La Lumière considérée comme élément du climat

ETUDES
DE CLIMATOLOGIE

LA LUMIERE CONSIDEREE COMME ELEMENT DE CLIMAT

Au milieu de l’infinie variété de formes qui naissent et disparaissent à la surface du globe et dans l’existence desquelles se reflète le cours de l’année, chaque coin de la terre garde cependant une sorte d’individualité propre qui est empreinte sur tout ce que produit la contrée, et qui en caractérise les aptitudes spéciales : on l’appelle le climat du lieu. Le climat détermine la fécondité du sol, et le rend plus ou moins habitable pour l’homme et pour les divers animaux. Il dépend directement de la latitude géographique et de l’élévation verticale de la station ; mais les circonstances du terrain, le voisinage ou l’éloignement de la mer, l’exposition aux vents régnans, peut-être encore d’autres conditions qui ont échappé jusqu’ici aux recherches des savans, y apportent des modifications plus ou moins profondes. Pour connaître le climat, on observe habituellement la température moyenne des saisons et celle de l’année, les oscillations diurnes du thermomètre et du baromètre, les vents dominans, le régime des pluies, l’humidité moyenne de l’air, la fréquence des orages, l’état électrique ordinaire de l’atmosphère, tout cet ensemble de phénomènes enfin qui constitue le domaine de la météorologie. On oublie la lumière.

La science moderne est cependant d’accord avec le sentiment populaire pour nous signaler l’importance de cet élément. La chaleur qui vient du soleil et l’humidité qui monte du sein des mers sont loin de suffire au développement des végétaux : il faut à chaque plante sa ration déterminée de lumière pour qu’elle puisse germer, fleurir et fructifier. Elle respire sous l’excitation des rayons qui la frappent ; les feuilles se colorent et les fruits mûrissent parce que la lumière intervient à titre de stimulant des actions chimiques. Y a-t-il aussi dans la vie animale des phénomènes qui dépendent d’une manière plus ou moins directe d’une influence instigatrice exercée par les rayons lumineux ? C’est une question encore fort obscure, mais qui est loin d’être sans intérêt. Le soleil hâle la peau et rougit le sang ; l’animal privé de lumière devient chlorotique comme la plante qui est élevée dans une cave. On peut dire que le soleil se peint dans la faune d’une contrée. Quelle différence de formes et de couleurs depuis les animaux des régions polaires, qui sont couleur de boue et de neige, jusqu’à la faune splendide des tropiques, où l’oiseau-mouche porte un plumage tissé de lumière !

En tout cas, la lumière a un pouvoir si grand sur l’ensemble des sensations morales que l’homme éprouve dans les zones diverses et même sur les manifestations de l’instinct animal, qu’elle doit, au moins indirectement, jouer un certain rôle dans le développement physique des êtres vivans. Voir le jour est synonyme de naître ; les ténèbres sont pour nous l’image de la mort.

Il faudrait donc, pour compléter les conditions climatériques, étudier la distribution et les effets chimiques de la lumière à la surface du globe, comme on recherche depuis si longtemps les lois d’après lesquelles s’y trouve distribuée la chaleur. Il faudrait observer la force du soleil, celle de la lumière disséminée dans l’atmosphère et réfléchie ou transmise par les nuages, déterminer les circonstances qui influent sur l’activité chimique des rayons solaires et les lois des variations qu’elle éprouve d’un lieu à l’autre et d’une saison à la suivante, enfin préciser la nature des fonctions que la lumière remplit dans l’enchaînement des phénomènes de la vie organique.


I

On sait que la lumière blanche se compose d’une infinité de rayons diversement colorés que l’on peut étaler en éventail en les faisant passer à travers un prisme. Ils forment alors cette charmante fantasmagorie qu’on appelle le spectre solaire. Au centre se massent les rayons visibles, se dégradant insensiblement du rouge au violet ; ils représentent toutes les nuances imaginables des six couleurs principales : rouge, orangé, jaune, vert, bleu et violet, se fondant les unes dans les autres par d’harmonieuses transitions. Ces rayons constituent la lumière proprement dite, celle qui affecte la rétine de l’œil ; cependant ils possèdent aussi des propriétés chimiques et calorifiques : les plus chauds sont les rayons rouges, les plus actifs lorsqu’il s’agit d’exciter des combinaisons chimiques sont les rayons violets, au moins dans beaucoup de circonstances, car il arrive aussi dans d’autres cas que ce sont les rayons compris entre l’orangé et le.vert. Au-delà de l’extrême limite du rouge s’étend le spectre de la chaleur obscure ; les rayons de cette catégorie n’affectent pas l’œil, et ne paraissent avoir aucune action sur les préparations chimiques sensibles à la lumière. Au de la du violet, il existe une troisième espèce de rayons, les rayons chimiques. Ils ne sont ni chauds ni lumineux, sauf une faible teinte gris-lavande, qui devient perceptible dans des circonstances favorables, et qui s’étend jusqu’à une certaine distance à partir de la limite du violet ; en revanche, les rayons de cette partie du spectre impressionnent énergiquement les substances employées pour la photographie.

La lumière dont le soleil nous inonde remplit donc une triple fonction. Elle réveille la nature en colorant des feux de l’aurore le ciel matinal, elle éclaire le paysage pour guider nos pas, elle fait resplendir à nos yeux les fleurs, scintiller les gouttes de rosée, briller la surface des eaux dans lesquelles se mirent les nuages. Chaleur, elle nous pénètre de son rayonnement bienfaisant, elle couve les germes déposés dans le sol, soulève les eaux par l’évaporation, amasse les nuages et déchaîne les vents. Radiation chimique, elle active la respiration des plantes, qui, sous l’influence des rayons solaires, détruisent l’acide carbonique exhalé par les animaux, dégagent l’oxygène et fixent le carbone, créant ainsi de la matière organique qui servira de nourriture aux êtres vivans. Nos alimens et nos combustibles proviennent, directement ou par voie de transformations successives, du règne végétal ; on peut dire qu’ils représentent une somme de force vive empruntée au soleil sous forme de vibrations lumineuses au moment où se sont groupés et combinés les élémens dont les plantes sont faites. La force qui a été emmaganisée par ce lent travail des affinités chimiques se retrouve, au moins en partie, dans les efforts mécaniques que l’animal accomplit sans cesse et par lesquels il dépense une partie de sa propre substance ; elle se retrouve aussi dans le travail des machines qui sont alimentées par la houille ; elle se transforme en chaleur lorsqu’on brûle du bois dans un foyer, ou qu’une substance nutritive est en combustion dans le sang d’un être vivant qui respire sans se mouvoir. C’est ainsi que la lumière, en faisant croître et prospérer les plantes, prépare aux habitans de la terre leur nourriture et crée pour eux une source intarissable de puissance mécanique. Elle est, suivant l’heureuse expression de Lavoisier, le flambeau de Prométhée qui répand sur notre planète l’organisation, la vie, le sentiment et la pensée.

Il résulte de ce qui vient d’être dit que la proportion de rayons chimiques qui arrive annuellement à la surface du sol en un point donné du globe est d’une importance capitale pour l’évolution de la vie organique sur ce point ; c’est l’élément principal de ce qu’on pourrait appeler le climat chimique. A première vue, il peut sembler que la quantité de lumière que le soleil déverse en moyenne sur une contrée ne doive dépendre que de l’élévation qu’il y peut atteindre ; les pays situés sous la même latitude seraient alors également favorisés sous le rapport du climat chimique, à l’opposé de ce qui s’observe pour la chaleur. Voici le raisonnement qui semble autoriser cette hypothèse. Sans doute la distribution de la chaleur ne suit que bien vaguement les parallèles de latitude, et les lignes isothermes qui réunissent les points ayant même température moyenne serpentent à la surface terrestre en méandres capricieux ; mais cela tient à la nature particulière de la chaleur. Une grande partie du calorique qui naît de l’absorption des rayons solaires dans l’eau et dans le sol qu’ils frappent est enlevée et transportée par les courans de la mer ou par les vents, de sorte qu’il arrive rarement qu’elle soit utilisée au moment et au lieu même où elle prend naissance. Le gulf-stream vient baigner de ses eaux tièdes les côtes des Iles septentrionales, et les vents du sud nous apportent des bouffées d’air chaud des déserts africains. Ces causes modifient puissamment la distribution originelle des températures terrestres entre les régions polaires et l’équateur, et tendent à les égaliser par l’agitation continuelle des eaux de la mer et des couches atmosphériques. Il n’en est plus de même lorsque nous considérons les radiations chimiques. L’effet qu’elles produisent se fixe au point même qu’elles frappent ; ni les vents ni les eaux ne le transportent au loin. C’est du moins ce que nous devons admettre jusqu’à preuve du contraire. L’air ne paraît point acquérir des propriétés nouvelles par suite du passage des rayons chimiques, tandis qu’il est échauffé par le rayonnement du sol qui a été exposé à l’ardeur du soleil ; il n’y a donc pas de vent chimique comme il y a des vents chauds. Tout l’effet des rayons actifs s’épuise sur place ; il semble que nous n’ayons qu’à en considérer l’obliquité variable pour nous faire une idée déjà très approchée du climat chimique d’un point donné du globe.

