La Lutte des classes en France (1848-1850)/4

Traduction par Léon Remy.
Schleicher frères (p. 157-181).


CHAPITRE IV

ABOLITION DU SUFFRAGE UNIVERSEL EN 1850[1]


Les mêmes symptômes pouvaient s’observer en France depuis 1849 et surtout depuis le début de 1850. Les industries parisiennes sont en pleine activité. Les fabriques de cotonnade de Rouen et de Mulhouse sont assez prospères bien que les prix élevés de la matière première aient, ici comme en Angleterre, occasionné un certain ralentissement. Le développement de la prospérité fut plus particulièrement accéléré en France par une large modification des tarifs de douanes introduite en Espagne et par l’abaissement des droits opéré par le Mexique sur différents articles de luxe. L’exportation des marchandises françaises avait augmenté d’une façon importante sur ces deux marchés. La multiplication des capitaux fit naître, en France, une série de spéculations dont le prétexte était l’exploitation sur une grande échelle des mines d’or de la Californie. Quantité de sociétés prirent naissance. Le faible montant de leurs actions, leurs prospectus à couleur socialiste visaient directement la bourse des petits bourgeois et des ouvriers. En gros et en détail, ces entreprises se réduisaient à cette escroquerie pure qui est particulière aux Chinois et aux Français. Une de ces sociétés même fut directement protégée par le gouvernement. Les droits sur les importations s’élèvent en France dans les premiers mois de 1848 à 63 millions de francs, en 1849, à 95 millions, et en 1850 à 93 millions. D’ailleurs, au mois de septembre 1850, ils dépassèrent de plus d’un million leur montant pour le même mois de 1847. L’exportation s’est de même accrue en 1849 et plus encore en 1850.

La preuve la plus frappante de la renaissance de la prospérité est fournie par le rétablissement des payements en espèces à la Banque et édicté par la loi du 9 septembre 1850. Le 15 mars 1848, la Banque avait été autorisée à suspendre les paiements de cette nature. La circulation en billets, y compris celle des banques provinciales, s’élevait à 373 millions de francs (14.920.000 £) Le 2 novembre 1849, cette circulation montait à 482 millions de francs ou à 19.280.000 £, soit une augmentation de 4.360.000 £ ; et le 2 septembre 1850, à 496 millions de francs, ou à 19.840.000 £, soit une augmentation d’environ 5 millions de livres. Les billets ne s’en trouvèrent pas dépréciés, au contraire. L’augmentation de la circulation des banknotes était accompagnée d’une accumulation sans cesse grandissante de l’or et de l’argent dans les caves de la Banque, si bien qu’en 1850 l’encaisse métallique s’élevait environ à 14 millions de livres, somme inouïe pour la France. La Banque avait donc été mise en position d’augmenter sa circulation, c’est-à-dire son capital actif, de 113 millions de francs, ou de 5 millions de livres. Ce fait prouve d’une façon frappante combien nous avions raison de prétendre, dans une livraison antérieure, que la révolution, loin d’abattre l’aristocratie financière, ne l’avait que consolidée. Cette conclusion est encore plus évidente si nous jetons le coup d’œil suivant sur la législation française de la Banque dans ces dernières années. Le 10 juin 1847, la Banque fut autorisée à émettre des banknotes de 200 francs. Le billet le moins important était jusqu’alors celui de 500 francs. Un décret du 15 mars 1848 donnait aux billets de la Banque la valeur d’une monnaie légale et dispensait cet établissement de l’obligation de les rembourser en espèces. L’émission des billets fut limitée à 350 millions de francs. Elle fut autorisée en même temps à émettre des billets de 100 francs. Un décret du 27 avril ordonna la fusion des banques départementales avec la Banque de France. Un autre décret du 2 mai 1848 élève son émission à 442 millions de francs. Un décret du 22 décembre 1849 élève le maximum de l’émission à 525 millions de francs. Enfin la loi du 6 septembre 1850 rétablit le remboursement des billets en espèces. Tous ces faits, l’accroissement constant de la circulation, la concentration de tout le crédit français entre les mains de la Banque, l’accumulation de l’or français dans ses caves amenèrent M. Proudhon à conclure que la Banque devait dépouiller sa vieille peau et se métamorphoser en une banque populaire à sa mode. Il n’avait pas besoin de connaître l’histoire de la crise de la Banque d’Angleterre de 1799 à 1819 ; il n’avait qu’à porter ses yeux au delà de la Manche pour voir que le phénomène qui lui paraissait inouï dans l’histoire de la société bourgeoise était des plus normaux dans cette société ; mais seulement il se produisait en France pour la première fois. On voit que les soi-disant théoriciens révolutionnaires qui, à Paris, grondaient après le gouvernement provisoire étaient tout aussi ignorants de la nature et des résultats des mesures prises que ces messieurs du gouvernement eux-mêmes. Malgré la prospérité commerciale et industrielle dont la France se félicite momentanément, la masse de la population, les 25 millions de paysans, souffrent d’une grande dépression. Les bonnes récoltes ont, en France, abaissé le prix du blé plus encore qu’en Angleterre, et la situation des paysans, endettés, saignés à blanc par l’usure, écrasés d’impôts ne peut qu’être rien moins que brillante. L’histoire des trois dernières années a montré à satiété que cette classe de la population est tout à fait incapable d’une initiative révolutionnaire quelconque.

