La Lutte des classes en France (1848-1850)/2

Traduction par Léon Remy.
Schleicher frères (p. 45-99).


CHAPITRE II

DE JUIN 1848 AU 13 JUIN 1849


Le 25 février 1848 avait octroyé la République à la France, le 25 juin lui imposa la Révolution. Après juin, la révolution signifiait : bouleversement de la société bourgeoise, avant février, elle voulait dire : bouleversement de la forme politique.

La bataille de juin avait été conduite par la fraction républicaine de la bourgeoisie. Après la victoire, c’est à cette fraction que revint naturellement le pouvoir public. L’état de siège mettait sans résistance Paris baillonné à ses pieds. Sur les provinces pesait un état de siège moral. L’arrogance, les menaces brutales des bourgeois vainqueurs, un déchaînement de l’amour fanatique des paysans pour la propriété y régnaient. Il n’y avait donc à craindre aucun danger venant d’en-bas !

L’influence politique des républicains démocrates, des républicains au sens petit bourgeois s’évanouit en même temps que la puissance révolutionnaire. Les démocrates avaient été représentés dans la commission exécutive par Ledru-Rollin, dans l’assemblée nationale constituante par le parti de la Montagne, dans la presse par la « Réforme ». Le 16 avril, ils avaient conspiré de concert avec les bourgeois ; dans les journées de juin, ils avaient combattu côte à côte avec eux. En agir ainsi, c’était détruire la force qui faisait une puissance de leur parti. La petite bourgeoisie ne peut garder une attitude révolutionnaire en face de la bourgeoisie que quand le prolétariat est derrière elle. Elle fut remerciée. L’alliance illusoire, choquante, conclue au moment de la constitution du gouvernement provisoire et de la commission exécutive, fut ouvertement désavouée par les républicains bourgeois. D’alliés que l’on dédaignait, que l’on repoussait même, les petits bourgeois descendirent au rang de gardes du corps des républicains tricolores. Ils ne pouvaient arracher à ces derniers aucune concession, mais ils devaient cependant soutenir leur pouvoir toutes les fois que les républicains tricolores ou que la république même semblait remise en question par les bourgeois anti-républicains. Ceux-ci enfin, orléanistes et légitimistes, se trouvèrent dès l’origine en minorité dans l’assemblée. Avant les journées de juin, il n’osaient même agir que sous le masque du républicanisme bourgeois. Pendant un moment, après la victoire remportée sur les insurgés, toute la France bourgeoise salua en Cavaignac son sauveur. Et quand, après les journées, la presse antirépublicaine recouvra son indépendance, la dictature militaire et l’état de siège proclamé à Paris, ne lui permirent de montrer les cornes qu’avec beaucoup de prudence et de circonspection.

Depuis 1830, les républicains bourgeois, leurs écrivains et leurs orateurs, leurs gens capables, leurs ambitieux, leurs députés, généraux, banquiers avocats, étaient groupés autour d’un journal de Paris, le National. Cette feuille possédait en province ses organes affiliés. La coterie du National, c’était toute la dynastie de la république tricolore. Elle s’empara aussitôt de toutes les charges publiques, des ministères, de la préfecture de police, de la direction des postes, des préfectures et des grades les plus élevés vacants dans les départements et dans l’armée. A la tête du pouvoir exécutif se tenait leur général Cavaignac ; leur rédacteur en chef Marrast était le président permanent de l’assemblée nationale. En même temps, ce dernier jouait au maître des cérémonies et faisait les honneurs de la république honnête.

Dos écrivains français, révolutionnaires cependant, ont, par une sorte de pudeur et pour épargner la tradition républicaine, accrédité l’erreur que les royalistes l’emportaient dans l’Assemblée constituante. C’est le contraire qui est vrai. A partir des journées de juin, cette assemblée représenta exclusivement le républicanisme bourgeois. La chose devint d’autant plus apparente que l’influence des républicains tricolores déclinait en dehors de l’assemblée. S’il s’agissait de défendre la forme de la république bourgeoise, ils disposaient des voix des républicains démocrates. S’il s’agissait du contenu, leur langage même ne se distinguait pas de celui des bourgeois royalistes. Les intérêts de la bourgeoisie, les conditions matérielles de sa suprématie et de son exploitation de classe forment, en effet, le contenu de la république bourgeoise.

Ce n’est donc pas le royalisme, mais le républicanisme bourgeois que reflétaient l’existence et les actes de cette Constituante qui ne mourut pas, ne fut pas assassinée, mais tomba en pourriture.

Pendant tout le temps que dura la domination de l’assemblée et qu’elle joua sur la scène publique le rôle principal, on sacrifiait sans interruption des victimes dans la coulisse. — Les conseils de guerre condamnaient sans relâche les insurgés de juin faits prisonniers. On déportait sans jugement. La Constituante avait le tact d’avouer que les insurgés de juin n’étaient pas des criminels qu’elle jugeait, mais des ennemis qu’elle écrasait.

Le premier acte de l’Assemblée nationale constituante fut la constitution d’une commission d’enquête, chargée d’instruire sur les événements de juin, sur le 15 mai et sur la participation à ces journées des chefs des partis socialistes et démocratiques. L’instruction était directement dirigée contre Louis Blanc, Ledru-Rollin et Caussidière. Les républicains bourgeois brûlaient d’impatience de se débarrasser de ces rivaux. Ils ne pouvaient remettre en de meilleures mains la satisfaction de leur rancune qu’en celles d’Odilon Barrot, l’ancien chef de l’opposition dynastique, le libéralisme fait homme, la « nullité grave[1] », la platitude fondamentale. Il n’avait, en effet, pas seulement une dynastie à venger, mais il avait encore à demander compte aux révolutionnaires de la présidence du ministère qu’ils avaient renversé. Son inflexibilité était assurée. Ce Barrot fut nommé président de la commission d’enquête. Il instruisit contre la révolution de Février un procès complet qui se résume ainsi : 17 mars, manifestation, 16 avril, complot, 15 mai, attentat, 23 juin, guerre civile ! Pourquoi ne poussait-il pas ses savantes recherches criminelles jusqu’au 24 février ? Le Journal des Débats répondit : le 24 février, c’est la fondation de Rome. L’origine des États s’enveloppe d’un mythe auquel on doit croire, mais qu’on ne doit pas discuter. Louis Blanc et Caussidière furent livrés à la justice. L’Assemblée nationale continuait l’œuvre de sa propre épuration qu’elle avait entreprise le 25 mai.

Le projet l’impôt sur le capital, sous forme d’impôt hypothécaire, élaboré par le gouvernement provisoire et repris par Goudchaux, fut rejeté par l’Assemblée constituante. La loi qui limitait à dix heures la journée de travail fut abrogée ; l’emprisonnement pour dettes rétabli ; une grande partie de la population française, celle qui ne sait ni lire ni écrire, fut privée de l’admission au jury. On rétablit Je cautionnement des journaux. Le droit d’association fut limité.

Mais dans leur hâte à restituer aux anciens rapports bourgeois leur solidité ancienne, à effacer toutes les traces laissées par le flot révolutionnaire, les républicains bourgeois rencontrèrent un obstacle qui les exposa à un danger inattendu.

Aux journées de Juin, personne n’avait plus fanatiquement combattu pour la sauvegarde de la propriété et le rétablissement du crédit que les petits bourgeois parisiens, cafetiers, restaurateurs, « marchands de vins », petits commerçants, boutiquiers, artisans, etc. La boutique s’était soulevée et avait fait front contre la barricade pour rétablir la circulation qui mène de la rue à la boutique. Mais derrière la barricade se trouvaient les clients et les débiteurs, devant elle les créanciers de la boutique. Quand les barricades eurent été renversées et les ouvriers écrasés, quand les petits bourgeois se précipitèrent vers leurs boutiques, ils en trouvèrent l’entrée barricadée par un sauveur de la propriété, un agent officiel du crédit qui leur présentait des papiers menaçants : Billet échu ! terme de location échu ! créance échue ! boutique déchue ! boutiquier déchu !

Sauvegarde de la propriété ! Mais la maison que les petits bourgeois habitaient n’était pas leur propriété ; la boutique qu’ils gardaient n’était pas leur propriété ; les marchandises dont ils trafiquaient n’étaient pas leur propriété ; leur commerce, l’assiette où ils mangeaient, le lit où ils dormaient ne leur appartenaient pas. Et il leur fallait sauver cette propriété au profit du propriétaire qui loue la maison, du banquier qui escompte le billet, du capitaliste qui fait les avances au comptant, du fabricant qui confie les marchandises pour les vendre, du commerçant en gros qui fait à ces artisans crédit des matières premières.

Rétablissement du crédit ! Mais le crédit consolidé justifiait sa réputation. C’était un dieu vivant, actif, plein de zèle, jetant hors des murs de son temple les débiteurs insolvables avec leurs femmes et leurs enfants, livrant au capital leur propriété illusoire et les précipitant pour dettes dans la prison qui s’était de nouveau élevée sur les cadavres des insurgés de Juin.

Les petits bourgeois reconnurent avec effroi qu’en battant les ouvriers ils s’étaient mis à la merci de leurs créanciers. Leur banqueroute, passée à l’état chronique, languissante, ignorée en apparence, fut publiquement déclarée après les journées de Juin.