Les faisceaux de rayons très obliques couvrent une plus grande étendue de la surface terrestre que ceux qui la frappent d’aplomb ; chaque unité de surface reçoit, par cela même, beaucoup moins de lumière dans le premier cas que dans le second, car l’effet s’éparpille et s’atténue à mesure que la surface offerte aux mêmes rayons s’accroît. Une bougie placée auprès d’une feuille de papier l’éclairé de moins en moins à mesure qu’elle se consume et que la flamme descend plus bas ; c’est l’effet de l’obliquité croissante des rayons lumineux et l’imitation exacte de ce qui se passe lorsque le soleil s’approche de l’horizon. Or nous connaissons la hauteur que le soleil peut atteindre chaque jour sous une latitude donnée ; nous connaissons de même la loi d’après laquelle l’intensité de la lumière varie avec cette hauteur ; rien de plus simple dès lors que de déterminer à priori la quantité de lumière qu’un lieu donné peut recevoir chaque jour, ainsi que la somme que ces rations journalières produisent au bout de l’année. Toutefois ce serait compter sans l’atmosphère.

L’élément transparent et léger qui nous environne ne fournit pas seulement aux êtres vivans les gaz nécessaires à la respiration, il intervient encore d’une manière très essentielle dans le partage général de la lumière et de la chaleur que nous dispense le soleil. Nous avons déjà vu que les vents se chargent de disséminer à la surface de la terre la chaleur qu’ils enlèvent au sol embrasé des contrées tropicales ; mais là ne se borne pas le rôle de l’atmosphère. Elle agit encore comme un vaste écran interposé entre la terre et le soleil, elle retient et absorbe une partie des rayons que ce dernier nous envoie ; modérant ainsi l’ardeur et l’éclat primitifs de l’astre radieux, elle fait rebrousser chemin aux radiations calorifiques qui s’échappent du sol, et qui, sans cette barrière bienfaisante, iraient se perdre dans les espaces célestes. Les rayons solaires pris ensemble éprouvent dans l’atmosphère une absorption telle que la moitié environ est perdue en chemin, et cette perte se répartit entre les rayons visibles et les rayons obscurs. Le rayonnement du sol au contraire est exclusivement composé de, chaleur obscure ; il rencontre une résistance beaucoup plus grande de la part de l’atmosphère que celle qui s’oppose au passage de la chaleur lumineuse ; un dixième seulement du rayonnement terrestre traverse l’épais manteau protecteur que l’air forme autour du globe. C’est un effet comparable à celui de nos serres. Le soleil passe librement à travers les vitres et vient échauffer le terreau qu’elles recouvrent ; mais la chaleur que celui-ci rend par voie de rayonnement ne peut plus passer au dehors, parce qu’elle est obscure et que le verre est opaque pour la chaleur obscure ; elle est forcée de s’accumuler dans la serre. L’atmosphère produit donc le même effet que si toute la terre était vitrée, elle la transforme en serre ; le soleil y entre, mais il trouve la route barrée pour sortir. Voilà le rôle que l’atmosphère remplit vis-à-vis des rayons calorifiques. Quel est l’effet qu’elle a sur les rayons lumineux et sur les rayons chimiques obscurs ?

D’abord l’atmosphère absorbe ou éteint une partie de ces rayons, comme elle éteint une partie de la chaleur solaire. L’absorption croît rapidement à mesure que le soleil descend vers l’horizon, et que les rayons traversent une plus grande épaisseur d’air et des couches plus denses. Pour des rayons qui rasent le sol, la perte devient si grande que l’on peut Impunément regarder le soleil au moment du lever ou du coucher. Pour un soleil placé au zénith et qui darde ses rayons d’aplomb sur nos têtes, l’affaiblissement est très peu sensible ; les rayons traversent alors l’atmosphère dans le sens de la moindre épaisseur et font moins de chemin dans les couches basses, qui sont les plus denses et les plus humides. La perte n’est alors que d’un cinquième pour les rayons lumineux d’après Bouguer ; elle est égale au quart pour les rayons calorifiques d’après M. Pouillet, et à la moitié pour les rayons chimiques d’après M. Bunsen.

On pourrait à la rigueur calculer l’absorption que l’air exerce sur les différens rayons à toute heure du jour sous une latitude donnée, et en déduire l’intensité variable de ces rayons en tant qu’elle dépend de l’élévation du soleil ; mais l’air n’est pas seul à produire cet effet. Les quantités très variables de vapeur d’eau et d’eau liquide qu’il tient en suspension, les poussières solides qu’il charrie, les gaz qui s’y mêlent accidentellement, ont une très grande action sur la lumière qui les traverse. On voit que le problème se complique énormément lorsqu’on passe des abstractions mathématiques à la confuse réalité des choses. Nous ne connaissons que très imparfaitement les impuretés accidentelles de l’atmosphère, nous connais-. sons encore moins l’intensité relative de l’action qu’elles exercent sur les différens rayons ; il faut donc en résumé revenir à l’observation directe, si l’on veut acquérir des notions exactes sur la distribution des rayons lumineux et sur ce que j’ai nommé le climat chimique.

La vapeur d’eau qui remplit les couches basses de l’atmosphère est invisible ; les brouillards et les nuages sont de la vapeur condensée, de l’eau à l’état liquide. Les poussières atmosphériques deviennent visibles lorsqu’un rayon de soleil vient à percer un épais nuage dont l’ombre se projette sur le sol ; la lumière réfléchie par les atomes en suspension dans l’air trace alors manifestement la route du rayon. Le météore appelé qobar en Ethiopie, la callina des Espagnols et les brouillards secs en général sont probablement des amas de matières solides très divisées. D’où viennent ces poussières ? Elles sont ramassées par les vents qui balaient la surface terrestre. On ne les découvre pas toujours par l’analyse chimique de l’air, du moins lorsqu’on n’emploie que les réactifs ordinaires, qui sont impuissans à déceler des traces infinitésimales de substances étrangères. L’analyse spectrale nous a déjà appris à cet égard des faits très importans et inattendus ; elle a démontré, par exemple, que l’air est toujours rempli de parcelles de soude à un état de division extrême, dont l’origine doit être cherchée dans les grandes nappes d’eau salée qui recouvrent les deux tiers de la superficie du globe. Les étoiles filantes contribuent peut-être aussi à charger l’atmosphère terrestre de poussières minérales. Depuis des centaines de siècles, elles tombent en nombre incalculable ; qu’y aurait-il d’étonnant à ce qu’on en trouvât des traces matérielles permanentes à la surface du sol et dans l’atmosphère ? M. de Reichenbach, qui a publié d’importantes recherches sur les météorites, pense que c’est aux étoiles filantes qu’il faut attribuer la présence constante de traces de phosphore et de magnésie dans le sol arable, ainsi que celle des atomes de cobalt et de nickel qui se rencontrent toujours, d’après le même auteur, dans les couches superficielles des terrains. Ces météores, dit M. de Reichenbach, entretiennent sans cesse dans l’atmosphère une petite pluie fine et impalpable de matières solides dont l’accumulation graduelle finit par produire comme un engrais minéral que la terre recevrait des espaces célestes. Voilà donc une des sources des impuretés dont l’atmosphère est toujours chargée. Il faut y ajouter les innombrables germes organiques, la poussière fécondante des végétaux, les œufs d’infusoires et les spores de mucédinées qui flottent dans l’air, qui sont la cause prochaine des fermentations et peut-être celle des épidémies. En outre l’air contient toujours, dans les couches voisines du sol, une foule d’émanations gazeuses : de l’acide carbonique provenant des combustions, % des traces d’oxyde de carbone, d’hydrogène carboné, d’ammoniaque, et de quelques autres substances dont la présence tient à des causes locales. Les odeurs mêmes sont quelque chose de matériel : ce sont des effluves gazeux ou des poussières impalpables dégagées par certaines substances, et qui affectent nos sens lorsqu’elles se dissolvent dans la membrane olfactive. On pourrait certainement peser le parfum d’une rose, si l’on avait une balance suffisamment sensible, et cette balance existe. Elle est fournie par un appareil qui mesure l’absorption de la chaleur rayonnant à travers une atmosphère chargée d’émanations odorantes. M. Tyndall a fait passer des rayons de chaleur par un tube qui contenait de l’air saturé du parfum de différentes huiles aromatiques, et il a constaté que le parfum du patchouli interceptait trente fois autant de chaleur que l’air pur, le parfum de bergamote quarante fois, celui de l’anisette trois cent soixante-douze fois autant. Ces résultats montrent la grande influence que les substances mêlées à l’air peuvent exercer sur la distribution de la chaleur ; rien ne prouve qu’elles sont indifférentes pour le régime de la lumière. Voici d’ailleurs ce que l’expérience journalière nous apprend à cet égard.