La période de crise se fait sentir plus tardivement sur le continent qu’en Angleterre : il en est de même de la période de prospérité. C’est en Angleterre que se produit le procès originel. Ce pays est le Demiurge du cosmos bourgeois. Sur le continent, les différentes phases du cycle que la société bourgeoise parcourt constamment revêtent une forme secondaire et tertiaire. D’abord l’exportation faite par le continent en Angleterre est d’une importance disproportionnée avec celle effectuée dans un pays quelconque. Cette exportation, de son côté, dépend de l’état du marché anglais, surtout vis à-vis du commerce maritime. Puis l’exportation anglaise devient incomparablement plus grande que toute l’exportation continentale. Il s’en suit que la quantité de marchandises exportées par le continent dans les pays d’outre-mer dépend toujours de l’importance de l’exportation anglaise dans ces pays. Par suite, si les crises amènent des révolutions d’abord sur le continent, la raison de ces mouvements se trouve toujours en Angleterre. Il est naturel que ces convulsions se produisent aux extrémités de l’organisme bourgeois avant d’arriver à son cœur, puisqu’il les chances d’un équilibre sont plus grandes que là. D’autre part, la violence de la réaction dont l’Angleterre a à souffrir du fait de ces crises continentales est le thermomètre où l’on peut lire la gravité de ces crises. Cette réaction indique si ces révolutions mettent réellement en danger les conditions d’existence de la bourgeoisie ou n’atteignent que les formes politiques.

À ces époques de prospérité générale où les forces productives de la société bourgeoise se développent autant que les conditions de cette société le permettent, il ne peut être nullement question de véritable révolution. Un semblable bouleversement n’est possible qu’aux périodes où ces deux facteurs, les forces productives modernes et les formes de production bourgeoises entrent en conflit. Les multiples querelles auxquelles participent et dans lesquelles se compromettent réciproquement les fractions isolées du « parti de l’ordre » sur le continent, bien loin de fournir l’occasion de nouvelles révolutions, ne sont, au contraire, possibles que parce que la base qui supporte les rapports est si sûre, et, ce que la réaction ignore, si bourgeoise. Les tentatives de réaction destinées à arrêter le développement bourgeois échoueront aussi bien que l’enthousiasme moral et les proclamations enflammées des démocrates. Une nouvelle révolution n’est possible qu’à la suite d’une nouvelle crise, mais l’une est aussi certaine que l’autre.

Passons maintenant à la France.

La victoire que le peuple, uni aux petits bourgeois, avait remportée aux élections du 10 mars, fut annulée par lui-même : il provoqua, en effet, la nouvelle élection du 28 avril. Vidal avait été élu non seulement à Paris, mais encore dans le Bas-Rhin. Le comité parisien où la Montagne et la petite bourgeoisie étaient fortement représentées, l’engagea à opter pour ce dernier département. La victoire du 10 mars cessa d’être décisive. L’échéance fut de nouveau retardée. La vigueur populaire s’énerva. On l’accoutuma aux succès légaux plutôt qu’aux triomphes révolutionnaires. La signification révolutionnaire du 10 mars, la réhabilitation de l’insurrection de juin, fut tout à fait compromise par la candidature d’Eugène Sue, le fantaisiste social, petit bourgeois et sentimental, candidature que le prolétariat ne pouvait accepter tout au plus que comme une plaisanterie destinée à plaire aux grisettes. Le « parti de l’ordre », enhardi par la politique flottante de ses adversaires, opposa à cette candidature bien pensante un candidat qui devait représenter la victoire de Juin. Ce candidat comique fut Leclerc, le père de famille à la Spartiate, dont l’armure héroïque tomba pièce par pièce sous les coups de la presse et qui subit, d’ailleurs, une brillante défaite le jour de l’élection. La nouvelle victoire électorale du 28 avril remplit de présomption la Montagne et la petite bourgeoisie. Elle se flattait en imagination de remettre le prolétariat au premier plan en usant de la voie purement légale, sans avoir recours à une nouvelle révolution et d’arriver ainsi au comble de ses vœux. Elle comptait fermement, aux nouvelles élections de 1852, installer, grâce au suffrage universel, Ledru-Rollin sur le fauteuil présidentiel et faire entrer dans l’Assemblée une majorité de Montagnards. Le « parti de l’ordre », parfaitement convaincu par le renouvellement de l’élection, par la candidature de Sue, par l’accord de la Montagne et de la petite bourgeoisie que ces deux dernières étaient résolues à rester tranquilles en toutes circonstances, répondit aux deux victoires électorales par la loi qui abolissait le suffrage universel.

