlement, dont il occupait le centre, avec Metternich à droite et Mazzini à l’extrême gauche. Le réveil des nationalités n’était à ses yeux qu’une manifestation de l’esprit révolutionnaire. Mais déjà grandissaient dans l’ombre un Cavour, un Bismarck qui sauraient enrégimenter la doctrine au service de la raison d’Etat. Quant aux Wellington ou aux Palmerston, s’ils n’échappaient pas toujours à l’illusion commune, si, selon le mot du duc de Broglie, ils cédaient souvent à la fatuité diplomatique, ils retrouvaient toute leur lucidité dans les questions vitales : nous en avions fait la dure épreuve en Égypte.


II

Cependant rien n’était encore compromis. Le gouvernement de Louis-Philippe laissait les ressources de la France intactes. En face de la Prusse naissante, de l’Autriche vieillie, de la Russie lointaine, elle était encore la première nation du continent. Elle occupait fortement l’Algérie, où, dans la paix générale, son armée avait eu l’occasion de s’aguerrir. Les finances étaient bonnes. Le fardeau écrasant qu’elle supporta plus tard sans fléchir montre qu’elle aurait pu dès lors, en s’imposant des sacrifices bien moindres, se donner une marine presque égale à celle de l’Angleterre. Il ne lui manquait qu’un gouvernement prudent et ferme. Après le court intermède d’une république étouffée dans son berceau, elle s’abandonna aux rêveries d’un visionnaire. L’exemple de Napoléon III est unique dans l’histoire. Certes, on a vu bien des princes qui, par indolence ou par aveuglement, négligeaient la chose publique ; il était réservé à notre âge d’en produire un qui, de parti pris et par système, agissait contre son propre intérêt. Ses complaisances passaient l’espoir des ambassadeurs étrangers. Ils venaient pour négocier, on les renvoyait comblés. Ils proposaient un marché, on leur offrait un cadeau gratuit. On les avait vus arriver inquiets, le front soucieux ; on les voyait repartir légers, la mine épanouie. Cet empressement à se dépouiller avait quelque chose de déconcertant. Il finit par tromper les calculs des Anglais eux-mêmes, gens pratiques, qui, ne donnant rien pour rien, mesurent difficilement la folie des autres.

Ce fut d’abord une véritable lune de miel. L’Angleterre n’avait qu’un signe à faire : la France était à ses ordres. Nous n’avions qu’une alliée naturelle, la Russie ; le premier soin de l’empereur fut d’unir ses armes à celles de l’Angleterre pour l’affaiblir. En ruinant Sébastopol et en fermant les détroits, nous écartions de la Méditerranée la seule marine qui eût pu nous fournir l’appoint nécessaire pour balancer la supériorité maritime des Anglais. Les Russes, attirés vers l’Asie, n’auraient jamais gêné nos mouvemens ; mais ils nous auraient aidés à maintenir les communications libres. La Grande-Bretagne sut nous persuader qu’il fallait faire tuer cent mille Français pour mettre le sceau à son empire.

Après ce beau fait d’armes, l’alliance de la Russie restait encore possible, au moins sur terre. Napoléon se l’aliéna pour jamais en témoignant à la malheureuse Pologne des sympathies aussi indiscrètes qu’inutiles.

Le percement de l’Isthme de Suez était, en soi, une grande idée ; mais il fallait être maître de l’Égypte. On pouvait encore le devenir malgré les événemens de 1840, notre situation était considérable sur les bords du Nil. Les Anglais prirent peur et s’opposèrent de tout leur pouvoir à l’entreprise de Suez. Ils ne nous croyaient pas assez simples pour leur livrer la clé de la porte que nous voulions ouvrir. Napoléon ouvrit la porte, mais il ne prit aucune précaution pour en surveiller les abords. Une fois de plus, nous avions travaillé pour autrui.

Il restait une faute à commettre dans cette Méditerranée qui nous échappait de plus en plus : c’était d’y susciter une puissance jeune, ambitieuse, un État de notre sang, si l’on peut dire, que toutes ses traditions devaient pousser vers l’Afrique, et que sa faiblesse relative mettait dans la clientèle de l’Angleterre. Napoléon n’y manqua pas. Aux applaudissemens de cette France aussi imprévoyante que généreuse, il brisa les chaînes de l’Italie.

Sur le continent, la politique de l’Angleterre devenait singulièrement facile. Elle n’avait pas besoin, comme autrefois, de nous créer des embarras. Spontanément, l’Empereur s’engageait à fond dans les affaires d’Europe sans en retirer d’autre profit que l’honneur. A Londres, on fermait les yeux sur les agrandissemens de la Prusse. Tout semblait bon pour enrayer les progrès de la France. Pourtant, à la longue, l’Angleterre s’alarma de ce marchandage de territoires qui se brassait en Europe. Napoléon III pouvait se faire payer ses bons offices. On parlait de la rive gauche du Rhin, de la Belgique même. Le prince de Bismarck exploita habilement cette inquiétude. Le cabinet de Londres, prenant au sérieux un projet de partage qui avait été dicté par Bismarck lui-même, ne fit rien, en 1870, pour nous arrêter sur les bords de l’abîme. Au contraire, il nous porta le dernier coup après la défaite, en paralysant les efforts des neutres.

Ce fut une lourde faute. La seule excuse des ministres anglais, c’est que la rapidité de notre chute les prit au dépourvu. Ils n’avaient point eu le temps de modifier leurs maximes de gouvernement. Ils se crurent revenus aux beaux jours de 1815. Sedan leur parut une sorte de Waterloo moins coûteux, dont la Grande-Bretagne devait être la première à recueillir les fruits. N’était-ce pas la tradition nationale ?

Ils se trompaient. La vraie tradition anglaise, celle des Guillaume III et des Pitt, consistait à tenir la balance de l’Europe en empêchant un seul État de prévaloir. Or, derrière la France abattue, se dressait un nouvel État beaucoup plus redoutable. Par l’étendue de son territoire, par l’essor de sa population, par la vigueur d’une renaissance longtemps comprimée, par l’esprit méthodique mis au service de l’industrie, l’Allemagne allait ouvrir une nouvelle et large brèche dans le monopole commercial de l’Angleterre. Celle-ci commettait une erreur semblable à celle du gouvernement de Louis XV, prolongeant au-delà des limites nécessaires la lutte contre la maison d’Autriche. Ses préventions contre nous l’avaient aveuglée. Son intérêt était bien que la France ne fût pas trop forte sur terre et sur mer, mais non qu’elle devînt incapable de contre-balancer ses voisins, et encore moins qu’elle se jetât dans les bras de la Russie.


III

Le coup de tonnerre de 1870 renversa tout ce qui subsistait de l’ancienne politique européenne. Ce fut comme un éclair brusque qui dissipe les nuages des fictions complaisantes, et illumine jusque dans ses replis le sol tourmenté des nations, le torrent impétueux des ambitions cachées. Tant d’illusions, sur lesquelles on vivait depuis un demi-siècle, se résument dans le mot d’équilibre ! Le système de 1815 consistait à maintenir les peuples dans leurs frontières ou à les y faire rentrer, quand ils en sortaient. Mais celles de la France étaient entamées ; le torrent était déchaîné, nul ne pouvait prévoir où il s’arrêterait. Pendant plus de dix ans, on vécut dans des transes continuelles ; et, ces dix ans passés, il fallut encore s’armer jusqu’aux dents pour rester à peu près tranquille. Non, ce n’était plus cette Europe, sommeillant à l’ombre des institutions parlementaires, jetant de temps en temps des regards distraits sur les autres parties du monde, et dont on disait volontiers qu’elle avait atteint l’âge de la retraite ! Les peuples étaient au contraire en pleine effervescence et leurs appétits réveillés débordaient à l’Orient et à l’Occident. Comme après le partage de la Pologne, chacun s’emparait de ce qui lui convenait le mieux. La Russie reprenait le chemin de Constantinople. L’Autriche, poussée par l’Allemagne, mettait la main sur deux provinces de l’empire turc. Des conflits de doctrine de 1830, des effusions sentimentales de 1848, il n’était plus question. L’âpre génie d’un Bismarck semblait souffler sur toute la planète, et les chefs d’Etat jouaient au Machiavel comme ils s’essayaient à porter le casque à pointe.

Que faisait cependant l’Angleterre dans son île ? Elle fut d’abord tout à la joie de notre abaissement. Les journaux du Royaume-Uni célébraient sur tous les tons la gloire de Jéhovah et le juste châtiment de la France pécheresse.

Toutefois le cabinet de Saint-James ne tarda pas à s’apercevoir qu’il manquait quelque chose à son bonheur. Il ne retrouvait plus à ses côtés cet allié fidèle qui, depuis quarante ans, le suivait docilement partout où il lui plaisait de le conduire. Le traité de Francfort n’était pas encore signé, que la Russie, déchirant celui de Paris, recouvrait sa liberté dans la Mer-Noire. Un peu plus tard, l’Angleterre se trouva seule pour arrêter la marche des Russes sur Constantinople. Où étaient les jours de Sébastopol ? La Grande-Bretagne se flatta quelque temps de faire entrer l’Allemagne dans ses combinaisons. Avec l’appui du chancelier, elle réussit à détruire les arrangemens de San-Stefano. Mais quelle différence ! Ce n’était plus le noble désintéressement d’un Napoléon III. Ces Allemands réclamaient leur part, sans même avoir combattu ; ils se faisaient payer leur honnête courtage, ou plutôt ils se payaient par les mains de l’Autriche, qui formait leur avant-garde en Bosnie. Désormais, l’Angleterre n’avait que le choix des maux. Pour couvrir Constantinople, elle abandonnait la route de Salonique au syndicat austro-allemand.