Le soleil nous éclaire de deux manières : d’abord par les rayons acérés qui pénètrent jusqu’au sol avec un éclat insupportable pour nos yeux, ensuite par cette lumière plus douce qui se joue dans l’atmosphère et que le fluide éthéré nous renvoie répercutée entre mille surfaces réfléchissantes. C’est cette lumière diffuse qui produit l’azur vaporeux du ciel et les teintes purpurines de l’aurore et du crépuscule. De quelle manière ont lieu ces réflexions par lesquelles une partie des rayons solaires se disperse dans les couches inférieures de l’atmosphère ? C’est là une question encore fort débattue et sur laquelle les physiciens sont loin d’être d’accord. On admet d’une part que les molécules d’air ont la propriété de renvoyer par réflexion diffuse une couleur bleue, ce qui revient à dire que l’air est bleu par lui-même. D’autre part, certains faits observés conduisent à attribuer la coloration bleue de la lumière céleste aux vésicules d’eau liquide que l’air tient en suspension et qui se colorent comme les bulles de savon. D’après M. Janssen, ce serait la vapeur d’eau qui, transmettant de préférence les rayons rouges et arrêtant au passage les rayons de l’autre extrémité du spectre, produirait l’azur du ciel et le voile bleu qui enveloppe toujours les objets lointains. Peut-être aussi que les poussières atmosphériques ne sont pas étrangères à ces phénomènes. Quoi qu’il en soit, il est de fait que la lumière diffuse du jour a une teinte bleuâtre, bien qu’elle soit toujours mélangée de beaucoup de lumière blanche qui a été réfléchie sans se décomposer. Or les rayons bleus retenus par l’atmosphère manquent nécessairement dans la lumière qui parvient directement jusqu’à nous ; il en résulte que le rouge y acquiert une prédominance d’autant plus sensible que le soleil est plus bas et la route des rayons directs dans l’air plus longue. C’est pour cette raison que le soleil nous paraît si rouge à l’horizon[1]. Les nuages dont il éclaire alors les bords se frangent des teintes qui sont transmises par l’air, et qui varient suivant l’épaisseur que les rayons traversent avant d’atteindre les amas de vapeurs qui les réfléchissent à nous. Les impuretés dont l’air est chargé exercent sans doute une grande influence sur la distribution de ces teintes, car la couleur du soleil couchant peut varier depuis le rouge de sang jusqu’au jaune et même au bleu ; beaucoup de personnes se rappellent en effet qu’en 1831 on a observé un soleil bleu dans une grande partie de l’Europe et en Amérique.

Des phénomènes de tous points analogues sont offerts par les solutions légèrement opalescentes. De l’eau contenant une très petite quantité de soufre finement divisé paraît à peine laiteuse, mais elle intercepte les rayons bleus et ne donne passage qu’aux rayons rouges, de sorte que la lumière électrique, regardée à travers une certaine épaisseur de cette eau, produit l’effet d’un soleil couchant ; la même solution intercepte aussi les rayons chimiques. On peut encore faire cette expérience avec une lame de verre opalin, qui paraît également bleuâtre par réflexion et rougeâtre ou orangé par transparence. L’or très divisé, en suspension dans l’eau, transmet la lumière bleue, pourpre ou vermeille, selon l’état de division où il se trouve ; en feuilles très minces, il est vert par transmission.

Tous ces faits nous montrent combien le problème de la distribution des rayons lumineux est complexe, combien il serait difficile de l’aborder autrement que par l’observation directe et suivie des intensités actuelles de la lumière sur différens points du globe. Ce qui vient d’être dit des rayons lumineux s’applique aussi aux rayons chimiques obscurs, car rien ne prouve qu’ils soient sujets à des lois plus simples que les premiers. Tout fait prévoir au contraire que la lumière chimique, directe ou diffuse, offrira, comme la lumière visible, une coloration changeante et des propriétés différentes suivant la nature des milieux qu’elle a, traversés, suivant la position du soleil dans le ciel et suivant le degré d’humidité de l’atmosphère. Il faut donc de toute nécessité recourir à l’observation directe.

Pour connaître les lois qui président au partage inégal de la chaleur solaire entre les différentes zones de la terre, les météorologistes consultent le thermomètre. Ils notent les maxima et les minima et la température moyenne de la journée. Ces données leur permettent de calculer la température moyenne de chaque mois, de chaque saison, de l’année entière, et de connaître les changemens qui surviennent dans ces élémens du climat thermique. Un réunissant les mêmes données pour un grand nombre de stations, on parvient à tracer sur une mappemonde les isothermes ou lignes d’égale température annuelle, et une foule d’autres courbes qui permettent d’embrasser d’un seul coup d’œil les lois que suivent les températures terrestres. Il s’agit de savoir si des résultats analogues peuvent s’obtenir pour les effets chimiques de la lumière, s’il sera possible un jour de dresser des lignes isochimiques indiquant les climats également favorisés sous le rapport de l’activité des rayons solaires, et si des données de cette nature pourront s’appliquer à l’agriculture et à l’hygiène.

Ce qui est déjà certain, c’est que les lois qui régissent cet ordre de phénomènes diffèrent entièrement de celles que nous rencontrons dans l’étude des températures. Deux stations qui ont la même température annuelle ou la même température estivale peuvent néanmoins présenter une grande inégalité dans le développement de la flore. Ainsi la température annuelle de Thorshavn, station des îles Farœer située sous le parallèle du 62e degré nord, est à peine inférieure à celle de Carlisle, en Écosse, dont la latitude est de 55 degrés (les deux températures sont respectivement 7, 6 et 8, 3). Néanmoins la quantité de lumière que ces deux points reçoivent pendant une année est fort différente, et une dissemblance analogue se manifeste dans les climats respectifs. L’atmosphère humide et brumeuse des îles Farœer et des Shetlands arrête une partie notable des rayons chimiques du soleil ; aussi la flore y est-elle peu développée : elle se compose de buissons rabougris, et les arbres à fleurs y font défaut. A Carlisle au contraire, on rencontre une végétation luxuriante sous un ciel plus pur. De même, si on compare les températures moyennes de l’été observées à Londres, à Edimbourg et à Reykiavik, en Islande, et qui sont respectivement de 17, de 14 et de 12 degrés, on ne s’attendrait pas aux différences que présente la végétation dans ces trois stations. De Londres à Edimbourg, la différence est à peine marquée malgré l’abaissement de la température ; à Reykiavik, où la température de l’été n’est que de 2 degrés plus basse qu’à Edimbourg, les arbres ne viennent plus. C’est que la situation hyperboréenne de l’Islande comporte un climat chimique bien moins favorable à la végétation que celui des Iles-Britanniques.