Le gouvernement se gardait bien de prendre cette proposition sous sa responsabilité. Il fit à la majorité une concession apparente en confiant l’élaboration du projet aux grands dignitaires de la majorité, aux dix-sept burgraves. Ce ne fut pas le gouvernement qui proposa à l’Assemblée, ce fut l’Assemblée qui se proposa à elle-même l’abolition du suffrage universel.

Le 8 mai, le projet fut porté devant la Chambre. Toute la presse sociale démocratique se leva comme un seul homme pour recommander au peuple un maintien digne, un « calme majestueux[2] », la passivité et la confiance en ses représentants. Chaque article de ces journaux confessait qu’une révolution anéantirait d’abord la presse que l’on qualifiait de révolutionnaire : il s’agissait maintenant pour elle d’une question d’existence. La presse soi-disant révolutionnaire dévoilait ainsi son secret. Elle signait son propre arrêt de mort.

Le 21 mai, la Montagne mit la question en discussion et proposa le rejet de tout le projet parce qu’il violait la constitution. Le « parti de l’ordre » répondit que l’on violerait la constitution s’il le fallait, mais que, cependant, cela n’était pas nécessaire, parce que la question était susceptible de toute interprétation et que la majorité avait seule compétence pour décider de l’interprétation exacte. Aux attaques effrénées, sauvages, de Thiers et de Montalembert, la Montagne opposa un humanisme convenable et de bon ton. Elle invoquait le terrain juridique. Le « parti de l’ordre » la replaça sur le terrain dans lequel le droit a sa racine, dans le domaine de la propriété bourgeoise. La Montagne demanda en gémissant si l’on voulait à toute force faire naître des révolutions ? Le « parti de l’ordre » répondit qu’on les attendait.

Le 22 mai, la question en discussion fut tranchée par 462 voix contre 227. Les hommes qui avaient démontré avec une profondeur si magnifique que l’Assemblée nationale, que chaque député résignait son mandat en quittant le service du peuple son mandant, restèrent sur leurs sièges et essayèrent aussitôt de faire agir le pays à leur place et cela au moyen de pétitions ; ils siégeaient encore, intangibles, quand le 31 mai la loi passa brillamment. Ils essayèrent de se venger par une protestation où ils dressaient procès-verbal de leur innocence dans le viol de la constitution, protestation qu’ils ne déposèrent même pas ouvertement, mais qu’ils glissèrent par derrière dans la poche du président.

Une armée de 150.000 hommes à Paris, le retard apporté à la décision, la tranquillité de la presse, la pusillanimité de la Montagne et des représentants nouvellement élus, le calme majestueux des petits bourgeois, mais surtout la prospérité commerciale et industrielle empêchèrent toute tentative révolutionnaire du côté du prolétariat.

Le suffrage universel avait rempli sa mission. La majorité du peuple en avait retiré les leçons que ce suffrage seul peut donner dans une époque révolutionnaire. Il devait être aboli, soit par une révolution, soit par la réaction.

La Montagne déploya une énergie plus grande encore dans une occasion née peu de temps après. Le ministre de la Guerre d’Hautpoul avait, du haut de la tribune, qualifié la révolution de Février de catastrophe irrémédiable. Les orateurs de la Montagne qui, comme toujours, se distinguaient par un vacarme causé par une vertueuse indignation, se virent refuser la parole par le président Dupin. Girardin proposa à la Montagne de se retirer en masse. Le résultat fut que la Montagne continua à siéger, mais que Girardin en fut exclu comme indigne.

