La Loi sur l’enseignement libre au Sénat

La loi sur l’enseignement secondaire libre au Sénat
Henri Wallon

Revue des Deux Mondes tome 20, 1904


LA LOI
SUR
L’ENSEIGNEMENT SECONDAIRE LIBRE
AU SÉNAT

La discussion de la loi sur l’enseignement secondaire libre a eu dans le Sénat des péripéties bien étranges, bien imprévues, et qu’il n’est pas sans intérêt de signaler.

M. Béraud, avec 90 de ses collègues, avait présenté une proposition de loi qui supprimait ce qui restait de la loi Falloux et rétablissait, en fait, le monopole universitaire : « Le chapitre premier du titre III de la loi du 15 mars 1850 sur l’enseignement est abrogé. Aucun établissement d’enseignement secondaire privé ne pourra se fonder qu’en vertu d’une loi. » (3 novembre 1901.)

Pour la combattre, j’y opposai un contre-projet qui n’était autre que le texte même de la Constitution de 1848 :

« L’enseignement est libre. — La liberté de l’enseignement s’exerce selon les conditions de capacité et de moralité déterminées par les lois et sous la surveillance de l’État. — Cette surveillance s’étend à tous les établissemens d’éducation et d’enseignement, sans aucune exception. »

Postérieurement (6 novembre 1902), le ministre de l’Instruction publique, M. Chaumié, déposa un projet de loi portant :

« Tout Français, âgé de vingt-cinq ans au moins et n’ayant encouru aucune des incapacités prévues par la présente loi, peut ouvrir un établissement privé d’enseignement secondaire aux conditions suivantes… »

La commission, à laquelle ces divers textes furent successivement renvoyés, adopta la proposition Béraud, substituant à l’autorisation par une loi l’autorisation spéciale par décret rendu après avis du Conseil supérieur de l’Instruction publique.

La discussion générale s’ouvrit le 5 novembre 1903. Deux orateurs occupèrent la séance : M. Charles Dupuy, qui accordait la liberté à des conditions modérées, et M. Béraud, l’auteur du projet qui, par le fait, maintenait le monopole : le premier traitant l’enseignement libre en émule, en auxiliaire ; le second, en ennemi. Dans la séance suivante (6 novembre), les opinions se rangèrent sous ces deux bannières : MM. Maxime Lecomte et Lintilhac dans le sens de M. Béraud, M. Vidal de Saint-Urbain dans celui de M. Charles Dupuy. Le ministre de l’Instruction publique, M. Chaumié, se prononça nettement pour la liberté contre le monopole. Le rapporteur de la commission, M. Thézard, n’était guère pour la liberté : il était surtout contre les congrégations ; il le prouva par un grand discours qu’il prononça dans la séance du 10 novembre, mais il eut un vigoureux adversaire dans M. Ponthier de Chamaillard, qui reprit la défense de la liberté, avec MM. de Marcère et de Blois. Nul n’était plus que le comte de Blois qualifié pour défendre l’œuvre de M. de Falloux. Au moment où la discussion générale allait finir, un sénateur du Nord, qui a toute l’ardeur des hommes du Midi, se précipita à la tribune ; il y apportait un contre-projet qui surpassait de beaucoup tout ce qu’on avait proposé jusque-là. Il s’étonnait du calme que l’on gardait ; on ne voit donc pas le péril : « Il a suffi à cette abominable loi Falloux de cinquante ans pour creuser un abîme entre les citoyens, pour opposer face à face deux clans, pis que cela, deux races, etc. » — Qu’est-ce donc ? Quel remède apporte-t-il par son contre-projet ? — Il va le dire :

« Adopter dans son intégrité le projet de loi présenté au nom du gouvernement, sous l’unique modification ci-après : Article premier. Remplacer le texte « c) La déclaration qu’il n’appartient pas à une congrégation non autorisée, » par cet autre texte « c). La déclaration qu’il n’a point prononcé de vœux d’obéissance ou de célibat. »

Les questions se pressent :

« Est-ce que l’interdiction d’enseigner s’appliquera aux prêtres séculiers ? » — « Absolument. » Et, se reprenant : « Elle ne s’applique pas aux prêtres séculiers en tant que prêtres, mais elle s’applique à ceux qui auront prêté le vœu d’obéissance ou de célibat. Si les prêtres séculiers n’ont pas prêté ces vœux, ils pourront enseigner ; sinon, non. »

Le président coupe court à ces questions et à ces réponses en disant que le prétendu contre-projet est un amendement et qu’il sera discuté en son lieu. M. Clemenceau insiste pourtant pour que l’on ait sur cet amendement l’avis du gouvernement avant que l’on vote, mais le président s’en tient au règlement et met aux voix la clôture de la discussion générale, qui est prononcée.

