La Lorraine sous le régime prussien - Les Allemands à Nancy

LA LORRAINE


SOUS


LE RÉGIME PRUSSIEN




Un des caractères de la guerre de 1870, c’est la séparation violente opérée par l’invasion, on pourrait presque dire l’isolement complet, des diverses parties de la France. Pendant des mois entiers, les malheureuses provinces de l’est surtout sont demeurées étrangères au reste du pays. Ce récit fera connaître à la France ce que fut la situation des départemens orientaux durant la guerre et après l’armistice ; il complétera, par des témoignages nouveaux et des documens authentiques puisés aux archives municipales du pays, ce qui a été dit ici avec tant d’émotion par M. Mézières [1] sur le sort de nos compatriotes si brusquement placés sous la loi du vainqueur. On verra par quels procédés l’administration prussienne sait envelopper et garrotter un pays conquis, et s’il est possible de compter beaucoup à l’avenir sur « l’insurrection des départemens perdus. » À Dieu ne plaise de vouloir par là décourager toute espérance de les recouvrer ; mais il est bon de nous mettre en garde contre une illusion, afin de bien mesurer, quand le moment sera venu, notre effort à la difficulté de l’entreprise.

I. modifier

Il y a cinq ans, tandis que la guerre sévissait de l’autre côté du Rhin, ce n’étaient dans nos provinces de l’est que fêtes triomphales. Au moment même où les généraux du roi Guillaume arrivaient en vainqueurs jusqu’aux faubourgs de Vienne, l’impératrice des Français faisait avec son fils une pompeuse promenade à travers les villes de Lorraine. Pendant que l’Allemagne fondait son unité au prix de sanglantes convulsions, on célébrait à Thionville, à Lunéville, à Nancy, le centenaire de l’incorporation des états de Stanislas à l’unité française. On se souciait peu alors que Vogel de Falkenstein eût frappé Francfort d’une contribution de 100 millions, ou plutôt on ne se souvenait des victoires et des exactions de l’armée prussienne que pour acclamer avec plus de passion « l’indestructible unité française. » Il y avait comme un défi à la Prusse dans l’empressement qu’on mettait à marier au drapeau tricolore les vieilles couleurs de Lorraine. Le Prussien pouvait bien prendre Hanovre, Cassel, Francfort ; mais il n’aurait pas Thionville, il n’aurait pas Metz, il ne verrait pas Nancy ! Un certain enthousiasme patriotique, un certain entraînement populaire animait ces solennités officielles ; ce fut précisément l’habileté du gouvernement impérial de faire coïncider un voyage dynastique avec la célébration d’un grand anniversaire national, qui empruntait aux circonstances un tel intérêt. Ce canon de réjouissance, auquel faisait écho, à ce moment même, le canon des batailles sur le Mein, imposait silence aux rancunes des partis. L’arbitraire et la maladresse de l’administration ne réussirent même pas à troubler cette fête ; un arrêté du préfet de Nancy qui interdisait une séance de l’académie de Stanislas, dans laquelle MM. Saint-Marc Girardin et de Broglie devaient prendre la parole, froissa quelques esprits indépendans, puis se perdit dans l’enthousiasme général.

Devant les splendides façades toutes pavoisées de l’hôtel de ville et du palais du gouvernement, sur la vaste place royale, ornée de la statue du roi de Pologne, entourée de ses merveilleuses grilles en fer forgé et doré, de ses fontaines mythologiques aux groupes de néréides et de divinités marines, pendant des heures entières, devant l’impératrice et le prince impérial, défilèrent les corporations d’ouvriers et les compagnies de francs-tireurs, les députations de la Lorraine française et de la Lorraine allemande aux pittoresques costumes, les oriflammes et les drapeaux, les bannières aux ornemens symboliques. Un vieux soldat de Domremy portait l’étendard de Jeanne d’Arc, copie traditionnelle de cet étendard qui, au xve siècle, mettait en fuite les envahisseurs. Le lendemain, dans les rues étroites de la partie vieille de Nancy, se déroulait une cavalcade historique où la jeunesse lorraine chevauchait revêtue des armures et brandissant les armes des preux du moyen âge ; les trompettes armoriées retentissaient dans les rues tortueuses où l’on avait apporté le cadavre de Charles le Téméraire, et sur les balcons en saillie par les fenêtres ogivales du palais où le bon duc René s’était reposé après la bataille, des femmes en costume du xve siècle regardaient passer le cortège. Tels étaient les spectacles qui, sur les bords de la Moselle et de la Meurthe, en 1866, attiraient les curieux et les dessinateurs.

En exaltant l’unité française, il eût fallu pourtant prévoir les dangers qui pouvaient un jour la menacer. Ce n’était pas tout que de rappeler avec éclat cette date mémorable de 1766, Ces fêtes n’avaient rien à nous révéler, après les guerres de la révolution et de l’empire, sur l’attachement des populations à la France ; mais le devoir du gouvernement était de ne rien négliger pour mettre ces patriotiques contrées à l’abri de nouvelles invasions. Il était beau de célébrer le souvenir de l’union ; il eût été plus beau encore de rendre impossible la séparation. L’empereur Napoléon prit évidemment, comme à l’ordinaire, cette manifestation nationale pour une manifestation dynastique ; mais cette ridicule précaution contre l’académie de Stanislas, cette peur d’entendre une note discordante au milieu du concert d’acclamations, caractérise bien le régime. On se grisait d’applaudissemens, et on restait méfiant. Vainement, dans ce pays, le plus avancé de la France pour l’instruction primaire, on pouvait alors toucher du doigt, au moins dans les campagnes, la faiblesse de l’esprit public ; vainement les élections de 1869, malgré les efforts des électeurs urbains, envoyaient au corps législatif, pour les quatre départemens lorrains, une énorme majorité de candidats officiels, dont deux comptèrent parmi les sept sages. Vainement au plébiscite de 1870 on obtenait en Lorraine 308,000 oui contre 38,000 non, le gouvernement n’osait avoir confiance dans ces populations qui lui en témoignaient une si entière et si imprudente. Il craignait autant d’armer le peuple des frontières que celui de la capitale. La Lorraine, une des plus belliqueuses provinces de France au moyen âge, celle qui, en 1792 et en 1814, avait déployé le plus ardent patriotisme, perdit ces vertus guerrières qui ne se conservent qu’au frottement du fer. Il semblait que l’empire cherchât la sécurité de la dynastie dans l’insécurité des frontières, ou que l’on s’imaginât à Saint-Cloud qu’il suffirait, pour défendre la Lorraine, de ces armures de preux et de ces hallebardes de la ligue que Nancy avait exhibées à l’impératrice dans les cavalcades historiques de 1866. Ici, comme ailleurs, le citoyen devait s’en remettre du soin de sa défense aux 300,000 soldats de profession de l’armée permanente.

Il s’était formé dans certaines villes, sous le nom de compagnies de francs-tireurs, des sociétés de tir fort impropres à devenir des corps militaires, mais fort utiles pour familiariser la jeunesse avec le maniement des armes. D’abord ce fut à la cour, comme dans le public parisien, un grand engouement pour l’uniforme en toile grise des francs-tireurs vosgiens ; aux fêtes de Nancy, aux fêtes de l’Exposition, chacun leur fit accueil : le prince impérial consentit à devenir membre honoraire de la société, et se laissa photographier avec le feutre à plumes de coq ; puis le ministère de la guerre chercha querelle à ces compagnies, et prétendit leur imposer des obligations incompatibles avec leur caractère réel de simples académies de tir ; elles préférèrent se dissoudre, et la jeunesse y perdit une excellente école. La garde mobile fut négligée en Lorraine de même que partout. On distribua quelques grades ; mais aux officiers on négligea de donner des soldats. Cette milice rappelait trop la nation armée. Quelques uniformes abondamment galonnés témoignèrent seuls, aux visites du 1er janvier, qu’il y avait en France une garde mobile. Ce fut seulement un arrêté du 18 juillet 1870 qui, trois jours après la déclaration de guerre, quinze jours avant l’invasion de la France, organisa les cadres des quinze bataillons de mobile lorraine et des batteries d’artillerie correspondantes.

On sait tous les services que peut rendre la garde nationale sédentaire, non pas sans doute en rase campagne, mais aux remparts d’une place forte, sur les derrières de l’armée régulière, pour assurer le service des subsistances, garder les lignes de chemin de fer, escorter les convois de prisonniers, ramener les fuyards au combat. Elle est l’adversaire naturelle du uhlan et du batteur d’estrade ; elle put même dans des villes ouvertes, à Colmar, à Dijon, à Châteaudun, sauver à l’occasion l’honneur de la cité. C’est seulement le 9 août 1870, après Forbach et Reischofen, que le corps législatif consentit à ne pas repousser la proposition de M. Jules Favre tendant à l’armement immédiat des gardes nationales. Jusque-là, les députés officiels de Lorraine n’avaient pas été les moins hostiles à tout armement de cette nature. Cette concession du corps législatif venait trop tard pour la Lorraine. Quand les habitans se trouvèrent abandonnés par l’armée, ayant à redouter à la fois l’émeute et l’invasion, il leur fallut protéger les propriétés privées et les magasins de l’état avec des bâtons et des brassards. Pendant qu’à Nancy cette singulière garde civique empêchait le pillage de la manutention, les citoyens de Toul, sous les murs desquels l’ennemi allait arriver, étaient initiés pour la première fois aux mystères du fusil à silex ! La routine était si forte, les sous-officiers instructeurs étaient si peu habitués à voir une arme entre les mains d’un bourgeois, qu’on voulait, avant de les instruire à bourrer la poudre, leur apprendre à tenir les pieds en équerre et à tourner la tête à droite ou à gauche. Enfin l’ennemi parut ; il fallut bien distribuer les fusils.

Quant aux places qui devaient, de concert avec l’armée régulière, protéger la Lorraine sans que les Lorrains eussent à s’en mêler, elles étaient généralement dans une triste situation. Metz, avec ses forts détachés, était la seule place de l’est qui fût à la hauteur des exigences de la guerre moderne. Bitche dut à la nature et au courage de ses défenseurs, bien plus qu’à l’art de Vauban, de ne rendre sa forteresse qu’après la signature de l’armistice ; mais Marsal n’était une place forte que grâce aux marais qui l’entouraient ; or ils se trouvaient alors desséchés. Que signifiaient les fortifications de Thionville, Montmédy, Longwy et même Verdun, sinon ceci : villes à brûler ? Toul était dominé de tous côtés par des hauteurs qu’on avait toujours négligé de fortifier. L’une d’elles, le mont Saint-Michel, haute de 1,000 pieds et distante des remparts à peine d’une portée de fusil, dominait la ville et sa cathédrale aux deux tours de dentelle. Il n’y avait pas à Toul un petit enfant qui ne sût parfaitement qu’il y avait là-haut place pour une citadelle ; pour protéger la brave petite ville, la dépense eût à peine égalé la dixième partie de ce que coûtait un voyage en Égypte. Frouard, situé au point de rencontre des lignes de Forbach et de Strasbourg, entouré de collines admirablement disposées, n’était pas fortifié ; c’est par là que la cavalerie allemande coupa les communications de l’armée de Metz avec la France.

Que la Lorraine fût mal préparée à se défendre elle-même et à couvrir la France, c’est une vérité dont tout le monde avait l’instinct, aussi la nouvelle de la déclaration de guerre jeta le pays dans la stupeur ; on eut, malgré l’intrépide confiance qui caractérise les populations françaises, comme le pressentiment des malheurs futurs et comme les affres de l’invasion. On était moins pressé en Lorraine qu’à Paris d’aller à Berlin parce qu’on était plus près de la frontière. Cet « enthousiasme indescriptible dans la population » dont le préfet de la Meurthe, à l’exemple de ses collègues des départemens limitrophes, donnait avis par télégramme au ministère de l’intérieur, n’existait que dans certaine partie de la population facile à émouvoir. Pourtant, lorsque tout fut décidé, on fit contre fortune bon cœur, et quelques conseils de municipalité ou d’arrondissement écrivirent à l’empereur pour « manifester toute leur confiance dans le succès prochain de nos armes » (adresse d’Épinal). Quand la Lorraine tout entière retentit du bruit des préparatifs guerriers, quand sur toutes les lignes de chemin de fer circulèrent avec des feuillages et des chants de victoire les longs trains militaires, quand on vit l’attitude résolue de nos belles troupes d’Afrique, quand sur les larges promenades plantées d’arbres on vit défiler ces beaux régimens de la garde, dont les hauts bonnets et la fière prestance rappelaient aux compatriotes de Drouot les souvenirs d’un autre âge, les yeux et les imaginations se laissèrent frapper, et l’on conçut assez d’illusions pour que les nouvelles de Wissembourg, de Wœrth, de Forbach tombassent sur les populations de la Lorraine comme autant de coups de foudre. On ne connut pas tout d’abord les conséquences incalculables de ces désastres, on sentait seulement que les jours de 1792 et de 1814 étaient revenus ; mais on ne savait pas s’il y aurait pour dénoûment une nouvelle capitulation de Paris ou un nouveau Valmy.

Metz barrait le chemin à l’armée de Frédéric-Charles ; mais, devant celle de Frédéric-Guillaume, la route de Wissembourg à Château-Salins et Nancy restait libre ; Marsal devait ouvrir ses portes à la première sommation. Toutefois ce ne furent pas les envahisseurs que l’on vit d’abord, ce furent ceux qu’ils chassaient devant eux.