La loi électorale manquait encore d’un complément, d’une loi sur la presse. Elle ne se fit pas longtemps attendre. Un projet du gouvernement, notablement agravé par les amendements du « parti de l’ordre » éleva les cautionnements, imposa aux romans-feuilletons un timbre supplémentaire (réponse à l’élection d’Eugène Sue), frappa d’un impôt, jusqu’à concurrence d’un certain nombre de feuilles, toutes les publications paraissant hebdomadairement ou mensuellement et ordonna finalement que chaque article du journal fut muni de la signature de l’auteur. Les prescriptions sur le cautionnement tuèrent la presse que l’on appelait révolutionnaire. Le peuple considéra leur disparition comme une satisfaction donnée à l’abolition du suffrage universel. Cependant ni les tendances, ni les effets de cette loi ne s’étendirent uniquement à cette partie de la presse. Tant que la presse quotidienne fut anonyme, elle sembla être l’organe de l’opinion publique anonyme, innombrable. Elle était le troisième pouvoir dans l’État. La signature de chaque article fit d’un journal la simple collection de contributions littéraires émanant d’individus plus ou moins connus. Chaque article tomba au rang d’annonce. Jusqu’alors les journaux avaient circulé comme papiers-monnaie de l’opinion publique. Ils étaient réduits maintenant à n’être plus qu’une seule lettre de change dont la valeur et la circulation dépendaient du crédit non seulement du tireur, mais encore de l’endosseur. La presse du « parti de l’ordre » avait provoqué non seulement à l’abolition du suffrage universel, mais encore aux mesures les plus extrêmes contre la mauvaise presse. D’ailleurs la bonne presse elle-même, avec son anonymat inquiétant, était incommode à ce parti et plus encore à chacun de ses représentants de province. Ce parti demandait seulement que l’écrivain salarié fit connaître son nom, son domicile et son signalement. C’est en vain que la bonne presse se lamentait sur l’ingratitude dont on payait ses services. La loi passa ; l’obligation de la signature fut prescrite avant tout. Les noms des journalistes républicains étaient assez connus ; mais les raisons sociales respectables, le Journal des Débats, l’Assemblée Nationale, le Constitutionnel, etc. etc., firent piteuse mine ; leur sagesse politique tant prisée prit une figure lamentable, quand leur mystérieuse compagnie se résolut en penny a liners, en vieux praticiens à vendre qui avaient défendu contre espèces toutes les causes possibles comme Granier de Cassagnac, ou en vieilles lavettes qui se qualifiaient elles-mêmes d’hommes d’État comme Capefigue, ou en casse-noisettes coquets comme M. Lemoinne des Débats.

Au moment de la discussion de la loi sur la presse, la Montagne était déjà tombée à un tel degré de corruption morale qu’elle dut se borner à applaudir les brillantes tirades d’une ancienne notabilité philippiste, M. Victor Hugo.

La loi électorale et la loi sur la presse font disparaître le parti révolutionnaire et démocratique de la scène officielle. Avant leur retour dans leurs foyers, peu de temps après la clôture de la session, les deux fractions de la Montagne, les démocrates-socialistes et les socialistes-démocrates publièrent deux manifestes, deux Testimonia paupertatis. Ils y montraient que si jamais la force et le succès ne s’étaient trouvés de leur côté, ils n’en étaient pas moins restés toujours du côté du droit éternel et de toutes les autres vérités éternelles.

Considérons maintenant le « parti de l’ordre ». La Neue rheinische Zeitung, disait n° 3, p. 16. « Vis-à-vis des velléités de restauration des orléanistes et des légitimistes coalisés, Bonaparte représente le titre juridique du pouvoir réel qu’il exerce, la république. Vis-à-vis des velléités de restauration de Bonaparte, le « parti de l’ordre » représente le titre de la suprématie exercée en commun par ces deux fractions, la République. Vis-à-vis des orléanistes, les légitimistes ; vis-à-vis des légitimistes, les orléanistes représentent le statu quo, la République. Toutes ces diverses fractions du « parti de l’ordre », dont chacune possède in petto son roi propre et conserve l’espoir de sa propre restauration, font prévaloir, en présence des velléités d’usurpation et de relèvement de leurs rivales, la forme commune de la domination bourgeoise, la République, où les revendications particulières se neutralisent et se réservent. Et Thiers disait plus vrai qu’il ne le pensait quand il prétendait : « Nous, royalistes, nous sommes les vrais soutiens de la République constitutionnelle. »