Le cabinet de Londres avait encore d’autres soucis. Les Etats-Unis, que l’Angleterre avait inutilement tenté de diviser pendant la guerre de Sécession, grandissaient d’une manière effrayante. Leur industrie naissait à peine et déjà l’on pouvait prévoir l’avenir économique de l’Union Américaine. A l’autre extrémité du monde, la Russie, lasse de répandre son sang en pure perte pour le bonheur des peuples slaves, se retournait vers l’Asie. Tutrice de la Perse, reine de l’Asie Centrale, poussant ses postes jusqu’à l’Afghanistan et jusqu’au fleuve Amour, elle s’avançait à pas de géant vers les marchés de l’Extrême-Orient. La lutte, pacifique ou guerrière, allait recommencer partout, et dans quelles proportions ! Non plus sur un champ de bataille restreint, sagement délimité, mais sur la surface entière du globe. Deux ans n’avaient pas passé sur le traité de Berlin, et la question de Constantinople, remise au point, n’apparaissait plus que comme un détail dans un immense tableau. Il fallait disputer, non quelques méchans ports de mer, quelques promontoires dénudés, mais des royaumes, des continens tout entiers ; et comme, une fois lancée, la logique ne s’arrête plus, l’Himalaya lui-même paraissait une barrière insuffisante : l’Inde, disait-on, était menacée.

Pour une si lourde tâche, l’Angleterre était-elle prête ? Ses forces navales s’étaient affaiblies, faute d’usage. Elle n’avait point alors la supériorité écrasante qu’elle possédait autrefois sur les marines étrangères, ni celle qu’elle tenta de reconquérir plus tard, en s’imposant de nouvelles charges. De 1859 à 1868, trois mille canons d’un nouveau modèle, construits par l’ingénieur Armstrong, avaient été rejetés par l’amirauté anglaise. En 1882 seulement, elle abandonna les canons en fer forgé se chargeant par la bouche pour les canons en acier se chargeant par la culasse, dont la France armait ses bâtimens depuis 1875 et la Russie depuis 1877. A la même époque, les puissances rivales de l’Angleterre, c’est-à-dire la France, la Russie et l’Allemagne, étaient à la veille d’acquérir, sur mer, la supériorité du nombre comme elles avaient déjà celle de l’armement[4]. Tels sont les ressorts secrets de la politique. Le ton des ministres anglais devint subitement conciliant. Ils causèrent plus volontiers avec la France, qui donnait à cette époque un grand exemple de vitalité.

Notre pays s’était en effet relevé de ses désastres avec une rapidité qui tenait du prodige. Dès 1880, il était en état de faire face à tous les périls. Mais il était encore sous l’impression de ses malheurs. Les Français ne se rendaient compte, ni de leur force réelle, ni de l’emploi qu’ils pouvaient en faire.

Sans doute, une épée de Damoclès, suspendue sur leur tête, les forçait de regarder toujours du côté de leur frontière de l’Est. Mais la situation diplomatique ne leur était pas aussi défavorable qu’on eût pu croire. L’Allemagne, satisfaite de ses conquêtes, ne songeait qu’à les conserver. Tant que la France ne chercherait pas à la troubler dans sa possession, elle lui laisserait une grande liberté d’allures. Cette conquête même, contraire au vœu des populations, gênait les mouvemens du conquérant comme un boulet attaché à son pied. La garde qu’il monte sur le Rhin, cette Wacht am Rhein tant chantée dans les brasseries, l’a empêché plus d’une fois de soutenir jusqu’au bout les intérêts de sa grandeur. En mutilant la nation voisine, non seulement contre toute justice, mais contre toute sagesse, il s’était donné des soucis pour longtemps. La France, au contraire, du moment qu’elle ajourne sa revanche et qu’elle s’en remet « à la justice immanente, » c’est-à-dire à la force irrésistible des événemens, peut sans crainte reprendre le chemin de la mer. En perdant les honneurs, quelquefois encombrans, de la suprématie continentale, elle en a répudié les charges. Le continent cesse de l’absorber. Elle ne se croit plus tenue de fabriquer des révolutions pour les autres. Si pesans que soient les sacrifices militaires qu’elle s’impose pour sa sécurité, ils sont cependant préférables à cette querelle de mur mitoyen pour laquelle, depuis trois cents ans, elle a dépensé le plus clair de ses forces, perdu le Canada, les Indes, la Méditerranée, abandonné à l’Angleterre les sources véritables de richesse. L’Angleterre, à son tour, ne peut plus exciter contre elle la jalousie des nations voisines. Cette arme de combat, si efficace autrefois, s’est émoussée dès l’instant que nous ne faisions plus ombrage à l’Europe. Notre rivale, si elle veut nous tenir en échec sur mer, doit se résigner à la lutte corps à corps. Mais cette lutte elle-même est devenue beaucoup plus difficile et plus incertaine depuis que les deux nations, enrichies l’une par l’autre, unies et comme entrelacées par un commerce qui s’élève à plusieurs milliards, ne sauraient en venir aux mains sans se porter mutuellement des coups terribles. De sorte qu’en 1880, la Grande-Bretagne ne pouvait employer contre nous ni la diplomatie ni la guerre : de ces deux instrumens de sa grandeur, l’un était frappé d’impuissance par les changemens survenus en Europe, et l’autre s’était rouillé dans une longue paix.

Les occasions ne manquaient pas plus à la France que le moyen de s’en servir. Bien loin d’être contraire au tempérament français, la vocation coloniale lui est si naturelle que toute la mauvaise volonté de nos gouvernemens n’avait pu la détruire. Pendant que l’Empereur rêvait dans les Tuileries, nos soldats et nos marins avaient agi un peu partout, d’autant plus heureux et plus habiles qu’ils échappaient davantage à l’influence du gouvernement central. Livrés à leur seule initiative, ils faisaient des merveilles. Faidherbe avait eu le temps d’organiser le Sénégal et de pousser les premières reconnaissances dans l’intérieur du pays. L’initiative de nos marins, secondée par un ministre énergique, M. de Chasseloup-Laubat, avait jeté les premiers fondemens de la Cochinchine. Les efforts des amiraux Rigault de Genouilly, Page et Bouard, l’administration habile de l’amiral de La Grandière, l’initiative hardie de Doudart de Lagrée commençaient à donner des fruits. La Nouvelle-Calédonie avait été occupée dès 1853 ; Obock, dans la Mer-Rouge, en 1862. Nous avions fait valoir des droits sur Zanzibar ; et, si notre action à Madagascar n’était pas suffisamment vigoureuse, nous ne laissions pas cependant périmer des titres qui remontaient au cardinal de Richelieu. Enfin nous n’étions puissans nulle part, mais on nous rencontrait partout, en Asie, en Afrique, en Océanie, au grand ennui des Anglais, qui se plaignaient de notre humeur inquiète. Notre établissement d’Algérie, situé plus près de la métropole, s’était ressenti davantage des secousses de la politique intérieure ; mais, malgré beaucoup d’essais malheureux, malgré la chimère de l’empire arabe, il se développait lentement, et les premières années de la troisième République lui apportaient un surcroît de prospérité. Ainsi, de quelque côté qu’on portât les yeux, notre action était amorcée.

L’Afrique presque entière demeurait intacte : nos explorateurs s’y jetèrent avec impétuosité. Tout ce qu’il y avait en France d’ardeur généreuse, de forces sans emploi, se lançait à la découverte des terres nouvelles. Nos ennemis qui nous avaient resserrés et comme étouffés, voyant ces hardis pionniers monter à l’assaut du Continent noir, auraient pu dire comme jadis : « Oh ! l’insolente nation ! » Oui, elle avait l’insolence de vivre encore, et de lutter. Après avoir pourvu à la sûreté de ses frontières, elle avait un trop-plein de sève à dépenser : elle s’offrait le luxe de découvrir un nouveau monde. Tel un fleuve dont on barre le cours rompt ses digues, et se creuse un autre lit. Les aventuriers du XVIe siècle n’avaient rien accompli de plus surprenant. Brazza devançait Stanley sur le Congo. Crampel, Monteil, Binger, Mizon, vingt autres, dont les os blanchissent la terre d’Afrique, entraient successivement dans la carrière. Derrière eux, des soldats admirables, Borgnis-Desbordes, Archinard, Galliéni pacifiaient et organisaient le pays. Voilà ce peuple dont Renan prétendait, à la fin de l’Empire, qu’il n’avait plus qu’à végéter dans une honnête médiocrité !

Les hommes d’Etat qui entreprirent de diriger, de coordonner ce mouvement, les Gambetta, les Jules Ferry n’étaient donc ni des rêveurs, ni des politiciens affamés de lauriers stériles. Ils avaient senti battre le cœur de la nation, ils s’efforcèrent de lui inspirer confiance en elle-même. Mais que de préjugés se dressaient devant eux ! L’ignorance du plus grand nombre, l’horreur des démocraties pour les entreprises lointaines, les vieilles théories de 48 sur l’égalité des races, l’hostilité des militaires contre l’éparpillement des forces, la routine des bureaux, les querelles dans le parlement, les soubresauts d’une opinion publique obsédée par le péril allemand : tout se liguait contre les hommes de bonne volonté qui cherchaient à donner le coup de barre vers la haute mer.