Le surlendemain 12 novembre, on devait commencer par la discussion des contre-projets, mais le président du Conseil n’avait pas voulu laisser plus longtemps l’opinion publique incertaine :

« Le conseil des ministres, dit-il, s’est saisi de la question dans sa réunion de ce matin, le gouvernement accepte en principe les deux idées maîtresses dont l’amendement s’inspire.

« M. Girard vise évidemment deux catégories de personnes : les membres des congrégations religieuses et les membres des clergés qui font des vœux de célibat ou d’obéissance ; mais la formule qu’il emploie ne nous semble pas juridiquement acceptable. »

Et il promit de déposer un projet de loi qui y pourvoirait sur des bases plus larges avant la fin de la session extraordinaire qui allait se terminer. — Il n’a que trop bien tenu parole ; on le discute actuellement à la Chambre.

On passa donc aux contre-projets ; le premier à discuter était le mien. Je dis le mien, et il ne contenait pas un seul mot de moi : c’était le texte même de la Constitution de 1848, le préambule nécessaire et le principe dominant d’une loi sur la liberté de l’enseignement. Je n’étais pas fâché de voir si les républicains de 1848 seraient reniés par les républicains du XXe siècle ; mais le ministre, ayant dit que le projet du gouvernement n’y contredisait pas, ajoutait :

« L’honorable M. Wallon propose de déclarer que l’enseignement est libre ; or, le projet du gouvernement le dit : « Tout Français, sous des conditions déterminées, pourra ouvrir une école. » C’est donc dans le projet du gouvernement, comme dans la proposition de M. Wallon, la liberté de l’enseignement. »

Je déclarai que je retirais ma proposition, me réservant d’en demander, à la seconde lecture, l’inscription en tête de cette loi de liberté, comme un hommage à ceux qui en avaient posé le principe.

M. Legrand, qui avait déposé un amendement analogue au mien, l’ayant aussi retiré, on en revint à la loi.

L’article premier de la proposition Béraud, abolissant ce qui restait de la loi Falloux, était le dernier du projet du gouvernement, selon l’usage de ne déclarer une loi abolie qu’après avoir arrêté les articles de celle qui la remplace ; et M. Legrand demandait qu’on suivît cet ordre. Mais le rapporteur déclara que la commission insistait pour garder en tête son article, tenant à l’honneur d’abolir tout d’abord la loi Falloux ; et le ministre céda sans difficulté sur ce point : il allait prendre sa revanche.

L’article premier de la commission gardant la première place, le président, au début de la séance du 17, mit en discussion son article 2, qui modifiait un peu l’article 2 de la proposition Béraud, comme rétablissant, sous une autre forme, le monopole : article combattu par le ministre de l’Instruction publique au nom de la liberté. Il donna heu à une grande joute oratoire entre M. de Lamarzelle et M. Clemenceau, discussion qui se continua avec le rapporteur dans la séance du 19, et qui, sur une nouvelle intervention du ministre, aboutit au rejet du monopole par 192 voix contre 60. On revint ainsi à l’article premier du projet du gouvernement devenu l’article 2 de la loi : liberté d’ouvrir un établissement d’enseignement secondaire, à des conditions déterminées ; on en vota le principe et les cinq premières conditions. À la sixième : « c) La déclaration qu’il n’appartient pas à une congrégation non autorisée, » se rattachait l’amendement de M. Girard ; il le retira, M. Maxime Lecomte le reprit, mais pour l’ajourner lui-même. Nos deux honorables collègues s’effaçaient pour laisser le champ libre à un amendement qui venait d’être distribué au nom de M. Delpech.

Cet amendement se bornait à supprimer dans le texte les mots non autorisée ; mais, ces deux mots retranchés, il n’avait plus de limite : « La déclaration qu’il n’appartient pas à une congrégation. » Autorisées ou non, toutes les congrégations se trouvaient donc frappées.