Cette comédie des « républicains malgré eux » ; la répugnance témoignée au statu quo et sa consolidation constante ; les conflits incessants entre Bonaparte et l’Assemblée nationale ; la menace de la dissolution du « parti de l’ordre » en ses éléments constitutifs, menace sans cesse renouvelée ; les tentatives de chaque fraction de transformer la victoire remportée contre l’ennemi commun en une défaite des alliés momentanés ; la jalousie réciproque ; la rancune, les poursuites, les infatigables levées de boucliers qui se terminent toujours par des baisers Lamourette — toute cette farce peu édifiante ne se poursuivit jamais plus classiquement que pendant ces derniers six mois.

Le « parti de l’ordre » regardait tout d’abord la loi électorale comme une victoire remportée sur Bonaparte. Le gouvernement n’avait-il pas abdiqué en abandonnant la rédaction et la responsabilité de sa propre proposition à la commission des dix-sept ? La force principale de Bonaparte vis-à-vis de l’Assemblée ne résidait-elle pas dans sa qualité d’élu de 6 millions ? Bonaparte, de son côté, considérait la loi électorale comme une concession faite à l’Assemblée. Il espérait grâce à elle acheter l’harmonie de l’Exécutif avec le Législatif. Cet aventurier de bas étage demandait pour salaire qu’on augmentât sa liste civile de 3 millions. L’Assemblée nationale pouvait-elle entrer en conflit avec l’Exécutif au moment où elle mettait au ban la grande majorité de Français ? Elle se fâcha, parut vouloir pousser les choses à l’extrême, sa commission rejetta la proposition ; la presse bonapartiste menaça ; une quantité de tentatives de transactions se produisirent, et finalement l’Assemblée capitula ; mais elle se vengea sur le principe. Au lieu d’accorder le principe d’une augmentation annuelle de 3 millions de la liste civile, elle donna un secours de 2.160.000 francs. Non contente de cela, elle ne consentit à cette concession que quand elle eut reçu l’appui de Changarnier, le général du « parti de l’ordre », le protecteur qui s’était imposé à Bonaparte. A vrai dire, elle n’accorda pas les 3 millions à Bonaparte, mais à Changarnier.

Ce cadeau fait de « mauvaise grâce » fut reçu parfaitement de même par Bonaparte. La presse bonapartiste s’éleva de nouveau contre l’Assemblée. Quand, au cours des débats soulevés par la loi sur la presse, on proposa un amendement édictant l’obligation de la signature, il était dirigé spécialement contre les journaux inférieurs qui représentaient les intérêts particuliers de Bonaparte. Le principal organe bonapartiste, le Pouvoir, se livra à une attaque ouverte et violente contre l’Assemblée nationale. Les ministres durent désavouer la feuille devant l’Assemblée. Le gérant du Pouvoir fut cité à la barre de la Législative et condamné au maximum de l’amende, à 5.000 francs. Le jour suivant, le Pouvoir publia un article plus insolent encore contre l’Assemblée et, pour venger le gouvernement, le parquet poursuivit aussitôt plusieurs journaux légitimistes pour attaques contre la constitution.

Enfin vint la question de la prorogation de la Chambre. Bonaparte désirait cette mesure pour pouvoir opérer sans en être empêché par l’Assemblée. Le « parti de l’ordre » ne la désirait pas moins, pour permettre aux fractions de pousser leurs intrigues, ou aux députés de veiller à leurs intérêts. Tous en avaient besoin pour fortifier en province les succès de la réaction et en récolter les fruits. L’Assemblée s’ajourna du 11 août au 11 novembre ; mais comme Bonaparte n’avait nullement dissimulé que s’il tenait à la prorogation, c’était parce qu’elle le débarrassait du contrôle importun de l’Assemblée, celle-ci donna même à son vote de confiance une signification de défiance. Tous les bonapartistes furent écartés de la commission permanente de vingt-huit membres chargée, pendant les vacances, de veiller sur la vertu de la République. A leur place, on élut même quelques républicains du Siècle et du National pour marquer au président la fidélité de l’Assemblée envers la République constitutionnelle.