II

M. Robert Bunsen, l’illustre chimiste allemand qui partage avec M. Kirchhoff la gloire d’avoir fondé l’analyse spectrale, a commencé en 1853 une série de recherches sur le sujet qui nous occupe. Il eut alors pour collaborateur M. Henry Enfield Roscoe, professeur de chimie au collège Owen, à Manchester ; plusieurs mémoires importans sur la photochimie sont résultés de cette association de deux expérimentateurs habiles et consciencieux. Depuis, M. Roscoe a continué seul les mêmes recherches, et les communications qu’il a faites à plusieurs reprises à la Société royale de Londres et à l’Association britannique ont fini par lui constituer la spécialité de la photochimie. C’est cette longue série de travaux importans que je vais essayer de résumer aussi succinctement que possible.

On a souvent répété, à propos de la découverte de l’analyse spectrale, que les spectres des métaux étaient connus bien avant que MM. Bunsen et Kirchhoff en eussent fait l’objet d’une étude spéciale. Rien de plus vrai sans doute ; mais on ne savait tirer aucun parti de ces spectres que l’on connaissait si bien. Je dois dire de même qu’avant MM. Bunsen et Roscoe plusieurs physiciens avaient songé occasionnellement à mesurer l’intensité des radiations chimiques du soleil. C’est M. John W. Draper, de New-York, qui a le premier abordé ce problème avec quelque succès vers 1842. M. Draper a imaginé un instrument qu’il appelle tithonomètre, du nom du vieil époux de l’Aurore. Le tithonomètre devait mesurer l’énergie variable des radiations chimiques par l’effet qu’elles produisent sur un mélange à volumes égaux de chlore et d’hydrogène, mélange qui se liquéfie en formant de l’acide chlorhydrique lorsqu’il est exposé à la lumière. L’expérience n’est pas sans danger, car les deux gaz se combinent avec une violente détonation, si la lumière les frappe trop brusquement ; mais, si on prend soin de modérer convenablement l’accès de la lumière, la combinaison a lieu sans bruit, et la quantité d’acide qui se forme peut faire connaître l’intensité des rayons chimiques. Ce procédé repose sur un raisonnement très plausible et qui s’est trouvé parfaitement juste, comme nous le verrons tout à l’heure ; mais il y a loin de l’énoncé d’un principe à l’application qui le réalise complètement. M. Draper a conçu la possibilité de mesurer la lumière par la synthèse photochimique de l’acide chlorhydrique ; MM. Bunsen et Roscoe ont su réaliser les mesures.

Les fondemens des sciences d’observation sont faits de travaux dont le mérite est tout entier dans les détails minutieux que le vulgaire méprise. Il faut parfois, si l’on veut découvrir la loi d’un phénomène, s’entourer de précautions infinies, s’armer d’une patience à l’épreuve de mille échecs et recourir à des ruses comme un juge d’instruction. Le fait dont on veut s’emparer semble alors se cacher à plaisir sous mille déguisemens pour vous glisser entre les doigts comme le Protée de la fable, dieu infaillible et véridique, mais qu’il faut enchaîner pour le faire parler. Vous croyez le tenir, il vous échappe ; vous le tenez et vous ne vous en êtes pas aperçu. Ingéniez-vous à le surprendre :

Quo teneas vultus mutantem Protea nodo…

Éliminer les erreurs d’observation qui se glissent partout doit être la constante préoccupation de l’expérimentateur, surtout lorsqu’il aborde un terrain nouveau et encore inexploré. C’est à l’oubli de cette règle élémentaire et à l’insouciance naturelle de beaucoup de gens pressés de produire que nous devons tant de travaux qui encombrent les recueils et les traités en attendant qu’une critique sérieuse vienne les balayer. C’est là aussi qu’il faut chercher la source de ces interminables discussions où les adversaires ressemblent à deux aveugles armés de bâtons et frappant en l’air ; chacun d’eux a vu ce qu’il a vu, mais ils ne savent pas se rendre compte des erreurs d’observation inhérentes à leurs méthodes. Un travail de longue haleine tel que celui qui a été publié par MM. Bunsen et Roscoe est hérissé des détails les plus fatigans, parce qu’il faut assurer chaque pas à mesure qu’on avance, afin de ne laisser aucune prise à l’erreur ; ces détails sont rebutans pour le lecteur ordinaire et empêchent souvent des recherches de ce genre d1être connues et appréciées du public, mais ils contiennent la garantie de l’exactitude des résultats obtenus. On pourrait appeler ces sortes de travaux des travaux de fondation ; ce sont ceux qui restent, qui ne sont pas emportés par le tourbillon du progrès.

Dans le cas qui nous occupe, vous avez un mélange gazeux sensible à la lumière, il s’agit de le faire servir à l’évaluation de l’intensité lumineuse : vous avez les poids, il faut créer la balance. Vous pourrez ensuite exécuter des mesures, noter la force variable des rayons solaires en chiffres connus, dire la somme totale d’énergie que l’astre radieux dépense en un jour ou dans le courant d’une année, déterminer le pouvoir chimique des lumières artificielles qui nous remplacent le soleil pendant la nuit.

Nous avons déjà dit qu’un mélange à volumes égaux de chlore et d’hydrogène, exposé à une douce lumière, se combine peu à peu pour former de l’acide chlorhydrique, vulgairement dit esprit-de-sel. A l’obscurité, les deux gaz restent en présence l’un de l’autre sans s’influencer ; la lumière joue le rôle d’excitant. C’est dans les circonstances qui accompagnent cette action que résident les difficultés du problème. Le mélange gazeux s’obtient en décomposant par l’électricité l’acide chlorhydrique étendu d’eau ; mais les liquides en contact avec les gaz tendent à les absorber de nouveau, et le moindre changement dans la composition du mélange réagit sur la sensibilité qu’il aura pour la lumière. La première chose à faire, c’était donc de se procurer un mélange à composition constante, renfermant des volumes exactement égaux des deux gaz. Après bien des essais, MM. Bunsen et Roscoe ont réussi à réaliser cette condition. Dans ce cas, comme dans bien d’autres qui se sont présentés pendant le cours de ce travail, ils ont éprouvé la vérité de cet axiome des alchimistes prôné par lord Bacon et ridiculisé par M. de Liebig : qu’il faut se laisser le temps. L’appareil qui a servi à ces expériences se compose essentiellement d’un tube de verre horizontal très fin et gradué, communiquant par l’une de ses extrémités avec un flacon de verre appelé insolateur, dans lequel le mélange gazeux est exposé à la lumière, et par l’autre avec une boule remplie d’eau qui pénètre dans le tube lorsque le gaz se contracte. Quand on veut faire une observation, on fait tomber sur l’insolateur un faisceau de lumière pendant un temps qui est noté. Il se forme alors une certaine quantité d’acide chlorhydrique ; en même temps les gaz éprouvent une diminution que l’on mesure par le volume de l’eau qui pénètre dans le tube gradué.

Ici, on rencontre une nouvelle difficulté. L’action de la lumière ne se manifeste pas instantanément. Elle est d’abord à. peine sensible, puis elle monte, monte, et finit par atteindre un maximum où elle se maintient. Cette espèce de marée des affinités s’observe encore lorsqu’on remplace brusquement une lumière faible par une plus forte. Il faut un certain temps pour amorcer le jeu des combinaisons. Au bout de quelques minutes d’attente seulement, l’action se régularise, le retrait du gaz devient proportionnel à la durée de l’exposition, et peut dès lors mesurer le pouvoir chimique de la lumière qu’on emploie. On me dispensera d’énumérer les précautions de toute sorte que nos deux chimistes ont dû imaginer pour s’affranchir de toutes les causes d’erreur susceptibles de dénaturer les résultats de leurs expériences.