Leur propriété nominale était restée intacte tant qu’il avait été nécessaire de les mener à la bataille au nom de la propriété. Maintenant que l’affaire importante avait été réglée avec le prolétariat, on pouvait régler aussi le petit compte de l’épicier. A Paris, le montant des effets en souffrance s’élevait à plus de 21 millions de francs, dans les provinces, à plus de 11 millions. Des commerçants, locataires de plus de 7.090 maisons parisiennes, n’avaient pas payé leur loyer depuis février.

Si l’Assemblée nationale avait fait une enquête sur la dette publique, remontant jusqu’en février, les petits bourgeois de leur côté réclamaient une enquête sur les dettes bourgeoises contractées antérieurement à cette date. Ils se rassemblèrent en masse à la Bourse et demandèrent avec menaces que tout commerçant pouvant prouver qu’il n’avait fait faillite qu’à la suite du trouble commercial apporté au négoce par la révolution, pouvant établir que ses affaires étaient bonnes le 24 février, que ce commerçant se vît accorder une prorogation des échéances par un jugement du Tribunal de commerce et vît obliger le créancier à réduire ses échéances à une répartition proportionnelle modérée. Le projet de loi relatif à cette question fut discutée à la Chambre sous le nom de concordats à l’amiable. L’Assemblée hésitait, quand on apprit subitement qu’à la porte Saint-Denis des milliers de femmes et d’enfants, des insurgés de Juin, se préparaient à présenter une pétition d’amnistie.

Les petits bourgeois tremblèrent à la résurrection du spectre de Juin et l’assemblée retrouva son inflexibilité. « Les concordats à l’amiable » entre créanciers et débiteurs furent rejetés en leurs points essentiels.

Quand, au sein de l’Assemblée nationale, les représentants démocrates des petits bourgeois furent repoussés par les représentants républicains de la bourgeoisie, cette rupture parlementaire prit son sens bourgeois, réel, économique : les petits bourgeois, débiteurs, étaient livrés aux bourgeois, leurs créanciers. Une grande partie des premiers fut complètement ruinée. Il fut permis à ceux qui échappèrent au désastre de continuer leur négoce dans des conditions qui en faisaient des serfs à la discrétion du capital. Le 22 août 1848, l’Assemblée nationale repoussa les concordats à l’amiable. Le 19 septembre 1848, en plein état de siège, le prince Louis-Bonaparte et le détenu de Vincennes, le communiste Raspail, furent élus représentants de Paris. La bourgeoisie, de son côté, choisit le changeur juif, l’orléaniste Fould. Ainsi, de tous les côtés à la fois, la guerre était publiquement déclarée à l’Assemblée constituante, au républicanisme bourgeois, à Cavaignac.

Il est inutile de s’étendre sur le retentissement qu’eut la banqueroute en masse des petits bourgeois de Paris. Ses effets dépassèrent de beaucoup le cercle de ceux qui en étaient immédiatement frappés. Le commerce bourgeois fut nécessairement ébranlé de nouveau. Le déficit se creusa encore une fois à la suite des dépenses occasionnées par l’insurrection de Juin. Les recettes de l’État baissaient continuellement, la production restait en suspens ; la consommation se restreignait ; l’importation diminuait. Cavaignac et l’Assemblée nationale ne pouvaient recourir qu’à un nouvel emprunt : c’était se mettre davantage encore sous le joug de l’aristocratie financière.

Si, pour les petits bourgeois, le fruit de la victoire de Juin avait été la banqueroute et la liquidation judiciaire, la tendre armée des lorettes récompensa les janissaires de Cavaignac, les gardes mobiles. Ces « jeunes sauveurs de la société » reçurent des hommages de toute espèce dans les salons de Marrast, du « gentilhomme » des tricolores, devenu tout à la fois l’amphitryon et le troubadour de la République honnête. Ces préférences de la société et la solde incomparablement plus élevée dont jouissait la garde mobile indisposèrent l’armée. De plus, c’était le moment, où s’évanouissaient toutes les illusions qui, sous Louis-Philippe, avaient rallié autour des républicains bourgeois, grâce à l’attitude de leur journal, le National, une partie des militaires et de la classe paysanne. Cavaignac et l’assemblée jouaient dans l’Italie du Nord un rôle d’intermédiaire pour la livrer à l’Autriche, d’accord avec l’Angleterre. — Un seul jour de pouvoir anéantit les dix-huit années d’opposition du National. Pas de gouvernement moins national que celui du National. Pas de gouvernement qui dépendît davantage de l’Angleterre, et, sous Louis-Philippe, ce journal vivait de la répétition constante du mot de Caton : Carthaginem esse delendam. Pas de gouvernement plus servile à l’égard de la Sainte-Alliance et un Guizot avait pu demander que l’on déchirât les traités de Vienne.

L’ironie de l’histoire fit de Bastide, l’ancien rédacteur de la politique étrangère au National, le ministre des Affaires étrangères de la France, pour qu’il pût contredire chacun de ses articles par chacune de ses dépêches.

L’armée et les paysans avaient cru un moment que la dictature militaire signifiait la guerre avec l’étranger, la « gloire » mise à l’ordre du jour ; mais Cavaignac n’exerçait pas la dictature du sabre au sein de la société bourgeoise, il exerçait la dictature de la bourgeoisie au moyen du sabre. On avait besoin non de soldats mais de gendarmes. Cavaignac dissimulait sous les traits sévères et résignés d’un républicain antique la fade soumission aux humbles conditions de sa fonction bourgeoise. « L’argent n’a pas de maître[2] ». Cette ancienne devise du « tiers état » était idéalisée par lui comme elle l’était, en général, par l’Assemblée constituante. En langage politique, elle signifiait : la bourgeoisie n’a pas de roi ; la vraie forme de son pouvoir, c’est la République.

Elaborer cette forme, élaborer une Constitution républicaine, tel était le « grand-œuvre organique » de la Constituante. Débaptiser le calendrier chrétien pour en faire un calendrier républicain, transformer saint Bartholomée en saint Robespierre, ne change pas plus le temps que la constitution ne modifie ou ne peut modifier la société bourgeoise. Quand l’assemblée fît plus que de changer le costume, elle prit acte des faits accomplis. Elle enregistra solennellement l’existence de la République, du suffrage universel, l’existence d’une seule Assemblée nationale souveraine, à la place des deux Chambres constitutionnelles à pouvoirs limités. Elle enregistra et régularisa le fait de la dictature de Cavaignac. Elle changea la royauté héréditaire, irresponsable, stationnaire, en une royauté élective, ambulante et responsable, en une présidence de quatre ans. Elle donna la valeur d’une loi constitutionnelle aux pouvoirs extraordinaires dont l’Assemblée nationale, après la Terreur du 15 mai et du 25 juin, avait soigneusement muni son président dans l’intérêt de sa sécurité. Le reste de la constitution n’était plus qu’une affaire de terminologie. On enleva aux rouages de l’ancienne monarchie leurs étiquettes royalistes pour y mettre des étiquettes républicaines. Marrast, ancien rédacteur en chef du National, devenu rédacteur en chef de la Constitution, s’acquitta, non sans talent, de ce travail académique.

L’Assemblée nationale ressemblait à ce fonctionnaire chilien qui voulait régulariser les rapports de la propriété foncière par une revision du cadastre, au moment précis où le tonnerre souterrain avait déjà annoncé une éruption volcanique susceptible d’engloutir la terre sous ses pieds. Tandis qu’elle déterminait théoriquement les formules par lesquelles devait s’exprimer républicainement la domination bourgeoise, elle se maintenait en réalité par la négation de toute forme, par la force « sans phrase[3] », par l’état de siège. Deux jours avant de commencer son œuvre constitutionnelle, elle prolongea la durée de cet état d’exception. Autrefois on avait élaboré et accepté des constitutions quand le procès de bouleversement social était arrivé à un point d’arrêt, quand les rapports de classe à classe, nouvellement contractés, s’étaient établis, quand les fractions rivales de la classe au pouvoir avaient recours à un compromis qui leur permettait de continuer à lutter entre elles et d’exclure de ce tournoi la masse populaire domptée. La nouvelle constitution, au contraire, ne sanctionnait pas une Révolution sociale. Elle sanctionnait la victoire momentanée de la vieille société sur la Révolution.

Dans le premier projet de constitution, on rencontrait encore le droit au travail, première formule confuse où se résumaient les revendications révolutionnaires du prolétariat. Il fut transformé en droit à l’assistance. Et quel est donc l’État moderne qui ne nourrit pas ses pauvres sous une forme ou sous une autre ? Le droit au travail est, au sens bourgeois, un contre-sens, un désir pieux, imparfait. Mais ce qui se trouve derrière lui, c’est le pouvoir sur le capital, derrière le pouvoir sur le capital, l’appropriation des moyens de production, leur remise à la classe ouvrière associée, c’est la suppression du salariat, du capital et de ses rapports d’échange. Derrière le droit au travail se dressait l’insurrection de Juin. L’Assemblée constituante qui, en fait, mettait le prolétariat révolutionnaire « hors la loi », devait par principe rejeter de la constitution, loi suprême, la formule prolétarienne, et fulminer l’anathème contre le « droit au travail ». Elle n’en demeura pas là. De même que Platon bannissait les poètes de sa République, l’assemblée bannissait pour l’éternité de la sienne — l’impôt progressif. Cet impôt n’est pas seulement une mesure bourgeoise, réalisable sur une échelle plus ou moins vaste dans les rapports de production actuels ; c’était encore l’unique moyen d’attacher à la République « honnête » les couches moyennes de la société bourgeoise, de réduire la dette publique, de mettre en échec la majorité anti-républicaine de la bourgeoisie.