Ils durent servir le pays malgré lui. Toute province, tout royaume qu’ils ajoutaient à son patrimoine, était pour eux l’occasion d’un affront. On vit ainsi Jules Ferry s’affaisser peu à peu sous le poids des services qu’il rendait à la France. Pendant qu’on traînait ici dans la boue les meilleurs serviteurs de l’Etat, l’Angleterre tressait aux siens des couronnes. Encore aujourd’hui, la Primrose-league suspend chaque année des guirlandes de fleurs aux statues de ce Beaconsfield, qui n’a point augmenté le domaine de la Grande-Bretagne, mais qui a baptisé l’Empire britannique. Ce contraste en dit long sur l’état moral des deux nations. Par la manière dont elles traitaient leurs hommes d’État, on pouvait prévoir l’issue de la lutte. D’un côté, on voyait l’unité de vues, la suite et la ténacité dans les desseins, le silence des partis dans la préparation des événemens, leur unanimité pendant la crise ; de l’autre, des hésitations, des élans suivis de défaillances, une presse indisciplinée, un gouvernement instable, les moindres incidens exploités par les passions politiques, les rivalités de personnes mises au-dessus de l’intérêt public ; en un mot, toutes les fluctuations d’un navire, qui, à travers les révolutions et les catastrophes, semblait avoir perdu sa boussole.


IV

Les dispositions conciliantes de l’Angleterre se montrèrent d’abord au congrès de Berlin. Selon sa coutume, elle donnait une promesse vague en échange d’un bénéfice certain : pour se faire pardonner l’occupation de Chypre, qui était au Sultan, elle nous offrait la Tunisie, qui ne lui appartenait pas. Elle refusa même de nous confirmer cette offre par écrit. Lorsque, trois ans plus tard, nous l’invitâmes à tenir sa parole, elle fit la mine d’un débiteur à l’heure de l’échéance. Elle céda pourtant, mais de mauvaise grâce.

Ce n’était que le prélude d’une affaire beaucoup plus grave.

Depuis plusieurs années déjà, la France et l’Angleterre gouvernaient conjointement l’Égypte sous le nom du Pacha. Après la guerre, et malgré nos malheurs, la France était encore prépondérante sur le Nil. Elle y possédait la colonie la plus nombreuse. Elle avait le contrôle du canal de Suez, construit avec l’argent français par des ingénieurs français. La plus grande partie de la dette égyptienne était placée dans notre pays. Nos fonctionnaires tenaient les principaux emplois ; nos magistrats remplissaient le tribunal mixte, récemment institué. Bref, c’était un modèle de cette pénétration pacifique, si vantée de nos jours, et si fragile, quand elle n’est pas soutenue par la force. L’échec de 1840 semblait réparé.

Les Anglais se glissèrent d’abord à notre suite, et s’installèrent près de nous à la faveur de nos troubles. Ils avaient eu l’art de se faire céder par le Pacha toutes les actions qui lui appartenaient dans l’entreprise du canal. Cette négociation ne fut pas secrète. Il dépendit un instant du gouvernement français de saisir ce gage précieux. On laissa passer l’occasion. Les journaux prétendirent que rien n’était changé en Égypte : il n’y avait qu’un actionnaire de plus. Mais cet actionnaire était l’Angleterre. Bientôt elle réclama sa part dans le contrôle des finances : on la lui fît si large, que le contrôleur français, chargé de faire rentrer les recettes, n’était qu’un petit garçon auprès de son collègue anglais, investi du droit de les dépenser. Tout le solide du gouvernement passa peu à peu dans les mains de cet Anglais. Il dictait les résolutions du ministère égyptien, et mena si rondement les choses, qu’il produisit des mouvemens populaires dans ce pays d’une docilité proverbiale. Tandis que l’influence française s’était attachée à ménager le gouvernement indigène, l’Angleterre ne songeait qu’à le détruire, et la France, retombée à ses anciennes complaisances, se prêtait à la déposition du Pacha, dont l’indépendance était son œuvre[5].

Toutefois, si défectueux que fût ce protectorat à deux, il valait encore mieux pour nous que la lutte ouverte ou l’abdication volontaire. Nous étions si accoutumés aux mauvais procédés de la Grande-Bretagne qu’on s’étonnait en France qu’elle n’eût pas profité de notre faiblesse pour nous mettre franchement à la porte. On cherchait finesse à cette tolérance inusitée ; on lui prêtait les desseins les plus machiavéliques. Peut-être eût-on mieux compris son attitude si l’on avait connu l’état réel de sa flotte. C’est dans ces conjonctures qu’éclata la rébellion ridicule des trois colonels égyptiens et qu’eut lieu le bombardement d’Alexandrie. L’Angleterre nous conviait à une action commune ; notre flotte était à côté de la sienne : un télégramme ordonna à l’amiral français de virer de bord et de prendre le large. Les Anglais descendirent seuls. Ils ne se rebutèrent pas cependant de notre premier refus : ils nous offrirent d’occuper militairement le canal. C’était se montrer bons princes ! Le parlement français repoussa l’occupation du canal comme il avait approuvé le départ de la flotte. La faute capitale était commise : l’Égypte était perdue pour nous.

Aujourd’hui encore, cette défaillance reste inexplicable. Que nous ayons reculé, en 1840, devant les menaces de l’Angleterre et de l’Europe coalisées contre nous, cela se conçoit. Mais, cette fois, l’Europe était distraite ou même bienveillante. L’Angleterre sollicitait notre concours. On a dit qu’elle n’était pas sincère : qu’importe ? Il fallait la prendre au mot. Pour la première fois depuis bien longtemps, nos frontières étaient paisibles, la mer était libre. Aucun obstacle sur notre route : rien que nos propres irrésolutions. Mais elles étaient telles qu’en cinq ou six mois, le gouvernement changea dix fois de conduite. Ces incertitudes percent jusque dans la correspondance officielle. Notre ministre écarte d’abord toute intervention en Égypte (3 février 1882). Quelques jours après, il propose celle de l’Europe (6 février). Le 27 mai, il se déclare hostile à la coopération des troupes turques, qu’il accepte le 29, pour l’écarter de nouveau le 3 juin, et s’y rallier le 17. Au début de mai, il accueille l’idée d’agir avec les Anglais ; mais, à la fin du même mois, il préfère une conférence à Constantinople. Le 24 juin, il refuse l’action limitée pour la protection du canal de Suez, l’accepte le 15 juillet, hésite encore le 27, se décide enfin et tombe le 29[6].

Les hésitations du gouvernement reflétaient celles de l’opinion publique. De graves personnages, blanchis dans l’étude de l’Europe, demandaient ce que nous allions faire sur le Nil. D’autres parlaient d’appliquer aux fellahs les principes des Droits de l’homme. Ils refusaient d’intervenir par respect pour la « nation » égyptienne et pour Arabi-Pacha. Le plus grand nombre craignait des complications avec l’Angleterre. Dans le parlement, les uns jugeaient insuffisant le projet d’occupation restreinte ; les autres le regardaient comme excessif ; et ces deux opinions extrêmes se rencontrèrent pour le condamner. Bref, tout le monde eut sa part de responsabilité. Mais le rôle des gouvernemens est de diriger l’opinion, et non de la suivre aveuglément.

Cette opinion se réveilla quelques années plus tard, et demanda l’évacuation de l’Égypte par les Anglais avec autant d’insistance qu’elle avait mis d’empressement à la leur céder. Mais, comme personne ne voulait un débarquement en Égypte et la guerre avec l’Angleterre, les Français en furent pour leurs cris. On leur disait, non sans raison, de l’autre côté du détroit : « Vous n’avez pas voulu être à la peine, vous ne pouvez être à l’honneur. » Sous le gouvernement libéral de Gladstone, les Anglais, effrayés des dépenses croissantes de l’empire, parlèrent un instant de se retirer d’Égypte, mais à la condition d’y rentrer quand bon leur semblerait. Il eût été sage de saisir au vol cette promesse, si imparfaite qu’elle fût. Mais l’opinion ne le permit pas. Aussi irritable et susceptible qu’elle s’était naguère montrée facile, elle réclamait l’évacuation complète et sans conditions. Ainsi, pour vouloir trop ou trop peu, les Français manquaient toutes les occasions. Ils semblaient toujours en deçà ou au-delà du but. Leur plus forte illusion fut de croire qu’on arrête les armées victorieuses avec des protocoles et des chiffons de papier. Les Anglais, voyant que nous n’armions pas et que nos plaintes n’éveillaient aucun écho en Europe, se fortifièrent dans leur nouvelle conquête, à peine déguisée sous le nom de tutelle. Devenus les seuls maîtres de cette belle contrée, ils n’avaient plus d’intérêt à la troubler ; leur domination fut beaucoup plus douce que celle qu’ils avaient exercée conjointement avec nous.

Il restait à notre diplomatie à défendre pied à pied les débris de notre influence et les institutions internationales. Elle aurait dû avoir toute l’Europe avec elle. Mais l’Europe était sourde et muette. Les puissances ne comprenaient point encore combien il leur importe que l’accès du canal soit libre. Un effort tenté en 1888 pour assurer d’une manière efficace la neutralité de ce canal n’aboutit qu’à de vaines déclarations. La France était donc seule, une fois de plus, en face de l’Angleterre toute-puissante. Nos agens ne se découragèrent pas. L’œuvre patiente qu’ils poursuivirent sur place fut beaucoup plus profitable à notre pays que tous les emportemens de la presse. On nous accusait de faire, en Égypte, une politique tracassière, d’entraver la marche des finances : mais cette campagne financière ouvrait la voie aux accommodemens futurs. Il y a ainsi, dans chacun de nos services publics, une armée de fourmis laborieuses qui travaille sans cesse à réparer les fautes du gouvernement.