L’appareil qui vient d’être décrit représente déjà une balance d’une extrême sensibilité dans laquelle on pèse la force chimique de la lumière par les quantités d’acide dont elle détermine la formation en une seconde. Toutefois, il nous reste à franchir un dernier pas. L’expérience, il est vrai, fait connaître la quantité de gaz qui s’est combinée ; mais si la colonne de gaz traversée eût été plus épaisse, la route des rayons plus longue, ils auraient travaillé davantage, et nous aurions eu plus d’acide. Pour connaître leur puissance réelle, il faudrait les épuiser, les éteindre complètement en les faisant pénétrer dans une couche illimitée du milieu sensible. On conçoit que tout le monde n’a pas à sa disposition des tubes d’une longueur illimitée. Heureusement le calcul nous offre un moyen facile de nous affranchir de cette condition par trop onéreuse. Il suffit de déterminer l’absorption dans deux tubes de longueur différente pour en déduire celle qui s’observerait dans une couche indéfinie. C’est par cet artifice que MM. Bunsen et Roscoe sont parvenus à exprimer la puissance chimique réelle de différentes sources de lumière par la quantité d’acide chlorhydrique qu’elles produiraient en une minute, si les rayons se perdaient complètement dans une colonne illimitée de chlore et d’hydrogène. On peut se figurer l’acide étendu en une couche uniforme sur toute la surface insolée ; dès lors c’est l’épaisseur de cette couche qui mesure le pouvoir chimique de la lumière examinée. Nous dirons que telle lumière produit 1 centimètre, telle autre 1 mètre d’acide chlorhydrique en une minute ; MM. Bunsen et Roscoe appellent cette mesure le mètre de lumière (licht-meter).

Au début de leurs expériences, nos deux chimistes ont eu l’occasion de constater plusieurs faits curieux. Ils ont observé à différentes époques l’absorption que le mélange normal de chlore et d’hydrogène exerçait sur la lumière diffuse d’un ciel sans nuages, et il s’est trouvé qu’elle variait avec l’heure de la journée et avec la saison. C’est une preuve que la composition de la lumière diffuse est sujette à des variations notables ; on devait s’y attendre en songeant aux changemens d’intensité que peut offrir, d’après Saussure, le bleu du ciel par un temps parfaitement serein. Ces variations affectent les rayons chimiques ; par conséquent, s’il nous était donné de discerner ces rayons par des impressions analogues aux couleurs des rayons visibles, nous les verrions pendant le cours d’une journée passer par une foule de nuances successives : il y aurait une aurore chimique le matin et un crépuscule chimique le soir. L’indépendance des variations diurnes des rayons lumineux et des rayons chimiques est d’ailleurs confirmée par deux faits bien connus des photographes : l’intensité optique de la lumière, déterminée au photomètre, ne fait nullement prévoir le temps de pose qui sera nécessaire pour obtenir une belle épreuve, et on évite volontiers d’opérer le soir quand même il ferait plus clair le soir que le matin. On voit qu’il s’ouvre ici un vaste champ de recherches dont l’exploration est a peine commencée.

Après avoir étudié leur instrument avec un soin minutieux, MM. Bunsen et Roscoe ont abordé le problème principal qui consistait à mesurer les effets chimiques du soleil et ceux d’un ciel sans nuages. Ces effets ont été exprimés par l’épaisseur d’une couche d’acide chlorhydrique qui se déposerait au fond d’une atmosphère fictive de chlore et d’hydrogène interposée sur le trajet des rayons lumineux. Par un temps serein, cette couche fictive augmente sans cesse à mesure que le soleil s’élève ; l’apparition d’un nuage à l’horizon renforce l’effet du rayonnement céleste au lieu de l’amoindrir. Les moyennes profondeurs diurnes, mensuelles, annuelles, de cette mer imaginaire sont l’expression du climat chimique. C’est comme si on représentait le climat thermométrique par l’épaisseur variable d’une couche de glace que le rayonnement calorifique du soleil ferait fondre en une minute à la surface du sol. Sir John Herschel, M. Pouillet, M. Quételet et d’autres physiciens ont fait quelques déterminations de ce genre à l’aide d’instrumens spéciaux ; mais ces observations sont restées isolées malgré l’intérêt qui s’y attache. On se borne à multiplier à tort et à travers les observations du thermomètre, qui fait connaître la température ou l’état d’équilibre calorifique de l’air, et c’est sur cette donnée qu’on raisonne lorsqu’on parle des rapports climatologiques des différens pays. Pour avoir des données strictement comparables dans les deux cas, il faudrait définir la température chimique, qui serait quelque chose d’analogue à la température thermométrique, un état particulier des substances sensibles exposées aux rayons solaires[2]. C’est ce qui est encore à faire, comme d’un autre côté il reste encore à recueillir des observations régulières et suivies sur l’intensité de la radiation calorifique du soleil.

MM. Bunsen et Roscoe se sont d’abord appliqués à évaluer en mesure absolue l’effet chimique de la lumière diffuse. Le mesurer directement eût été chose difficile avec un appareil qui ferait explosion s’il était exposé au plein jour. Voici comment on s’est tiré d’affaire. On a mesuré directement l’illumination chimique d’une surface horizontale exposée à la lumière qui tombait du zénith ; on obtenait ainsi l’éclat chimique du zénith. Ensuite on a comparé, au moyen d’un photomètre ordinaire, l’illumination due à la lumière zénithale avec celle que tout le ciel visible produit au centre d’une cloche percée d’une multitude de petits trous. Ce procédé laisse à désirer ; toutefois il peut donner une idée approximative du pouvoir chimique de la lumière du ciel. Il va sans dire que pendant ces expériences on écartait avec soin les rayons directs du soleil.

Pour étudier les lois générales de la répartition du pouvoir chimique dans l’atmosphère, il faut nécessairement choisir des jours d’une sérénité parfaite. Ces jours sont rares sous nos latitudes, on n’en compte que neuf ou dix en moyenne dans une année ; même à Rome, on n’en a guère que vingt et un par an, d’après le père Secchi. Il fallait donc guetter un de ces beaux jours si rares pour entreprendre les comparaisons dont nous avons parlé. Le 6 juin 1858 offrit enfin à nos deux chimistes l’occasion tant souhaitée de réaliser leurs projets. Avant l’aube, ils se transportèrent avec leur attirail d’instrumens au sommet du Gaisberg, petite montagne qui s’élève, près d’Heidelberg, à 372 mètres au-dessus de la mer et à une centaine de mètres au-dessus de l’eau du Neckar qui baigne le pied de cette colline boisée. Une tribune élevée de 40 mètres y domine les plus hauts arbres et commande un horizon libre de tous les côtés. Par une bonne brise venant de l’est, qui persista toute la journée, l’air avait ce jour-là une transparence si parfaite que la montagne du Hardt, qui est à plus de sept lieues, s’apercevait à l’œil nu avec une netteté assez grande pour qu’on pût en distinguer le relief principal. Depuis cinq heures du matin jusqu’à six heures du soir, on put prendre une série complète de mesures qui ont permis de déterminer l’activité chimique qu’une atmosphère pure exerce aux différentes heures du jour. Ainsi, au moment où le soleil touche à l’horizon, l’illumination chimique due à la voûte céleste équivaut à 30 centimètres d’acide chlorhydrique par minute. Cette quantité augmente à mesure que le soleil élève sa course. Vers l’époque des équinoxes et à l’heure de midi, on trouverait il mètres pour Paris et encore 2 mètres 30 pour l’île Melville, la terre la plus voisine du pôle. On peut se proposer de calculer la somme d’action qui est produite pendant la durée d’un jour entier. Cette somme équivaut, un jour d’équinoxe, à 1,174 mètres pour l’île Melville, à 2,128 mètres pour Paris, à 2,400 mètres au Caire. On suppose ici que l’air est parfaitement pur. Dès que le ciel commence à se voiler, l’activité chimique de la lumière atmosphérique subit des variations d’un caractère capricieux et irrégulier. Les nuages exercent une grande influence par la réverbération qu’ils produisent. Un léger voile de nuages blancs peut quadrupler l’action de la lumière diffuse, et la couche représentative d’acide monte alors avec une rapidité tumultueuse, comme une marée qui suit la course du nuage. D’un autre côté, les couches plus sombres de nuées d’orage et les brouillards épais absorbent une partie très notable du rayonnement chimique, et produisent un reflux subit dans la mer imaginaire. Ces résultats montrent que les nuages ne sont pas seulement des réservoirs d’humidité ; ils règlent encore, par la réflexion et par l’absorption qu’ils exercent selon les circonstances, la provision d’énergie chimique que la végétation reçoit du soleil, et qui n’est pas moins indispensable à l’économie vitale des plantes que l’humidité ou la chaleur du sol et de l’air.