L’amendement n’avait été distribué qu’à l’ouverture de la séance, la commission n’avait donc pu en délibérer. M. de Sal le dit et promit qu’elle le ferait pour la séance du lendemain jeudi. Plusieurs demandent mardi, mais le président du Conseil, prenant la parole :

« La commission, dit-il, n’a été saisie qu’au début de la séance de l’amendement de M. Delpech, je m’explique très bien qu’elle n’ait pu en délibérer. Mais elle peut se rappeler que, lorsque j’ai eu l’honneur de paraître devant elle, je lui ai déclaré, et je renouvelle cette déclaration au nom du Gouvernement, que nous accepterions la suppression des mots « non autorisée. »

Cette déclaration simplifiait beaucoup le débat. On avait demandé la remise de la discussion au mardi de la semaine suivante, on s’empressa de la réclamer pour le lendemain ; et, le lendemain 20 novembre, en effet, le rapporteur de la commission, montant, dès l’ouverture, à la tribune, fit savoir qu’elle acceptait, à la majorité de neuf voix contre cinq, l’amendement. Ce fut M. Maxime Lecomte qui lui succéda : aucun membre de la droite ne s’était présenté. « Je serais très heureux, dit-il, d’enfoncer une porte ouverte. » Il fit du reste comme si elle ne l’était pas, citant Leibnitz (on a beaucoup cité les philosophes dans cette discussion), Leibnitz disant : « La liberté n’est pas due à ceux qui ne veulent s’en servir que pour enseigner à haïr toutes les libertés, » maxime professée et pratiquée par les Jacobins de 1793, qui l’entendaient des libertés à eux : « L’Église s’est mise hors la liberté, parce qu’elle s’est mise hors le droit commun. » Il se déclarait d’ailleurs partisan, défenseur même de la liberté religieuse, et il ajoutait qu’il voterait l’amendement Delpech.

Ce n’était pas non plus un adversaire de M. Delpech, ce fut M. Combes lui-même qui lui succéda à la tribune pour motiver sa déclaration ; et, quand il eut regagné son banc, on eut l’explication du silence de la droite : M. Waldeck-Rousseau demanda la parole.

Tout le monde a lu le discours de M. Waldeck-Rousseau, et l’on n’a pas oublié comment, sans rien répudier de sa loi du 1er juillet 1901, il avait imputé les difficultés, les résistances qu’elle avait rencontrées à l’application qui en avait été faite : La loi nouvelle, avec la modification considérable que l’amendement accepté par le gouvernement y apportait, en soulèverait bien d’autres ! On a lu aussi le discours de M. Clemenceau, disant à M. Waldeck-Rousseau : « Si votre loi était bonne et qu’elle ait été mal appliquée, pourquoi n’avez-vous pas gardé le soin de l’appliquer vous-même ? » Et M. Waldeck-Rousseau n’a pas répondu.

On alla aux voix sur l’amendement. Le mode de votation eut bien son originalité ; c’était un vote à qui perd gagne, fondé sur ce principe qu’on ne vote pas une négation. L’article du gouvernement portait la déclaration qu’il n’appartient pas à une congrégation non autorisée ; l’amendement demandait la suppression des deux mots : non autorisée. Les deux textes avaient donc une partie commune : on la tint pour votée et l’on mit aux voix les deux mots : non autorisée, qui restaient en suspens. Le scrutin donna, pour les deux mots, 136 voix contre 147. Le Sénat ne les avait donc pas adoptés, et l’amendement de M. Delpech triomphait à la majorité de 11 voix. Si M. Waldeck-Rousseau avait répondu à M. Clemenceau, le texte du gouvernement aurait-il conquis les 11 voix qui assuraient la victoire à l’amendement Delpech ? C’est bien possible, mais il ne faut pas perdre de vue ceci : M. Delpech, avec son grand patronage du dehors, avait pour lui non plus seulement M. Clemenceau, mais M. Combes, et la commission était en majorité dans l’esprit de l’amendement.

À la séance suivante (24 novembre), il y eut encore une vive discussion sur une autre condition inscrite dans l’article 2, celle du certificat d’aptitude délivré d’après un règlement à faire, et, à ce titre, fort justement suspect. MM. Charles Riou, Le Provost de Launay, de Lamarzelle, l’amiral de Cuverville prirent leur part à l’attaque ; après quoi, M. Prevet, précis, net et fort comme à l’ordinaire, parla contre l’ensemble de l’article 2, qui fut voté par 174 voix contre 77. Après ce vote et dans la même journée, tous les autres articles, du troisième au vingt-quatrième, furent votés sans un arrêt sérieux, sauf un discours de M. de Lamarzelle sur l’article 12, relatif à l’inspection. Les adversaires de la loi semblaient n’y plus prendre intérêt. L’amiral de Cuver-ville était pourtant toujours là, vigilant comme il l’était jadis, officier de marine sur son banc de quart. Quand il s’agit de passer à une seconde délibération, il demanda la parole pour expliquer son vote, qui n’était pas douteux. Le passage fut voté par 196 voix contre 43. Un grand nombre, à l’exemple de M. Gourju, qui s’en était expliqué, s’abstinrent aussi, attendant la seconde délibération avant de se prononcer pour ou contre la loi (24 novembre).