V

L’affaire d’Égypte n’était pas encore réglée que nous paraissions en conquérans au Tonkin. Rien ne montre mieux les inconséquences de notre politique. Quoi ! au moment même où nous livrions aux Anglais les clés de la Mer-Rouge, nous allions fonder un grand empire en Extrême-Orient ! Nos vaisseaux, nos transports de troupes devaient défiler devant le pavillon britannique, nos ravitaillemens en charbon et en vivres ne pouvaient se faire que dans les ports anglais, et nous espérions avoir les mains libres en Asie ! La France était cependant trop engagée en Indo-Chine pour reculer. Tant de sacrifices qu’elle avait faits dans cette péninsule et en Chine même ne pouvaient demeurer stériles. Elle se risqua donc, avec cette témérité qui l’avait bien servie, jadis, dans l’entreprise d’Alger. L’événement prouva qu’elle avait raison. Une fois de plus, le petit fantassin agile, dès qu’il avait pu se faufiler à travers les flottes de l’Angleterre, retrouvait toutes ses forces en touchant la terre, et se cramponnait à sa conquête, avec une imprudence héroïque qui déjouait les calculs de ses rivaux. Seulement, pour le partage du monde, il ne luttait pas à armes égales. Il devait être surveillé, suivi à la piste, et trop souvent frustré du fruit de ses peines.

Il y avait comme un accord tacite entre les deux nations pour ne pas se heurter directement, mais pour se gagner de vitesse. Si nous avions été côte à côte avec les Anglais en Égypte, la lutte, aurait pris un tout autre aspect. Les conflits les plus lointains auraient eu leur contre-coup sur les bords du Nil. L’Égypte serait demeurée le champ clos où les deux champions auraient vidé leurs querelles ; et notre désavantage sur mer aurait été compensé par la possibilité de tirer des renforts d’Algérie et de Tunisie : on a calculé qu’il faudrait trois mois à nos troupes pour traverser, d’oasis en oasis, les déserts de la Tripolitaine. Peut-être la possession de l’Indo-Chine se fût-elle jouée dans un Tel-el-Kébir un peu plus sérieux que celui qui éparpilla les plumets des trois colonels égyptiens. Plus vraisemblablement, la seule menace d’un conflit aussi grave aurait rendu l’Angleterre plus traitable. Avec la terre ferme sous nos pieds, nos qualités militaires reprenaient l’avantage.

Mais, comme nous avions abandonné ce champ de manœuvres sans combattre, force nous fut de conquérir de haute lutte, avec les jambes de nos soldats, ces terres lointaines qu’on nous marchandait ; et l’Angleterre n’épargna rien pour nous devancer. A peine sommes-nous au Tonkin qu’elle étend ses établissemens de Birmanie jusqu’à Mandalay, touche la frontière de Chine et s’apprête à nous disputer le Yunnan. Au Sud, elle déborde sur le Siam, et, malgré l’avance que nous donnait le traité de 1867, établit solidement son influence dans ce petit royaume. Une nation qui compte 250 millions de sujets défendait contre nous chaque montagne, chaque rivière comme s’il y allait du salut de l’Empire. L’équité, la modération conseilleraient à l’Angleterre de se contenter d’une domination déjà démesurée. Mais qui parle d’équité et de modération à ces petits-fils des conquérans normands ? Ce qui leur importe, c’est de tenir les Français à distance, comme ils contiennent les Russes derrière l’Afghanistan. Ils savent qu’en matière de procès, la tactique offensive est la meilleure, et que, pour rester maître chez soi, il faut d’abord empiéter sur le voisin. Qu’on cède alors quelques pouces et l’on fait preuve de condescendance. En Indo-Chine le procès se termina par l’arrangement de 1896 : on faisait trois morceaux du Siam. Celui du milieu devait rester intact. Le lendemain du traité, l’Angleterre s’installait à Bangkok, au cœur de la place, avec ses fonctionnaires et ses soldats indous, tandis que nous demandons encore aux Siamois la liberté grande d’occuper le bassin du Mékong. Dans ces provinces de la Chine méridionale où nous nous préparions à lancer nos chemins de fer, et qui paraissaient nous revenir sans conteste, nous partagions avec l’Angleterre, avant qu’elle eût fait acte de possession, tous les avantages présens et futurs : trop heureux encore d’en être quittes à si bon marché ; tant le tête-à-tête est parfois pénible avec la puissance qui tient Suez et Singapour !


VI

L’Afrique, à peine effleurée sur les bords, semblait nous offrir un meilleur champ d’action. Nul doute que si quelque Pape, assez heureux ou assez puissant pour se faire obéir, avait partagé ce continent, comme un autre Pape divisa jadis le monde entre les Espagnols et les Portugais, il nous eût d’abord attribué tout l’Ouest en invitant les Anglais à se cantonner dans l’Est. Nous avions parcouru les premiers ce sol ingrat, où les Anglais ne possédaient alors que de modestes enclaves. Mais, hélas ! il n’y a plus d’arbitre pour limiter les ambitions des nations chrétiennes, et la cour de La Haye elle-même y perdrait son hollandais, comme le Pape son latin. Chaque peuple ne doit compter que sur lui-même. L’Angleterre, pour avoir pris l’Égypte, ne laissait pas de réclamer sa part de l’Afrique occidentale. Ici, comme ailleurs, elle s’efforça de nous gagner de vitesse. Ce fut, pendant vingt ans, une belle course au clocher. Les officiers des deux nations s’enfonçaient à l’envi dans le continent noir et bâclaient au galop des conventions avec tous les rois nègres qu’ils rencontraient sur leur passage. Ces petits potentats ne savaient à qui entendre. Ils étaient tout surpris d’être tour à tour violentés et courtisés par ces blancs qui se bornaient autrefois à leur acheter des esclaves, de la poudre d’or et des dents d’éléphans, et dont, sans doute, les visages et les procédés leur paraissent uniformes, malgré la différence du pavillon qui les abrite.

Cette lutte se poursuivit avec des succès partagés. Mais les Anglais avaient sur nous l’avantage du commerçant sur le soldat. Leur instinct les dirigeait tout droit vers les contrées d’une exploitation facile. Ils étaient aussi mieux soutenus par leur gouvernement. C’est ainsi qu’ils enlevèrent à notre barbe les bouches du Niger, où les premiers comptoirs avaient été fondés par des Français. Vainement la compagnie française s’adressa à Paris, on ne l’écouta point. La géographie ne figure pas, chez nous, parmi les connaissances requises chez un homme d’Etat. Ce que n’ignorait pas le dernier de nos officiers d’Afrique, à savoir que le Niger coule d’abord du Nord au Sud, puis du Sud au Nord, et que, pour exploiter un fleuve, il est bon d’en tenir l’embouchure, échappait complètement à la sagesse parlementaire.

Comment ne pas admirer l’entêtement patriotique de nos explorateurs et de nos officiers, qui, recommençant la pénétration par tous les points de la côte, firent le tour complet de la Guinée anglaise, atteignirent le moyen Niger, le dépassèrent et poussèrent leurs reconnaissances jusqu’au lac Tchad ? Le petit fantassin faisait des merveilles. Il déconcertait la lenteur anglaise. Non seulement il allait vite, mais il frappait fort. A deux reprises, il abattit la puissance de ces sultans musulmans, des Samory, des Rabah, qui ravagent et dépeuplent le pays sous prétexte de le dominer. Il détruisit le repaire sanglant de Behanzin. Auprès de ces travaux d’Hercule, les expéditions anglaises, dans l’Ouest, étaient des jeux d’enfans. Mais nos rivaux reprenaient toute leur supériorité dans le règlement final. Ils excellent à récolter ce que les autres ont semé. Tandis que le brave Français courait et se battait pour le plus grand bien de la civilisation, l’Anglais, attentif, s’emparait doucement des pays les plus riches et les mieux situés. Quand il n’avait pas même eu le temps d’y jeter ses avant-postes, il inventait des traités imaginaires, il se forgeait des droits, sachant bien qu’à Paris, on le croirait sur parole.

Ainsi fut conclue cette fameuse convention de 1890, monument de notre simplicité. Tout ce qui semblait avoir quelque valeur, entre le Niger et le lac Tchad, c’est-à-dire le Sokoto et le Bornou, était attribué à l’Angleterre, sans qu’elle eût fait autre chose pour l’acquérir que de le réclamer. On laissait au coq gaulois « les terres légères à gratter, » selon l’expression ironique de lord Salisbury. Nous ne pouvions même pas voyager d’un point à l’autre de cette ligne, tracée au cordeau sur la carte, sans traverser d’affreux déserts. Bon gré mal gré, nos agens étaient forcés d’emprunter le territoire anglais. Il y avait du reste beaucoup de mirage dans cet entraînement vers le lac Tchad. Il est démontré que les rives de ce lac, dont les Anglais nous ont généreusement abandonné les trois quarts, sont fort médiocres, et que les terres fertiles se trouvent beaucoup plus au Sud. Peut-être serait-on moins pressé aujourd’hui de tracer hâtivement des frontières idéales autour d’un si pauvre domaine. Le grand empire Saharien, avec Tombouctou comme capitale et Zinder comme débouché, est une conception qu’on ne saurait seulement discuter.

Tout autre est la valeur des terres arrosées par le Niger ou comprises dans son immense boucle. Cette contrée, tant de fois ravagée par les marchands d’esclaves et par de petits despotes aussi stupides que féroces, pourrait refleurir sous un bon gouvernement. Avertis par l’expérience de 1890, les Français redoublèrent d’efforts pour s’en emparer. Ils descendirent les cataractes du Niger, et se lançaient déjà dans les eaux libres qui aboutissent à la mer, lorsque le lion britannique donna des signes d’inquiétude. Ces Français étaient décidément insupportables : On ne pouvait sommeiller en paix dans les bonnes terres grasses, sans les sentir rôder autour de soi et tisser dans l’ombre un filet dont les mailles se resserraient peu à peu. Il ne suffisait même plus de faire la patte de velours, et d’attirer doucement la proie convoitée, avec une mine respectable, les yeux demi-clos, en brave lion qui connaît sa force. La France ne se laissait plus intimider ni séduire. Alors l’animal se secoua, se dressa sur ses pattes, et du fond des marais du Niger, fit entendre un rugissement sonore. Ce n’était encore qu’une sorte de rugissement préalable, une manière d’entrer en conversation ; et rien ne prouve que la noble bête, dont les jarrets ont perdu un peu de leur souplesse depuis Waterloo, eût bondi sur nous. Mais son attitude était imposante et nous ne voulions pas la guerre. La France lâcha en soupirant Boussa, c’est-à-dire l’accès du Bas-Niger. De l’Atlantique au grand fleuve, sa part était encore belle.