Il restait à déterminer l’activité chimique des rayons solaires directs. A cet effet, on a fait tomber sur l’appareil insolateur non point ces rayons en totalité, mais seulement la fraction qui passait à travers un trou très fin percé dans une plaque de cuivre, fraction égale à un dix-millième du rayonnement total ; on multipliait ensuite par 10,000 l’effet observé. L’expérience a montré que la force chimique du soleil augmente, comme sa chaleur, à mesure qu’il monte vers le zénith ; c’est l’effet prévu de l’absorption atmosphérique, très forte près de l’horizon et de moins en moins sensible à mesure que les rayons deviennent moins obliques. Les lois de cette absorption se déduisent facilement des données expérimentales, et dès lors on peut calculer ce qu’elle serait au sommet des montagnes, où l’air est moins dense et plus diaphane que dans les plaines ; enfin on peut déterminer l’intensité primitive des rayons chimiques, celle que nous observerions si l’atmosphère était supprimée. Voici quelques-uns des résultats auxquels on arrive par ce calcul. Prenons encore pour exemple un jour d’équinoxe, et cherchons l’intensité du soleil à midi. Nous trouverons qu’à l’île Melville il produit une illumination chimique directe égale à 40 centimètres d’acide chlorhydrique ; à Reykiavik, en Islande, l’effet serait encore exprimé par 2m3, à Paris par 6m 56 ; au Caire, il atteindrait 11m 7. Si on compare les nombres relatifs à la lumière diffuse et au plein soleil, on arrive à ce résultat assez singulier que l’illumination chimique produite par la lumière du ciel l’emporte sur celle qui est due aux rayons directs tant que le soleil ne s’élève pas à plus de 30 degrés au-dessus de l’horizon. En calculant la somme d’action que le soleil exerce pendant une journée et en l’ajoutant à celle qui a été trouvée pour la lumière diffuse, on obtient l’effet total de la lumière du jour. Voici quelques chiffres : à l’île Melville, le soleil donne 132 mètres d’acide, le ciel 1,174, la somme est 1,306 ; à Paris, nous avons respectivement 2,082, 2,128 et 4,210 mètres, au Caire 2,400, 4,037, 6,437 mètres. Sous l’équateur, le soleil seul donnerait de 5 à 6 kilomètres d’acide par un jour d’équinoxe.

La force du soleil augmente sur les montagnes, où l’air, plus rare, absorbe moins de rayons. Au sommet de l’Hékla, un soleil élevé de 10 degrés produit une illumination chimique deux fois plus forte que celle que reçoit la côte au même moment. Sur la cime neigeuse du Gaurisankar, à 9,000 mètres au-dessus de la mer, le même soleil équivaut à 7 mètres d’acide chlorhydrique ; c’est dix fois ce qu’il vaut au sommet de l’Hékla. A l’époque où il darde ses rayons presque d’aplomb sur le parallèle de l’Himalaya, l’énergie chimique du soleil est de moitié plus grande sur les plateaux tibétains, accessibles à la culture du blé, que dans les plaines basses de l’Inde. La différence augmente pour un soleil moins élevé ; lorsqu’il est à mi-chemin entre le zénith et l’horizon, l’illumination des plateaux est déjà double de celle des bas-fonds.

L’expérience confirme ces déductions théoriques. Les voyageurs sont unanimes pour vanter l’admirable transparence de l’air sur les hautes montagnes. La célèbre expédition de Ténériffe, entreprise en 1856 par une commission scientifique de l’Association britannique, a également contribué à faire apprécier cette supériorité des stations élevées. On avait transporté des télescopes au sommet du cône volcanique de Ténériffe, qui domine la mer de 3,700 mètres. Jamais on n’avait encore vu les astres avec des contours aussi nettement définis. Les épreuves photographiques que l’on prenait des hauteurs voisines montraient incomparablement plus de détails lorsqu’elles étaient obtenues au sommet du pic que lorsque le point de vue avait été choisi dans la plaine. En regardant à la loupe une de ces épreuves, on a constaté par exemple qu’un versant de montagne éloigné de 7 kilomètres avait été reproduit avec des détails d’une telle finesse qu’on y distinguait les pierres et les buissons. Sur le plateau de Quito, dont l’altitude approche de 3,000 mètres, Alexandre de Humboldt aperçut un jour à l’œil nu un petit point blanc qui semblait cheminer le long d’un mur de basalte noir ; s’étant armé d’une lunette d’approche, il constata que le point blanc n’était autre chose que son ami Bonpland, enveloppé dans un manteau de voyage de couleur claire ; la distance était de 30 kilomètres. Ces exemples prouvent combien l’air devient plus transparent et la lumière plus intense à mesure qu’on s’élève dans l’atmosphère. Les botanistes qui ont étudié la flore des montagnes se sont étonnés quelquefois de rencontrer certaines plantes à une hauteur d’où l’abaissement de la température semblait les exclure. Cette persistance d’une végétation frileuse dans les régions élevées s’explique probablement par le surcroît de lumière qu’elle y reçoit : la lumière répare jusqu’à un certain point le tort que le froid peut faire à la végétation. Si la vigne recherche le soleil, ce n’est point assurément à cause de la chaleur seule, mais c’est encore, et peut-être surtout, à cause de la lumière ; c’est la lumière qui dore les grappes et y élabore les principes sucrés.

La force primitive des rayons solaires, avant qu’ils arrivent aux limites de l’atmosphère, se représente par 35 mètres d’acide chlorhydrique par minute. Il s’ensuit que la somme totale de lumière que la terre reçoit du soleil dans l’année représente une force chimique suffisante pour faire naître un océan d’acide chlorhydrique couvrant toute la surface du globe et ayant une profondeur de 4,640 kilomètres, égale au tiers du diamètre de la terre. M. Pouillet a trouvé que la chaleur solaire, si elle traversait librement notre atmosphère, ferait fondre en une minute une épaisseur de glace égale à un cinquième de millimètre, et dans l’année une croûte de glace de 31 mètres enveloppant toute la terre.

Si on considère maintenant que nous sommes à 15 millions de myriamètres du soleil, et que, vue de cet astre, la terre ne paraîtrait que comme un simple point brillant dans le ciel, on conçoit que la part qui nous est faite dans le budget du soleil ne représente qu’une minime fraction de ce qui est dissipé dans l’espace. Un calcul très simple peut faire reconnaître en effet que la lumière que cet astre prodigue lance dans l’univers en une seule minute pourrait déterminer la formation, par voie de combinaison chimique, de 10 trillions de myriamètres cubes d’acide chlorhydrique. Le rayonnement calorifique, estimé de la même manière, représente une chaleur qui ferait fondre par minute 60 millions de myriamètres cubes de glace. On peut calculer de la même manière la chaleur et la force chimique que le soleil dispense aux différentes planètes ; on reconnaît alors que, sur les corps placés aux confins de notre système, toute vie organique semblable à celle qui anime la terre serait impossible.

Tout en poursuivant ces recherches d’un ordre élevé, MM. Bunsen et Roscoe ont trouvé moyen de faire une découverte industrielle : ils ont constaté l’énorme pouvoir photochimique du fil de magnésium brûlant à l’air libre. Cette découverte n’a pas été perdue pour nos photographes, qui ont trouvé dans la lumière uniforme et tranquille des lampes au magnésium un moyen économique de remplacer la lumière électrique.


III

Les méthodes d’observation que je viens d’exposer peuvent conduire à des résultats très exacts ; elles ont fourni les premières données de la climatologie photochimique. Pour la pratiqué journalière des météorologistes, ces procédés seraient trop compliqués et trop délicats. Là, il faut pouvoir opérer promptement, avec des appareils toujours prêts à fonctionner, par un ciel quelconque, malgré brouillards et nuages. En conséquence MM. Bunsen et Roscoe ont dû chercher un moyen plus commode et surtout plus expéditif que celui qui est fondé sur les propriétés du mélange de chlore et d’hydrogène. Ils l’ont trouvé dans l’emploi du papier sensibilisé par le chlorure d’argent. Plusieurs physiciens avaient déjà songé à ce moyen : le principe était connu et pour ainsi dire dans le domaine public ; mais ici encore que de difficultés à vaincre et de doutes à lever avant qu’il fût possible de créer un procédé de mesure susceptible de fournir des résultats dignes de confiance ! Il fallait, avant tout, savoir quel rapport existe entre l’intensité d’une lumière et la teinte plus ou moins foncée de l’épreuve photographique. Comment faire pour exprimer en chiffres les dégradations par lesquelles on passe du noir au blanc ? Comment s’assurer que le papier chloruré a toujours la même sensibilité et qu’il prend toujours la même teinte dans la même lumière ? Il serait fatigant pour le lecteur de nous suivre dans les détails des’ travaux préliminaires par lesquels ces difficultés ont été successivement vaincues ou éludées. Nous nous bornerons à expliquer en quelques mots le principe sur lequel repose le procédé définitivement adopté par les deux chimistes. L’expérience a prouvé que le temps d’exposition nécessaire pour obtenir une teinte déterminée est toujours en raison inverse de l’intensité de la lumière dont on fait usage. On obtient le même résultat en faisant agir une lumière d’intensité donnée pendant deux secondes, que lorsqu’on emploie pendant une seconde seulement une lumière d’intensité double. La valeur d’une teinte est dès lors donnée par la quantité totale de lumière qui a été versée sur un papier photographique de sensibilité normale ; elle est égale au produit de l’intensité lumineuse par le temps d’exposition.