A l’occasion des concordats à l’amiable, les républicains tricolores avaient sacrifié les petits bourgeois à la grande bourgeoisie. Ce fait isolé fut élevé à la hauteur d’un principe par l’interdiction légale de l’impôt progressif. On mettait sur le même plan une réforme bourgeoise et la révolution prolétarienne. Mais alors quelle était la classe sur laquelle pouvait s’appuyer la République ? La grande bourgeoisie ? Sa masse était anti-républicaine. Si elle exploitait les républicains du National pour affermir de nouveau les anciennes conditions économiques, elle cherchait d’autre part à exploiter les rapports sociaux que l’on venait de raffermir, pour rétablir les formes politiques qui leur correspondent. Déjà au commencement d’octobre, Cavaignac se vit forcé de faire de Dufaure et de Vivien, anciens ministres de Louis-Philippe, des ministres de la République, et cela malgré les grondements et le tapage des puritains sans cervelle de son propre parti.

Pendant que la constitution tricolore repoussait toute compromission avec la petite bourgeoisie et ne savait attacher aucun élément de la société à la nouvelle forme sociale, elle s’empressait de rendre une intangibilité traditionnelle à un corps où l’ancien État trouvait ses défenseurs les plus acharnés et les plus fanatiques. Elle inscrivit dans la loi constitutionnelle l’inamovibilité des juges. Le roi avait été renversé. Il ressusscita par centaines dans ces inquisiteurs inamovibles de la légalité.

La presse française a souvent analysé les contradictions de la constitution de M. Marrast, par exemple, l’existence simultanée de deux souverains, l’Assemblée nationale et le président, etc.

A la vérité, la contradiction qui enveloppe cette constitution est la suivante : Les classes dont elle doit perpétuer l’esclavage social, prolétariat, petite bourgeoisie, classe paysanne, sont mises par elle en possession du pouvoir politique par le suffrage universel. D’autre part, elle soustrait à la classe dont elle sanctionne l’ancienne puissance les garanties politiques de cette puissance. Elle adapte violemment la domination politique de la bourgeoisie à des conditions démocratiques qui procurent la victoire aux classes ennemies et mettent en question les bases mêmes de la société bourgeoise. Elle demande aux unes de ne pas s’avancer de l’émancipation politique à l’émancipation sociale, aux autres de ne pas repasser de la restauration sociale à la restauration politique.

Ces contradictions importaient peu aux républicains bourgeois. A mesure qu’ils devenaient indispensables, et ils ne l’étaient que s’ils servaient d’avant-garde à la vieille société bourgeoise en combattant contre le prolétariat ; de parti qu’ils étaient ils tombaient au rang de coterie. La constitution, ils la traitaient comme une grande intrigue. Ce qu’il fallait constituer avant tout, c’était la suprématie d’une coterie. Cavaignac devait se prolonger dans le président, l’Assemblée constituante se prolonger dans la Législative. Les républicains espéraient réduire le pouvoir politique des masses populaires à une puissance illusoire. Ils pensaient que cette puissance même serait suffisamment leur jouet et qu’ils pourraient suspendre constamment au-dessus de la majorité de la bourgeoisie le dilemme des journées de Juin, ou le règne du National ou le règne de l’Anarchie.

L’œuvre constitutionnelle entreprise le 4 septembre fut terminée le 23 octobre. Le 2 septembre, la Constituante avait décidé de ne pas se séparer avant que n’aient été promulguées les lois organiques complétant la constitution. Néanmoins elle se décida à appeler à la vie, le 10 décembre, bien avant que ses propres pouvoirs ne fussent périmés, sa création la plus originale, le président. Tellement elle était sûre de saluer dans l’homunculus constitutionnel le fils dont elle était la mère. Par précaution, on avait décidé que si aucun des candidats ne comptait deux millions de voix, le droit d’élection passerait de la nation à la Constituante.

Inutiles mesures ! Le premier jour où la constitution se réalisait était aussi le dernier jour de la Constituante. La condamnation à mort était au fond de l’urne électorale. Elle cherchait le « fils de sa mère », elle trouva le « neveu de son oncle ! » Saül Cavaignac abattit un million de voix, mais David Napoléon en abattit six millions. Saül Cavaignac était six fois battu.

Le 10 décembre 1848 fut le jour de l’insurrection des paysans. Ce fut le Février des paysans français. Le symbole qui traduit leur entrée dans le mouvement révolutionnaire, maladroitement astucieux, naïvement gredin, lourdement sublime, superstition calculée, burlesque, pathétique, anachronisme génialement sot, espièglerie historique, hiéroglyphe indéchiffrable pour la raison des civilisés, — ce symbole revêtait indubitablement la physionomie de la classe qui représente la barbarie dans la civilisation. La République s’était fait connaître aux paysans par le percepteur des contributions, les paysans se firent connaître à la République par l’empereur. Napoléon était le seul homme représentant parfaitement les intérêts et l’imagination de la nouvelle classe paysanne, créée par 1789. En écrivant son nom au fronton de l’édifice républicain, cette classe déclarait la guerre à l’étranger ; à l’intérieur elle faisait valoir ses intérêts de classe. Drapeau déployé, musique en tête, elle marcha aux urnes aux cris de : « Plus d’impôts, à bas les riches, à bas la république, vive l’empereur[4] ! » Derrière l’empereur se cachait la jacquerie. La république contre laquelle les paysans venaient de voter, c’était la république des riches.

Le 10 décembre était le coup d’État des paysans qui renversaient le gouvernement existant. Du jour où ils avaient ôté, puis donné un gouvernement à la France, leurs regards se dirigèrent fixement sur Paris. Pour un moment héros actifs du drame révolutionnaire, ils ne pouvaient plus se résoudre au rôle inactif et inconscient de choristes.

Les autres classes contribuèrent à parfaire la victoire électorale des paysans. L’élection de Napoléon signifiait pour le prolétariat la destitution de Cavaignac, le renversement de la Constituante, le renvoi des républicains bourgeois, l’annulation de la victoire de Juin. Pour la petite bourgeoisie, Napoléon voulait dire la suprématie du débiteur sur le créancier. Pour la majorité de la grande bourgeoisie, l’élection de Napoléon, c’était la rupture ouverte avec ses anciens alliés, auxquels elle avait dû se soumettre un instant pour agir contre la révolution ; mais ce prolétariat lui était devenu insupportable depuis qu’elle essayait de donner à sa suprématie une valeur constitutionnelle. Napoléon remplaçant Cavaignac, c’était la monarchie au lieu de la république, le début de la restauration royaliste, c’étaient les d’Orléans dont on parlait à voix basse, c’était le lys caché sous la violette. L’armée enfin, en votant pour Napoléon votait contre la garde mobile, contre l’idylle de la paix, pour la guerre.

Il arrivait donc, comme le disait la Neue rheinische Zeitung que l’esprit le plus simple de toute la France acquerrait l’importance la plus complexe. Précisément parce qu’il n’était rien, il pouvait signifier tout sans rien signifier par lui-même. Mais quelque varié que fût le sens du mot Napoléon dans la bouche des différentes classes, chacun en inscrivant ce nom sur son bulletin voulait dire : « A bas le parti du National. à bas Cavaignac, à bas la Constituante, à bas la république bourgeoise ! » Le ministre Dufaure le déclara publiquement à l’Assemblée Constituante : « Le 10 décembre est un second 24 février. »

Bourgeoisie et prolétariat avaient voté « en bloc » pour Napoléon afin de se prononcer contre Cavaignac, afin d’arracher à la Constituante, par la comparaison des suffrages, quelque chose de décisif. Cependant la partie la plus avancée de chaque classe avait présenté ses candidats : Napoléon était le nom collectif de tous les partis coalisés contre la république bourgeoise ; Ledru-Rollin et Raspail étaient les noms propres, le premier de la petite bourgeoisie démocratique, le second du prolétariat révolutionnaire. Les suffrages exprimés en faveur de Raspail — les prolétaires et leurs interprètes socialistes le disaient bien haut — ne devaient constituer qu’une simple démonstration, être autant de protestations contre la présidence, c’est-à-dire contre la constitution elle-même, autant de votes se prononçant contre Ledru-Rollin. C’était donc le premier acte par lequel le prolétariat se détachait comme parti politique indépendant du parti démocratique. Ce dernier, au contraire, — la petite bourgeoisie démocratique et sa représentation parlementaire, la Montagne, — traitait la candidature de Ledru-Rollin avec tout le sérieux qui accompagne habituellement ses solennelles duperies. D’ailleurs, c’était sa dernière tentative de se poser en parti indépendant en face du prolétariat. Non seulement le parti des bourgeois républicains, mais encore la petite bourgeoisie démocratique et la Montagne étaient battus le 10 décembre.

La France possédait alors en face d’une Montagne un Napoléon : c’était la preuve que l’une et l’autre ne représentaient que les caricatures mortes des grandes réalités dont ils portaient les noms. Louis-Napoléon, avec la couronne impériale et l’aigle, ne parodiait pas plus misérablement l’ancien Napoléon que la Montagne, avec ses phrases empruntées à 1793 et ses poses démagogiques, ne singeait l’ancienne Montagne. La superstition traditionnelle en 1793 fut ainsi détruite en même temps que la superstition traditionnelle en Napoléon. La révolution ne pouvait être chez elle que quand elle aurait acquis son nom originel et propre ; elle ne pouvait le faire que si la classe révolutionnaire moderne, le prolétariat industriel était au premier plan. On peut dire que le 10 décembre déconcertait déjà la Montagne et lui faisait perdre le sens en rompant l’analogie classique avec la première révolution par un misérable tour de paysan.