Quelque temps avant et surtout immédiatement après la prorogation de l’Assemblée, les deux grandes fractions du « parti de l’ordre », les orléanistes et les légitimistes semblèrent vouloir se reconcilier et cela au moyen d’une fusion des deux maisons royales sous les drapeaux desquelles elles combattaient. Les journaux étaient pleins des projets de réconciliation qui avaient été discutés près du lit de douleur de Louis-Philippe, à Saint-Léonard. La mort du roi détrôné simplifia la situation. Louis-Philippe était l’usurpateur, Henri V le spolié. Le comte de Paris, par contre, en l’absence de descendant bourbonien, était l’héritier légitime de la couronne. Tout obstacle à la fusion des deux intérêts dynastiques disparaissait. Précisément à ce moment, les deux portions de la bourgeoisie découvrirent que ce n’était pas leur enthousiasme pour une maison royale particulière qui les séparait, mais que c’étaient bien plutôt des intérêts de classe différents qui divisaient les deux dynasties. Les légititimistes, en pèlerinage à la cour de Henri V, comme leurs concurrents l’étaient à Saint-Léonard, y apprirent la mort de Louis-Philippe. Ils formèrent aussitôt un ministère in partibus infidelium. Il comprenait surtout des membres de la commission chargée de protéger la vertu de la République. Le ministère, prenant prétexte d’une dispute de parti, se présenta en proclamant de la façon la plus franche les principes du droit divin. Les orléanistes se réjouirent du scandale compromettant que ce manifeste suscita dans la presse et ne dissimulèrent à aucun moment leur hostilité ouverte envers les légitimistes.

Les conseils généraux se réunirent pendant la prorogation de l’Assemblée nationale. Leur majorité se prononça pour une revision de la constitution, plus ou moins tempérée par telle ou telle disposition. Elle se prononçait pour une restauration monarchique qu’elle ne déterminait pas plus précisément, pour une solution. Elle avouait, en même temps, qu’elle était trop lâche et trop incompétente pour résoudre ce problème. Le parti bonapartiste interpréta immédiatement ce vœu en faveur de la revision dans le sens de la prolongation de la présidence de Bonaparte.

La solution constitutionnelle : abdication de Bonaparte en mai 1852, élection simultanée d’un président par tous les électeurs du pays, revision de la constitution par une assemblée spéciale pendant les premiers mois de la nouvelle présidence, cette solution est tout à fait inadmissible aux yeux de la classe dominante. Le jour de la nouvelle élection présidentielle serait la date de la rencontre de tous les partis ennemis, légitimistes, orléanistes, républicains bourgeois, révolutionnaires. On en viendrait nécessairement à une action décisive et violente entre les différentes fractions. De même, si le « parti de l’ordre » réussissait à s’unir sur la candidature d’un homme neutre pris en dehors des familles dynastiques, il se trouverait encore en en présence de Bonaparte. Dans sa lutte contre le peuple, le « parti de l’ordre » est constamment obligé d’augmenter le pouvoir de l’Exécutif. Chacune de ces augmentations accroît la puissance de celui qui détient le pouvoir exécutif, de Bonaparte. Dans la mesure donc où le « parti de l’ordre » consolide la domination qu’il exerce en commun, il renforce aussi les moyens d’action que Bonaparte peut mettre au service de ses prétentions dynastiques ; il augmente les chances qu’a le prince de faire avorter violemment la solution constitutionnelle au jour décisif. Par rapport au « parti de l’ordre », Bonaparte ne s’attaquerait pas plus à l’un des piliers de la constitution, que le parti de l’ordre ne l’avait fait, par rapport au peuple, en votant la loi électorale. En un mot, la solution constitutionnelle met en question tout le statu quo politique. Et derrière le statu quo mis en péril, le bourgeois apercevait le chaos, l’anarchie, la guerre civile. Il voit menacés, le premier dimanche de mai 1852, ses achats et ses ventes, ses effets, ses mariages, ses contrats notariés, ses hypothèques, ses rentes foncières, ses loyers, ses profits, tous ses contrats, toutes ses sources de revenu. Il ne peut courir ce risque. Une fois le statu quo en péril, toute la société bourgeoise est en danger de ruine. La seule solution possible, au sens de la bourgeoisie, est l’ajournement de la solution. Cette classe ne peut sauver la République constitutionelle qu’en violant la constitution, en prolongeant le pouvoir du président. Tel fut aussi le dernier mot de la presse de l’ordre après les interminables et profonds débats auxquels elle se livra sur les « solutions » après la session des conseils généraux. Le puissant « parti de l’ordre » se vit donc, à sa honte, obligé de prendre au sérieux la personnalité ridicule, commune et haïe du pseudo-Bonaparte.