Voici le parti qu’on peut tirer de cette définition. On commence par se procurer une série d’échantillons de teintes d’une valeur connue en notant les temps nécessaires pour obtenir ces teintes avec une lumière dont on a déterminé l’intensité lumineuse par un moyen quelconque ; ensuite on fixe ces échantillons d’une manière inaltérable et on les conserve pour s’en servir dans l’occasion. Il est évident qu’on obtient de cette façon une collection de nuances types dont la valeur peut s’exprimer en chiffres, puisqu’elle est égale, pour chaque épreuve, au produit du temps d’exposition par l’intensité connue de la source de lumière dont on a fait usage. La vigueur d’une épreuve qui sera restée exposée pendant 12 secondes à une lumière d’intensité égale à 3, s’exprimera par le produit 36 ; le même nombre représentera la valeur d’une teinte obtenue en 9 secondes avec une lumière d’intensité 4, puisque le produit de U par 9 est aussi 36. S’agit-il maintenant de déterminer l’intensité d’une autre lumière : on la fait agir, pendant un temps qu’on mesure, sur une feuille de papier normal, et on cherche parmi les échantillons types celui qui offre la même teinte que l’épreuve qu’on vient d’obtenir. Ayant ainsi déterminé, par une simple comparaison, la valeur de cette épreuve, on n’a plus qu’à la diviser par le temps d’exposition observé ; le quotient sera l’intensité de la lumière employée. Supposons que l’épreuve offre la teinte exprimée par le nombre 36, et qu’elle ait été obtenue en 12 secondes ; l’intensité cherchée sera 3, puisque le produit de 3 par 12 est égal à 36, valeur de la teinte obtenue.

Ce principe très simple est la base du procédé inauguré par MM. Bunsen et Roscoe. Pour avoir une gamme d’échantillons régulièrement dégradés du noir au blanc, ils exposent une bande de papier sensibilisé sous un écran mobile qui se retire peu à peu de manière à découvrir successivement toute la longueur de la bande ; une division tracée en marge fait connaître le temps d’exposition qui correspond à chaque point de cette échelle. L’épreuve ainsi préparée représente une infinité d’échantillons ; mais pour la conserver il faut la fixer par l’hyposulfite de soude. C’est là un inconvénient sérieux, car la fixation la fait changer de ton ; en outre toutes les épreuves pâlissent d’abord beaucoup et n’acquièrent qu’au bout de six à huit semaines une stabilité relativement parfaite. Il faut donc traiter ces épreuves comme le vin nouveau : les laisser vieillir ; puis, quand elles ne changent plus, les graduer par comparaison avec une épreuve fraîchement préparée dont on transporte la graduation sur les échantillons fixés en cherchant les points qui offrent des teintes égales. Pour se rendre compte des variations que subissent les épreuves, MM. Bunsen et Roscoe se servent d’une couleur inaltérable qu’ils ont trouvée dans un mélange de mille parties de blanc de zinc avec une partie de noir de fumée ; une épreuve qui ne pâlit plus offre cette nuance toujours au même point de la graduation. La condition la plus difficile à réaliser était la préparation d’un papier normal de sensibilité toujours égale ; après bien des essais et de longues recherches, MM. Bunsen et Roscoe sont cependant parvenus à remplir cette condition essentielle.

Les observations de photométrie météorologique se réduisent maintenant à exposer à la lumière une feuille de papier normal pendant un nombre de secondes comptées à la montre. On compare ensuite, dans une chambre éclairée par une flamme de soude, qui n’agit pas sur le papier sensible, l’épreuve obtenue avec l’épreuve étalon, afin de connaître la valeur de la teinte qui s’est produite. En divisant cette valeur par le temps d’exposition, on a l’intensité de la lumière qu’il s’agissait de déterminer. M. Roscoe a fait, par ce procédé, de longues séries d’observations sur le toit du collège Owen, à Manchester. De 1865 à 1866, M. Baker a déterminé de la même manière l’activité chimique de l’atmosphère à l’Observatoire de Kew, près Londres ; M. Thorpe s’est rendu tout exprès au Brésil pour faire quelques observations à Para, sur l’Amazone ; M. Baxendell a obtenu une série d’observations à Cheetham-Hill, près Manchester, et M. Wolkoff au sommet du Kœnigstuhl, près Heidelberg. La comparaison des résultats obtenus par ces différens observateurs conduit déjà à quelques conclusions intéressantes.

A Manchester, l’activité chimique relative de la lumière diffuse a été trouvée en général assez faible. Cela vient sans doute de l’atmosphère brumeuse du Lancashire, atmosphère dont le pouvoir absorbant est encore augmenté par la fumée dont la chargent d’innombrables fabriques. L’action varie quelquefois brusquement d’un jour à l’autre et même dans l’espace d’une seule heure, sans qu’il se manifeste un changement correspondant dans la clarté du jour ; il est permis de voir là l’effet de vapeurs imperceptibles à l’œil, car les observations horaires prouvent qu’une brume légère et à peine visible exerce déjà une très forte absorption sur les rayons chimiques[3]. Dans la grande majorité des cas, l’action chimique de l’atmosphère paraît suivre une marche concordante avec l’état des nuages qui passent au-devant du disque solaire.

Cet effet spécial des vapeurs aqueuses ou des vésicules d’eau liquide explique aussi les variations surprenantes que l’activité chimique de la lumière du jour éprouve dans les contrées tropicales. Les photographes s’en plaignent souvent : à Mexico par exemple, il faut parfois prolonger très longtemps la pose à une heure de la journée où la même opération réussit parfaitement sous nos latitudes boréales. Les mesures de M. Thorpe prouvent cependant que le soleil a réellement une force chimique très supérieure à celle du soleil qui éclaire nos climats ; mais les pluies diluviennes qui inondent ces contrées pendant une partie de l’année ont pour effet d’affaiblir les rayons chimiques dans une proportion très considérable. Pendant les averses causées par les nuées d’orage qui se déchargent sur le pays, l’activité chimique du ciel tombe à zéro ; elle remonte et reprend une valeur normale dès que l’orage s’est dissipé. Sous nos climats, les variations de l’intensité chimique de la lumière sont surtout sensibles d’une saison à l’autre ; depuis le mois de décembre jusqu’au mois de juin, les nombres observés varient dans le rapport de 1 à 20. Tout confirme d’ailleurs ce que nous avons dit de l’indépendance des intensités optique et chimique de la lumière. Très souvent, quand le soleil est bas, l’activité chimique des rayons qu’il nous envoie directement est tout à fait nulle, et l’effet chimique de la lumière totale du jour ne varie pas d’une manière appréciable lorsqu’on écarte le soleil par un écran, et cependant les objets qu’il éclaire projettent une ombre très noire, preuve évidente de l’éclat optique des rayons directs.