Le 20 décembre, Cavaignac résigna son emploi et l’assemblée constituante proclama Louis-Napoléon, président de la République. Le 19 décembre, le dernier jour de sa toute-puissance, elle repoussa la proposition d’amnistie en faveur des insurgés de juin. Rapporter le décret du 27 juin par lequel elle avait condamné sans jugement à la déportation 15.000 insurgés, n’était-ce pas aussi révoquer le combat de Juin ?

Odilon Barrot, le dernier ministre de Louis-Philippe, fut le premier ministre de Louis Napoléon. De même que Louis Napoléon ne data pas son pouvoir du 10 décembre, mais d’un sénatus-consulte de 1806, il trouva un président du conseil qui ne datait pas son ministère du 20 décembre, mais d’un décret royal du 24 février. L’héritier légitime de Louis-Philippe, Louis-Napoléon, adoucit le changement de gouvernement en conservant l’ancien ministère qui n’avait pas eu le temps de s’user, puisqu’il n’avait pas trouvé celui de venir au monde.

Les chefs des fractions royalistes de la bourgeoisie conseillaient ce choix. La tête de l’ancienne opposition dynastique qui avait ménagé l’alliance avec les républicains du National était plus capable encore de ménager avec pleine conscience la transition entre la République bourgeoise et la monarchie.

Odilon Barrot était le chef de l’unique parti de l’opposition qui, ayant cherché toujours en vain à saisir un portefeuille de ministre, n’était pas encore usé. La révolution précipitait dans une succession rapide tous les anciens partis d’opposition sur les sommets du pouvoir. Elle les obligeait ainsi, non seulement en fait, mais jusque dans leurs propres phrases à nier et à révoquer les anciennes paroles. Le peuple pouvait alors jeter à la voirie de l’histoire le mélange dégoûtant qu’ils formaient. Aucune apostasie ne fut épargnée à ce Barrot, à cette incorporation du libéralisme bourgeois qui pendant dix-huit ans avait caché le vide misérable de son esprit sous un maintien grave. Si parfois, le contraste trop choquant entre les chardons du présent et les lauriers du passé l’effrayait lui-même, il lui suffisait d’un coup d’œil donné à son miroir pour voir s’y refléter une contenance ministérielle et une suffisance bien humaine. Ce que le miroir lui renvoyait, c’était Guizot qu’il avait constamment envié, constamment censuré, Guizot lui-même, mais paré du front olympien d’Odilon. Ce qu’il ne voyait pas, c’étaient les oreilles de Midas.

Le Barrot du 24 février se révéla dans le Barrot du 20 décembre. Orléaniste et voltairien, il s’associa comme ministre des cultes, le légitimiste, le jésuite Falloux.

Peu de jours après, le ministère de l’intérieur était confié à Léon Faucher, le disciple de Malthus. Le droit, la religion, l’économie politique ! Le ministère Barrot contenait tout cela ; de plus, il réunissait les orléanistes et les légitimistes. Le bonapartiste seul faisait défaut. Bonaparte cachait encore l’envie qu’il avait d’être Napoléon. Soulouque ne jouait pas encore les Toussaint-Louverture.

Le parti du National fut aussitôt chassé des postes élevés où il s’était niché. Préfecture de police, direction des postes, parquet général, mairie de Paris, tous ces emplois furent occupés par d’anciennes créatures de la monarchie. Changarnier, le légitimiste, réunit en ses mains le commandement supérieur de la garde nationale du département de la Seine, de la garde mobile et des troupes de ligne de la première division. Bugeaud, l’orléaniste, fut nommé commandant en chef de l’armée des Alpes, le changement des fonctionnaires dura sans interruption pendant toute la durée du gouvernement de Barrot. Le premier acte de son ministère fut la restauration de l’ancienne administration royaliste. En un clin d’œil, la scène officielle se transformait : coulisses, costume, langue, acteurs, figurants, comparses, souffleurs, position des partis, motifs du drame, matière de la catastrophe, situation complète. Seule la Constituante préhistorique se trouvait encore en place ; mais à dater de l’heure où l’Assemblée nationale installa Bonaparte, et Bonaparte Barrot, Barrot Changarnier, la France sortit de la constitution de la république proprement dite pour entrer dans la période de la république constituée. Et qu’avait à faire une Assemblée constituante dans une république constituée ? Quand la terre eut été créée, il ne resta plus à son créateur d’autre ressource que de se réfugier dans le ciel. La Constituante était décidée à ne pas suivre son exemple. L’Assemblée nationale était le dernier asile du parti des républicains bourgeois. Si tout exercice du pouvoir exécutif était interdit à cette assemblée, ne lui restait-il pas la toute-puissance constituante ? Ce qui lui venait d’abord à l’esprit, c’était de revendiquer le poste élevé qui lui était départi, puis de s’en servir pour reconquérir le terrain perdu. Que le ministère Barrot fût remplacé par un gouvernement du National, et les créatures royalistes se voyaient obligées de quitter les palais administratifs, le personnel tricolore y rentrait triomphalement. L’Assemblée nationale décida le renversement du ministère. Le ministère lui-même fournit l’occasion. La Constituante ne pouvait en souhaiter de meilleure.

On se souvient que, pour les paysans, Louis-Bonaparte signifiait : plus d’impôts nouveaux. Il y avait six jours que ce nouveau président était installé quand son ministère proposa le maintien de l’impôt sur le sel. Le gouvernement provisoire en avait décrété la suppression. L’impôt sur le sel partage avec l’impôt sur le vin le privilège d’être le bouc émissaire de l’ancien système financier de la France, surtout aux yeux de la population paysanne. Le ministère Barrot ne pouvait mettre dans la bouche de l’élu des paysans une épigramme plus mordante pour ses électeurs que ces mots : rétablissement de l’impôt sur le sel. L’imposition du sel enleva à Bonaparte tout son sel révolutionnaire. Le Napoléon de l’insurrection paysanne s’évanouit comme une ombre. Il ne restait plus qu’à mettre sa confiance dans l’intrigue des bourgeois royalistes et qu’à s’en remettre à un hasard qui pouvait être gros de conséquences. C’est à dessein que le ministère Barrot changea le premier acte gouvernemental du président en une désillusion grossière et brutale.

La Constituante, de son côté, saisit avec joie la double occasion qui lui était offerte de renverser le ministère et de représenter les intérêts des paysans contre leur élu. L’Assemblée repoussa le projet du ministre des Finances, réduisit l’impôt sur le sel au tiers de son montant antérieur, augmenta ainsi de 60 millions un déficit public de 560 millions et attendit tranquillement, après son vote de défiance, la retraite du ministère, tellement elle comprenait peu le nouveau monde qui l’entourait, le changement qu’avait subi sa propre position. Derrière le ministère il y avait le président, et derrière celui-ci six millions de citoyens qui avaient déposé dans l’urne un nombre égal de votes de défiance à l’égard de la Constituante. L’Assemblée rendait la pareille à la nation. Ridicule échange de procédés ! La Constituante oubliait que ses votes n’avaient plus cours forcé. Le rejet de l’impôt sur le sel précipita simplement la décision de Bonaparte et de son ministère d’en finir avec l’Assemblée. Alors commença ce long duel qui remplit la dernière moitié de l’existence de la Constituante. Le 29 janvier, le 21 mars, le 3 mai, sont les « journées » de cette crise, autant de signes précurseurs du 13 juin.

Les Français, Louis Blanc, par exemple, ont pensé que le 29 janvier était l’effet d’une contradiction constitutionnelle. Il y avait, certes, contradiction entre l’existence simultanée d’une Assemblée nationale, souveraine, indissoluble, issue du suffrage universel et d’un président, responsable. à la lettre, envers elle, mais dont, en réalité, l’élection avait été sanctionnée par le suffrage universel. Le magistrat réunissait, de plus, sur sa personne, tous les suffrages reportés sur les différents membres de l’Assemblée nationale, toutes les voix auparavant dispersées à l’infini. Le président, enfin, était en pleine possession du pouvoir exécutif, tandis que l’Assemblée ne pouvait exercer sur ce pouvoir qu’une influence morale… Si l’on explique ainsi le 29 janvier, c’est qu’on confond les discours échangés au cours de la lutte, prononcés aux tribunes, publiés par la presse, proférés dans les clubs avec leur contenu véritable. L’opposition surgie entre Louis-Bonaparte et l’Assemblée ne représentait pas un conflit isolé entre le pouvoir constitutionnel et un autre pouvoir, entre le pouvoir exécutif et le législatif ; elle correspondait à un choc entre la république bourgeoise constituée et les instruments de sa constitution, entre les intrigues ambitieuses et les exigences idéologiques de la fraction révolutionnaire de la bourgeoisie.

Cette fraction avait fondé la République et elle se montrait surprise de la ressemblance de cette république constituée avec une monarchie restaurée. Elle voulait employer la violence à maintenir la période constituante avec ses conditions, ses illusions, son langage et ses personnages. Elle voulait empêcher la république bourgeoise, arrivée à maturité, de revêtir sa forme parfaite, sa forme propre. Si l’Assemblée nationale constituante représentait Cavaignac qui venait de rentrer dans son sein, Napoléon représentait l’Assemblée législative qu’il n’avait pas encore répudiée ; il représentait l’Assemblée nationale de la république bourgeoise constituée.