Les pauvres paysans de la Lorraine allemande arrivèrent les premiers ; les rues et les places de Lunéville et Nancy furent encombrées de pauvres diables qui portaient leur avoir au bout d’un bâton, de pauvres femmes qui tenaient enveloppé leur enfant dans quelque lambeau d’étoffe ; leur marche précipitée, saccadée, inquiète, conservait quelque chose de l’impulsion première de la fuite. Sur des voitures à échelles, auxquelles on avait attelé deux, quatre, six chevaux, tout ce qu’on avait pu sauver de l’écurie, étaient entassés sans choix les vieux meubles et les choses précieuses, et, comme dans le poème de Goethe, « les cages vides, les vieux tonneaux, les planches de rebut ; » les hommes conduisaient, les enfans, les femmes et les vieux étaient juchés sur le tout. Du côté de Château-Salins, la panique avait été effroyable. Au premier cri d’alarme, on s’était rué hors de chez soi, sans rien emporter, quelques-uns tête nue. Ces gens ne regardaient même pas derrière eux ; en avant, ils ne voyaient rien ; ils fuyaient. Si on leur demandait ce qu’ils craignaient, ils ne pouvaient le dire, — où ils allaient, ils n’en savaient rien. On nous a raconté que des habitans de Chambrey et de Château-Salins s’étaient en même temps réfugiés dans le bois de Chambrey, limitrophe des deux communes. A l’insu l’une de l’autre, les deux troupes s’étaient installées chacune dans une partie du bois, avec ses meubles et ses bestiaux, et attendaient ; mais en entendant, chacune de son côté, à travers le feuillage, des voix qu’elles ne reconnaissaient pas, la panique les reprit, et, se tournant le dos, elles recommencèrent à fuir. De hauts fonctionnaires ne montrèrent pas plus de courage. Un seul, M. Shaken, maire de Château-Salins, n’avait pas pris peur ; il avait prévu, paraît-il, dès le premier jour, l’inévitable annexion, et avait offert ses services au « nouveau gouvernement. » Beaucoup de ceux qui arrivaient à Nancy assuraient que c’étaient les gendarmes qui les avaient obligés à déloger ; d’autres racontaient que les Prussiens s’emparaient de tous les hommes valides pour les faire marcher en tête de leurs colonnes, exposés aux premiers feux de nos soldats. Des proclamations rassurantes des autorités françaises calmèrent enfin ces terreurs, et rattachèrent les populations à leurs foyers.

Dans ces larges voies rectilignes du nouveau Nancy, qui partout se coupent à angle droit, les convois d’émigrans venaient se heurter à l’angle des rues avec le défilé plus lamentable encore des débris de Reischofen : la panique avec la déroute. Les émigrans arrivaient par la route et la porte du nord, les vaincus par la porte du sud. Les chevaux sans selle, amaigris, blessés, fourbus, les soldats hâves, affamés, épuisés par les longues marches à l’aventure à travers les bois, fantassins, chasseurs, zouaves, turcos, avec des uniformes hétérogènes, souillés, déchirés, erraient par bandes dans les rues. Ils avaient mieux conservé leurs fusils que les jeunes soldats ne l’ont fait depuis, mais non leurs sacs. En revanche, on voyait des fantassins et des turcos grimpés sur des chevaux enfourchés dans les hasards de la déroute. Leurs récits et leurs versions étaient souvent contradictoires ; mais beaucoup articulaient déjà le mot de trahison tant de fois répété depuis, premier symptôme de cette méfiance épidémique qui n’a plus cessé de sévir sur le peuple et sur l’armée. Des mendians affublés de haillons militaires, un troupeau en uniformes, que les soins de la municipalité ou les ordres des chefs poussaient vers le chemin de fer pour les parquer à la hâte dans les wagons, de malheureux vaincus dévorés de honte et de colère, ou cherchant à s’étourdir par l’ivresse ou par de rauques chansons, voilà ce qui restait de cette belle armée de Mac-Mahon qui, quinze jours auparavant, marchait si confiante à l’ennemi, premier et dernier espoir du citoyen désarmé.

Peu à peu, toute cette cohue s’écoula ; puis les administrations se replièrent » à la hâte avec leurs caisses et leurs archives, les derniers wagons et les dernières locomotives de la compagnie de l’Est s’éloignèrent en sifflant dans la direction de Paris. Nancy se trouva seul, séparé de la France, sans dépêches, sans journaux, avec les fusils de ses pompiers et les épées de ses sergens de ville, livré à l’inconnu. En effet, il faut bien le remarquer, les Prussiens, sans doute, ont paru à Reims, à Amiens, à Rouen, à Versailles, à Orléans, à Tours, à Dijon ; mais les habitans de l’intérieur avaient eu le temps de se remettre de la première stupeur ; les journaux et les correspondances les avaient renseignés sur ce qu’étaient les Prussiens, sur ce qu’on pouvait craindre ou obtenir d’eux. Les cœurs s’étaient raffermis et préparés pour des éventualités bien définies. L’invasion fut pour eux un fléau, non un coup de foudre.

La manière dont les Allemands sont entrés à Nancy, le 12 août 1870, est bien connue ; la conduite de la municipalité a été appréciée ici même avec beaucoup d’équité. Le jour de l’apparition des quatre uhlans légendaires, le maire de Nancy eut une entrevue avec le chef du corps allemand, campé à l’extrémité du faubourg septentrional. On l’avertit qu’une armée nombreuse arrivait, qu’il pouvait épargner à Nancy le passage des troupes en versant 50,000 fr. des deniers de la ville et 300,000 francs des caisses de l’état. Sur l’assurance que celles-ci étaient parties, le commandant prussien déclara se contenter des 50,000 francs, mais imposa en même temps une formidable réquisition de 1,060,000 livres de pain, 134,000 livres d’avoine, 250,000 litres de vin, etc. Où l’on put commencer à se faire une idée de la bonne foi prussienne, c’est lorsque le lendemain, 13 août, malgré cette extorsion d’argent, qualifiée d’ailleurs plus tard de frauduleuse par le prince royal, qui ne fit rien pour l’amender, on vit des bandes de 4, de 8, de 15 cavaliers entrer en ville et la parcourir en tout sens. Beaucoup parmi eux furent reconnus pour avoir été employés dans les usines et les mines du voisinage. Aussi ne demandèrent-ils à personne leur chemin pour chevaucher les uns vers la gare, les autres vers l’arsenal, d’autres vers la citadelle, deux noms qui malheureusement dans le Nancy moderne ne font que rappeler les souvenirs d’un autre âge. La présence de ces cavaliers, insuffisante pour contenir la population, était plus que suffisante pour l’exaspérer ; un instant on put craindre un conflit. Enfin le 14 août, une masse énorme de troupes prussiennes, cavalerie, infanterie, artillerie, en rangs serrés, en ordre parfait, envahit Nancy. Il est impossible de donner un chiffre exact, car, au lieu de demander des billets de logement, les officiers se bornèrent à compter les fenêtres et à pousser leurs hommes dans chaque maison, par bandes de 10, de 20, de 40, leur laissant le soin de se débrouiller avec l’habitant. Il entra ce jour-là dans Nancy peut-être 30,000 hommes ; un nombre égal ou même supérieur couvrait les routes, et occupait les villages des environs. Pour la première fois, on apprit à connaître ces hussards qui portent à leur colback une tête de mort sur des os croisés ; ces cuirassiers, au casque pointu d’acier argenté, aux longues bottes montantes sur des culottes blanches, à la tunique blanche, semblable au justaucorps en buffle du xviiie siècle, sur laquelle se sangle la cuirasse : vivante image des reîtres antiques ; ces agiles uhlans, à la schapska polonaise, à la longue lance, parée des funèbres couleurs de la Prusse, noire et blanche ; cette infanterie sombre et pesante, à qui son casque donne l’air belliqueux, et qui s’enlève d’un pas lourd et cadencé, aux sons du fifre et du tambourin ; enfin les mystérieux canons d’acier, soigneusement enveloppés d’une gaîne de cuir.

Le 17 août, après les Prussiens, vinrent les Bavarois, ces Allemands méridionaux, aux couleurs plus gaies, à l’uniforme bleu de ciel, au suranné casque à chenille, qui portent à leur boutonnière, attaché à une houppe verte, le sifflet de ralliement, mais qui se laissent arracher les épaules par un sac mal équilibré. Pendant des semaines entières, les régimens bleus succédaient aux régimens bleus de ciel. Le prince royal fixa son quartier-général à Nancy, le roi Guillaume à Pont-à-Mousson. L’armée qui vainquit à Sedan et qui investit Paris passa tout entière, une masse de plus de 400,000 hommes, par Nancy et les communes voisines.

Telle est l’histoire de cette fameuse prise de Nancy, ville que beaucoup de Parisiens croyaient fortifiée, par quatre uhlans. M. Granier de Cassagnac attaqua cette ville à la tribune, et provoqua une protestation indignée du conseil municipal et des citoyens. Une meilleure protestation fut la défense intrépide de Toul par les 3e et 4e bataillons et l’artillerie de la mobile de la Meurthe, la belle conduite du 1er bataillon à Phalsbourg. En outre les mobiles de la Moselle sous les murs de Metz, le 2e bataillon de la Meurthe et les quatre bataillons des Vosges, ces derniers malgré l’insuffisance de leur équipement, en dépit de leur blouse de toile blanche agrémentée de galons rouges, sous les pluies d’automne et les pluies d’hiver, dans les diverses campagnes de l’est, prouvèrent que la valeur antique n’avait pas complètement dégénéré.

En même temps que les canons et les caissons de l’armée allemande, des centaines de pauvres charrettes, traînées par de misérables chevaux, conduites par des paysans de la Souabe, recouvertes sur des cercles de bois d’une bâche poudreuse et sordide, mais soigneusement numérotées, ainsi que leurs conducteurs, défilaient sans interruption, se rangeaient sans bruit et avec un ordre admirable sur les places de Nancy, qu’elles remplissaient aussitôt de fumiers, et, après avoir reçu leur chargement de vivres ou de munitions, disparaissaient connue par enchantement pour une destination inconnue. Des milliers de jeunes gens, qui n’étaient pas tous de tenue et de manière irréprochables, munis du brassard international, affluaient au bureau des billets de logement, puis des marchands de tabac d’Allemagne, puis des brocanteurs, des vivandiers, jusqu’à des mendians allemands avec leurs femmes et leurs enfans en haillons ! La Germanie entière se jetait comme affamée sur les provinces alors si riches de la France orientale.

Sur les murailles de Nancy s’étalèrent un certain nombre d’affiches comminatoires. Une première proclamation, signée Guillaume, décrétait la peine de mort non-seulement contre ceux qui attenteraient à la sécurité des militaires et employés allemands, mais contre ceux même qui serviraient l’ennemi en qualité d’espions, ou égareraient les troupes allemandes quand ils seraient chargés de leur servir de guides. Une seconde proclamation abolissait la conscription, une troisième donnait cours forcé à la monnaie allemande, et fixait la valeur du thaler à quatre francs, plus tard à 3 fr. 75. Le prince royal déclarait qu’il s’occupait « de rendre à la nation et spécialement à la ville de Nancy les moyens de circulation interrompus par l’armée française. » Pour faciliter apparemment le retour de la sécurité, les pompiers avaient été dépouillés dès le 14 août de leurs fusils à silex, les sergens de ville de leur épée, et les gardes civiques sans armes sommés de cesser leur service. Il n’y eut plus dans les villes de Lorraine que les officiers, qui se promenaient en traînant leur sabre sur le pavé avec un bruit de ferraille, que les soldats, qui remplissaient les rues, les places, les brasseries, les églises, et qui pendant huit mois d’occupation ne cessèrent de prendre dans les maisons les plus pauvres la meilleure part de l’espace, de l’air respirable, de la nourriture. Le prince héréditaire avait exprimé l’espérance que « le commerce et l’industrie allaient être rétablis. » C’est pour activer ce résultat désirable que le préfet prussien, le 12 septembre, édicta une amende de 50 francs par jour contre tout négociant qui n’ouvrirait pas sa boutique. « Un employé sera chargé par moi, ajoutait-il, de constater journellement les délits et de me faire un rapport pour pouvoir immédiatement punir les récalcitrans. »

Au milieu de l’anxiété et du désœuvrement général, l’absence de nouvelles et le voisinage, pendant longtemps, des armées de Bazaine et de Mac-Mahon lâchèrent la bride à l’imagination maladive des vaincus. Les nouvelles les plus invraisemblables trouvaient peu d’incrédules. Des dépêches fantastiques, rédigées dans le style le plus anormal, étaient lues avidement. On racontait que le prince Albrecht et le colonel von Hartmann, qui avait le premier affiché sur les murs de Nancy d’insolentes proclamations, avaient été tués dans les bois de Toul, et une foule nombreuse stationnait longtemps devant l’hôtel de France, où l’on prétendait que les cadavres avaient été apportés. Le roi Guillaume avait failli être pris à Pont-à-Mousson, et l’on maudissait le traître qui avait fait manquer le coup. Bazaine avait détruit la première armée et pris cent canons ; Mac-Mahon était venu à Toul avec 100,000 hommes. Un des caractères de ce singulier état moral, presque pathologique, c’était la facilité avec laquelle on entendait des coups de canon imaginaires. Une voiture qui passait lourdement, un tonneau qu’on jetait à terre, suffisaient pour mettre en émoi toute la ville ou tout un quartier. Beaucoup d’organisations faibles ne résistèrent pas à tant d’émotions, et les maisons d’aliénés s’ouvrirent pour plusieurs de ces victimes de la guerre.