Si le Niger fut âprement disputé, nous eûmes, du côté du Congo, quelques compensations. Logiquement, cette autre grande artère de l’Afrique aurait dû être occupée par le seul peuple qui connaisse à fond l’économie du globe. Comment les Anglais se laissèrent-ils devancer sur le Congo ? La raison, sans doute, en est leur préférence très pratique et très commerciale pour les fleuves faciles à remonter. Qui tient les bouches du Congo ne tient rien du tout, attendu que les cataractes commencent immédiatement au-dessus de l’embouchure. Cet immense réservoir d’hommes et de richesses, cet Eldorado de l’Afrique centrale, a donc été préservé contre l’ambition des insulaires par la barrière de montagnes qui en défend les approches. Pour pénétrer dans les ténèbres de la grande forêt tropicale, les « terriens » l’emportaient sur les « maritimes. » Nous eûmes cependant à compter avec le génie anglo-saxon. Notre Brazza, disposant de faibles moyens, ne put disputer à Stanley le bassin même du fleuve, et dut se contenter de la rive droite jusqu’à l’Oubanghi. Mais cet Américain travaillait pour le roi des Belges. La formation de l’Etat libre du Congo ne supprime pas les rivalités des puissances, elle les ajourne. La Grande-Bretagne, qui s’était opposée de toutes ses forces à la naissance de cette entreprise à la fois philanthropique et lucrative, essaya d’abord de la tourner contre nous. N’ayant pas réussi, elle entame aujourd’hui contre les Belges un vertueux procès tendant à établir que ces mécréans préfèrent leurs intérêts propres à ceux de la civilisation, et qu’ils emploient, pour forcer les nègres au travail, d’autres argumens que la persuasion. Cette sollicitude soudaine de l’Angleterre pour les nègres du Congo a de quoi faire frémir. On ne sait lesquels sont le plus à redouter, de ses accès de colère ou de ses accès de vertu.


VII

Si nous avions agi d’après un plan d’ensemble, le seul moyen de préparer un bon et solide arrangement, c’était de rendre aux Anglais la monnaie de leur pièce en leur suscitant, sur la côte orientale d’Afrique, les mêmes embarras qu’ils nous donnaient à l’Ouest. Sans doute, il était déjà trop tard pour reprendre l’affaire d’Égypte. Mais déjà se dévoilait peu à peu le dessein qui consiste à unir le Cap au Caire : conception forte et hardie, bien éloignée de la timidité française. Sur ce front si étendu, nous possédions encore des points d’attaque : notre position un instant prépondérante en Abyssinie, nos anciens droits sur Zanzibar, les missions catholiques fixées dans l’Ouganda, enfin la pointe extrême de notre établissement de l’Oubanghi étaient autant de têtes de pont par lesquelles nous pouvions gêner les mouvemens des Anglais. Il n’était pas question, comme au Soudan, d’occuper de vastes territoires : le plan de l’Angleterre commandait le nôtre. Le prix qu’elle attachait au maintien des communications sur une ligne aussi longue et aussi étroite rendait la manœuvre facile. De même que l’enlèvement de quelques rails intercepte la circulation sur toute une voie ferrée, le moindre obstacle placé sur sa route l’empêchait de réaliser son dessein et l’amenait nécessairement à composition. En pareil cas, la plus mince bande de territoire prend une valeur d’échange supérieure à plusieurs provinces. L’Angleterre le sentit si bien qu’elle n’épargna rien pour nous intimider.

Mais elle n’avait pas besoin d’un si grand effort ! Bien rarement, en France, les ministres et le parlement considèrent l’ensemble du monde. Leurs vues ne s’étendent même pas à un continent tout entier. On se fait gloire, chez nous, de traiter chaque affaire séparément, sans aucune relation avec les autres. Un ministre à la tribune se croit un avocat à la barre : il étale ses dossiers et déclare, aux applaudissemens de l’Assemblée, que tel ou tel procès est terminé. Personne ne semble, soupçonner qu’il y a quelquefois de l’intérêt à laisser les questions ouvertes. Encore moins oserait-on envisager une action à longue portée qui consiste à prendre des gages en vue de transiger dix ou quinze ans plus tard.

C’est dans cet esprit que les affaires de l’Afrique orientale ont été menées. En 1890, on crut faire merveille en troquant nos droits à Zanzibar contre un protectorat éventuel sur Madagascar. C’était renoncer à toute opération commune avec les Allemands, voisins de Zanzibar, et signifier clairement aux Anglais qu’en nous retranchant dans la grande île, nous abdiquions toute influence sur cette partie du continent. Nos missionnaires de l’Ouganda étaient abandonnés à eux-mêmes. Dès l’année suivante, le capitaine Luggard brûlait les établissemens de ces religieux et mitraillait leur petit troupeau sans défense[7].

Notre action en Abyssinie n’a pas été beaucoup mieux conduite. Le gouverneur français se cramponnait à la stérile station d’Obock. Il fallut huit ans d’efforts pour le déterminer à se transporter à Djibouti, occupé par des négocians français depuis 1887. Il mit encore plus de lenteur dans ses négociations avec l’empereur Ménélik. Le chemin de fer, si avantageux pour nous, de Djibouti à Addis Abbaba, faillit plusieurs fois sombrer, soit par la maladresse même du représentant de la France, soit par l’indifférence de notre gouvernement. Chaque pas en avant était suivi d’un retour en arrière. Une campagne diplomatique si facile, si légitime, qui devait nous assurer l’amitié et le concours du seul prince capable de faire reculer des troupes européennes, fut conduite avec une mollesse ou, pour mieux dire, un mauvais vouloir qui annula nos efforts antérieurs. Au moment décisif, lorsqu’en 1897 trois missions françaises durent coopérer avec les forces indigènes pour descendre sur le Nil, il semble que notre agent se soit étudié à les paralyser. Une arme excellente se brisait dans notre main. Le Négus, dégoûté de la France, n’avait plus qu’à traiter avec l’Angleterre : c’est ce qu’il devait faire le 15 mai 1902.

Impuissans sur la côte, pouvions-nous du moins agir par l’intérieur ? On y pensa dès 1894. La mission Liotard, devenue celle du capitaine Marchand, n’avait pas d’autre objet. Il s’agissait de devancer les Anglais sur le Haut-Nil et de donner la main aux Français qui descendaient d’Abyssinie. La combinaison n’avait rien d’impossible, et devait nous mettre en meilleure posture pour négocier. Mais elle supposait un concours de circonstances difficile à réaliser. C’était comme un coup de partie désespéré que risque un joueur, quand il a perdu ses meilleurs atouts. Le gouvernement français comprenait trop tard que le sort de ses possessions de l’Ouest devait se jouer sur le Nil, et qu’en diplomatie comme à la guerre, l’offensive est la meilleure tactique. Mais il faut pouvoir la soutenir. Les Anglais virent très clairement le danger. Ils dirigèrent sur le Haut-Nil, moins contre les Derviches que contre nous, des forces considérables. Le résultat fut l’affaire de Fachoda. Après l’Égypte, toute l’Afrique orientale était perdue pour la France. Mais quelle différence entre 1882 et 1898 ! L’Angleterre que nous avions devant nous n’était plus cette nation conciliante, prête à faire campagne avec nous. Elle semblait ne respirer que la guerre. L’humiliation de Fachoda ne calma même pas cette ardeur belliqueuse. Pendant six mois, les arsenaux de Malte et de Gibraltar travaillèrent jour et nuit : tout était plein du bruit des armes. D’où venait un changement si brusque ? Etait-ce de notre entreprise elle-même, ou de l’insuffisance de nos forces ? Les deux explications sont bonnes, quand il s’agit du peuple anglais. Mais il y en avait une autre.

Depuis plusieurs années déjà, l’Angleterre, inquiète des progrès maritimes des autres Puissances, s’était émue de l’état de sa flotte. En 1888, un rapport sur les manœuvres navales, signé par trois de ses amiraux, se terminait par ces mots : « Si nous perdions une fois la maîtrise de la mer, l’ennemi n’aurait pas besoin de débarquer un seul homme sur nos rivages pour contraindre l’Angleterre à une capitulation ignominieuse. C’est par sa marine que la Grande-Bretagne doit vivre ou succomber. » Sous la pression de l’opinion publique, dont lord Charles Beresford était l’agent le plus actif, le gouvernement se mit à l’œuvre. Non seulement il se proposa de balancer les forces navales réunies de la France et de la Russie, mais encore de mettre la marine anglaise à un niveau tel que la lutte fût matériellement impossible. La chute du pacifique Gladstone, en 1894, hâta l’exécution de ce programme. La revue navale que la Reine passa en 1897, à l’occasion de son jubilé, découvrit à tous les yeux le secret de la grandeur britannique. Cent cinquante navires de guerre, dont 21 cuirassés d’escadre et 39 croiseurs, se pressaient dans la rade de Spithead[8].