En exécutant les travaux que je viens d’analyser très sommairement, MM. Bunsen et Roscoe ont ouvert des voies nouvelles à la météorologie. À ce point de vue, leur mérite ne peut être contesté ; mais il ne faudrait pas croire que les résultats obtenus par ces deux habiles expérimentateurs renferment déjà, même implicitement, la solution de toutes les questions pratiques. En effet, ces résultats ne nous donnent encore qu’une première idée assez vague des variations que la force chimique de la lumière céleste éprouve dans le cours d’une journée, de saison en saison et d’un lieu à l’autre. L’atmosphère n’agit point de la même façon sur toutes les couleurs du spectre ; des rayons d’une coloration chimique différente éprouvant des absorptions très inégales, la répartition des rayons verts, des rayons violets, des rayons gris-lavande ne sera jamais la même à différens momens, et l’intensité relative de ces radiations changera sans cesse avec les circonstances locales. L’humidité de l’air et les poussières invisibles entraînées par les vents doivent exercer sur ces changemens une influence prépondérante. Si on réfléchit à toutes ces circonstance, on comprend qu’il sera nécessaire de faire des recherches relatives aux rayons de telle ou telle espèce avant de pouvoir appliquer ces résultats généraux à des questions pratiques, car les rayons qu’il faut considérer dans les différens cas d’actions chimiques sont loin d’être les mêmes. La liquéfaction du mélange explosif de chlore et d’hydrogène est déterminée principalement par les rayons de l’extrémité violette du spectre, ainsi qu’il résulte d’observations spéciales que MM. Bunsen et Roscoe ont entreprises à ce sujet ; c’est donc l’intensité variable de cette espèce de rayons chimiques qu’ils ont mesurée dans leurs premières recherches. Le chlorure d’argent et en général les sels d’argent employés en photographie noircissent d’abord sous l’influence des rayons violets, mais les rayons orangés continuent et achèvent l’œuvre commencée par les rayons violets. C’est l’effet combiné de ces deux sortes de rayons que l’on mesure par le procédé photographique. D’autres substances sensibles se colorent sous l’influence d’autres rayons : le bichromate de potasse est spécialement impressionné par les rayons verts et bleus ; la résine de gaïac s’oxyde et bleuit par l’action des rayons gris-lavande, mais les rayons jaunes et verts désoxydent et blanchissent le gaïac bleu.

Ces exemples suffiront pour montrer que l’action de la lumière sur les substances impressionnables est bien plus complexe qu’elle ne semble l’être à première vue. Enfin, en ce qui concerne l’influence des différens rayons sur les plantes, les opinions sont extrêmement partagées, et les résultats obtenus par divers expérimentateurs offrent de telles contradictions qu’il est difficile d’y faire un choix. Les expériences de M. Draper sont peut-être les mieux faites. Il remplissait d’eau chargée d’acide carbonique sept tubes de verre qu’il plaçait dans les différentes régions d’un spectre solaire après avoir introduit dans chacun une feuille de graminée longue et étroite. Au bout d’un certain temps, il mesurait l’oxygène dégagé dans ces tubes ; dans le jaune verdâtre, il en recueillit 36 centimètres cubes, dans l’orangé 20, dans les autres parties du spectre rien. De ces recherches et d’autres analogues, le chimiste américain a cru pouvoir conclure que ce sont les rayons compris entre l’orangé et le vert, c’est-à-dire les rayons les plus lumineux, qui déterminent plus spécialement la réduction de l’acide carbonique par la matière verte des feuilles.

Les expériences de M. Stokes ont prouvé, d’un autre côté, qu’une solution de chlorophylle absorbe de préférence les mêmes rayons, et tout porte à croire que la chlorophylle se comporte comme les feuilles elles-mêmes ; mais il faut rappeler ici que d’autres physiciens, M. Hunt par exemple, attribuent aux rayons bleus une influencé bienfaisante sur la germination et le développement des jeunes plantes, qui s’étioleraient au contraire sous l’influence des rayons jaunes et verts ; ces résultats ont été obtenus dans des serres couvertes de verres de couleur. En résumé, la question a encore besoin d’être éclaircie par des expériences plus nombreuses et plus décisives, qui feraient connaître avec certitude l’influence plus ou moins favorable que les rayons de différentes couleurs exercent sur l’évolution de la vie organique dans les plantes. Il faudrait déterminer d’une manière précise l’action qu’ils ont sur la germination, celle qu’ils exercent sur la respiration des feuilles en favorisant la réduction de l’acide carbonique fourni par l’atmosphère, celle par laquelle ils interviennent dans l’absorption de l’eau que les végétaux tirent de l’air et du sol, enfin la manière dont les rayons lumineux contribuent à la coloration des parties vertes du végétal et à la maturation des fruits. M. Niepce de Saint-Victor a vu se changer en sucre de l’amidon en suspension dans de l’eau mêlée d’un peu d’azotate d’urane, quand cette eau était exposée au soleil. Cette expérience contient peut-être déjà la clé des phénomènes de la maturation, qui reposent sur la formation de sucre dans les fruits.

S’il était démontré que la vie des plantes dépend plus spécialement des rayons les plus lumineux, il faudrait comprendre dans les recherches de météorologie une application régulière et suivie des procédés photométriques ordinaires, par lesquels on observe l’éclat de la lumière visible. Nous ne possédons que très peu de données expérimentales qui se rapportent à ce sujet : quelques déterminations de Bouguer relatives à l’absorption des rayons solaires dans l’atmosphère terrestre ; les observations que Saussure a faites sur la transparence de l’air en mesurant les distances auxquelles des disques noirs sur fond blanc cessaient d’être visibles ; celles qui ont été faites au moyen du cyanomètre sur la couleur bleue du ciel par Saussure lui-même, qui est l’auteur du procédé, par Humboldt et par d’autres voyageurs ; enfin un petit nombre d’autres données isolées qui ne conduisent encore à aucune conclusion générale sur le régime de la lumière considérée comme élément climatologique. Il y a là une nouvelle branche de la météorologie à fonder, un vaste ensemble de faits à étudier et peut-être des applications très importantes à recueillir que nous n’avons pu que faire entrevoir. Quand la photométrie nous aura fait connaître le climat chimique des différentes zones et les circonstances qui en déterminent les modifications locales, nous finirons par nous expliquer bien des anomalies apparentes de la végétation et peut-être aussi de la vie animale. La température, l’humidité, les vents, ne suffisent pas pour rendre compte de tout ce que l’expérience enseigne au cultivateur, souvent à ses dépens ; il est presque certain que l’étude suivie des variations de la lumière céleste contribuerait beaucoup à éclaircir certaines énigmes de la chimie agricole. Pourquoi, des engrais parfaitement combinés donnent-ils parfois des résultats si imprévus ? Pourquoi le même régime ne convient-il pas aux mêmes plantes sous deux climats en apparence tout semblables ? Il serait prématuré de vouloir, à l’heure qu’il est, appliquer les données encore si rudimentaires de la climatologie chimique à la solution de questions très spéciales ; mais tout porte à croire que c’est dans cette voie qu’il faudra la chercher. Dans le midi, les cultivateurs aiment à dire : Tant vaut l’eau, tant vaut la terre ; peut-être qu’un jour on dira : Tant vaut la lumière, tant vaut l’herbe. Le photomètre pourrait devenir un instrument populaire, un instrument bourgeois, comme le thermomètre, le baromètre, ou la montre de poche, qui à l’origine n’étaient aussi accessibles qu’aux initiés. C’est ainsi que chaque jour des voies nouvelles s’ouvrent aux pionniers du progrès, que des horizons plus étendus se découvrent à mesure que la science nous procure des points de vue plus élevés ; mais plus on avance, et plus la route qui reste à parcourir semble s’allonger, et le but fuir devant nous.


R. RADAU.

  1. La lumière venant du côté opposé au soleil est bleuâtre ; M. Tyndall, observant le lever du soleil du haut du Mont-Blanc, a vu le flanc oriental de la montagne d’un rouge vif, et le flanc occidental d’un bleu pur. Les photographes disent que la lumière du nord est plus active que celle du midi ; ce fait s’explique aussi par la distribution des teintes réfléchies et transmises.
  2. On pourrait voir une indication de la réalité d’un tel état des corps dans les faits curieux observés par M. Niepce de Saint-Victor, et qui nous obligent à admettre une activité persistante de la lumière. Une feuille de papier blanc ou un fragment de porcelaine qu’on a exposés au soleil acquièrent la propriété de réduire les sels d’argent comme le ferait la lumière. Les phénomènes de fluorescence et de phosphorescence rentrent également dans cet ordre de faits.
  3. Ce fait est confirmé par les observations de M. Janssen, qui a trouvé que la vapeur d’eau est très transparente pour les rayons rouges et jaunes, mais qu’elle l’est très peu pour la lumière violette ; elle est rouge par transmission, bleue ou violette par réflexion.