Que de fois l’on passa de l’espérance la plus ardente au plus extrême abattement ! Vers les premiers jours de septembre, on vit, avec une joie mal dissimulée, les Prussiens prendre des précautions extraordinaires, doubler les postes, proscrire les attroupemens, exiger le dépôt des armes. Il y avait dans l’air des bruits de victoire ; deux jours après, on voyait affichée, sans vouloir y croire, la dépêche de Sedan ! Au mois d’octobre, on apprenait que le général Cambriels venait d’installer son quartier-général à Épinal, et se préparait à marcher sur Nancy ; les Allemands cachaient aussi peu leurs frayeurs que les Français leurs espérances. Tout à coup on apprenait la reddition de Strasbourg, la marche de Werder et la perte des Vosges. À la fin du même mois, des paysans venus des villages du nord assuraient avoir aperçu les éclaireurs de Bazaine ; peu de jours s’écoulaient, et d’immenses convois de prisonniers français, des wagons remplis de généraux roulaient avec fracas sur la ligne d’Allemagne, au milieu de la douleur, de la colère et des cris furieux de la population. C’est surtout le 16 janvier que dans les cœurs, jamais lassés d’illusions, l’espérance et l’anxiété montèrent au degré le plus intense. Bourbaki marchait sur la Lorraine, assurait-on, avec 200,000 hommes, des bandes de francs-tireurs inondaient les Vosges ; le 15, un de leurs détachemens apparaissait en effet à Flavigny, à 12 kilomètres de Nancy, et occupait le pont sur la Moselle. Les administrations allemandes empaquetaient leurs archives ; de hauts fonctionnaires requéraient à la municipalité des voitures de déménagement « grandes et fortes ; » on distribuait secrètement des armes, pour leur sûreté personnelle, aux employés et négocians allemands. Hélas ! on allait apprendre la déroute de Bourbaki, la capitulation de Paris, et le tenace Allemand reprenait plus fortement la Lorraine à la gorge.

Des télégrammes de victoires allemandes étaient toujours affichés soigneusement, dans les deux langues, sur les murailles des diverses communes. Sans parler des grands désastres nationaux, ils nous apportaient presque chaque semaine, avec une régularité désespérante, la nouvelle d’un nouveau malheur qui frappait directement la Lorraine. C’était, le 23 septembre, le bombardement et la capitulation de Toul, le 11 novembre la chute de Verdun, le 24 celle de Thionville, le 12 décembre celle de Phalsbourg, le 14 celle de Montmédy, le 25 janvier celle de Longwy : autant de motifs pour désespérer que la Lorraine pût rester tout entière à la France. Pourtant les braves petites villes s’étaient fait écraser sous les obus avant d’amener le pavillon tricolore.

Un spectacle navrant que Toul, Nancy, Lunéville, devaient surtout à leur situation sur la principale ligne ferrée des armées allemandes, c’étaient les convois de prisonniers. D’abord ceux de Sedan, puis ceux de la Loire et de Metz ; puis, par la saison la plus rigoureuse, ceux de Paris, de Mézières, du Mans, etc. C’est là surtout que s’étalait la brutalité, la cruelle insouciance, l’absence de générosité même dans la victoire, d’humanité même envers le malheur, qui ferait le fond, si l’on en jugeait par cette guerre, du caractère allemand. Nos malheureux prisonniers arrivaient, presque sans chaussure, sans linge, montrant leur poitrine nue sous leur tunique en lambeaux, peu ou point nourris, entassés, par les froids les plus âpres de décembre et de janvier, dans des wagons dont la moitié étaient découverts. Nous en avons vu des centaines, sur de simples trucs, demi-morts de froid et de faim, exposés à la moindre secousse à être précipités sur la voie. Mouillés par la pluie, grelottans sous la neige et la gelée, ils mettaient de longs jours à ce douloureux voyage, sans descendre de voiture, et remisés la nuit dans les gares, presque à la belle étoile ! Le matin, on en trouvait de morts ; d’autres étaient retirés de là à moitié gelés. Les turcos, enveloppés dans leurs burnous blancs, se couchaient en rond, comme des chiens, ne demandant rien, cachant leur visage. Les mobiles, moins endurcis, à chaque gare française, poussaient des cris de détresse. Dans chaque station importante, il s’était organisé des comités de secours ; mais le plus difficile était de faire parvenir ces secours aux malheureux qui les réclamaient. Le commandant d’étape de Nancy, M. Philippsborn, ne permettait l’accès de la gare qu’à un petit nombre de personnes, odieusement insuffisant pour distribuer des secours à un convoi de 1,500 prisonniers. La difficulté était d’autant plus grande que ces trains qui marchaient si lentement ne voulaient jamais s’arrêter dans la gare de Nancy, et repartaient au bout de quelques minutes. Le plus souvent, les prisonniers ne pouvaient qu’apercevoir de loin les bols de café et de vin chaud, et les vêtemens de laine qui pouvaient leur sauver la santé et la vie. Combien de fois des officiers prussiens ont-ils brutalement expulsé de la gare des dames respectables ! Combien de fois leur ont-ils arraché, avec des injures, des chauds vêtemens dans lesquels ils ne voulaient voir qu’un moyen de faciliter les évasions ! Combien de fois des femmes du peuple, dévorées d’angoisses, ont-elles vu passer de loin les compagnons d’armes de leurs fils, leurs fils eux-mêmes, sans pouvoir en approcher ! On a toujours cru apercevoir dans ces procédés barbares le désir de faire prendre en horreur aux populations la continuation de la guerre, en leur montrant que les fils prisonniers expieraient le patriotisme de leurs familles.

Parfois on avait à la gare des caprices d’humanité ; on laissait approcher « le peuple. » C’est alors qu’on pouvait juger des trésors de charité et de patriotisme que renfermait cette population si rudement éprouvée. C’étaient les plus pauvres qui donnaient le plus. Un ouvrier ôtait ses souliers, et les donnait à un pauvre mobile. Une femme du peuple apportait trois mouchoirs : « Il m’en reste encore trois, et je les laverai plus souvent, » Ceux qui n’avaient absolument rien allaient quêter dans les maisons, et à l’heure des trains arrivaient sur le quai avec de grands brocs au contenu vermeil, avec de grands paniers à deux anses remplis de ce savoureux pain blanc, le dernier peut-être que goûteraient les prisonniers, condamnés désormais au noir pain de seigle de la captivité, si meurtrier pour les soldats français. La foule se gardait de faire du désordre ; on recommandait le calme et le silence aux prisonniers : ce qui n’empêchait pas le commandant d’étape de déclarer ensuite que cette expérience lui suffisait et qu’on ne l’y reprendrait plus. Telle fut la situation morale des vaincus pendant ces huit mois d’occupation. Nous allons étudier maintenant les procédés administratifs des vainqueurs.


II. modifier

Les départemens de la France orientale occupés par les armées allemandes furent immédiatement partagés en deux gouvernemens. Le gouvernement de Lorraine comprenait le département de la Meuse, le département des Vosges, les arrondissemens de Nancy, Toul, Lunéville (Meurthe) et de Briey (Moselle). Le gouvernement d’Alsace comprenait, outre l’Alsace, le département de la Moselle, sauf l’arrondissement de Briey, et les deux autres arrondissemens de la Meurthe, Château-Salins et Sarrebourg, l’un de langue française, l’autre de langue allemande. Une carte, publiée à Berlin vers le mois de septembre par M. Kiépert, faisait connaître les limites administratives des deux gouvernemens, que tous les organes officiels de l’Allemagne et des pays envahis considéraient déjà comme les limites politiques des deux empires. En effet, à part Belfort et sauf quelques remaniement dans les circonscriptions cantonales, enregistrés d’avance dans les feuilles officielles d’Alsace et de Lorraine, l’un des deux gouvernemens passa tout entier à l’Allemagne, l’autre resta tout entier à la France. La Lorraine perdit son unité ; Metz et Château-Salins durent se considérer dès lors comme étrangers à Nancy, et l’on vit bien dans le traitement différent que subirent les populations les destinées différentes que leur réservaient les conquérans. L’administration prussienne se montra infiniment plus dure, plus tracassière, plus rapace dans la Lorraine française que dans la Lorraine prétendue allemande. A part quelques persécutions dirigées contre le Courrier de la Moselle, la presse fut beaucoup plus libre à Metz qu’à Nancy. Les logemens militaires y constituèrent une charge moins lourde, à laquelle ne venait pas s’ajouter l’obligation de nourrir le soldat ; les Messins recouvrèrent presque aussitôt les fusils de chasse, dont on avait d’abord exigé le dépôt, tandis que les habitans de Nancy, des Vosges et de la Meuse en sont encore à les réclamer. En revanche, si les fonctionnaires français étaient tolérés dans le gouvernement de Lorraine, tous ceux qui, à Château-Salins et dans la Moselle, refusèrent de continuer leurs fonctions en prêtant serment au roi de Prusse furent persécutés, puis « expulsés du territoire allemand. » Nous avons sous les yeux la lettre d’un percepteur français qui subit trois sommations de reconnaître le nouveau gouvernement, plusieurs perquisitions domiciliaires, pour retrouver les archives qu’il refusait de livrer, sept semaines de détention à Metz, au secret et en contact avec des malfaiteurs, finalement l’expulsion. Combien d’autres furent en butte aux mêmes vexations !

À la tête du « gouvernement général de Lorraine, » furent placés deux hauts fonctionnaires. M. le gouverneur-général von Bonnin, général d’infanterie, aide-de-camp du roi de Prusse, s’installa avec son état-major dans le palais bâti par le roi Stanislas sur l’emplacement de la demeure gothique des anciens ducs, et où avaient résidé successivement, comme commandans de grande division militaire, les maréchaux Pélissier, Canrobert, Mac-Mahon, Forey ; M. le marquis de Villers, vice-président de la régence de Cologne, fut investi des hautes fonctions de commissaire civil pour les puissances alliées. M. de Bonnin, grand vieillard encore vert, avec sa courte et épaisse moustache grise, portait assez gaillardement la casquette à large bande rouge, les cinq ou six décorations obligées, et, comme il convient à tout bon guerrier ou même employé prussien, ne quittait jamais l’uniforme. On le croyait d’un caractère assez doux ; ami de la bonne chère et des promenades en voiture confortable aux frais de ses administrés, ses proclamations, en dépit des sanctions comminatoires, avaient quelque chose de paternel, et l’on assure qu’il exécutait à regret des ordres atroces. Quant au marquis de Villers, il est, comme son nom l’indique, d’origine française, et une partie de sa famille est encore en Lorraine. Il est né à Sarrelouis, et, malgré l’annexion de cette ville à la Prusse en 1815, sa famille resta au service de la France et des Bourbons : la révolution de juillet l’a éloignée de l’une et séparée des autres. Le marquis de Villers a un nom d’émigré, mais c’est un émigré de 1830. Redevenu Prussien, promu à la vice-présidence du cercle de Cologne, c’est ce ci-devant marquis français qui fut appelé par la confiance du roi Guillaume à administrer le pays conquis, son ancienne patrie. On le voyait peu ; mais on trouvait sa signature au bas de tous les arrêtés rigoureux. Est-ce comme Prussien ou comme émigré qu’il sévissait contre les Lorrains ? est-ce comme révolutionnaires ou comme Français qu’il les contenait d’une main si dure ? nous l’ignorons ; mais nous avons peine à croire qu’il ne dût pas se faire quelque violence, lui, fils de Français, compatriote du maréchal Ney, pour apposer sa signature à l’arrêté que voici :

«… Attendu qu’un grand nombre d’officiers français, prisonniers de guerre, et de citoyens français, prisonniers ou otages, ont manqué à leur parole d’honneur ;

« Porte à la connaissance du public que des ordres sont donnés pour que désormais la parole d’honneur d’aucun Français ne soit acceptée.

Le commissaire civil de la Lorraine,
« Marquis de Villers. »

Le gouverneur-général était investi de la plénitude des pouvoirs que confèrent l’état de siège et la rigueur des lois militaires en pays ennemi. Le commissaire civil était subordonné lui-même à l’autorité militaire ; il avait reçu pour mission, assurait-il, de porter aux Lorrains « tout le soulagement possible, de remédier aux maux dont la guerre les avait frappés, » de « concilier les intérêts des troupes allemandes et le bien-être des populations. » L’administration préfectorale et communale, les finances, la justice, la sécurité des communications, se trouvaient placées sous sa haute surveillance. Un essaim d’assesseurs, de référendaires, de docteurs en droit, venus de l’Allemagne, remplissaient auprès de lui les fonctions d’attachés, ou constituaient son cabinet. Sous ses ordres se trouvaient : M. Solger, landrath de Benthen, en Silésie, « commissaire délégué pour les affaires concernant le typhus contagieux des bêtes à cornes ; » M. de Etzel, chef de service pour l’administration forestière ; M. Fleischhauer, de Cologne, « commissaire spécial des contributions ; » les surveillans des salines, branche de revenu public fort importante en Lorraine ; les administrateurs de la caisse générale, les inspecteurs et directeurs allemands des travaux publics, tout un vaste personnel d’administration où les surnuméraires, les assesseurs, les conseillers de Coblentz, de Cologne, du Brandebourg, de la Silésie, avaient pu trouver place. Toute cette administration civile portait la casquette à bandes de couleur, se sanglait dans les uniformes à boutons de cuivre uni, faisait sonner l’éperon, traînait le sabre.