Cette sale figure se faisait de son côté illusion sur les causes qui de plus en plus faisaient de lui un homme nécessaire. Tandis que son parti avait assez d’esprit pour attribuer aux circonstances l’importance croissante de Bonaparte, ce dernier croyait pouvoir la rapporter au pouvoir magique de son nom et à sa perpétuelle caricature de Napoléon. Il devenait tous les jours plus entreprenant. Il opposait aux pèlerinages à Wiesbaden et à Saint-Léonard ses tournées en France. Les bonapartistes avaient si peu confiance dans le charme qui se dégageait de sa personne qu’ils le faisaient accompagner, pour lui servir de claqueurs, de gens de la société du 10 décembre, cette organisation de la canaille parisienne ; ils les envoyaient en masse par chemin de fer ou par chaise poste. Ils mettaient dans la, bouche de leur marionnette des discours qui, suivant l’accueil, proclamaient que la résignation républicaine ou la ténacité persévérante étaient la devise électorale de la politique présidentielle. Malgré toutes les manœuvres, ces voyages n’étaient rien moins que des tournées triomphales.

Quand Bonaparte crut avoir ainsi enthousiasmé le peuple, il se mit en devoir de se ménager l’armée. Il fait ordonner de grandes revues dans la plaine de Satory, près de Versailles. À cette occasion, il cherche à acheter les soldats en leurs donnant des saucissons, du champagne et des cigares. Si le vrai Napoléon, dans les fatigues de ses marches conquérantes, savait remonter le courage de ses soldats par une familiarité patriarcale momentanée, le pseudo-Napoléon croyait que ses troupes le remerciaient en criant : « Vive Napoléon, vive le saucisson[3] ! »

Ces revues firent éclater le différend longtemps dissimulé qui divisait Bonaparte et son ministre de la Guerre, d’Hautpoul, d’un côté, et Changarnier de l’autre. En Changarnier, le « parti de l’ordre » avait trouvé l’homme vraiment neutre qu’il cherchait, l’homme chez lequel il ne pouvait être question de préférences dynastiques particulières. Ce parti l’avait destiné à prendre la succession de Bonaparte. Changarnier, de plus, par son rôle le 29 janvier et le 13 juin 1849, était devenu le grand capitaine du « parti de l’ordre », le moderne Alexandre dont l’intervention brutale avait, aux yeux des bourgeois peureux, tranché le nœud gordien de la révolution. Aussi ridicule, au fond, que Bonaparte, il était devenu à bon marché une puissance et fut chargé par l’Assemblée de surveiller le président. Lui-même faisait parade, par exemple dans la question de la dotation, de la protection qu’il accordait à Bonaparte et devint de plus en plus puissant vis-à-vis de ce dernier et de ses ministres. Quand, à l’occasion du vote de la loi électorale, on s’attendait à une insurrection, il défendit à ses officiers d’exécuter un ordre quelconque venant du ministre de la Guerre ou du président. La presse contribuait à grossir la figure de Changarnier. Comme les grandes personnalités manquaient complètement, le parti de l’ordre se vit forcé d’attribuer à un seul individu la force qui manquait à toute la classe, de l’enfler jusqu’à en faire un monstre. C’est ainsi que naquit le mythe de Changarnier, boulevard de la société. Sa charlatanerie présomptueuse, les airs importants et mystérieux avec lesquels il condescendait à porter le monde sur ses épaules, forment le contraste le plus ridicule avec les événements qui se passèrent pendant et après la revue de Satory. Ils montraient incontestablement qu’il suffisait d’un trait de plume de Bonaparte, de l’infiniment petit, pour ramener cette création fantastique de la terreur bourgeoise, le colosse Changarnier, aux dimensions de la médiocrité, et le transformer, lui, le héros sauveur de la société, en un général en retraite.

Il y avait longtemps que Bonaparte s’en était pris à Changarnier. Il avait provoqué le ministre de la Guerre à user de tracasseries disciplinaires vis-à-vis de son incommode protecteur. La dernière revue de Satory avait fait éclater cette rancune déjà ancienne. L’indignation constitutionnelle de Changarnier ne connut plus de limites quand il vit défiler les régiments de cavalerie aux cris anticonstitutionnels de : « Vive l’empereur ! » Bonaparte voulut empêcher tout débat désagréable de se produire au sujet de ces acclamations pendant la session de l’Assemblée. Il éloigna le ministre de la Guerre d’Hautpoul en le nommant gouverneur d’Alger. Il mit à sa place un militaire éprouvé, vieux général de l’empire, dont la brutalité égalait parfaitement celle de Changarnier ; mais pour que le renvoi d’Hautpoul ne parût pas être une concession faite à Changarnier, il renvoya de Paris à Nantes le bras droit du grand sauveur de la société, le général Neumayer. C’était lui qui, à la dernière revue, avait ordonné à l’infanterie de défiler devant le successeur de Napoléon en gardant un silence de fer. Changarnier, atteint en Neumayer, protesta et menaça, mais en vain. Après deux jours de négociations, le décret de déplacement de Neumayer parut au Moniteur et il ne resta plus au héros de l’ordre qu’à se soumettre à la discipline ou à se démettre.