Ce magnifique instrument de guerre enfla l’orgueil de la nation. Elle semblait impatiente de le mettre à l’épreuve. Les intérêts commerciaux ne cessaient point, il est vrai, de peser dans le sens de la paix. Mais à cette époque, l’influence de M. Chamberlain était prépondérante à Downing Street ; et cet homme d’Etat a montré plus tard, dans la guerre des Boers, qu’il ne reculait pas devant les entreprises les plus scabreuses. Ce Napoléon de la Grande-Bretagne se plaît, comme l’autre, à cravacher ses adversaires. Le ton du cabinet de Londres devint tout à coup, cassant. La France se déroba. Elle évacua le Bar-el-Ghazal comme elle avait évacué le Nil. Lord Salisbury se contenta de la rejeter dans ces sables dont sa malice a fait notre domaine privilégié.

Peu de temps après, l’Angleterre s’engageait à fond au Transvaal. Les régimens anglais fondaient sous les balles des Boers : on apercevait les pieds d’argile du colosse. La France eût été parfaitement fondée à profiter des embarras de sa voisine pour faire ses propres affaires. L’insulte gratuite de Fachoda la déliait de toute obligation envers la Grande-Bretagne, si tant est qu’elle en eût à l’endroit d’une Puissance qui s’est longtemps flattée de n’en avoir envers personne. Il n’était question, d’ailleurs, ni de braver la marine anglaise, toujours redoutable, ni de faire une expédition d’Égypte. Non, les plus belliqueux n’en demandaient pas tant : ils pensaient seulement que nous aurions pu prendre dès lors nos coudées franches au Maroc, sur lequel l’Angleterre, depuis 1845, avait mis une sorte d’interdit. Battus diplomatiquement à l’Est, il eût été de bonne guerre de nous dédommager à l’Ouest.

Mais notre pays traversait alors une de ces crises de désintéressement aigu dont il est coutumier. L’expédition de Madagascar avait épuisé ses dernières réserves d’égoïsme. L’alliance russe elle-même, en couvrant notre frontière de l’Est, semblait augmenter notre soif de repos. Les hommes coupables de faire passer le bien de la France avant celui de l’humanité étaient au ban de l’opinion publique. Il paraissait tout naturel d’entretenir une, armée en Chine pour protéger les légations, délivrées depuis longtemps, et pour mettre un peu d’ordre dans le désordre ; mais, si l’on remuait un homme sur les frontières d’Algérie ou d’Indo-Chine, quelles clameurs dans le parlement ! On dépensait sans compter des millions pour cette vaine expédition du Touat qui égarait nos forces dans le désert ; mais la seule pensée d’affronter le mécontentement des Puissances étrangères donnait des frissons à la majorité.

Ce n’étaient donc ni les hommes ni l’argent qui manquaient à la France, puisqu’elle en trouvait pour les entreprises les plus inutiles : c’était la confiance en elle-même. Malheureusement la mort avait fauché la plupart des hommes capables de la lui rendre. La France ne bougea pas ; l’Allemagne non plus : cette Puissance était alors en pleine réorganisation maritime et ne se croyait pas de force à croiser le fer avec la Grande-Bretagne. Moins heureux que leurs ancêtres du XVIe siècle, les braves Boers furent écrasés sous le nombre. L’Angleterre souffrit dans son honneur, dans ses finances, mais elle donna un nouvel exemple de ténacité morale. Son entêtement même avait de la grandeur ; les démonstrations bruyantes sous lesquelles elle dissimulait les fautes de ses ministres, étaient encore de la sagesse politique. A force de se répéter qu’elle avait raison, elle finit par le croire. Après des victoires peu glorieuses qui lui coûtèrent autant qu’à nous nos défaites de 1870, elle n’hésita pas à faire les sacrifices nécessaires pour rétablir son prestige entamé. Au budget de 1903-1904, les dépenses prévues pour sa marine atteignaient près d’un milliard de francs, et le ministre de la Guerre demandait encore 800 millions pour la réforme de l’armée. Ainsi le budget militaire de la grande nation libérale dépassait de beaucoup ceux des Puissances continentales dont elle s’était si longtemps moquée. Le monde était bien changé, puisque l’Angleterre devait compter presque uniquement sur ses propres forces pour maintenir le paradoxe de sa suprématie. C’est alors qu’elle se prit à regarder autour d’elle et à réfléchir sur sa politique.


VIII

Du côté de l’Amérique, elle avait déjà fait la part du feu. Se sentant incapable de tenir tête en même temps aux États-Unis et à l’Europe, elle établit en principe que les États-Unis n’étaient pas à craindre. John Bull se découvrit tout à coup des réserves de tendresse pour le frère Jonathan. N’était-il pas du même sang ? Les souvenirs de la guerre d’Indépendance, ceux de 1812, les picoteries de la guerre de Sécession, simples querelles d’amoureux ! Le Canada, les Antilles anglaises étaient dans la gueule du loup. Eh bien ! on prendrait le loup par son faible. On célébrerait son appétit anglo-saxon. Si, un jour, on devait être mangé, cela se passerait en famille. Ci, tant de navires de moins à faire figurer dans la balance des forces navales. C’est certainement une des plus curieuses volte-faces de la politique anglaise.

En Europe, la France était, de tous les rivaux de l’Angleterre, le moins à craindre. Sa population demeurait stationnaire, son commerce croissait très lentement. Elle avait fait, il est vrai, de rapides progrès dans la carrière coloniale ; elle avait même révélé, sur la côte occidentale d’Afrique, des aptitudes surprenantes. Ses établissemens y étaient plus florissans que ceux des Anglais eux-mêmes. C’est une vérité, que ceux-ci reconnaissent, car ils savent rendre justice à leurs adversaires. Mais si la France pouvait être parfois un voisin gênant, elle n’avait ni la volonté ni la force de disputer à la Grande-Bretagne l’empire du monde. Son abdication remontait à 1882, lorsqu’elle abandonna les clés du canal de Suez. On avait pu croire un instant qu’elle serait prédominante en Afrique. Mais la lutte était restée locale, et la France n’avait, cessé de battre en retraite vers l’Occident. Dernièrement encore, en offrant à l’Italie la Tripolitaine, elle s’était fermé volontairement le dernier chemin de l’Égypte. On devait donc pouvoir s’entendre avec elle. Le moment paraissait favorable pour une liquidation générale. Il fallait se hâter de mettre à profit les dispositions pacifiques du parlement français. — Nos voisins, se disaient les Anglais, sont des gens capricieux. Craignons leur réveil. Quand on les croit bien tranquilles, les voilà qui recommencent à tout casser ! Jamais nous ne retrouverons une heure aussi propice. — Faut-il ajouter que l’état présent de notre marine n’est pas pour leur déplaire ? Un pays qui change à chaque instant le type de ses navires et qui ajourne ses commandes dit assez haut qu’il ne veut pas se battre. Il reçoit la paix, il ne l’impose pas. Les Anglais avaient raison de croire qu’ils conduiraient toute la négociation. Mais une fois décidés, ils s’exécutèrent galamment. Avec un ensemble admirable, les feuilles anglaises, naguère les plus hostiles, entamèrent notre éloge. Il y eut comme un rapprochement spontané des deux nations.

Quant à l’arrangement lui-même, il est aussi bon que les circonstances le comportent : ce n’est pas beaucoup dire. Il ne justifie ni l’enthousiasme des uns, ni le dénigrement des autres. C’est une retraite en bon ordre, voilà tout. Mais est-ce la faute du général si les erreurs commises depuis vingt-cinq ans rendaient cette retraite nécessaire ? Un arrangement vraiment durable, une sorte de paix de Westphalie, eût attribué à l’Angleterre la côte orientale d’Afrique et à la France la côte occidentale. En diminuant les points de contact entre les deux Puissances, on aurait évité les froissemens. Mais il eût fallu pour cela que la France possédât des gages sur la côte orientale et en fît un objet d’échange. Ces gages, elle les avait tous abandonnés successivement. Il ne lui restait qu’un titre vide en Égypte. Elle en tira le meilleur parti possible. Mais comment célébrer un grand succès diplomatique lorsque, après vingt ans de lutte, l’Angleterre demeure seule et unique maîtresse, ou peu s’en faut, de tout l’Est Africain, et qu’à l’Ouest, elle ne cède pas un pouce des vastes territoires qu’elle occupe sur la côte, et qui sont autant d’enclaves dans les nôtres ? quand elle garde toute la partie navigable du Niger entre les rapides et la mer, et nous interdit l’accès d’un fleuve dont nous tenons les sources, sur lequel nous avons épuisé nos efforts, notre science, nos armes ? et si ces vastes contrées, où la civilisation commence à peine à luire, doivent faire un jour partie intégrante de l’empire colonial français, peut-on considérer comme définitif un règlement qui laisse en d’autres mains la porte de cet empire ? Parlons, si l’on veut, de détente et d’accommodement ; saluons la promesse de meilleurs rapports entre les deux nations : mais n’allons pas plus loin, et réservons l’avenir.