Au-dessous du gouverneur-général et du commissaire civil, viennent les préfets. L’arrondissement de Briey, détaché de la Moselle, n’avait à sa tête qu’un simple sous-préfet, M. von Stockhausen, de Lünebourg, regierungs-assessor brunswickois. On confia la préfecture des Vosges à M. Bitter de Posen, ober-regierungs-rath, — celle de la Meuse à M. Hergenbahn, de Wiesbaden, puis à M. Bethman-Hollweg, de Posen, — celle de la Meurthe à M. le comte Renard, de Gros-Strelitz, en Silésie. Chacun de ces préfets avait à côté de lui, à titre d’attachés ou de conseillers de préfecture, deux ou trois fonctionnaires chargés de l’assister dans l’administration et de le suppléer en cas d’absence : M. Speyer, conseiller de police à Francfort, administra pendant près de deux mois le département de la Meurthe « pour le préfet absent. »

Le comte Renard, malgré son nom d’apparence française, n’était point de race émigrée. Son grand-père ou son bisaïeul n’était ni comte, ni Renard, et s’appelait Fuchs. Il eût paru grand, s’il n’eût été si gros : un paletot militaire, aux vastes proportions, avait peine à embrasser un torse et un abdomen également respectables ; ses gros doigts avaient peine à retenir l’éternel grand sabre, qu’il faut porter, si l’on ne veut pas l’entendre battre le pavé ; ses grosses jambes fourrées dans d’énormes bottes à éperon s’appuyaient lourdement et fortement, comme celles d’un éléphant, sur le sol lorrain. Un visage qui paraissait naturellement jovial et bienveillant, susceptible à l’occasion d’une expression sévère et même féroce, légèrement congestionné, débordait de son triple menton et de son épaisse barbe rousse sur le raide col militaire. Ce gros homme cultivait l’ironie berlinoise et le sarcasme à la Bismarck. Il faisait l’aumône aux pauvres, et donnait l’ordre de brûler les villages. Il se livrait parfois à des exploits d’alguazil, entrant à l’improviste dans un café avec des gens de police et des gendarmes, et procédant en personne à l’arrestation des consommateurs. Spontanément ou « par ordre supérieur, » son administration fut selon le cœur de Bismarck, insolemment bienveillante ou impitoyablement cruelle.

Les maires des communes restèrent partout chargés de l’administration municipale, sous la surveillance du préfet, avec le concours de leur conseil. Leurs attributions furent même augmentées par la suppression des percepteurs. Ils furent chargés de répartir l’impôt et de le percevoir ; ils étaient responsables du montant des contributions ; mais le gouvernement prussien leur accordait 3 pour 100 sur les sommes perçues. C’étaient eux qui devaient empêcher les jeunes gens de rejoindre l’armée, et, si les francs-tireurs se montraient dans la commune, c’était le maire et les conseillers municipaux qui étaient les premiers emmenés au chef-lieu ; leurs maisons étaient les premières exposées à l’incendie.

Les sous-préfets français furent expulsés, et les sous-préfectures supprimées : nouvelle simplification introduite par l’administration prussienne. Entre les maires et le préfet, on créa une autorité intermédiaire, celle des maires de canton. Ils furent « délégués pour faire exécuter, dans toutes les communes rurales de leur canton respectif, les décisions de l’autorité supérieure concernant l’administration publique et le recouvrement des impôts. » Ils faisaient office de receveurs particuliers, avec une commission supplémentaire de 1 pour 100. Pour faire respecter leur autorité et « faire exécuter les décisions de l’autorité supérieure, » les maires avaient le droit de requérir la force publique, c’est-à-dire la gendarmerie prussienne : les maires de canton directement, ceux des communes secondaires par l’intermédiaire des premiers. À voir nos pauvres maires de campagne à côté de ces grands guerriers graves et bien nourris, on aurait eu peine à s’imaginer que c’étaient ceux-ci qui étaient à la disposition de ceux-là. D’ailleurs l’autorité prussienne avait pourvu à ce qu’on n’eût pas ce scandale d’un vaincu donnant des ordres à un vainqueur, un paysan français à un gendarme prussien. « Il est entendu, dit un arrêté du préfet de la Meurthe, que la gendarmerie seule décidera s’il y a lieu d’obtempérer à la réquisition, et déterminera les mesures à prendre. » En effet, on vit bien plus souvent les gendarmes prussiens escorter à cheval la charrette où les maires et les conseillers municipaux, en blouse bleue ou en camisole de laine, étaient amenés dans les prisons de Nancy « qu’obtempérer à leur réquisition. »

Il n’était point permis aux maires de se dérober à cet excès d’honneur et de confiance. Maires on les trouvait, maires il leur fallait rester, attachés de force à leur fauteuil municipal, comme les curiales romains du ive siècle. M. Michaut, administrateur de la verrerie de Baccarat, un des hommes les plus estimés de la Lorraine, refusant de remplir les fonctions de maire de la ville et de maire de canton, renvoya toutes les pièces officielles que lui adressait le préfet. À la suite de « cette résistance qui ne saurait être tolérée, » le maire de Baccarat et ses conseillers municipaux furent saisis et amenés à Nancy. En chemin, l’escorte reçut des coups de fusil : témoignage de la sympathie, un peu compromettante, des amis de M. Michaut. La situation s’aggrava ; il persista dans son refus, s’attira des vexations sans nombre, fut condamné à l’amende, à la prison, dut s’enfuir, et fut traqué, suivant l’expression employée par lui dans une lettre au roi de Prusse, « non comme un ennemi, mais comme une bête fauve. »

Dès que la nouvelle administration fut installée, elle voulut avoir un organe de publicité. C’est alors que parut le « Moniteur officiel du gouvernement général de Lorraine et du préfet de la Meurthe publié par ordre du commissaire civil. » Son rédacteur en chef, dont on chercherait vainement le nom et la signature dans ces colonnes, était un certain Huguenin, Suisse d’origine. Je ne me rappelle plus par quel concours de circonstances il avait été obligé de quitter son canton natal et de louer à la monarchie prussienne sa plume et sa connaissance fort approximative de la langue française. Installé en un coin de la préfecture, il était à la fois censeur et journaliste, signalait aux sévérités du préfet les articles trop patriotiques des journaux de la localité, et rédigeait les premiers-Nancy, où il faisait l’apologie des mesures les plus atroces de l’autorité. On se procura un imprimeur, fort complaisant d’ailleurs, en faisant le simulacre d’occuper militairement son imprimerie, des compositeurs en les menaçant de les faire amener de force, des lecteurs en contraignant les mairies et les établissemens publics à prendre un abonnement régulier, au prix fixé par le préfet et payable d’avance. Le 12 septembre, le maire de Nancy recevait la lettre suivante :

« Monsieur le maire,

Je m’empresse de vous faire remarquer que l’abonnement au Moniteur officiel est obligatoire tant pour les communes des cantons de Nancy que pour les hôtels, restaurans, cafés, etc. Je vous prie de vouloir bien me faire connaître le chiffre d’exemplaires qu’il faudra livrer pour subvenir à ce besoin.

« Le préfet, comte Renard. »

M. Clavier, propriétaire à Nancy de l’hôtel de La Chartreuse, était devenu ainsi, à son corps défendant, le lecteur de M. Huguenin. Au bout d’un mois, il éprouva si peu « le besoin » de continuer, qu’il refusa de se réabonner. Il fut jeté en prison, et n’en sortit, après quarante-huit heures de réflexions, que résigné à passer au bureau d’abonnement. Ce journal avait une partie officielle consacrée aux dépêches et aux actes de l’autorité, et une partie non officielle où le rédacteur consacrait quelque article insultant soit à M. Jules Favre, soit plus tard et avec plus d’âpreté à M. Gambetta.

La première précaution que prit l’autorité allemande fut de désarmer les habitans. L’opération était facile, puisqu’il n’y avait pas en Lorraine d’armes de guerre. Une affiche signée du commandant des étapes, colonel Schartow, enjoignit aux habitans de déposer, dans les trois jours, toutes les armes qu’ils pouvaient avoir en leur possession, « telles que fusils, pistolets, sabres, poignards, cannes à épée, etc. » À Reims, nous avons lu une affiche, signée du général Tümpling, qui prescrivait le dépôt des armes sous peine de mort. Cette « publication » aurait manqué son effet en Lorraine. Le colonel von Schartow trouva quelque chose de plus pratique : une amende de 500 à 2,000 francs contre les réfractaires, la prison contre les insolvables. Les « peines prononcées par les lois spéciales » n’apparaissaient qu’au second plan. Le 4 septembre, on put assister au défilé divertissant des détenteurs d’armes qui se rendaient à la mairie. On vit alors paraître à la lumière du jour des armes invraisemblables, des fusils de munition et des pistolets de cavalerie qui n’avaient pas secoué leur poussière depuis 1815, à côté d’armes de luxe et de cabinet, mousquets damasquinés et zagaies taïtiennes. Les poltrons apportaient tout ce qui avait figure d’arme tranchante, et l’on voyait des fonctionnaires livrer piteusement leur grêle et inoffensive épée ; les habiles s’étaient procuré des fusils rouillés pour pouvoir conserver les lefaucheux dont les listes de permis de chasse auraient pu révéler l’existence. Les armes étaient étiquetées au nom de leurs propriétaires « pour leur être éventuellement rendues ; » mais les officiers prussiens ont fait leur choix parmi les meilleurs revolvers et carabines. Il y avait aussi des patriotes qui cachaient leurs armes dans leurs caves, et qui attendaient l’occasion favorable pour leur faire revoir le jour. Pour sanctionner l’arrêté, il y eut quelques perquisitions. Chez un vieillard impotent on trouva un vieux sabre d’Iéna ; il fut mis en prison et ne s’en tira qu’en payant l’amende. Une vieille femme fut arrêtée pour deux charges de poudre éventée qu’on trouva dans une vieille poudrière ayant appartenu à son défunt mari. Parfois, mais surtout dans les derniers temps, et plutôt, je crois, pour rechercher des émissaires garibaldiens que pour découvrir des armes, des maisons furent cernées, envahies par trente ou quarante soldats, fouillées de fond en comble. Ces perquisitions furent en somme peu nombreuses et n’amenèrent aucun résultat.

Deux mois après le « désarmement » de Nancy, un arrêté du préfet prescrivit également dans les campagnes la remise des armes entre les mains des maires de canton. L’esprit positif des administrateurs allemands, leur connaissance profonde du cœur humain chez les campagnards se révéla encore dans cette disposition qui frappait d’une amende de 50 francs par jour les communes retardataires, et dans cette salutaire admonition qui terminait l’arrêté : « En obéissant dans le délai voulu, les habitans éviteront les rigueurs de l’autorité militaire, qui entraînent toujours après elles de fortes amendes. »

Il y avait d’autres moyens encore d’assurer la sécurité de l’ennemi. Dans les campagnes et dans les villes, progressivement aigries par les charges de l’occupation, on n’avait pas perdu l’espérance de voir les Allemands repasser en désordre, la baïonnette du soldat et la fourche du paysan dans les reins. La vivacité du caractère français, la rudesse du soldat allemand, l’habitude qu’ont les officiers prussiens de voir en Allemagne l’homme du peuple supporter facilement une correction manuelle, promettaient de nombreux conflits ; mais les sévères proclamations du roi Guillaume ne restèrent pas lettre morte. De temps à autre, le Moniteur officiel, à titre d’avertissement salutaire, publiait une note dans le genre de la suivante : Dans la nuit du 3 au 4 septembre, le nommé Amboise, de Void, ayant tiré un coup de pistolet sur une sentinelle, a été saisi en flagrant délit et traduit devant une cour martiale ; instruction faite, il a été condamné à la peine de mort et a été fusillé ce matin, le 6 septembre, à six heures du matin. »

Pour éloigner jusqu’à la possibilité de ces « attentats, » des arrêtés préfectoraux interdirent les rassemblement en présence des troupes allemandes ; on voulut même, chose impossible à faire exécuter, prohiber les groupes de plus de trois personnes. On les disperserait par la force, et l’on infligerait à la commune « toutes les rigueurs de la loi militaire. » Les ouvriers de Nancy avaient pris l’habitude de s’arrêter devant les soldats prussiens qui tous les soirs, rangés en ligne devant leur poste, marmottaient des prières en se cachant la figure dans leurs bérets : ce mélange de militarisme et de dévotion excitait leur verve irrévérencieuse. Dans d’autres occasions, on avait répondu à quelque chanson tudesque sur le Rhin allemand par un couplet des Girondins. Quand on apprit à Nancy la révolution du 4 septembre, plusieurs ne résistèrent pas à la tentation d’aller proclamer la république, sinon au balcon, du moins à la porte de l’hôtel de ville. Le rassemblement fut assez bruyant pour attirer l’attention d’un poste de la landwehr, qui, poussant un hurrah guttural, tomba à coups de sabre et de baïonnette au travers des groupes et opéra quelques arrestations.