La seconde délibération ne commença que le 9 février 1904. Quel en devait être le résultat ? Tout dépendait de ce qui serait voté définitivement sur l’amendement de M. Delpech ; et cela ne devait pas tarder. La commission, tout imbue de l’amendement Delpech, n’avait pas perdu de temps pour achever de remanier dans ce sens le texte de la loi. Elle venait de faire distribuer un rapport supplémentaire avec une annexe à ce rapport, intitulée : Nouvelle rédaction de la commission, du 4 février 1904, qui contenait tout ce remaniement[1].

M. de Lamarzelle, appelé à prendre la parole sur l’article premier, put se croire en droit de rentrer dans la discussion générale et il le fit avec son éloquence ordinaire, en s’attachant surtout aux salutaires effets de la loi Falloux, que l’article premier supprimait, et en combattant ainsi du même coup l’amendement Delpech, qui supprimait spécialement l’enseignement congréganiste. La chose était si bien comprise que M. Beaupin, un des quatre-vingt-dix co-signataires de la proposition Béraud, qui avait été rejetée à une si grande majorité en première lecture, se déclara satisfait et disposé à voter, sous sa forme nouvelle, le projet de loi du gouvernement (9 février). Le vote sur l’article premier (abolition de la loi Falloux), ajourné au lendemain, fut donc voté à une grande majorité, et le président appela comme paragraphe additionnel mon contre-projet : « L’enseignement secondaire est libre, » ce qui eût été tout le contraire de ce qu’on venait de voter. Je fis observer que j’avais demandé l’inscription de cette déclaration en tête de la loi quand le projet que l’on discutait en première lecture était le texte primitif du gouvernement dont l’article premier était devenu l’article 2 ; et le rapporteur m’en disconvint pas, reconnaissant qu’on ne pourrait le voter sans en faire argument « contre certaines des dispositions du projet voté en première délibération. » J’en pris acte à mon tour, comme d’un aveu qu’il y avait dans le nouveau projet du gouvernement « des choses contraires à la Liberté ; et cela me suffit, » ajoutai-je ; ce qui n’empêcha pas de mettre mon amendement aux voix sur une demande de scrutin, signée en tête par M. Clemenceau ; et l’article obtint encore 98 voix contre 164 (11 février). Le scrutin, demandé par la gauche, prouvait que, sur les 262 votans, il y avait 164 républicains répudiant la Liberté votée par les représentans de 1848.

On arrivait à l’article 2, qui fut voté sans opposition jusqu’à la condition transformée par l’amendement de M. Delpech. Mais M. Waldeck-Rousseau, retenu loin de Paris par la maladie, n’était plus là pour prendre sa revanche sur M. Clemenceau, et, malgré les efforts de M. Ponthier de Chamaillard et de M. de Las Cases, sénateur tout nouvellement élu dans la Lozère et qui se montra pour son début orateur de premier ordre, l’amendement Delpech fut maintenu et l’article 2 voté dans son ensemble (séance du 12 février). Dès ce moment, sauf quelques modifications acceptées par la commission, le vote de la loi ne fut plus qu’une affaire d’enregistrement.

Je m’accuse d’avoir proposé, en vue d’améliorer certains articles, quelques légères retouches ; c’était la faute de mon éducation trop universitaire. Mais à quoi bon ? puisque, depuis le vote de l’amendement Delpech, j’étais résolu à repousser la loi. J’avais signalé en première lecture l’incorrection du mot privé, employé dans quelques amendemens à la place du mot libre ; mais il se trouvait dans un premier article déjà voté, ce qui me forçait d’ajourner à la seconde lecture mon amendement et ses raisons. Les raisons, les voici : le mot libre était déjà dans le titre du projet de loi du Gouvernement et dans celui du rapport de la commission ; il était aussi çà et là dans l’exposé des motifs du projet comme dans le texte du rapport ; il était maintenu dans les titres du projet de loi rectifié et du rapport supplémentaire. Pourquoi n’était-il pas dans le dispositif de la loi ; pourquoi ne pas l’y mettre, puisqu’il est d’un usage commun ? Quant au mot privé, il est de deux natures, adjectif et participe ; et il a deux sens : voyez le Dictionnaire de l’Académie. Adjectif, le mot privé veut dire particulier : conseil privé, vie privée, et, je ne le conteste pas, enseignement privé. Participe, privé de signifie dépourvu de. Or, dans les articles où il était employé en cette forme, il donnait lieu aux quiproquos les plus étranges. Ainsi, article 8, on trouve « des établissemens privés de garçons » ; article 9, « des établissemens privés de jeunes filles » ; articles 2 et 12, ce sont « des établissemens privés d’enseignement secondaire », et, dans l’article 12, il est dit spécialement que le ministre de l’Instruction publique doit faire « visiter, au moins une fois par an, les établissemens privés d’enseignement », c’est-à-dire dépourvus d’enseignement secondaire. Et j’ajoutais : « Si la commission n’admet pas, comme je le demande, la substitution du mot libre au mot privé dans le texte, qu’elle substitue alors elle-même, dans le litre, au mot libre, le mot privé, avec une simple addition : privé de liberté.