L’élection de Bonaparte ne pouvait s’expliquer qu’à la condition de remplacer le nom par tout ce qu’il signifiait, à la condition de se reproduire par l’élection de la nouvelle Assemblée nationale. Le mandat de la Constituante était échu le 10 décembre. Ce qui entrait en conflit, le 29 janvier, ce n’étaient donc pas le président et l’Assemblée de la même République ; c’étaient l’Assemblée de la République en puissance, et le président de la République en acte, deux pouvoirs qui incorporaient deux périodes toutes différentes de l’existence de la République. D’un côté, on rencontrait la petite fraction républicaine de la bourgeoisie, seule capable de proclamer la République, de l’arracher des mains du prolétariat révolutionnaire par la guerre des rues et par la terreur, seule capable de modeler sa constitution d’après un type idéal ; de l’autre, toute la masse royaliste de la bourgeoisie, seule susceptible de régner dans cette République bourgeoise une fois constituée, de débarrasser la constitution des accessoires idéologiques, et de réaliser, par la législation et l’administration, les conditions indispensables à l’asservissement du prolétariat.

L’orage qui éclatait le 29 janvier s’était préparé pendant tout le courant du mois. La Constituante voulait, par un vote de défiance, contraindre le ministère Barrot à la démission. Le ministère, de son côté, proposait à la Constituante de se décerner à elle-même un vote de défiance définitif, de décider son suicide, de décréter sa propre dissolution. Rateau, un des députés les plus obscurs, le proposa le 6 janvier, sur l’ordre du ministère à la Constituante, à cette Assemblée qui, dès août, avait décidé de ne pas se séparer avant d’avoir promulgué toute une série de lois organiques complétant la constitution. Fould, représentant ministériel, déclara franchement à l’Assemblée que sa dissolution était nécessaire pour restaurer le crédit ébranlé. N’ébranlait-elle pas, en effet, le crédit en prolongeant cet état provisoire, en menaçant avec Barrot Bonaparte, et avec Bonaparte la République constituée ? Barrot, L’Olympien, devenu un Roland furieux à la pensée de se voir frustré d’une présidence de cabinet, alors qu’il n’en avait joui que pendant deux semaines à peine, Barrot, dont les républicains avaient une fois déjà prorogé la présidence pour un décennat, c’est-à-dire pour dix mois, Barrot exagéra la tyrannie exercée par le tyran sur cette misérable Assemblée. Le plus doux de ses mots fut que « pour elle, il n’y avait plus d’avenir possible ». Et, en réalité, elle ne représentait que le passé. « Elle était incapable », ajoutait-il ironiquement, « d’entourer la République des institutions indispensables à son affermissement. » Et c’était vrai. Toute son énergie était tombée dès qu’elle avait eu terminé la lutte menée par elle uniquement contre le prolétariat. D’un autre côté, son exaltation républicaine s’était éteinte en même temps que son opposition aux menées royalistes. Elle était donc doublement incapable d’affermir la République bourgeoise qu’elle ne comprenait plus en la dotant des institutions convenables.

En même temps que la proposition Rateau, le ministère déchaîna un ouragan de pétition dans tout le pays, et, tous les jours, de tous les coins de la France, des ballots de « billets doux » étaient jetés à la face de la Constituante. On la priait, plus ou moins catégoriquement, de se dissoudre et de faire son testament. La Constituante, de son côté, faisait naître des contre-pétitions où elle se laissait donner l’ordre de rester en vie. La lutte électorale entre Cavaignac et Bonaparte se renouvela sous la forme d’une lutte de pétition pour et contre la dissolution de l’Assemblée nationale. Les pétitions devaient être le commentaire supplémentaire du 10 décembre. Pendant tout le cours de janvier cette agitation persista.

Dans le conflit qui s’élevait entre la Constituante et le président, cette assemblée ne pouvait remonter à sa propre origine, à l’élection générale. On en appelait, en effet, au suffrage universel. Elle ne pouvait s’appuyer sur aucun pouvoir régulier. Il s’agissait pour elle d’une lutte contre le pouvoir légal. Elle ne pouvait renverser le ministère par des votes de défiance : elle avait essayé encore de le faire le 6 et le 26 janvier ; mais le gouvernement se souciait peu de sa confiance. Il ne restait qu’une issue : l'insurrection. La partie républicaine de la garde nationale, la garde mobile et les centres de réunion du prolétariat révolutionnaire, les clubs, formaient les forces de l’insurrection. Les gardes mobiles, ces héros des journées de juin, constituaient, en décembre, les forces organisées des fractions républicaines de la bourgeoisie, comme les ateliers nationaux avaient été, avant les journées de juin, les forces organisées du prolétariat révolutionnaire. La commission exécutive de la Constituante avait brutalement attaqué les ateliers nationaux quand elle avait dû mettre lin aux prétentions du prolétariat, devenues insupportables. Le ministère de Bonaparte s’en prit de même à la garde mobile quand il dut mettre fin aux prétentions devenues insupportables des fractions républicaines de la bourgeoisie. Il ordonna le licenciement de la garde mobile. Une moitié de celle-ci fut renvoyée et jetée sur le pavé. L’autre moitié reçut, à la place de son organisation démocratique, une organisation monarchique, et sa solde fut réduite à la solde ordinaire des troupes de ligne. La garde mobile était dans la situation où s’étaient trouvés les insurgés de juin. Aussi la presse publiait-elle quotidiennement des confessions publiques où la garde avouait son péché, de juin et suppliait le prolétariat de lui pardonner.

Et les clubs ? La Constituante menaçait dans Barrot le président, dans le président la République constituée ; elle mettait en question, avec la République constituée, la République bourgeoise en général. A partir de ce moment, les éléments qui avaient fondé la République de Février se rangèrent autour de l’Assemblée. Tous les partis qui voulaient renverser la République existante et, par une agression violente, la transformer en une République correspondant à leurs intérêts de classe et à leurs principes, tous ces partis se rallièrent autour de l’Assemblée. Ce qui s’était passé était non avenu. Les cristallisations du mouvement révolutionnaire s’étaient dissoutes. La République pour laquelle on avait combattu redevenait cette République vague des jours de Février que chaque parti se réservait de déterminer. Les partis reprirent un moment leurs anciennes positions, sans partager toutefois les anciennes illusions. Les républicains tricolores du National s’appuyèrent de nouveau sur les démocrates de la « Réforme ». Ils les postèrent, en avant-garde, au premier rang de la bataille parlementaire. Les démocrates, de leur côté, s’appuyèrent sur les républicains socialistes ; le 27 janvier, un manifeste public annonça leur réconciliation et leur union ; ils se ménageaient dans les clubs des éléments insurrectionnels. La presse ministérielle accusait, avec raison, les républicains tricolores du National de ressusciter les insurgés de juin. Pour pouvoir se mettre à la tête de la République bourgeoise, les tricolores mettaient en question cette République même. Le 26 janvier, le ministre Faucher proposa une loi sur le droit d’association dont le premier paragraphe disait : les clubs sont interdits. Il proposa d’accorder à ce projet de loi le bénéfice de l’urgence et de le mettre aussitôt en discussion. La Constituante rejeta la proposition d’urgence, et, le 27 janvier, Ledru-Rollin déposait une motion de mise en accusation du ministère pour violation de la constitution. La proposition était signée de 230 représentants. La mise en accusation du ministère, au moment où un pareil acte dévoilait brutalement l’impuissance du tribunal, la majorité de la Chambre, ou bien se réduisait à une protestation impuissante de l’accusateur contre cette majorité même, voilà le grand atout révolutionnaire que la Montagne jouait quand la crise avait atteint ce caractère d’acuité ! Pauvre Montagne, écrasée sous le poids de son propre nom !

Blanqui, Barbès, Raspail, etc, avaient, le 15 mai, tenté de renverser la Constituante en envahissant la salle des séances à la tête du prolétariat parisien. Barrot ménageait à la même Assemblée un 15 mai moral. Il voulait lui dicter sa propre dissolution et fermer la salle des séances. Cette Assemblée avait chargé Barrot de l’enquête sur les événements de mai. Le premier ministre se posait en Blanqui royaliste. L’Assemblée rassemblait contre le ministre des alliés dans les clubs, chez les prolétaires révolutionnaires, dans le parti de Blanqui. À ce moment même, l’inflexible Barrot la tourmentait en lui proposant de soustraire au jury les accusés de mai et de les traduire devant un tribunal suprême, inventé par le parti du National, devant la « haute-cour ». Il est remarquable que la crainte anxieuse de perdre un portefeuille pût tirer de la tête d’un Barrot des pointes dignes d’un Beaumarchais ! L’Assemblée nationale, après une longue hésitation, accepta sa proposition. Vis-à-vis des révoltés de mai, elle retrouvait son caractère normal.

Si la constituante était contrainte de s’insurger contre le président et ses ministres, le ministère et le président étaient obligés au coup d’État : ils n’avaient, en effet, en leur pouvoir aucun moyen légal de dissoudre l’Assemblée ; mais la Constituante était la mère de la constitution, et la constitution, la mère du président. En faisant son coup d’État, le président déchirait la constitution. Il annulait ainsi ses titres républicains. Il lui fallait alors faire reconnaître ses titres impérialistes. C’était tirer l’orléanisme de son sommeil : titres impérialistes et orléanistes pâlissaient à leur tour devant la légitimité. La chute de la République légale ne pouvait élever au pouvoir que son pôle opposé : la monarchie légitimiste. À ce moment, en effet, le parti orléaniste n’était que le vaincu de Février, et Bonaparte le vainqueur du 10 décembre. Ni l’un ni l’autre ne pouvaient opposer à l’usurpation républicaine leurs titres monarchiques également usurpés. Les légitimistes comprenaient combien l’instant était favorable. Ils conspiraient ouvertement. Ils pouvaient espérer trouver leur Monk dans le général Changarnier. On annonçait aussi bien dans leurs clubs l’avènement de la monarchie blanche que celui de la république rouge dans les clubs des prolétaires.