Dans les campagnes, il y avait des scènes plus tragiques. Le Moniteur officiel du 25 octobre, par forfanterie de bourreaux ou dans l’espoir d’effrayer enfin les populations, publiait un article où l’on pouvait lire le passage suivant :

Le Times parle de vingt villages brûlés et de 150 paysans fusillés par voie de représailles d’illicites actes de guerre, et nos lecteurs se trouvent à portée de multiplier les exemples, notamment dans le département des Vosges où les troupes allemandes ont été forcées d’user de représailles à cause des hostilités de populations non enrégimentées. En signalant en outre les actes de fanatisme trop fréquens, tels qu’assassinats commis ou tentés sur des officiers ou soldats isolés, nous demanderons : Est-on fondé à appeler paisibles des populations du milieu desquelles partent de semblables hostilités ? »

Les autorités allemandes ont toujours absolument refusé de comprendre qu’il était moralement et matériellement impossible aux populations de s’opposer aux opérations des francs-tireurs et autres éclaireurs français. L’autorité française n’eût pas toujours laissé impunie une trahison. C’était placer les habitans dans l’alternative d’être fusillés par les ennemis ou par les amis, innocens ou traîtres, toujours victimes. Voilà pourtant ce que décrétèrent froidement, en se fondant sur je ne sais quelles coutumes ou quels précédens, intraitables dans leur cruel pédantisme, les agens du roi Guillaume. De là toutes les horreurs de cette guerre.

La rapacité allemande inventait aussi des délits imaginaires, de prétendus attentats pour lesquels elle consentait à transiger enfin moyennant une indemnité pécuniaire. Un jour un soldat bavarois prétendit qu’un coup de fusil avait été tiré sur lui dans un faubourg de Nancy ; en effet, il avait une blessure au pied. Qui accuser ? La ville tout naturellement, qui fut condamnée à une amende de 100,000 francs. Un autre jour, c’était une balle qu’un soldat prétendait avoir entendue siffler. Nouvelle enquête, à la suite de laquelle il fut déclaré qu’à la vérité il était impossible de savoir d’où le coup était parti, mais qu’évidemment l’auteur de l’attentat ne pouvait être qu’un Français : nouvelle amende de 2,000 francs. Une fois même un coup de pistolet partit par maladresse au milieu d’une rue ; on eut beau montrer aux gendarmes un soldat allemand qui sournoisement gagnait le coin de la rue, au détour de laquelle il s’enfuit à toutes jambes, les gendarmes se bornèrent à émettre cet axiome : les militaires allemands ne portent pas de revolvers. En conséquence, une perquisition fut vigoureusement conduite dans les maisons voisines, perquisition qui n’amena la découverte d’aucune arme, mais à la suite de laquelle on eut à constater la disparition de quelques bijoux.

L’hostilité des populations pouvait se manifester aussi par des tentatives pour couper les lignes de télégraphe et pour faire dérailler les trains qui jetaient chaque jour sur le sol français des milliers d’envahisseurs. Le pauvre paysan essayait, au risque de la corde et de la fusillade, de réparer l’étrange incurie des généraux de l’empire, qui dans leur retraite avaient livré intacts à l’ennemi tous les tunnels et presque tous les travaux d’art ; mais l’administration prussienne y avait mis bon ordre. Quand elle ne pouvait trouver les coupables, elle rendait les municipalités responsables des dégradations qui se produisaient sur leur territoire. Le 8 septembre, on lisait la note suivante dans le Moniteur prussien : « La ville de Nancy et la commune de Jarville ont été frappées chacune d’une amende de 1,000 francs à raison de plusieurs jets de pierre sur la voie ferrée. » Un fil télégraphique coupé le 12 septembre dans un faubourg de Nancy valut à la municipalité une amende de 500 francs ; elle fut levée sur les réclamations du maire, et parce que l’amende édictée par les règlement n’était que de 100 francs ; mais on avertit la ville qu’en cas de récidive ce ne serait plus ni 100 francs, ni 500, mais 1,000 francs pour chaque ligne télégraphique qui se trouverait coupée. Le gouverneur et le préfet modifiaient sans cesse leurs arrêtés et toujours dans le sens le plus rigoureux.

Plus tard, quand la France commença à se réorganiser, quand les éclaireurs français apparurent sur tous les points des Vosges, quand leurs émissaires se glissèrent jusqu’aux portes du palais même du gouverneur, les amendes et les menaces se trouvèrent insuffisantes. Après le paysan, les armées allemandes trouvèrent un ennemi autrement opiniâtre et vigilant : le franc-tireur. C’est alors que les autorités prussiennes imaginèrent un système d’atroce précaution. « Plusieurs endommagemens ayant eu lieu sur les chemins de fer, dit un arrêté du marquis de Villers, en date du 18 octobre, M. le commandant de la troisième armée allemande a donné l’ordre de faire accompagner les trains par des habitans connus et jouissant de la considération générale. On placera ces habitans sur la locomotive, de manière à faire comprendre que tout accident causé par l’hostilité des habitans frappera en premier lieu leurs nationaux. » Les notables de Nancy devaient accompagner jusqu’à Toul, ceux de Toul jusqu’à Commercy, ceux de Commercy jusqu’à Bar-le-Duc ; le service « d’accompagnement » fut organisé de la même manière dans la direction de Strasbourg, plus tard dans la direction d’Épinal. Les représentations furent inutiles ; mais beaucoup de maires refusèrent les listes de notables qu’exigeaient d’eux les autorités allemandes. Il faut aussi mentionner la délibération si fortement motivée du conseil municipal de Bar-le-Duc, qui protesta contre l’arrêté en se fondant : 1° sur l’assurance donnée par le roi de Prusse, au début des hostilités, qu’il ne faisait pas la guerre aux citoyens » français ; 2° sur l’inutilité d’un pareil « accompagnement, » puisque chaque jour, dans toutes les directions, des centaines d’habitans, avec femmes et enfans, volontairement et en payant, prenaient place dans les wagons prussiens. Le roi Guillaume tenait sans doute à ce luxe de vexation. Tous les jours, un certain nombre de citoyens recevait l’ordre d’accompagner « par mesure de sûreté » tel ou tel train. « En cas de refus, la gendarmerie procéderait à la contrainte par corps. » Un président de la cour de Nancy refusa et fut amené sur la locomotive par quatre gendarmes. Des vieillards accomplirent ce meurtrier voyage par les âpres nuits d’hiver.

Les autorités allemandes ne se souciaient pas de voir les Lorrains, désespérant d’organiser la résistance dans leur propre pays, aller grossir les armées françaises alors en voie de formation. Dès leur entrée en Lorraine, une proclamation du roi Guillaume avait « aboli la conscription » dans toute l’étendue des territoires envahis, et menaçait de la détention en Allemagne tout fonctionnaire qui opérerait ou faciliterait le tirage au sort ; cette proclamation devait acquérir force de loi dans tout département occupé par les armées allemandes dès qu’elle aurait été affichée dans une seule des localités de ce département. La jeunesse des villes et des campagnes resta quelque temps indécise. D’une part, pour accélérer le départ des conscrits et des engagés volontaires, « des gens stupides ou mal intentionnés répandaient le bruit absurde que les habitans valides seraient pris et enrôlés dans les armées allemandes. » D’autre part, il en coûtait d’abandonner la chaumière et les vieux parens sans défense à toute la brutalité de l’invasion. L’antique bravoure lorraine avait peine à se réveiller ; mais bientôt les campagnes furent prises d’indignation à la vue des jeunes gens réquisitionnés à tout moment pour les convois, mal nourris et grossièrement traités, forcés de bivaquer par les froides nuits d’automne et d’hiver sur les places des grandes villes, frappés du plat et même du tranchant du sabre par une soldatesque qui, traitée chez elle en esclave, n’imaginait rien de déshonorant dans les coups qu’elle donnait comme dans ceux qu’elle recevait. L’occupation, dans ses débuts d’une rapidité foudroyante, avait semé la stupeur ; en se prolongeant, elle sema la haine et la révolte : les jeunes gens n’aspirèrent plus qu’à revoir ces uhlans insolens au bout de leur chassepot de soldat ou de leur carabine de franc-tireur. Le canon de l’héroïque petite ville de Toul, pendant sept semaines entières, ne cessa de se faire entendre comme un tocsin patriotique.

Dans toute la partie occidentale des départemens de la Meurthe et des Vosges, de chaque localité tour à tour, suivant les variations du vent, le paysan, debout sur son sillon, entendait ces détonations lointaines qui éveillaient partout l’espérance, la colère, l’ enthousiasme. La révolution du 4 septembre, qui apparaissait comme une régénération de la France et comme une aurore de victoire, fit revivre quelques-uns des sentimens de 92. C’est alors qu’on vit, par tous les chemins, des bandes de campagnards en blouse bleue, avec leurs chapeaux des bons jours, portant au bout d’un bâton une paire de souliers de rechange et un petit paquet enveloppé dans un mouchoir à carreaux bleus, poussés en avant par le sentiment du devoir et le désir de la vengeance : il y avait quelque chose de sombre dans leurs pas cadencés et leurs chants républicains. Pareillement les rues à la mode et les belles places de Nancy se débarrassaient de cette jeunesse dorée à laquelle les petits-maîtres traîneurs de sabre commençaient à devenir odieux. Quelques-uns restèrent : ce sont ceux-là qu’on a le plus remarqués. Il y avait plus de dévoûment chez ces émigrans qu’on ne saurait l’imaginer. Rien dans le milieu où ils vivaient qui ressemblât à cette exaltation communicative, à cette fièvre patriotique qui, à Paris, rendait la bravoure facile. On ne pouvait puiser son courage qu’en soi-même ; on ne pouvait prendre conseil que de soi : pas d’administration nationale, ni de bureaux de renseignemens. On partait au hasard. Beaucoup trouvèrent, aux guichets des gares de chemin de fer ou au détour des grandes routes, des gendarmes en uniforme vert qui les ramenaient dans leurs foyers ou même en prison. S’ils arrivaient dans une ville non occupée, que de contre-temps bien propres à refroidir l’enthousiasme le plus exalté ! Les employés demandaient à ces malheureux, qui s’étaient enfuis de chez eux en se cachant presque autant de leurs maires que des Prussiens, des papiers en règle, extraits de naissance, certificats, feuilles de route. Les préfets les renvoyaient aux généraux, les généraux aux préfets. Ces conscrits qui se rendaient à leurs corps malgré la gendarmerie dérangeaient toutes les habitudes administratives. Les autorités allemandes s’émurent. Les préfets prussiens ordonnèrent à tous les maires de dresser la liste des individus soumis à la conscription, soit pour l’armée régulière, soit pour la garde mobile. Pour tout individu porté sur cette liste et dont l’absence ne serait pas justifiée, les parens et tuteurs, et, à leur défaut, la commune, seraient frappés d’une amende de 50 francs par jour. On ne se hâta que davantage de partir avant la confection des listes. C’est alors que le préfet de la Meurthe écrivit au maire de Nancy l’incroyable lettre que nous allons citer :

« Nancy, le 12 septembre 1870.
« Monsieur le maire,

« Je suis informé qu’un certain nombre de jeunes gens et de personnes valides se rendent de Nancy dans le sud de la France pour s’enrôler, et que la mairie leur a même délivré des saufs-conduits.

« Je me trouve dans la nécessité de vous prévenir que tous les habitans des territoires occupés par les armées allemandes qui s’enrôleraient, malgré la défense faite par nos proclamations, ne seraient pas traités comme prisonniers de guerre, mais condamnés aux travaux forcés ou fusillés.

« De plus, comme tous les noms ont dû être inscrits sur un registre, la mairie devient responsable des personnes qui partiraient pour s’enrôler et auxquelles elle aurait délivré des saufs-conduits,

Je vous engage donc, monsieur le maire, dans votre propre intérêt, à ne pas favoriser de telles tentatives, et à ne pas accorder de saufs-conduits aux personnes suspectes.

Le préfet, comte Renard. »

Ce fut bien autre chose lorsque M. Gambetta se fut emparé de la conduite des affaires militaires. Les appels sous les drapeaux se succédaient ; tantôt c’était la classe de 1870 et 1871, tantôt c’étaient les hommes valides de 21 à 40 ans. La Meurthe, surveillée de trop près, ne fournit aux bataillons mobilisés qu’un faible contingent ; mais dans les Vosges presque tout le monde partit.