La lutte de Bonaparte et de Changarnier est la suite de sa lutte contre le « parti de l’ordre ». La reprise des séances de l’Assemblée nationale, à la date du 11 novembre, eut lieu sous des auspices menaçants. Ce sera la tempête dans un verre d’eau. Pour l’essentiel l’ancien jeu continuera. La majorité du parti de l’ordre sera forcée, malgré les cris des hommes de principe de ses différentes fractions, de prolonger les pouvoirs du président. Bonaparte, en dépit de ses protestations antérieures, acculé par le manque de ressources, sera très disposé à recevoir des mains de l’Assemblée nationale cette prolongation de pouvoir sous la forme de simple délégation. Ainsi la solution est retardée, le statu quo maintenu, une fraction du parti de l’ordre compromise par l’autre, affaiblie, rendue impossible ; la répression de l’ennemi commun, la masse de la nation, est étendue et poussée à bout, jusqu’à ce que les conditions économiques aient de nouveau atteint un point de développement tel qu’une nouvelle explosion envoie dans les airs tous ces partis querelleurs rejoindre la République constitutionnelle.

Pour tranquilliser les bourgeois, ajoutons, d’ailleurs, que le scandale survenu entre Bonaparte et le parti de l’ordre a pour résultat de ruiner à la Bourse une masse de petits capitalistes et de faire empocher leur fortune par les grands « loups-cerviers ».

  1. Le chapitre iv est tiré de la dernière double livraison de la Neue rheinische Zeitung. Engels le fait précéder des lignes suivantes : « La suite des trois chapitres précédents se trouve dans la Revue du dernier numéro double (v et vi) de la Neue rheinische Zeitung. Après avoir dépeint la grande crise commerciale survenue en Angleterre en 1847 et expliqué la ransformation en mouvements révolutionnaires, des embarras politiques de février et de mars 1848, qui prenaient déjà un caractère aigu par les répercussions de cette crise sur le continent, Marx expose comment la prospérité du commerce et de l’industrie, réapparue au cours de 1848, accrue encore en 1849, paralysa l’élan révolutionnaire et rendit possibles les victoires de la réaction. »
      Engels explique, d’autre part, dans la préface qu’il fit pour l’édition du Vorwœrts, combien ce dernier fragment est important. Il nous fait part, dans les termes suivants, des circonstances dans lesquelles il a été écrit : « A partir du printemps 1850, Marx jouit d’un loisir qui lui permit de se livrer à des études économiques et de reprendre l’histoire économique des dix dernières années. Sa conclusion, restée jusque-là mi-aprioristique et tirée d’une matière incomplète, s’affirma : la crise du commerce universel de 1847 était l’origine propre de la révolution de février et de mars, et la prospérité industrielle, revenue peu à peu depuis le milieu de 1848 et arrivée à son plein épanouissement en 1849 et en 1850, était la force vivifiante de la réaction européenne naissante. Cela devint parfaitement clair pour lui. C’était décisif. Tandis que dans les trois premiers articles (parus dans la livraison de janvier, février, mars de la Neue rheinische Zeitung, revue politique et économique, Hambourg, 1850) perce encore l’attente d’un prompt et nouveau relèvement de l’énergie révolutionnaire, la revue historique, composée par Marx et moi, de la dernière livraison double parue en automne 1850 (mai à octobre), rompt une fois pour toutes avec les illusions : « Une nouvelle révolution n’est possible qu’à la suite d’une nouvelle crise. » C’était la seule modification essentielle qu’il y eut à faire. Il n’y avait absolument rien à changer à l’interprétation des événements donnée dans les articles précédents, aux connexions causales qui y avaient été établies. La continuation du récit partant du 10 mars et allant jusqu’en automne 1850, donnée dans cette revue nous le montre.
  2. En français dans le texte.
  3. Marx traduit : es lebe die Wurst, es lebe der Hanswurst !