Une émeute, heureusement réprimée, aurait délivré le ministère de toutes les difficultés. « La légalité nous tue, » s’écriait Odilon Barrot. Une émeute aurait permis, sous prétexte de « salut public » de dissoudre la Constituante et de violer la constitution dans l’intérêt même de la constitution. La conduite brutale d’Odilon Barrot à l’Assemblée nationale, la proposition d’interdiction des clubs, la révocation bruyante de cinquante préfets tricolores, leur remplacement par des royalistes, le licenciement de la garde mobile, la brutalité de Changarnier envers les chefs de celleci, la réintégration de Lerminier, de ce professeur qui s’était déjà rendu impossible sous Guizot, la tolérance envers les fanfaronnades des légitimistes, tout cela constituait autant de provocations à l’émeute. Mais l’émeute ne voulait rien entendre ; elle attendait le signal de la Constituante et non du ministère.

Enfin vint le 29 janvier, le jour où il fallait se prononcer sur la proposition de Mathieu (de la Drôme), tendant au rejet sans condition de la proposition Rateau. Légitimistes, orléanistes, bonapartistes, gardes mobiles, montagne, clubs, tout le monde conspirait alors, autant contre l’ennemi prétendu que contre les soi-disant alliés. Bonaparte, du haut de son cheval, passait en revue une partie des troupes sur la place de la Concorde. Changarnier paradait sous prétexte de manœuvres stratégiques. La Constituante trouva la salle de ses séances occupée militairement. Elle, le centre où venaient se joindre toutes les espérances, les craintes, les appréhensions, les ferments, les attentes, les conspirations, cette Assemblée, ce lion n’hésita jamais autant que lorsqu’elle se rapprocha de l’esprit du siècle. Elle valait ce guerrier qui ne craignait pas seulement de se servir de ses propres armes, mais se croyait encore tenu de conserver intactes celles de son adversaire. Méprisant la mort, elle signa sa propre condamnation et repoussa l’ajournement indéterminé de la proposition Rateau. Elle même en état de siège, elle imposait au pouvoir constituant des limites qui avaient été elles-mêmes déterminées par l’état de siège de Paris. Elle se vengea d’une manière digne d’elle en soumettant le jour suivant à une enquête la terreur dont le ministère l’avait frappée le 29 janvier. La Montagne montra son peu d’énergie révolutionnaire et de sens politique en se laissant imposer par le parti du National le rôle de héraut d’armes dans cette grande comédie d’intrigue. Ce parti avait fait sa dernière tentative de ressaisir, sous la République constituée, le monopole du pouvoir qu’il possédait à la période où se constituait la république bourgeoise. Le parti du National était terrassé.

Si, pendant la crise de janvier, il s’agissait de l’existence de la Constituante, à la crise du 21 mars, il s’agissait de l’existence de la constitution. En janvier, c’était le personnel du parti National ; maintenant, c’était l’idéal de ce parti qui était menacé. Nous n’avons pas besoin de dire que les républicains honnêtes prisaient moins le sentiment élevé de l’idéologie républicaine que la jouissance terrestre du pouvoir.

Le 21 mars, l’ordre du jour de l’Assemblée nationale comportait le projet de loi de Faucher contre le droit d’association, la suppression des clubs. L’article 8 de la constitution garantissait à tous les Français le droit de s’associer. L’interdiction des clubs portait donc une atteinte incontestable à la constitution. L’Assemblée nationale devait bénir elle-même la mutilation de ses saints ; mais les clubs étaient les points de rassemblement, les lieux de conspiration du prolétariat révolutionnaire. L’Assemblée nationale elle-même avait interdit la coalition des ouvriers contre les bourgeois. Et les clubs, qu’était-ce sinon une coalition de la classe ouvrière tout entière contre l’ensemble de la classe bourgeoise ? N’était-ce pas un État ouvrier qui s’élevait en face de l’État bourgeois ? Ne formaient-ils pas autant d’Assemblées constituantes du prolétariat, autant de sections toutes prêtes de l’armée de la révolte ? Ce que la constitution devait constituer avant tout, c’était la suprématie de la bourgeoisie. La constitution ne pouvait donc visiblement entendre par droit d’association que le droit à l’existence des associations cadrant avec la suprématie de la bourgeoisie, s’accordant avec l’ordre bourgeois. Si, par convenance théorique, la formule était générale, le gouvernement et l’Assemblée n’étaient-ils pas là pour l’interpréter et l’appliquer ? Et si, à l’époque primitive de la République, les clubs étaient, en fait, interdits, par l’état de siège, ne devaient-ils pas l’être par la loi dans la République régulière et constituée ? Les républicains tricolores ne pouvaient opposer à cette interprétation prosaïque de la constitution que la phrase redondante de la constitution. Une partie de ceux-ci, Pagnerre, Duclerc, votèrent pour le ministère et lui créèrent ainsi une majorité. L’autre partie, l’archange Cavaignac et le père de l’Église Marrast en tête, quand l’article sur la suppression des clubs eut passé, se retira, avec Ledru-Rollin et la Montagne, en un bureau spécial et « tinrent conseil ». L’Assemblée nationale était paralysée. Elle ne disposait plus du nombre de suffrages nécessaires pour pouvoir prendre une décision valable. M. Crémieux se souvint à temps que le chemin que l’on prenait menait droit à la rue et que l’on n’était plus en février 1848, mais en mars 1849. Le parti du National, aussitôt éclairé, rentra dans la salle des séances. Derrière lui la Montagne suivait, la Montagne, qui, tout en étant constamment tourmentée par des envies révolutionnaires, recherchait continuellement des possibilités constitutionnelles et se trouvait toujours mieux à sa place derrière les républicains bourgeois que devant le prolétariat révolutionnaire. La comédie était jouée. La Constituante elle-même avait décrété que la désobéissance à la lettre de la constitution était le seul moyen possible de réaliser son esprit.

Un seul point restait à régler : les relations que la République constituée devait entretenir avec la révolution européenne, sa politique étrangère. Le 8 mai 1849, une agitation extraordinaire régnait dans la Constituante dont le mandat devait expirer dans quelques jours. L’attaque de Rome par l’armée française, le recul de cette armée devant les Romains, l’infamie politique, la honte militaire, l’assassinat de la République romaine par la République française, la première campagne du second Bonaparte en Italie, tout cela était à l’ordre du jour. La Montagne avait encore une fois joué son grand atout ; Ledru-Rollin avait déposé sur le bureau du président son inévitable acte d’accusation contre le ministère, mais, cette fois, il visait aussi Bonaparte.

Le motif du 8 mai fut plus tard celui du 13 juin. Expliquons-nous sur l’expédition romaine.

Dès le milieu de novembre 1848, Cavaignac avait expédié une flotte à Civita-Vecchia pour protéger le pape, le prendre à son bord et le transporter en France. Le pape devait bénir la République honnête et assurer l’élection de Cavaignac à la présidence. Cavaignac voulait amorcer les prêtres avec le pape, avec les prêtres les paysans, et, au moyen de ces derniers, pêcher la présidence. Le but prochain de l’expédition de Cavaignac était, d’abord, une réclame électorale ; c’était en même temps une protestation et une menace contre la République romaine. Elle contenait en germe l’intervention de la France en faveur du pape.

Cette intervention en faveur du pape, faite de concert avec l’Autriche et Naples et dirigée contre la République romaine, fut décidée le 23 décembre, à la première réunion du Conseil des ministres de Bonaparte. Falloux au ministère, c’était le pape à Rome, et dans la Rome du pape. Bonaparte n’avait plus besoin du pape pour devenir le président des paysans ; mais il avait besoin de conserver le pape pour conserver les paysans au président. Leur crédulité lui avait valu sa dignité ; mais en perdant la foi, ils perdent la crédulité, et en perdant le pape, ils perdent la foi. Et les orléanistes et légitimistes coalisés qui régnaient sous le nom de Bonaparte ! Avant que la royauté ne fût restaurée, il fallait qu’elle fût la puissance qui sacre les rois. Abstraction faite du royalisme, sans l’antique Rome soumise à son pouvoir temporel, pas de pape ; sans pape, pas de catholicisme ; sans catholicisme, pas de religion en France ; et sans religion qu’adviendrait-il de l’ancienne société française ? L’hypothèque que le paysan possède sur les biens célestes garantit l’hypothèque que le bourgeois possède sur les biens du paysan. La révolution romaine était donc un attentat contre la propriété, contre l’ordre bourgeois : elle était autant à craindre que la révolution de Juin. La suprématie bourgeoise restaurée en France exigeait le rétablissement de la suprématie papale à Rome. Enfin on frappait dans les révolutionnaires romains les alliés des révolutionnaires français. L’alliance des classes contre-révolutionnaires dans la République française constituée était nécessairement complétée par l’alliance de cette République avec la Sainte-Alliance, avec Naples et l’Autriche. La décision du Conseil des ministres du 23 décembre n’était pas un secret pour la Constituante. Déjà, le 8 janvier, Ledru-Rollin avait interpellé le cabinet à ce sujet. Le ministère avait nié le fait. L’Assemblée nationale avait passé à l’ordre du jour. Avait-elle confiance dans les paroles du ministère ? Nous savons qu’elle avait employé tout le mois de janvier à lui décerner des votes de défiance. Mais si le ministère était dans son rôle en mentant, l’assemblée était dans le sien en feignant d’avoir foi en ce mensonge et en sauvant ainsi les « dehors » républicains.