Le gouverneur-général de Lorraine et ses trois préfets prirent alors des mesures extrêmes. On imposa aux maires la confection de listes supplémentaires où devaient figurer tous les individus mâles de la commune jusqu’à l’âge de quarante ans. Il était défendu à toute personne de cette catégorie de s’absenter « pour quelque temps que ce fût » sans un certificat du maire, spécifiant l’endroit où elle se rendait, la cause et la durée de l’absence. À tout voyageur trouvé sans le certificat, une amende serait infligée qui pouvait s’élever à 100 francs ; à toute personne qui s’enrôlerait, une amende qui pouvait s’élever jusqu’à cent mille francs ou entraîner la confiscation des biens « présens ou à échoir. » Les listes de recensement devaient être produites, les hommes compris sur ces listes devaient être présentés à toute réquisition de la gendarmerie et des patrouilles prussiennes. (Arrêté du gouverneur, 10 décembre.) Malgré ces mesures inquisitoriales, l’empereur d’Allemagne constatait avec douleur, dans un célèbre ordre du jour à son armée, que « les habitans de la France avaient déserté en masse leurs occupations pacifiques, dans lesquelles on n’avait pas voulu les troubler, pour courir aux armes. »

Le commissaire civil, en prenant possession de sa charge, avait déclaré que « les lois et coutumes seraient respectées, et que le cours de la justice ne serait point entravé. » Dans une circulaire du 18 septembre, il faisait encore aux magistrats français la déclaration suivante : « Il n’y a rien de changé dans les termes usuels dont vous vous êtes servis auparavant. La justice peut être rendue au nom de l’empereur, mais je ne saurais souffrir qu’on se servît de la formule : au nom du peuple français, vu que le gouvernement de la république n’a pas été reconnu par les puissances alliées qui occupent le pays. » Je ne sais si les membres de la cour ci-devant impériale et des tribunaux de Lorraine avaient un désir bien vif de substituer la formule républicaine à la formule du gouvernement de décembre ; mais ils ne pouvaient se faire à l’idée de rendre la justice française sous la « protection » des baïonnettes prussiennes et de soumettre leurs décisions au contre-seing de l’autorité allemande. Ni les menaces de suppression d’appointemens, ni les formules d’adhésion courtoisement mises à leur disposition par le commissaire civil, ni l’autorisation ultérieurement accordée de rendre la justice au nom de la loi, ne purent les décider à ne plus être en vacances. L’autorité allemande dut se résigner à laisser en souffrance la juridiction civile, excepté pour les contestations où des Allemands se trouvaient parties plaidantes. En revanche, elle s’empara de la justice correctionnelle et criminelle, et institua pour tout le gouvernement de Lorraine un tribunal dont les appels ne pouvaient être portés qu’à la cour suprême de Berlin !

Le plus connu des juges de ce tribunal était M. l’assesseur Puggé. Né à Bonn, élevé aux jésuites de Saint-Clément de Metz, il parlait français assez correctement, mais non sans accent, et, en sa qualité de juge instructeur, l’entendait mieux encore qu’il ne le parlait. D’une quarantaine d’années, légèrement replet, les cheveux d’un blond fade, le visage blême, il avait des yeux qui rarement regardaient en face, mais qui alors pénétraient comme de l’acier. Ce singulier juge, sanglé dans son uniforme bleu, armé d’un sabre de cavalerie, avait le langage flegmatique, mais tranchant et impérieux. Il ne laissait pas le prévenu s’égarer dans de longues explications ; lui coupant brusquement, même brutalement la parole, il le ramenait à la question. Un jour des notables de Remiremont détenus en garantie d’une amende imposée à leur commune ont obtenu, bien malgré lui, la permission d’aller passer huit jours chez eux. Il leur fait prêter le serment de Régulus. Ils lui exposent alors qu’ils voudraient être relevés en prison par d’autres, qu’on a besoin d’eux là-bas, qu’ils sont les uns pères de famille, les autres chefs d’atelier, etc. — À la bonne heure ! répond M. Puggé, comprenez donc que, si l’on vous retient ici, c’est parce que cela vous gêne. — Devant un tribunal où il faisait office de ministère public, il n’y avait pas beau jeu pour les avocats. Il les raillait avec la brutalité de la force dont il tirait son droit ; il requérait toujours le maximum de la peine, et naturellement il obtenait gain de cause. D’un flegme imperturbable, il avait un rire en dedans véritablement sinistre. Il avait l’air de juger à la turque, mais c’était sur des dossiers admirablement préparés. Le temps qu’il ne passait pas dans son cabinet ou au tribunal, on le trouvait à la prison. C’est là qu’il interrogeait sommairement les prévenus et prononçait sur leur maintien dans la geôle ou leur élargissement.

Cet homme fut longtemps la terreur de nos campagnes. C’est lui qui se transporta à Vézelise, à la première nouvelle de la mésaventure de ses gendarmes. Il arriva dans la soirée avec une escorte imposante ; il réunit sur la place les habitans consternés, leur ordonna de se tenir debout, la tête découverte, et leur reprocha en termes effrayans de violence leur prétendue complicité avec les francs-tireurs. La fureur le gagnant, il s’écria en tourmentant la poignée de son sabre avec un accent impossible à rendre : « Eh bien ! c’est moi qui brûlerai !… c’est moi qui pillerai !… c’est moi qui exterminerai !… » Et la première exécution commença. À Fontenoy-sur-Moselle, il fit remettre le feu à plusieurs reprises et activa l’incendie par un emploi méthodique et judicieux du pétrole. Rien n’égalait à l’occasion le cynisme et la brutalité de son langage envers les vaincus. C’est lui qui disait à une dame respectable contre laquelle ses hôtes prussiens avaient porté plainte : « Vous résumez en vous toutes les méchancetés de cette odieuse race française. » C’est lui qui, recevant la visite d’un médecin de Longwyon, qui venait l’implorer pour ses compatriotes, répondait à ses prières : C’est un pays de canailles, vous êtes tous pour les Français. » Ce bizarre représentant de la justice tudesque qualifiait assez bien son rôle et la situation : « Je ne suis que l’outil de mon gouverneur. »

À l’apparition des premières troupes allemandes en Lorraine, les journaux du pays, privés de nouvelles, se trouvèrent réduits à la moitié de leur format, et, se faisant de plus en plus petits, prirent le caractère d’une simple feuille volante. Ceux de Nancy ne publièrent que de rares et timides nouvelles, et désignaient les noms propres par les initiales. Tels qu’ils étaient, ils excitèrent pourtant les susceptibilités de l’administration allemande. Il fut d’abord question de censure, et les pauvres follicules s’y seraient soumises volontiers ; mais le maire leur donna l’avertissement officieux qu’elles « excitaient une grande irritation chez les autorités prussiennes et pourraient attirer sur la ville des rigueurs déplorables. » Alors elles se résignèrent « à faire à leurs concitoyens le sacrifice de leur publication en attendant des jours meilleurs. Quand Metz capitula, le rédacteur du Courrier de la Moselle fut d’abord jeté en prison, sur la demande, à ce qu’on prétend, du général Coffinières. On déclara ensuite aux journaux messins, également par l’intermédiaire du maire, que tout article « de nature à agiter la population » entraînerait la suppression du journal ou l’incarcération du rédacteur dans une forteresse. Les généraux de l’armée française étaient aussi inviolables que les autorités prussiennes. Quelques jours après, les journaux obtenaient, par l’établissement d’une censure prussienne, une situation un peu moins périlleuse ; mais au mois de décembre nous les trouvons de nouveau privés de cette impérieuse et salutaire tutelle, réduits à voguer, à leurs risques et périls, entre les deux écueils de la suppression et de l’incarcération. Un journal osa pourtant au mois d’octobre se fonder à Nancy sous d’aussi redoutables auspices, le Nouvelliste ; mais il ne tarda pas d’être victime d’une singulière fantaisie de M. Huguenin. Ce rédacteur-censeur, trop amoureux de sa prose, avait imaginé de contraindre l’unique feuille française de Nancy à reproduire en tête de ses colonnes, à titre de communiqué, les diatribes les plus vertes du Moniteur prussien contre M. Gambatta et le gouvernement de la « démence nationale. » À toutes les objections sur la tyrannie d’un pareil régime, les Allemands, toujours archéologues à contre-temps, n’avaient qu’une réponse : en 1809, Napoléon fit fusiller le libraire Palin de Leipzig. Pendant ce temps, M. de Bismarck reprochait à M. Gambetta de bâillonner « la voix infaillible de la presse libre. » Encore les Lorrains étaient-ils plus heureux que les Normands à Évreux, où le général von Barby menaça de bombarder la ville pour un article du Progrès de l’Eure.

Les docteurs en droit de la préfecture prussienne paraissaient avoir fait une étude particulière des lois répressives promulguées en France contre la presse et contre la librairie. Les imprimeurs furent avertis que « les prescriptions légales concernant la déclaration et le dépôt à la préfecture étaient toujours en vigueur. » Les précautions redoublèrent lorsque partout de petits imprimés, venus on ne sait d’où, répandirent dans les villes et les campagnes les circulaires d’une préfecture française clandestine, les injonctions de M. Gambetta aux mobilisés, les menaces contre les marchands de bois et les bûcherons qui abattraient les arbres vendus par la Prusse dans les forêts de l’état.

Les journaux de l’intérieur de la France étaient proscrits. On pouvait seulement s’abonner par l’intermédiaire de la poste allemande aux journaux étrangers ; mais, quand les sympathies des neutres commencèrent à se manifester en faveur de la France, la presse étrangère elle-même fut interdite.

L’armistice et les élections durent constituer à la presse lorraine une situation un peu plus tolérable ; mais toute allusion hostile à l’Allemagne ou à ses fonctionnaires entraînait la saisie du journal et la confiscation d’un cautionnement de 1,000 francs ; après deux avertissement de ce genre, qui différaient de ceux de M. de Persigny en ce qu’ils n’étaient point gratuits, le journal était supprimé. On se montra assez tolérant pendant les huit jours de la période électorale ; seulement ensuite tous les journaux furent trouvés coupables « de propos outrageans et provocateurs à l’adresse des armées ou des autorités allemandes, » et frappés en conséquence.

L’instruction publique fut un peu moins maltraitée que la presse. Il n’y eut aucun changement dans le programme des écoles primaires et dans la situation des instituteurs. Les collèges des villes furent respectés comme établissemens communaux, et n’eurent pas d’inspection à subir. Le lycée de Nancy voulut profiter des idées qui ont cours en Allemagne sur l’autonomie des établissemens d’instruction, et renonça provisoirement à son caractère d’école de l’état. Le recteur et les facultés ne pouvaient aussi facilement dépouiller ce caractère. Aussi le premier fut-il suspendu de ses fonctions par l’autorité allemande. Il répugnait aux professeurs de l’académie d’avoir à donner l’enseignement supérieur français devant un auditoire où pouvaient se mêler non-seulement des militaires ou des employés, mais des agens prussiens. Il n’y eut donc pas plus de rentrée en novembre pour les facultés que pour les tribunaux. Seulement les professeurs continuèrent à donner chez eux, dans des conférences privées, l’instruction nécessaire aux jeunes gens qui aspirent aux grades supérieurs de l’université, et, malgré les arrêtés contes les fonctionnaires français qui continuaient clandestinement leurs fonctions, ils ne furent pas inquiétés.

Le service des contributions pour le gouvernement général de Lorraine fut organisé par un décret du gouverneur, le 5 septembre 1870. On essayait de justifier la levée des contributions sur ce que « le rétablissement nécessaire de l’ordre légal et des administrations… demande beaucoup de moyens en argent, qui devront être fournis sans retard. » Le même argument servit à légitimer l’exploitation des forêts de l’état et l’exploitation, par les forestiers venus d’outre-Rhin, des coupes de bois « projetées par leurs confrères en France. »

On a vu comment les maires de commune et de canton remplacèrent les percepteurs et les receveurs particuliers. Quant à l’assiette de l’impôt, elle fut singulièrement simplifiée. On maintenait l’impôt direct ; mais on remplaçait les contributions indirectes, le timbre et l’enregistrement par une prestation pécuniaire équivalant au produit de ces impôts pendant les années précédentes. En d’autres termes, les impôts indirects étaient supprimés, l’impôt direct doublé ou triplé. Le commerce du tabac, du sel et des cartes à jouer cessa d’être monopolisé par l’état. La manufacture de tabac à Nancy, en vertu d’une convention passée avec le prince royal, devint établissement municipal. La ville s’engageait à fournir par jour d’abord 30,000, plus tard 90,000 cigares à l’armée allemande ; elle pouvait livrer le reste à la consommation. Un point était resté obscur dans ce traité. La ville pourrait-elle s’attribuer le bénéfice de cette exploitation ? Le conseil municipal, à ce qu’il semble, l’avait ainsi compris ; il fut détrompé par l’administration des contributions, qui l’invita poliment à verser à la caisse du gouvernement une somme de 35,000 francs, montant présumé de ses bénéfices. On résista ; le 11 septembre, M. le steuer-rath Fleischhauer, en grand uniforme vert, vint sommer les conseillers d’opérer le versement. Il avait pris la précaution d’amener avec lui un serrurier avec une collection de fausses clefs, pour crocheter la caisse municipale. Elle était vide ; alors il déclara que les conseillers resteraient prisonniers dans la salle des délibérations jusqu’à ce qu’on se fût procuré la somme. Il ne se retira qu’après l’avoir reçue et soigneusement comptée.

Indépendamment de la première réquisition en argent s’élevant à 50,000 fr., d’amendes successives montant à près de 200,000 fr., de réquisitions en nature vraiment écrasantes, de logemens militaires perpétuels, du versement de ses profits sur le tabac, la contribution mensuelle de la seule ville de Nancy fut d’abord fixée à 91,000 francs ; mais, à partir du 1er janvier 1871, elle fut augmentée d’une capitation de 25 francs par habitant, et de plusieurs autres impositions, et arriva au chiffre de 327,000 francs par mois.