Si l’on veut voir comment l’Angleterre entend la défense de ses intérêts, il faut lire attentivement, dans le traité, l’article qui concerne Terre-Neuve et l’Ouest Africain. En échange de nos droits incontestables, qui remontent au traité d’Utrecht, et qui sont pour la colonie de Terre-Neuve une gêne considérable, on pouvait espérer tout au moins que l’Angleterre nous céderait la Gambie, précieuse pour nous, presque inutile pour elle et mesurant, sur toute sa longueur, vingt kilomètres de large. Or, même cette petite enclave, les Anglais n’ont pas voulu la vendre. Comme certains brocanteurs, chez lesquels on marchande une arme hors d’usage, ils ont déclaré que, précisément, ce petit établissement avait à leurs yeux un prix inestimable, parce qu’il remontait à l’époque de la reine Elisabeth ! C’est, si l’on peut dire, le bijou de famille dont on ne veut pas se séparer. Tout au plus daignent-ils nous octroyer une escale de débarquement sur le haut fleuve : médiocre avantage, dont nous ne pouvons tirer parti, car nous n’irons pas souder notre voie ferrée à une artère fluviale qui ne nous appartient pas. Il semble, alors que, pour achever de payer Terre-Neuve, on ait cherché de droite et de gauche tous les « crocodiles empaillés, » rebut du magasin colonial de la Grande-Bretagne ; et d’abord, ces îles de Loos, dont elle ne pouvait rien faire en face de Konakry, puis, cette rectification du côté de Zinder qui ne lui a pas coûté bien cher, depuis qu’on sait que ni Zinder, ni le Sokoto lui-même ne valent grand’chose. N’était-il pas d’ailleurs singulier de vendre, à beaux deniers comptans le produit d’une simple erreur géographique, commise en 1890 par deux plénipotentiaires aussi ignorans l’un que l’autre du pays qu’ils se partageaient ?

Les diverses conventions accessoires dont on a cru devoir entourer et comme décorer l’arrangement principal n’ont pas beaucoup plus de valeur. Il faudrait une foi robuste dans la toute-puissance des formules pour attacher une importance quelconque à la convention d’arbitrage du 14 octobre 1903 : on en excepte toutes les questions qui touchent « aux intérêts vitaux, à l’indépendance ou à l’honneur des parties contractantes. » Or c’est là le fond même des conflits internationaux. Dans les temps les plus belliqueux, aucun monarque, aucun peuple n’a prétendu faire la guerre, si ce n’est pour ses intérêts vitaux, son indépendance ou son honneur. Dire que l’arbitrage est impuissant à régler ces questions, c’est dire qu’elles doivent être tranchées par la diplomatie ou par les armes : en sorte que ces traités d’arbitrage, qu’on s’est empressé d’étendre à toutes les nations, constituent la manifestation la plus catégorique qu’aucun gouvernement ait jamais faite en faveur de la guerre.

La déclaration relative au Siam se borne à confirmer le traité de Ï896. Il est tout au plus piquant d’entendre le gouvernement britannique reconnaître qu’à cette époque, il n’était pas sincère, puisqu’il croit devoir nous donner une seconde fois sa parole de nous laisser toute liberté à l’Est du Ménam. Ou cette déclaration ne signifie rien, ou elle a pour objet de notifier aux Siamois qu’ils n’ont point à compter sur l’appui de l’Angleterre dans le bassin du Mékong. On peut s’étonner dès lors que notre gouvernement ait cru devoir traiter avec les Siamois avant d’avoir reçu cette assurance formelle. S’il eût attendu un mois de plus, il eût obtenu de meilleures conditions ; et par exemple il n’aurait pas promis d’évacuer la rive droite du fleuve, ni reconnu au Siam la faculté de pousser ses chemins de fer jusqu’à la frontière indo-chinoise sans le consentement de la France.

La déclaration sur Madagascar nous a appris que l’Angleterre avait jusqu’ici maintenu ses réserves contre un tarif douanier qui fonctionne depuis huit ans. C’est un détail que nous avions le droit d’oublier.

On ne voit trop quel nom donner au paragraphe qui concerne les Nouvelles-Hébrides, mais, à coup sûr, ce n’est pas un arrangement, puisque les deux gouvernemens promettent de s’arranger plus tard, sans toutefois porter aucune atteinte « au statu quo politique. » Or c’est justement ce statu quo qui fait toute la difficulté. C’est parce que les commissaires des deux nations se paralysent mutuellement depuis 1887, qu’on n’a pu établir aucune juridiction dans cet archipel, où trois cents Européens vivent sans lois, sans tribunaux, sans administration, sans aucune protection pour leurs personnes et pour leurs biens. Aussi longtemps que le pays sera coupé en deux, la situation ne changera guère, et les commissions mixtes perdront leurs peines. Mais il paraît que nous devons nous tenir pour très heureux que le gouvernement britannique, poussé par la Confédération australienne, n’ait pas réclamé l’annexion pure et simple de ces îles où nos compatriotes sont en majorité.


IX

Il y a beaucoup de poudre aux yeux dans toute cette poussière de traités. On y sent trop le désir de masquer l’abandon de l’Égypte. Et cependant c’est là, selon nous, la partie la moins contestable de l’arrangement. Il ne nous restait, sur les bords du Nil, qu’une épée brisée, ou, pour mieux dire, un magnifique sabre de bois, puisqu’il n’a jamais servi. Pendant plus de vingt ans, notre diplomatie a joué de cette arme inoffensive ; elle a même réussi à en tirer par-ci par-là quelques étincelles. Mais cette escrime ingénieuse ne pouvait se prolonger indéfiniment. En échangeant cet objet démodé contre notre liberté d’action au Maroc, nous avons fait une bonne opération. Sans doute, cette sorte de congé qui nous est octroyé par l’Angleterre est accompagné de conditions qui blessent un peu la fierté nationale. Nous renonçons à tirer de cette contrée, pendant trente ans, aucun profit commercial exclusif. Clause plus dure encore, nous nous engageons à ne laisser construire aucun ouvrage fortifié en face de Gibraltar, qui continuera de se dresser, comme un insolent défi, de l’autre côté du détroit. Voilà une promesse qui, en d’autres temps, aurait pesé furieusement sur le cœur des Français. Quoi ! l’Angleterre a le droit de monter la garde à la porte de la Méditerranée, et nous, principal riverain, nous ne l’aurions pas ? — C’est ainsi, mes chers compatriotes. L’ombre de Nelson plane encore sur nous. Si cela vous déplaisait, il fallait devenir une grande puissance maritime. Nos pères, ou les dieux, ne l’ont pas permis. Maintenant vous aimeriez mieux avoir le Maroc sans condition ? Etes-vous prêts à faire la guerre ? Non, n’est-ce pas ? Alors, soyez conséquens avec vous-mêmes, et, puisque vous êtes si résolument pacifiques, il faut être modestes, très modestes. La diplomatie a vraiment tiré tout le parti possible de vos dispositions présentes. Elle obtient même beaucoup, si vous comparez le langage de lord Landsdowne à celui que lord Aberdeen tenait à M. Guizot, après la bataille d’Isly.

Quelques publicistes s’efforcent de déprécier le Maroc. Suivant eux, c’est un pays pauvre, barbare, déchiré par les factions. Nous y engloutirons en pure perte des armées et des milliards. On répond : C’est un pays aussi grand que la France ; il est presque partout, riche et fertile, par cette simple raison qu’il y tombe plus d’eau que dans tout le reste de l’Afrique du Nord ; aussi est-il plus peuplé que l’Algérie et la Tunisie ensemble. Il est barbare parce qu’il est mal gouverné. Nous y dépenserons beaucoup d’hommes et d’argent, si nous sommes assez étourdis pour briser le gouvernement local au lieu de l’améliorer. Mais l’expérience passée doit servir à quelque chose, et ce n’est pas pour rien que, depuis soixante ans, nous avons appris à protéger un lieu de détruire. Enfin, fût-il deux fois moins riche et dix fois plus épineux, il forme le complément indispensable de notre France africaine. Il nous donne une sortie sur l’Atlantique, un regard sur le détroit de Gibraltar. Il ouvre à la colonisation agricole un avenir presque indéfini. Occupé par une autre puissance européenne, ce serait la fin de l’Algérie. Dominé par nous, c’est la France maintenue au rang de grande Puissance et sûre de trouver en Afrique la terre qui lui manque en Europe. Les nobles esprits qui nient des vérités aussi claires que la lumière du soleil d’Afrique ont-ils donc oublié les pages prophétiques de Prévost-Paradol ? Refusent-ils de voir un jour quelques millions de Français installés sur l’autre rive de la Méditerranée ?

Mais, nous dit-on, dans ce marché, nous avons la plus mauvaise part. Trois ou quatre fleuves qui traversent une plaine peu étendue ne sont pas l’équivalent du Nil. Nous échangeons le manteau d’un roi contre la robe d’un mendiant. — On pourrait répondre qu’il fallait garder le manteau quand on le tenait. Mais il y a plus à dire. L’Égypte est aussi facile à prendre que difficile à conserver ; tandis qu’une fois solidement plantés au Maroc, comme j’espère que nous le serons un jour, je défie bien qui que ce soit de nous en faire sortir. Nous bénirons alors ces montagnes abruptes, ces populations guerrières qui nous font hésiter aujourd’hui. Les unes nous fourniront des forteresses naturelles, les autres alimenteront nos légions.

Certes, je suis de ceux qui regrettent que la France n’ait pas prévalu en Égypte, parce que ce pays est le pivot nécessaire d’une politique à grande envergure, et que tout le sort du monde en eût été changé. Mais d’en faire une possession tranquille, une grasse ferme comme Batavia, en un mot une véritable colonie, c’est un miracle que le génie même de l’Angleterre ne saurait opérer. Pour tenir définitivement l’Égypte, il faut, comme les Romains, être maître de la mer et des défilés de la Syrie : autrement cette fuyante Cléopâtre vous glisse entre les doigts. Les Anglais ne sont point encore en Syrie. Ils ont le commandement de la mer : l’auront-ils toujours ? Pourront-ils éternellement surpasser les forces de toutes les autres puissances maritimes ? Les voilà déjà au milliard, pour les dépenses navales : iront-ils plus loin ? Et lorsque les autres Etats, possédant un nombre égal ou supérieur de vaisseaux, regarderont plus souvent du côté de l’Extrême-Orient, souffriront-ils que l’Angleterre demeure l’arbitre unique du canal ?