Cependant le Piémont avait été battu. Charles-Albert avait abdiqué. L’armée autrichienne frappait aux portes de la France. Ledru-Rollin interpella avec vivacité. Le ministère montra que dans l’Italie du Nord il n’avait fait que continuer la politique de Cavaignac, et Cavaignac la politique du gouvernement provisoire, c’est-à-dire de Ledru-Rollin. Pour cette fois, le gouvernement récolta un vote de confiance. Il fut même autorisé à occuper temporairement un point convenable dans l’Italie du Nord et à appuyer ainsi les négociations pacifiques poursuivies avec l’Autriche au sujet de l’intégrité du territoire sarde et touchant la question romaine. Le sort de l’Italie devait se décider certainement sur les champs de bataille du Nord de ce pays. Rome tombait avec la Lombardie et le Piémont, ou bien la France était obligée de déclarer la guerre à l’Autriche et, par là même, à toute la contre-révolution européenne.

L’Assemblée nationale prenait-elle subitement le ministère Barrot pour le Comité de Salut public ? Se croyait-elle, elle-même, la Convention ? Pourquoi donc occuper militairement un point du nord de l’Italie ? On cachait sous ce voile transparent l’expédition contre Rome.

Le 14 avril, 14.000 hommes s’embarquaient pour Civita-Vecchia sous les ordres d’Oudinot. Le 16 avril, l’Assemblée nationale accorda au ministère un crédit de 1.200.000 francs pour l’entretien, pendant trois mois, d’une flotte d’intervention dans la Méditerranée. Elle donnait ainsi au ministère tous les moyens d’agir contre Rome en feignant de le laisser intervenir contre l’Autriche. Elle ne voyait pas ce que le ministère faisait ; elle se bornait à écouter ce qu’il disait. Israël n’avait pas témoigné une foi pareille. La Constituante en était arrivée à ne pas oser savoir quelle conduite devait tenir la République constituée.

Enfin, le 8 mai, se joua la dernière scène de la comédie. La Constituante invita le ministère à prendre des mesures rapides pour ramener l’expédition d’Italie à son véritable but. Bonaparte, le même soir, fait paraître une lettre dans le Moniteur où il témoignait à Oudinot la plus grande reconnaissance. Le 11 mai, l’Assemblée nationale repousse la mise en accusation de Bonaparte et de son ministère. Et la Montagne, au lieu de déchirer le voile mensonger, prend au tragique la comédie parlementaire et veut même aller y jouer le rôle des Fouquier-Tinville ! Ne montrait-elle pas sous la peau de lion empruntée à la Convention, sa robe originelle, la peau de veau de la petite bourgeoisie.

La seconde moitié de l’existence de la Constituante se résume dans les faits suivants : l’Assemblée avoue, le 29 janvier, que les fractions royalistes de la bourgeoisie sont les chefs naturels de la République constituée ; le 21 mars, que violer la constitution, c’est la réaliser, et, le 11 mai, que l’alliance passive, emphatiquement proclamée entre la République française et les peuples en révolte signifie l’alliance active conclue avec la contre-révolution européenne.

Cette misérable assemblée quitta la scène après s’être donnée encore, le 4 mai, deux jours avant l’anniversaire de sa naissance, la satisfaction de rejeter la proposition d’amnistie en faveur des insurgés de juin. Brisée dans sa puissance, haïe à mort par le peuple, repoussée, maltraitée, écartée avec dédain par la bourgeoisie dont elle était l’instrument, contrainte de désavouer dans la deuxième moitié de son existence la première période de sa vie, dépouillée de l’illusion républicaine, n’ayant rien créé de grand dans le passé, n’espérant rien de l’avenir, périssant toute vivante et tombant en morceaux, cette Assemblée savait encore galvaniser son propre cadavre en se rappelant constamment sa victoire de juin, en la revivant avec rancune. Elle s’affirmait en renouvelant constamment sa malédiction contre les maudits. Vampire vivant du sang des insurgés de juin !

Elle laissait après elle le déficit augmenté des dépenses occasionnées par l’insurrection de juin, accru par la moins-value de l’impôt sur le sel, par les indemnités qu’elle accorda aux planteurs pour les dédommager de l’abolition de l’esclavage, par les frais de l’expédition romaine, par la moins-value de l’impôt sur le vin, dont, en pleine agonie, elle décida la suppression. Malicieuse vieille, qui riait de joie de charger son héritier d’une dette d’honneur compromettante.

Dès le début de mars, avait commencé l’agitation pour les élections à l’Assemblée nationale législative. Deux groupes principaux étaient en présence : le parti de l’ordre et le parti démocrate-socialiste ou parti rouge. Entre eux se trouvaient les amis de la constitution, nom sous lequel les républicains tricolores du National essayaient de présenter un parti. Le parti de l’Ordre se constitua immédiatement après les journées de juin. Ce ne fut que quand le 10 décembre lui permit de se débarrasser de la coterie du National, des républicains bourgeois, que le secret de son existence se dévoila : c’était la coalition en un parti des orléanistes et des légitimistes. La classe bourgeoise se décomposait en deux grandes fractions qui avaient tour à tour prétendu à l’hégémonie : la grande propriété foncière sous la Restauration, la bourgeoisie industrielle sous la monarchie de juillet. Bourbon était le nom royal qui couvrait la prépondérance des intérêts d’une fraction ; Orléans désignait la prééminence des intérêts de l’autre. Le règne anonyme de la République était le seul sous lequel ces deux fractions pussent faire prévaloir les intérêts communs de leur classe en une domination unique, sans qu’elles dussent pour cela renoncer à leur rivalité réciproque. La République bourgeoise ne pouvait être que la domination parfaite, pure et simple, de la classe bourgeoise tout entière. Pouvait-elle, dès lors, représenter autre chose que le règne des orléanistes complétés par les légitimistes et celui des légitimistes complétés par les orléanistes, autre chose que la synthèse de la Restauration et de la monarchie de Juillet ? Les républicains du National ne représentaient pas une fraction importante de leur classe au point de vue économique. Ils n’avaient qu’une seule importance, un seul titre historique : c’était d’avoir, sous la monarchie, à l’encontre des deux fractions de la bourgeoisie qui ne concevaient que leur régime particulier, préconisé le régime général de la classe bourgeoise, le règne anonyme de la République, qu’ils idéalisaient, il est vrai, et décoraient d’arabesques antiques, mais en lequel ils saluaient surtout la suprématie de leur coterie. Si le parti du National s’était trouvé désorienté en apercevant les royalistes coalisés à la tête de la République qu’il avait fondée, les royalistes, par contre, ne s’illusionnaient pas moins sur le fait de leur suprématie commune. Ils ne comprenaient pas que si chacune de leurs fractions était royaliste, le produit de leur combinaison chimique devait être nécessairement républicain : la monarchie blanche et la monarchie bleue devaient se neutraliser dans la République tricolore. S’opposant au prolétariat révolutionnaire et aux classes intermédiaires qui se concentraient autour de ce prolétariat, le parti de l’ordre était obligé d’avoir recours à la coalition de ses forces et de maintenir en état de conservation l’organisation de ses forces coalisées. Chacune des deux fractions de ce parti devait faire prévaloir, à l’encontre des désirs de restauration et d’hégémonie de l’autre, la suprématie commune, la forme républicaine de la suprématie bourgeoise. Ces royalistes qui, au début, croyaient à une restauration immédiate, qui plus tard, conservaient la République, l’écume et l’invective aux lèvres, finissaient par accorder qu’ils ne pouvaient vivre en bonne intelligence que sous la seule République et par remettre la Restauration à une date indéterminée. La jouissance commune du pouvoir renforçait même chacune des deux fractions, rendait, par suite, chacune d’elles plus incapable encore et moins disposée à se subordonner à l’autre, c’est-à-dire à restaurer la monarchie.

Dans son programme électoral, le parti de l’ordre proclama sans détour la suprématie de la classe bourgeoise, le maintien des conditions de cette suprématie, la conservation de la propriété, de la famille, de la religion, de l’ordre ! Sa suprématie de classe et les conditions de cette suprématie devenaient naturellement pour lui le règne de la civilisation et les conditions nécessaires de la production matérielle ainsi que des rapports commerciaux de la société qui en découlent. Le parti de l’ordre disposait de moyens pécuniaires énormes. Il organisa des succursales dans toute la France. Il avait à sa solde tous les idéologues de l’ancienne société. L’influence des pouvoirs existants lui était acquise. Il possédait une armée de vassaux bénévoles dans toute la masse des paysans et des petits bourgeois qui, étrangers encore au mouvement révolutionnaire, voyaient, dans les grands dignitaires de la propriété, les représentants naturels de leur petite propriété et de leurs maigres privilèges. Représenté sur l’étendue du territoire par un nombre énorme de roitelets, ce parti pouvait punir comme une insurrection l’échec de ses candidats, renvoyer les ouvriers rebelles, les salariés agricoles, domestiques, commis, employés de chemins de fer, écrivains, enfin tous les fonctionnaires, ses subordonnés à la mode bourgeoise. Ce parti pouvait enfin entretenir l’illusion que la Constituante républicaine avait entravé, la puissance miraculeuse du Bonaparte du 10 décembre. Nous n’avons pas compté les bonapartistes dans le parti de l’ordre. Ils ne formaient pas une fraction sérieuse de la classe bourgeoise. C’était un assemblage de vieux invalides superstitieux et de jeunes chevaliers d’industrie incrédules. — Le parti de l’ordre triompha aux élections. Il envoya une grande majorité à l’Assemblée législative.