Une charge aussi lourde était celle des réquisitions en nature. Ce furent d’abord tous les chevaux de la ville que l’on dut amener, le 14 août, sur la grande place, pour que les officiers prussiens pussent faire leur choix. Le 17 août, à l’arrivée des Bavarois, il fallut recommencer cette exhibition ; mais les Allemands du sud furent très dépités en s’apercevant que leurs frères du nord avaient pris le meilleur. Le 18 août, on requit la carte d’état-major de la France que possédait la bibliothèque, et l’on somma la ville de livrer tout ce que les marchands avaient de cartes de France ou de cartes de Lorraine, sous peine de 200,000 francs d’amende. Sans parler de l’immense quantité de pain, vin, viande, café, épiceries de toute sorte, que pouvaient consommer journellement une garnison de 6,000 hommes et 15,000 ou 20,000 hommes de troupes de passage, on eut à meubler les locaux des diverses administrations, à garnir d’objets de toilette les boudoirs des officiers, à fournir à cette bureaucratie paperassière une quantité inappréciable de papier. Au palais du gouvernement, on ne se refusait rien : on réquisitionnait jusqu’à un verre en cristal, jusqu’à un valet de chambre, jusqu’à un tire-botte ! La ville eut à payer au mois de janvier, pour le compte de l’état-major, une note de 37,729 fr. 70 cent., que ces austères guerriers avaient consommés en moët de première qualité, perdreaux truffés et fine Champagne. Les malheureux conseillers, en permanence à l’hôtel de ville, étaient littéralement accablés de bons de réquisitions, d’explications en jargon semi-tudesque, ponctuées quelquefois par des cliquetis de sabre. Ici, il fallait un corbillard pour une ambulance ; là, une calèche pour un officier amateur de promenade. Il fallait tantôt faire courir chez l’épicier et tantôt chez le pharmacien. La ville devait non-seulement approvisionner ses huit ou dix ambulances, mais encore celles de Pont-à-Mousson et du pays messin. Elle avait à fournir jusqu’à la table du prince Frédéric-Charles, en son quartier général de Corny, Une réquisition du 30 septembre demande pour lui :

« Trois cuisseaux de veau, deux dos de veau, six poulardes, trois oies, cinq canards, trois dindes, un panier de choux-fleurs, des épinards, des petits pois (en septembre !), des haricots verts et blancs, deux pots de sardine, 10 kilogrammes de beurre, des fromages divers, un panier de concombres, huit melons, trente poires fondantes, vingt-cinq pêches, du raisin. »

Dans une autre, du 17 octobre, dominent au contraire le poivre, le gingembre, les clous de girofle, les noix muscades. Les réquisitions de vins de Champagne, de Bourgogne, de Bordeaux, « du vieux, du bien vieux, » abondaient aussi tantôt pour les tables d’état-major, tantôt pour les ambulances ; d’un seul coup, le 6 septembre, deux cents bouteilles et demie de Champagne pour l’ambulance de Gorze. Un infirmier, à qui l’on faisait observer que vingt—cinq bouteilles pour vingt-cinq malades, c’était peut-être beaucoup, répondait avec une ingénuité bien propre à désarmer la critique : « Ach ! il y a aussi le personâl. »

Nancy payait surtout en objets de luxe et de gastronomie ; les campagnes étaient obligées de fournir le blé, l’avoine, le fourrage, les chevaux, les voitures eL les voituriers : le tout, suivant la formule en usage, « payable par le vaincu. » Une amende considérable punissait même le simple retard. Lorsque les troupes allemandes, à la faveur de l’armistice, occupèrent au mois de février le canton de Lamarche dans les Vosges, que les francs-tireurs avaient jusqu’alors protégé, les officiers prussiens invoquèrent un article de leur code militaire en vertu duquel tout canton dont une seule commune a reçu la visite des soldats allemands est considéré comme occupé tout entier. Par application de ce principe, les communes de ce canton furent sommées de payer les réquisitions en retard. Seulement, comme les troupes allemandes n’avaient plus besoin d’avoine, les contributions en nature furent converties en contribution pécuniaire, et le quintal de grain évalué pour la circonstance à trois fois sa valeur vénale ; mais où parut surtout l’ingéniosité des officiers allemands, c’est à l’occasion des bois d’affûts trouvés à Toul dans les arsenaux de l’état. L’administration prussienne les mit en vente ; mais, ne trouvant pas d’acheteurs, elle en imposa l’acquisition à la ville. Une fois achetés, elle les mit en réquisition !

Il est encore impossible d’évaluer le montant de toutes ces charges pour la Lorraine : le travail se fait, et les résultats de cette nouvelle enquête agricole seront sans doute officiellement publiés. Qu’il suffise de savoir que la ville de Nancy a contracté plusieurs emprunts, s’élevant ensemble à plus de 4 millions 1/2. Un autre désagrément qu’entraînait le séjour dans les pays occupés, c’est que les habitans se trouvaient responsables de tout ce qui se faisait d’hostile à l’Allemagne non-seulement dans la France entière, mais jusque dans la mer Baltique. Quand M. de Fontanes, historien allemand, fut arrêté comme espion et conduit à l’île d’Oléron, M. de Bismarck exigea du gouvernement français la mise en liberté de ce « savant inoffensif ; » autrement un certain nombre de personnes d’égale condition seraient arrêtées comme otages dans les pays occupés et emmenées en Allemagne. Quand notre flotte cuirassée captura dans les parages du nord les navires marchands de l’Allemagne, les notables de la Lorraine et de la Champagne servirent d’otages pour les capitaines de vaisseau prisonniers, et le département de la Meurthe, en vertu d’un édit royal du 13 septembre, dut payer à lui seul 750,000 francs « comme indemnité pour les pertes éprouvées par les nationaux allemands en suite de leur expulsion du territoire français et de la capture des navires de commerce allemands par la flotte française. »

La réorganisation de l’administration proprement dite témoigne chez les fonctionnaires prussiens d’une activité remarquable. Tous les fonctionnaires français, ingénieurs, forestiers, percepteurs, contrôleurs, employés supérieurs des postes, des télégraphes, des chemins de fer, des travaux publics, avaient imité la magistrature, et refusé de reprendre leurs fonctions. À plusieurs reprisas, le marquis de Villers leur envoya des formules d’adhésion tout imprimées ; il leur déclara qu’il ne leur demandait « ni serment politique, ni renoncement à leurs sentimens nationaux, et qu’il se contenterait de l’assurance de ne pas être hostiles dans l’exercice de leurs fonctions à l’autorité qu’il représentait ; » il les adjura de « l’aider à faire le bien. » ils refusèrent même de donner des renseignemens, et réussirent pour la plupart à cacher leurs archives. L’autorité allemande, « péniblement émue de ce patriotisme mal entendu, » rejeta sur eux la responsabilité de l’interruption dans les services. Elle sévit contre ceux qui continuaient clandestinement leurs fonctions, et le 30 janvier fit condamner de ce chef MM. Hue et Chavannes, à la réquisition de M. Puggé, à 800 francs d’amende. Surtout elle se mit à l’œuvre avec un zèle étonnant. À peine arrivés à la gare de Nancy, les Allemands s’occupèrent d’explorer la voie à l’aide d’une mauvaise machine, oubliée par la compagnie de l’Est dans une gare secondaire. Le 21 août, neuf jours après l’entrée des quatre uhlans légendaires, la voie était complètement réparée, et un grand train, rempli de vivres, de munitions et de porte-brassards, arrivait d’Allemagne et entrait triomphalement à Nancy au milieu de la stupéfaction générale. Les lignes télégraphiques furent partout rétablies, et le général Chauvin fut placé à la tête de ce service. Le 8 septembre, le roi de Prusse ayant daigné ordonner que le service des postes fût repris dans les départemens français occupés, les habitans étaient autorisés à confier à la poste allemande des lettres ordinaires et chargées, des journaux, des imprimés, jusqu’à des échantillons de marchandises. Le prix du port était inférieur de 50 pour 100 au prix réglementaire français ; bientôt des estafettes et des hommes à pied permirent le rétablissement des communications avec les moindres villages de Lorraine.

On ne saurait compter la quantité de règlement et de circulaires émanés du commissaire civil et de ses préfets sur les précautions à prendre contre le typhus des bêtes à cornes, sur l’assistance des enfans pauvres, l’administration des asiles d’aliénés, la bonne tenue des registres de l’état civil, l’exploitation des canaux et des salines, le paiement régulier du traitement des instituteurs et institutrices, la vente des substances vénéneuses, etc. L’administration porta la sollicitude jusqu’à envoyer aux maires des modèles imprimés de bordereaux et l’adresse de l’imprimeur chargé d’éditer les registres de l’état civil. Les agens d’une puissance qui depuis Sedan ne nous faisait la guerre que pour la proie et le butin poussaient le culte de la morale privée jusqu’à insérer dans leur Moniteur les noms des personnes qui, ayant trouvé un porte-monnaie, l’avaient restitué à son propriétaire ou déposé à la préfecture !

III. modifier

Vers la fin de décembre, les esprits s’étaient aigris de part et d’autre. Le spectacle quotidien qu’offraient ces malheureux trains de prisonniers envenimait les haines. La police allemande apprenait qu’il y avait à Nancy des émissaires garibaldiens. Les arrestations se multipliaient. Un gendarme prussien alla un jour requérir un sergent de ville pour réprimer un tapage nocturne : à peine étaient ils sortis, le premier arrêtait le second. Le préfet entrait en personne dans les cafés pour surveiller l’arrestation des suspects. En janvier, il fut défendu aux habitans de paraître dans la rue après dix heures du soir. L’approche de Bourbaki exaspérait les colères et les frayeurs des Allemands. Enfin le dimanche 22 janvier, il se passa à 17 kilomètres de Nancy un drame qu’on pourrait trouver épouvantable, si cette guerre ne l’avait pas rendu presque banal. Environ 400 hommes de l’armée de Langres, en képis et capotes brunes, après avoir marché plusieurs heures dans les bois, étaient arrivés vers cinq heures du matin, par une sombre nuit d’hiver, au village et à la station de Fontenoy, situés près du pont du chemin de fer sur la Moselle. La sentinelle qui gardait le pont fut tuée, celle qui gardait la gare renversée d’un coup de crosse ; mais les coups de fusil firent manquer la surprise et réveillèrent les soldats du 57e de ligne prussien, qui se trouvaient cantonnés soit dans les maisons du village, soit dans la gare. On fit seulement prisonniers à la gare le sous-officier du poste, blotti derrière une porte, et un caporal caché sous une table ; sept autres soldats furent arrêtés dans le village ; les quarante et un autres s’échappèrent. Pendant qu’une partie des Français occupaient le pont et déblayaient les chambres de mine, le reste se répandit dans le village. Ils se montrèrent fort réservés, très sobres, donnèrent des soins tout fraternels à leur prisonnier blessé, évitèrent d’entrer chez les paysans pour ne pas les compromettre. À sept heures, une double détonation retentit : deux arches du pont de Fontenoy venaient de sauter ; la grande ligne de l’Est était coupée. Les Français, dans leur confiance naïve, crièrent en élevant leurs képis : Paris est sauvé ! Vive la France. Des femmes et des enfans du village crièrent : Vive Garibaldi ! À peine les auteurs de ce hardi coup de main avaient-ils disparu dans les profondeurs de la forêt de Haye que les Allemands arrivèrent sur le quai du chemin de fer. Un train qui venait de Nancy, prévenu à temps, s’arrêta. Les soldats se répandirent aussitôt par les rues du village, tirant des coups de fusil, brandissant les sabres, frappant et terrassant tout ce qu’ils rencontraient. Comme ils tremblaient de peur et de colère au seul nom de francs-tireurs, ils furent sans pitié pour ceux qu’ils regardaient comme leurs complices. L’autorité allemande, pour faire oublier d’atroces cruautés, a essayé de répandre le bruit qu’un soldat allemand avait eu le nez et les oreilles coupés. Elle a menti. En tout, dans cette affaire, il n’y eut qu’un mort, un blessé, neuf prisonniers, que les soldats français, avec cette générosité qui sera toujours inintelligible pour les maîtres de la Prusse, renvoyèrent le lendemain, sains et saufs, au commandant de Toul. Les Allemands furent cruels dans ce malheureux Fontenoy ; ils accablèrent les habitans de coups de crosse et de coups de sabre ; la femme du maire fut battue, traînée par les cheveux ; une jeune fille de dix-huit ans reçut, à ce que nous raconte un témoin, « autant de coups qu’elle en pouvait porter, » d’autres s’enfuirent au milieu des balles.

À huit heures apparaissait à Toul un détachement d’infanterie avec les ordres du commandant. Tous les habitans qu’on put saisir, hommes ou femmes, furent brutalement ramassés en un troupeau. Un pauvre vieillard de quatre-vingts ans, courbé en deux, voulut s’approcher de sa famille qu’on emmenait : un coup de fusil l’étendit mortellement blessé. Le maire, le chef de gare, le curé de Gondreville, qui était accouru pour s’interposer, furent arrêtés. Puis de nouvelles troupes, uhlans et Bavarois, arrivèrent de Nancy, et commencèrent à brûler : le premier jour toutes les auberges, la maison d’école, celle du maire, y passèrent. On enduisait les paillasses de pétrole ; on rejetait à coups de baïonnette les habitans dans leurs maisons enflammées Ils ne durent la vie qu’à l’existence de portes de derrière. Une vieille femme paralytique fut brûlée dans son lit. L’exécution devint bientôt une orgie. Les soldats étaient venus de Nancy avec leurs gourdes pleines d’eau-de-vie ; c’est toujours ainsi que s’y prend le despotisme pour obtenir des crimes. D’ailleurs les habitans, effarés, avaient cru humaniser leurs exécuteurs en leur versant à boire. Plusieurs prisonniers furent maltraités à tel point, qu’ils expirèrent à l’hôpital de Nancy.