Le Journal officiel constate que l’on a ri (sourires à droite… nouveaux rires approbatifs sur les mêmes bancs) ; mais le Bloc n’a pas remué, elle vote le constate : l’amendement a été repoussé par 182 voix contre 72.

La liberté d’enseignement avait donc eu bien des vicissitudes avant d’arriver à son terme. Après avoir aboli ce qui restait de la loi Falloux, en votant l’article premier de la proposition Béraud, accepté par la commission, le Sénat, malgré cette même commission, avait condamné le monopole en rejetant l’article 2 de la même proposition. Prenant dès lors le projet du gouvernement pour base, allait-il rétablir la liberté dans des conditions définies ? Il avait adopté le principe, on discutait ces conditions comprises avec le principe même dans le premier article du Gouvernement. Parmi ces conditions, il y en avait une qui refusait le bénéfice de la loi aux membres des congrégations non autorisées. Ce fut le point où la phalange Béraud compta bien prendre sa revanche par l’amendement Delpech ; l’amendement, soutenu par de hautes influences, fut voté à 11 voix de majorité. Cette faible majorité n’en décida pas moins du sort de la loi tout entière. Tous les articles, depuis l’article premier du gouvernement, devenu l’article 2 de la loi, furent votés dans la même journée. Rien n’était à regagner avant la seconde lecture, où l’amendement Delpech allait revenir ; mais M. Waldeck-Rousseau n’était plus là ; malgré l’éloquence de nos orateurs, l’amendement Delpech fut maintenu à une majorité plus grande (178 contre 79), et tout le reste suivit jusqu’au vote final (23 février, 181 contre 95).

Ce n’était pas une loi Falloux, ce n’était plus une loi Chaumié : c’était la loi Delpech, c’était la loi Combes. Dans l’exposé des motifs d’une loi que, ministre de l’Instruction publique, M. Combes présentait à la Chambre des députés le 4 février 1896, il parlait avec dédain de ceux qui se proposaient « de supprimer la liberté de l’enseignement en reconstituant un monopole pour jamais disparu » ; et voici que le monopole allait reparaître sous sa toute-puissante présidence. Il s’était montré favorable à l’amendement Delpech, qui préparait l’échec sur un point essentiel de la loi présentée par lui-même de concert avec le ministre, étonné sans doute alors de cette défection. Il l’avait voté ; il s’était prêté à la transformation du projet primitif dans cet esprit et la consacrait dans le vote final de la loi par son propre suffrage.

Avant cette conclusion, plusieurs voulurent expliquer leur vote : l’amiral de Cuverville, le vicomte de Montfort, M. Prevet, M. de Lamarzelle, M. Bérenger. J’avais dit moi-même, de ma place : « Cette loi, conçue par le ministre dans une pensée de conciliation, a abouti, vous savez sous quelle influence, à une loi de combat et de destruction. C’est pourquoi je la repousse. »

Après mes nombreux échecs dans la discussion, j’avais eu pourtant un succès posthume. Le président avait dit :

« Avant de donner la parole à ceux de nos collègues qui ont à présenter des considérations sur l’ensemble, j’ai à faire connaître que la commission a fait remarquer avec juste raison qu’il y a lieu de remplacer, dans le titre même de la loi, l’expression « enseignement secondaire libre par celle d’ « enseignement secondaire privé, » qui figure, à l’exclusion de toute autre, dans le texte même des articles.

« Il n’y a pas d’opposition ?…

« La rectification sera faite. »

Et M. Bérenger : « La commission est sincère ; elle qualifie elle-même son œuvre ! »

Appeler la loi qui venait d’être votée loi sur l’enseignement secondaire libre, c’était en effet un trop criant mensonge. Avec l’addition que j’avais proposée, le titre, accepté par la commission, était devenu une épitaphe : Loi SUR L’ENSEIGNEMENT SECONDAIRE PRIVE — DE LIBERTE.


HENRI WALLON.

Le Directeur-Gérant, F. BRUNETIERE.


  1. Le texte de ces deux pièces porte en tête : « Annexe au procès-verbal de la séance du 15 décembre 1903. »