En face de la classe bourgeoise, de la contre-révolution coalisée, les fractions de la petite bourgeoisie et de la classe paysanne qui avaient déjà été révolutionnaires, devaient s’unir au défenseur attitré des intérêts révolutionnaires, au prolétariat. Nous avons vu que, dans le Parlement, les porte-paroles démocrates de la petite bourgeoisie, la Montagne, s’étaient, à la suite de leurs défaites parlementaires rapprochés des interprètes socialistes du prolétariat et que, en dehors du Parlement, la véritable petite bourgeoisie s’était rapprochée des vrais prolétaires à la suite de l’échec des « concordats à l’amiable », du triomphe brutal des intérêts bourgeois, à la suite de la banqueroute. Le 27 janvier, la Montagne et les socialistes avaient fêté leur réconciliation. Dans le grand banquet de février, en 1849, on renouvela le pacte d’alliance. Le parti social et le parti démocratique, celui des ouvriers et celui des petits bourgeois, s’unirent en un parti social-démocratique, le parti rouge.

La République française, un instant paralysée par l’agonie qui succéda aux journées de juin, avait, depuis la levée de l’état de siège, depuis le 14 octobre, traversé une série continue d’agitations fiévreuses. D’abord, la lutte au sujet de la présidence ; puis la lutte du président contre la Constituante ; la lutte au sujet des clubs, le procès de Bourges, qui, en face des petites figures du président, des royalistes coalisés, des républicains honnêtes, de la Montagne démocratique, des doctrinaires socialistes, du prolétariat, fit apparaître les révolutionnaires véritables sous l’aspect de ces monstres primitifs qui ne se montrent qu’en deux cas : un déluge peut les laisser remonter à la surface de la société, ou bien ils précédent un déluge ; l’agitation électorale ; l’exécution des meurtriers de Bréa ; les continuels procès de presse ; l’intrusion violente de la police gouvernementale dans les banquets ; les impudentes provocations des royalistes ; la mise au pilori des figures de Louis Blanc et de Caussidière ; la lutte ininterrompue entre la République constituée et la Constituante, lutte ramenant à chaque instant la Révolution à son point de départ, où, à tout moment, le vainqueur devenait le vaincu et réciproquement, où, en un clin d’œil, la position des partis et des classes, leur antagonisme et leur union se modifiaient ; la marche rapide de la contre-révolution européenne ; la lutte glorieuse de la Hongrie ; la levée de boucliers des Allemands ; l’expédition romaine ; la honteuse défaite de l’armée française devant Rome ; — dans ce tourbillon, dans la calamité de ce trouble historique, dans ce dramatique flux et reflux des passions, des espérances et des désillusions révolutionnaires, les différentes classes de la société française ne pouvaient plus compter que par semaines leurs époques d’évolution qu’elles comptaient jadis par demi-siècles. Une partie considérable des paysans et des provinces était révolutionnée. Non seulement on était désillusionné sur le compte de Napoléon, mais le parti rouge offrait à la place du nom le contenu, à la place de la libération illusoire des impôts le remboursement du milliard payé aux légitimistes, la réglementation des hypothèques et la suppression de l’usure.

L’armée, elle-même, était atteinte de la fièvre révolutionnaire. Elle avait, en élisant Bonaparte, voté pour la victoire et il lui avait donné la défaite. Elle avait voté pour le petit caporal derrière lequel se cache le grand capitaine révolutionnaire et il lui rendait les grands généraux derrière lesquels se dissimulait le caporal en guêtres blanches. Il n’est pas douteux que le parti rouge, le parti des démocrates coalisés ne dût, sinon remporter la victoire, du moins avoir à fêter de grands succès ; que Paris, l’armée, une grande partie des provinces ne dussent voter pour lui. Ledru-Rollin, le chef de la Montagne, fut élu par cinq départements. Aucun des chefs du parti de l’ordre ne remporta semblable victoire, aucun nom du parti prolétaire proprement dit. Cette élection nous dévoile le secret du parti démocrate-socialiste. La Montagne, avant-garde parlementaire de la petite bourgeoisie démocrate, était, contrainte de s’unir aux doctrinaires socialistes du prolétariat. Le prolétariat était obligé par la formidable défaite de Juin de se relever par des victoires intellectuelles, incapable, vu l’état de développement des autres classes, de s’emparer de la dictature révolutionnaire, et contraint de se jeter dans les bras des théoriciens de son émancipation, des fondateurs de sectes socialistes ; d’autre part, les paysans révolutionnaires, l’armée, les provinces se rangeaient derrière la Montagne qui devenait ainsi le chef du camp révolutionnaire et qui, par son entente avec les socialistes, avait éloigné tout antagonisme du parti de la révolution. Dans la dernière moitié de l’existence de la Constituante, la Montagne y représentait le pathos républicain et avait fait oublier les fautes, commises par elle, sous le gouvernement provisoire, sous la commission exécutive, pendant les journées de Juin. A mesure que le parti du National, conformément à l’imperfection de sa nature, se laissait accabler par le ministère royaliste, le parti de la Montagne, tenu à l’écart au temps de l’omnipotence du National, s’élevait et devenait le représentant parlementaire de la révolution. En fait le parti du National ne pouvait opposer aux fractions royalistes que des personnalités ambitieuses et des bourdes idéalistes. La Montagne, par contre, représentait une masse placée entre la bourgeoisie et le prolétariat, masse dont les intérêts matériels exigeaient des institutions démocratiques. Par rapport aux Cavaignac et aux Marrast, Ledru-Rollin et la Montagne se trouvaient dans la vérité révolutionnaire, et puisaient dans la conscience de cette situation grave un courage d’autant plus grand que la manifestation de l’énergie révolutionnaire se bornait à des effets parlementaires, dépôts d’actes d’accusation, menaces, élévation de la voix, discours tonitruants : on se livrait à des extrémités en parole seulement. Les paysans se trouvaient à peu près dans la même situation que les petits bourgeois et avaient à présenter à peu près les mêmes revendications sociales. Toutes les couches intermédiaires de la société, dans la mesure où elles étaient entraînées dans le mouvement révolutionnaire, devaient voir en Ledru-Rollin leur héros. Ledru-Rollin était le personnage de la petite bourgeoisie. En face du parti de l’ordre, les réformateurs de cet ordre, réformateurs à demi-conservateurs, à demi-révolutionnaires et parfaitement utopistes, devaient prendre le premier rang.

Le parti du National, les « amis de la Constitution quand même[5] », « les républicains purs et simples[6] » furent complètement défaits aux élections. Une minorité ridicule de ses membres fut envoyée à l’Assemblée législative. Ses chefs les plus connus, Marrast lui-même, le « rédacteur en chef », l’Orphée de la République honnête, disparurent de la scène.

Le 29 mai, l’Assemblée législative se réunit. Le 11 juin, le conflit du 8 mai se renouvela. Ledru-Rollin déposa au nom de la Montagne une demande de mise en accusation du président et du ministère pour violation de la constitution, pour avoir fait bombarder Rome. Le 12 juin, l’Assemblée législative rejeta la demande de mise en accusation comme la Constituante l’avait fait le 11 mai. Mais cette fois, le prolétariat fit descendre la Montagne dans la rue, non pour s’y battre il est vrai, mais pour y processionner. Il suffit de dire que la Montagne était à la tête de ce mouvement pour qu’on sache qu’il fut vaincu. Juin 1849 fut une caricature aussi ridicule qu’indécente de juin 1848[7]. L’importance de la retraite du 13 juin ne fut éclipsée que par l’importance du bulletin qu’en donna Changarnier, le grand homme improvisé par le parti de l’ordre. Chaque époque a besoin de ses grands hommes et si elle ne les trouve pas, elle les invente, comme dit Helvétius.

Le 20 décembre, il n’existait encore qu’une moitié de la République bourgeoise constituée, le président ; le 29 mai y ajouta le complément, l’Assemblée législative. En juin 1848, la République bourgeoise qui se constituait, avait marqué sa naissance en gravant sur les tables de l’histoire une bataille indicible livrée au prolétariat ; en juin 1849, la République bourgeoise constituée y inscrivait une comédie innommable jouée avec la petite bourgeoisie. Juin 1849 était la Nemesis de juin 1848. En juin 1849, les ouvriers ne furent pas vaincus ; mais les petits bourgeois qui se trouvaient entre les prolétaires et la révolution furent abattus. En juin 1849, ce n’était plus la tragédie sanglante entre le salariat et le capital, mais la comédie lamentable entre le débiteur et le créancier. Le parti de l’ordre avait vaincu. Il était tout puissant. Il lui restait à montrer ce qu’il était.

  1. En français dans le texte.
  2. En français dans le texte.
  3. En français dans le texte.
  4. En français dans le texte.
  5. En français dans le texte.
  6. En français dans le texte.
  7. Le texte de la réédition de Engels porte 1849.