Le lendemain, le surlendemain, l’incendie recommença ; le village fut brûlé à petit feu sous les yeux des habitans. Après les ordres du commandant de Toul vinrent ceux du gouverneur de Nancy, et comme celui-ci hésitait à consommer la ruine de ces pauvres masures, Versailles donna l’ordre de tout brûler. De cinquante-cinq maisons, cinq seulement, outre l’église, furent épargnées. Encore des officiers prussiens, amateurs de photographie, étant venus de Toul et ayant disposé leur objectif sur le théâtre de ce glorieux exploit, s’aperçurent que précisément l’une des maisons situées au premier plan était debout. Cela faisait mal dans le paysage, on éventra la maison, on creva le toit, on fit crouler les cheminées.

Les prisonniers, traînés à moitié morts jusqu’à Nancy, tombés entre les mains de M. Puggé, restèrent les uns huit, les autres vingt-cinq jours en prison. Les femmes, odieusement battues par ces guerriers chevaleresques, avaient été relâchées presque aussitôt. Les gamins aussi avaient été fort maltraités : les soldats ne leur pardonnaient pas d’avoir crié vive Garibaldi ! Un jeune homme qui accompagnait les Français s’attarda et fut pris. À dix pas, les Prussiens tirèrent et lui cassèrent une jambe, puis l’autre. Jeté sur une charrette, amené à une ambulance, il fut lancé, presque à coups de poing, sur un lit, et la double amputation fut faite aussitôt. Le chirurgien taillait et le juge questionnait. Les sœurs de charité et les blessés se cachaient le visage. Cela n’empêchera pas les autorités prussiennes de nous accuser de violations de la convention internationale. Ce malheureux s’appelait Contat.

L’administration allemande se glorifia de ce crime et proposa Fontenoy en exemple terrible à toute la Lorraine. C’est ainsi que fut traité Fontenoy-sur-Moselle. Même dans les principes si arbitraires du militarisme prussien, il n’y avait pas à ce traitement barbare l’ombre d’un prétexte. Les paysans ignoraient le projet de destruction du pont ; ils n’avaient ni appelé ni reçu les soldats français dans leurs maisons, et ne les avaient point aidés dans leur opération. Les prisonniers et les blessés prussiens, leurs hôtes si incommodes pendant si longtemps, avaient été bien traités. Enfin les soldats n’étaient pas des partisans, et agissaient dans toute la plénitude des droits de la guerre. Ce qu’il faut qu’on sache, c’est que ce fut l’ordre formel du roi Guillaume, du chancelier Bismarck, du stratégiste de Moltke, qui livra l’innocent village à l’incendie ; il faut qu’on sache que le premier décret que Guillaume ait signé comme empereur d’Allemagne, c’est la ruine de cent cinquante familles et une contribution de 10 millions frappée à titre d’amende sur les trois départemens de la Lorraine. Nous avons vu les ruines de Fontenoy trois mois après cette exécution. Rien n’avait été relevé ; toutes ces maisons ne présentaient plus que murailles noircies, monceaux de briques et de plâtras. Sur ces ruines, des pêchers en espaliers, aux rameaux roussis, s’obstinaient à verdir, à pousser des bourgeons, à promettre des fruits, à parler de printemps au milieu de cette désolation. Les habitans étaient revenus ; ils logeaient dans les caves, dans les chambres à four à demi écroulées, parmi ces pans de murs sans appui qu’un coup de vent pouvait jeter sur eux.

Il y a plus de deux cents ans que l’Allemagne conserve les ruines d’Heidelberg, bien que le feu du ciel ait plus fait pour la destruction du château que les boulets français, bien que la curiosité émue de nos touristes ait couvert ces vieux murs de pièces d’or. L’Allemagne y retrempe ses haines. Les Badois de Werder, lorsqu’ils brûlaient les villages franc-comtois, disaient que c’était pour venger Heidelberg : ces paysans croient que c’est arrivé hier. Et nous aussi, nous conserverons les ruines de Fontenoy ; elles valent bien celles d’un château princier, et témoignent d’un crime plus odieux. À Nancy, on fouilla de fond en comble la maison de M. l’ingénieur Varroy, aujourd’hui député de la Meurthe, alors attaché à l’armée de l’est, et que l’on soupçonnait d’avoir dirigé cette expédition. Restait à rétablir le pont. Le lendemain de l’explosion, on requit, dans les espèces d’ateliers nationaux que la ville avait établis pour fournir de l’ouvrage aux travailleurs, environ cinq cents ouvriers. Ils refusèrent de monter en wagon, et s’en revinrent chez eux en poussant des cris séditieux. Le préfet prussien fit alors paraitre un arrêté en vertu duquel tous les chantiers de la ville, toutes les manufactures particulières, tous les ateliers employant plus de dix ouvriers, étaient fermés jusqu’à ce que les cinq cents réfractaires se fussent soumis. Tout chef d’industrie qui persisterait à faire travailler serait frappé d’une amende de 10,000 à 50,000 francs par jour. La bourgeoisie était décidée à soutenir de son argent la patriotique résistance des ouvriers, lorsque le préfet, exaspéré, donna l’ordre d’afficher :

« M. le préfet de la Meurthe vient de faire au maire de Nancy l’injonction suivante :

« Si demain, mardi 24 janvier, à midi, cinq cents ouvriers des chantiers de la ville ne se trouvent pas à la gare, les surveillans d’abord, un certain nombre d’ouvriers ensuite, seront fusillés sur place.

« Nancy, le 23 janvier, quatre heures du soir. »

En même temps, il déclarait avoir reçu de M. de Moltke l’ordre de réprimer toute manifestation par les armes, et l’avis qu’il pouvait compter sur 10,000 hommes de renfort. Les ouvriers n’en opposèrent pas moins aux « injonctions » féroces de l’autorité prussienne une invincible force de résistance ; plus de la moitié manquèrent à l’appel. Le préfet s’en vengea sur les bourgeois. Le 27 janvier, comme les bras manquaient à Fontenoy, des soldats et des gendarmes cernèrent la place la plus fréquentée de Nancy, enlevèrent pêle-mêle ouvriers et bourgeois, juges et avocats, sous les yeux du préfet de la Meurthe, qui, en un coin de la place, surveillait l’opération ; puis on pénétra dans les magasins et les cafés du voisinage, et l’on emmena au hasard les consommateurs, les garçons, les commis, pour faire travailler au pont de Fontenoy. Enfin l’armistice fut signé et la période électorale fut ouverte. Les journaux reparurent avec une liberté relative ; il y eut des réunions publiques. L’autorité prussienne intervint pourtant une fois, menaçante, à propos des décrets d’exclusion de M. Gambetta.

L’armistice n’avait pas mis fin aux vexations. J’ai vu à Épinal, le 6 mars, un vieux paysan, notable de sa commune, que l’on obligeait à descendre du wagon et à monter sur la locomotive. À Nancy, le commandant des étapes, colonel Schartow, afficha le même jour un ordre à tout soldat français en uniforme de saluer les officiers et employés supérieurs allemands, à tout officier français de saluer l’officier ou l’employé allemand du grade supérieur. Les officiers prussiens étaient invités à veiller avec la dernière sévérité à l’exécution de cet ordre « en faisant arrêter immédiatement les contrevenans et en les amenant au poste le plus rapproché. » C’était donner carrière à l’insolence brutale trop ordinaire chez les officiers. Beaucoup de nos pauvres soldats revenaient de captivité ou rentraient en congé, ou sortaient à peine guéris des ambulances. Arrivant en ville, ils ignoraient l’ordre. Plusieurs furent brutalement empoignés, d’autres souffletés ; on vit battre et traîner au poste de pauvres soldats estropiés. L’un d’eux s’excusait de n’avoir pas salué, il avait perdu le bras à Gravelotte. Puis c’étaient des prisonniers que l’on tenait renfermés, on ne sait pourquoi, dans la caserne de la ville, nourris comme les Prussiens savent nourrir leurs prisonniers, détenus au milieu d’une ville française, sans communications avec leurs compatriotes et leurs parens. Le passage de l’empereur-roi à Nancy, au milieu des guirlandes de feuillage et des inscriptions triomphales élevées par ses soldats, amena le gouverneur à menacer de l’amende et de la prison tout négociant qui ce jour-là fermerait boutique.

Une autre affaire plus sérieuse qui traîna jusqu’à la conclusion définitive de la paix, c’est celle des contributions de Nancy. On avait cru, par suite de l’armistice, que la capitation de 25 francs serait supprimée, et que la contribution mensuelle serait réduite de 327,000 francs à l’ancien chiffre de 91,000. C’est la doctrine que M. le maire de Nancy exposa à M. le préfet de la Meurthe, en s’appuyant sur des textes de jurisconsultes allemands. Le préfet, tout en félicitant son subordonné français de ses connaissances en jurisprudence germanique, persista à maintenir le statu quo, et l’on en référa à M. de Bismarck. La réponse de ce dernier mérite d’être citée tout entière. Elle pose les bases d’un droit international nouveau, que l’empire allemand se croit peut-être appelé à faire prévaloir en Europe.

« Versailles, 7 février 1871.
« Monsieur le préfet,

« Je m’empresse de répondre à votre lettre du 4 février que l’armistice n’a renoncé en aucune façon aux impôts et contributions qui sont dus, et que l’exécution de nos ordres du 21 janvier ne se trouve modifiée en aucune façon.

« La seule modification pendant l’armistice est que l’exécution des mesures concernant l’incendie et la fusillade peut être précédée par l’envoi d’une garnison considérable, lorsqu’il y aura des troupes disponibles, ou par l’arrestation du maire et des notables.

« L’interprétation de l’armistice est tellement simple et hors de doute qu’il n’est pas nécessaire de s’entendre à ce sujet avec M. Jules Favre,

« Comte de Bismarck. »

Il fut donc bien établi que la ville aurait à payer le 6 mars les 326,807 francs du mois de février et 21,287 francs pour les six premiers jours du mois de mars. On ne paya pas. Alors, malgré la signature des préliminaires de paix, le 26 février une exécution militaire fut ordonnée, et chez les plus riches habitans, notamment chez les banquiers, des garnisons de quinze à vingt hommes furent établies. Le conseil municipal céda : il promit de verser la somme exigée, mais demanda un délai jusqu’au 15 mars, et s’occupa d’organiser un emprunt. Sur ces entrefaites, fut signée le 12 mars la convention de Rouen entre M. Pouyer-Quertier et M. Nostiz Wallwitz : l’article 8 portait, comme l’on sait, que les contributions arriérées ne seraient plus exigées des municipalités, mais que le gouvernement français en tiendrait compte au gouvernement prussien. Le conseil municipal de Nancy se fonda naturellement sur cet article 8 pour ne pas opérer le versement. On s’attira du gouverneur-général une lettre où l’ingéniosité des jurisconsultes de caserne s’était donné pleine carrière. Il prétendait que les conseillers municipaux, s’étant engagés à verser 347,000 francs le 15 mars, avaient changé le caractère de cette dette, qu’il ne s’agissait plus d’une contribution imposée à la ville, mais d’une obligation personnelle contractée par les conseillers en tant qu’individus, que cet engagement pris sur l’honneur devait être acquitté en tout état de cause. M. de Bonnin se laissait aller à écrire ces grossières insultes : « Ici encore se reproduit un fait si souvent constaté par nous chez vos compatriotes, à savoir : que, malgré la parole d’honneur engagée, parole sacrée pour toutes les nations et non sujette à équivoque, on est exposé à des déceptions. Je rappelle donc à vous, M. le maire, et au conseil municipal, la parole donnée, que d’autres éventualités ne peuvent avoir dégagée, et qui subsiste malgré la convention indiquée ci-dessus, et j’espère que, pour le 19 mars à 11 heures du matin, les sommes dues seront payées ;… sinon l’exécution recommencera contre les débiteurs personnels et de la façon la plus rigoureuse : il est évident que cette mesure entraînera des arrestations. »

En même temps, il menaçait la ville de faire valoir contre elle une créance de 900,000 francs, montant d’on ne sait quelles réquisitions en nature qui n’auraient pas été payées. Les mêmes faits se reproduisaient partout, jusque dans les plus petits bourgs et villages de la Lorraine. Enfin la fameuse convention de Rouen, annulée d’abord par M. de Fabrice, remise ensuite en vigueur, transporta au gouvernement français la dette que la ville de Nancy avait encore trouvé moyen de ne pas acquitter.

Le 28 mars, M. le gouverneur-général de Lorraine et M. le commissaire civil se démirent de leurs fonctions. Les pouvoirs militaires passaient au général d’infanterie von Zastrow ; les préfets prussiens restaient en fonctions en attendant les préfets français que le gouvernement de Versailles ne se pressait pas de nommer ; enfin à la même date paraissait le soixante-deuxième et dernier numéro du fameux Moniteur prussien. En annonçant la conclusion des préliminaires, le rédacteur de la triste feuille de Nancy, pris d’un étrange accès de tendresse, convie les deux peuples de France et d’Allemagne à se donner la main !

Alfred Rambaud.


  1. Voyez la Revue du 1er octobre 1870.