Ne nous laissons point emporter par ces lointaines perspectives, et reconnaissons que, si le marché n’est pas mauvais, il y manque pourtant quelque chose : et d’abord l’adhésion du principal intéressé, à savoir de Sa Majesté chérifienne. A vrai dire, il eût fallu commencer par là ; espérons que cette adhésion ne se fera pas trop attendre.

Un autre sujet d’inquiétude, c’est que la préparation diplomatique de ces accords paraît insuffisante. Parmi les États diversement intéressés, l’Italie seule a été pressentie. On négocie avec l’Espagne. Mais on a laissé volontairement l’Allemagne à l’écart. Or il n’est pas possible à la France d’entreprendre quoi que ce soit sans connaître l’arrière-pensée des Allemands. Gambetta et Ferry, patriotes s’il en fut, n’y manquaient jamais. Cela est devenu encore plus nécessaire depuis que l’Allemagne, par ses entreprises coloniales, se trouve mêlée à toutes les affaires du monde. Dira-t-on qu’on redoute ses exigences ? Mais notre mauvais vouloir ne ferait que les rendre plus impérieuses, et, sans nous déclarer la guerre, elle aurait plus d’un moyen de nous être désagréable, surtout à l’heure où la Russie, occupée en Extrême-Orient, est hors d’état de nous secourir. D’ailleurs le monde est assez vaste pour fournir à la France et à l’Allemagne plus d’un terrain d’entente en dehors du Maroc. Ce ne serait pas la première fois que l’empereur Guillaume se montrerait disposé à entamer la conversation. De toutes les prétentions, la plus folle serait de vouloir « isoler » l’empire germanique, comme l’affirment certains mousquetaires de la presse. On n’isole pas un gouvernement fort, mais on s’expose à son ressentiment.

Ce serait une autre extrémité de vouloir contenter tout le monde à la fois, et de distribuer à droite et à gauche des tranches de ce Maroc qu’on ne possède pas encore, dans le moment" même où l’on affiche le plus grand respect pour son intégrité. Voilà qu’on nous parle aujourd’hui des droits de l’Espagne. Elle a eu trois cents ans pour les faire valoir et n’y a jamais réussi. Est-ce à nous de lui faire sa place ? de rompre l’unité du pays ? d’y rendre tout gouvernement impossible ? de manquer à la parole que nous venons de donner au Sultan ? de remettre à autrui la surveillance du détroit qui commande nos possessions ? Non, la diplomatie pèse dans la balance des forces réelles et non des espoirs chimériques. On avait mis naguère sur le tapis un projet de partage avec l’Espagne : il a été sévèrement jugé par l’opinion publique. Le mot même de partage implique la destruction de la force indigène sur laquelle nous voulons nous appuyer. Il faut le rayer de notre vocabulaire et donner à nos amis les Espagnols d’autres gages de notre bonne volonté. Il ne sera pas impossible d’en trouver, le jour où le pays sera ouvert à l’activité des Européens. Le contrôle exclusif du Maroc est le seul avantage sérieux que nous tenions de la dernière négociation. Si, par prière ou par menace, nous laissions entamer cette dernière position, alors notre retraite à l’Ouest de l’Afrique se changerait en lamentable déroute.


Voilà donc près d’un siècle que nous vivons en paix avec la Grande-Bretagne. Pendant quarante ans, de 1830 à 1870, les deux pays ont fait ce qu’ils ont pu pour mettre quelque cordialité dans leurs rapports. Mais l’opposition des intérêts prenait à chaque instant le dessus ; et comme l’Angleterre connaissait mieux les siens, elle eut presque toujours l’avantage. Pendant les trente dernières années, la lutte a été parfois fort vive. Les Français, désabusés de l’entente cordiale, péchèrent quelquefois par excès de défiance : derrière chaque proposition anglaise, ils apercevaient un piège. Les Anglais à leur tour, exploitant notre humeur pacifique, agitèrent trop souvent le spectre de la guerre. Ce revenant de 1815 a beau faire la grosse voix : c’est un fantôme qui s’évanouit dès qu’on le touche.

On se fait chez nous une opinion exagérée de la puissance de l’Angleterre. Sa supériorité maritime la rend plus propre à la défense qu’à l’attaque. L’étendue de son commerce lui lie les mains. Une guerre avec la France la gênait beaucoup autrefois, lorsque son industrie était pauvre et sa population peu nombreuse : aujourd’hui, pour peu que la guerre se prolongeât, la moitié du Royaume-Uni serait affamée. Une partie des fabriques chômerait : on verrait les salaires baisser en même temps que le prix des vivres augmenterait. Pendant que la Grande-Bretagne promènerait son pavillon victorieux sur les mers, toute l’économie du royaume serait bouleversée. Aucun Anglais de sang-froid ne souhaite un pareil malheur à son pays.

Si nous avons rappelé ces vieilles querelles, ce n’est pas pour le vain plaisir de remuer des cendres éteintes. Nous éprouvons la plus sincère admiration devant la grande nation anglaise. Bien loin de repousser ses enseignemens, nous voudrions transporter à Londres notre École des sciences politiques. Oui, c’est là qu’on devrait envoyer les jeunes Français qui se destinant à la carrière publique, comme on envoie à Rome ou à Athènes ceux de leurs camarades qui font profession d’art ou d’hellénisme. Là, ils se dépouilleraient définitivement de leurs langes humanitaires. Ils apprendraient à ne jamais préférer en politique le sentiment à l’intérêt, à mesurer les forces de l’adversaire, à changer de ton selon le nombre des vaisseaux ou la qualité des âmes, à ne point désarmer, même au lendemain d’un accord. Ils sauraient qu’il n’est de paix durable qu’entre les nations fortes et qu’une puissance coloniale ne doit pas négliger sa marine. Le seul danger c’est qu’à leur retour, ils ne fussent trop dépaysés parmi leurs compatriotes.

Cependant ne calomnions pas la France. Soyons justes pour nous-mêmes. Ce que nous avons accompli en vingt-cinq ans, malgré tant d’obstacles au dedans et au dehors, reste considérable. Notre empire n’est pas le cinquième de celui de la Grande-Bretagne, mais il repose peut-être sur une base moins fragile. À défaut d’un dessein très suivi, nous avons, nous aussi, un instinct secret qui nous guide : c’est l’instinct continental, par opposition au génie maritime.

On dirait que les Anglais, lorsqu’ils déchiffrent une carte, regardent d’abord la mer. Là, seulement ils sont à leur aise. Les terres, les royaumes, les continens même sont à leurs yeux des dépendances de l’élément liquide. Leur trident gouverne un empire flottant : tel, dans l’antiquité, celui de Carthage. De temps en temps, un fragment de cet empire se détache, — Hier, l’Amérique, demain l’Australie, — comme ces îles errantes qui dénouent leurs premières chaînes pour en former de nouvelles. Aujourd’hui, le centre géométrique de la domination anglaise n’est pas à Londres, ni même en Europe : il est quelque part dans l’Océan Indien. Là, sur un cercle immense, depuis le Cap jusqu’à Melbourne, se dressent ces palais de tous les styles qui s’appellent les colonies anglaises ; rien n’y semble définitif ; un siècle les élève, un autre siècle peut les détruire ou les transformer ; de même que les Indes ont remplacé les États-Unis, l’Afrique australe remplacera peut-être les Indes.

Le Français, au contraire, est amphibie ; bon navigateur, il se plaît mieux sur la terre ferme. Tantôt aventureux et tantôt sédentaire, il ne craint pas une opération hasardeuse, mais il préfère les placemens de père de famille. Il a des îles un peu partout, des possessions lointaines, comme l’Indo-Chine : mais la plus grande partie de son empire est concentrée dans l’Afrique occidentale. Nous aimons le solide ; il nous faut tout au moins l’apparence du définitif. Nous ressemblons à ces propriétaires qui bâtissent en fortes pierres de taille, et se donnent, ne fût-ce qu’un jour, l’illusion de l’éternité. Notre façade sur l’Afrique du Nord ne peut se comparer aux prodigieux étages de la grandeur anglaise, mais elle se dresse à vingt-quatre heures de Marseille. C’est moins une improvisation coloniale que la reconstruction du vieil édifice élevé par les Romains, nos pères, sur l’autre rive de la Méditerranée. Une fois restauré, aménagé d’une façon moderne, le monument défiera l’injure du temps.

Deux peuples dont la vocation est si différente devraient apprendre à ne pas se froisser. Ce qu’il y a de plus nouveau, dans l’arrangement du 8 avril 1904, c’est la bonne volonté mutuelle dont il témoigne. Dans les rapports des deux nations, l’esprit belliqueux perd du terrain. Après les conflits militaires du XVIIIe siècle et les conflits économiques du XIXe, notre âge verra peut-être des accords équitables. Il suffirait pour cela d’un danger commun qui menacerait la France et l’Angleterre.


RENE MILLET.

  1. Voyez dans la Revue du 15 mai 1844 l’article intitulé : Notes sur l’État des forces navales de la France.
  2. Thureau-Dangin, Histoire de la monarchie de Juillet, t. V, p. 371 et suivantes.
  3. Ibid., t. V, p. 388.
  4. A. Moireau, la Grande-Bretagne et la suprématie maritime dans la Revue du 1er mars 1904.
  5. Jules Cocheris, Situation internationale de l’Égypte, Plon, 1903. Voir particulièrement le chapitre IV.
  6. Jules Cocheris, loc. cit.
  7. Sur cet épisode, et sur les divers incidens qui ont précédé l’affaire de Fachoda, voyez Jean Darcy, Cent années de rivalité coloniale, Perrin, 1904, p. 362.
  8. A. Moireau, dans la Revue du 1er mars 1904.