Amyot (p. 398-410).

XXXVI.

Le dernier refuge.

Il nous faut à présent retourner auprès du Cèdre-Rouge.

Lorsque le squatter avait entendu les cris des Peaux Rouges et qu’il avait vu briller dans le lointain la lueur rougeâtre des torches à travers les arbres, dans le premier moment il s’était cru perdu, et, cachant sa tête dans ses mains avec désespoir, il s’était affaissé sur lui-même et serait tombé sur le sol, si Fray Ambrosio ne l’avait, heureusement pour lui, retenu à temps.

— Demonios ! s’écria le moine. Prenez garde, compadre, les gestes sont dangereux ici.

Mais le découragement du bandit n’avait eu que la durée de l’éclair, presque aussitôt il s’était redressé aussi fier, aussi intrépide qu’auparavant, en s’écriant d’une voix ferme :

— J’échapperai !

— Bien, compadre, voilà qui est bravement parlé, dit le moine ; mais il faut agir.

— En avant ! hurla le squatter.

— Comment, en avant ! fit le moine avec un geste d’épouvante ; mais en avant, c’est le camp des Peaux Rouges.

— En avant ! vous dis-je.

— En avant donc, et que le diable nous protège ! murmura Fray Ambrosio.

Le squatter, ainsi qu’il l’avait dit, marchait résolument sur le camp.

Bientôt ils se retrouvèrent à l’endroit où ils avaient descendu un lasso à Nathan et qu’ils avaient quitté, dans leur premier mouvement d’épouvante, pour se mettre en retraite.

Arrivé là, le squatter écarta le feuillage et regarda.

Tout le camp était en rumeur ; on voyait les Indiens courir çà et là dans toutes les directions.

— Oh ! murmura le Cèdre-Rouge, j’espérais que ces démons se lanceraient tous à notre poursuite ; il est impossible de traverser là.

— Il n’y faut pas songer, dit Nathan, nous serions perdus sans rémission.

— Prenons un parti, murmura le moine.

Ellen, accablée de fatigue, s’était assise sur une branche.

Son père lui jeta un regard désespéré.

— Pauvre enfant ! dit-il d’une voix basse et entrecoupée ; tant souffrir !

— Ne songez pas à moi, mon père, reprit-elle, sauvez-vous ; abandonnez-moi ici.

— T’abandonner ! s’écria-t-il avec rage, jamais ! dussé-je mourir ! non, non ! je te sauverai !

— Que puis-je craindre de ces hommes auxquels je n’ai jamais fait de mal, reprit-elle ; ils auront pitié de ma faiblesse.

Le Cèdre-Rouge poussa un ricanement ironique.

— Demande aux jaguars s’ils ont pitié des antilopes, dit-il ; tu ne connais pas les sauvages, pauvre enfant ! Ils te tueraient en te torturant avec une joie féroce.

Ellen soupira et baissa la tête sans répondre.

— Le temps se passe ; prenons un parti, répéta Fray Ambrosio.

— Allez au diable ! lui dit brutalement le squatter, vous êtes mon mauvais génie.

— Que les hommes sont ingrats ! fit le moine avec ironie en levant hypocritement les yeux au ciel ; moi qui suis votre ami le plus cher !

— Assez !… dit le Cèdre-Rouge avec force ; nous ne pouvons rester ici plus longtemps, retournons sur nos pas.

— Encore ?

— Connaissez-vous un autre chemin, démon ?

Ils reculèrent.

— Où est Nathan ? demanda tout à coup le squatter ; est-ce qu’il s’est laissé choir ?

— Pas si bête, fit le jeune homme en riant, mais j’ai changé de costume.

Il écarta les feuilles qui le cachaient ; ses compagnons poussèrent un cri d’étonnement.

Nathan était recouvert d’une peau d’ours, moins la tête qu’il portait à la main.

— Oh ! oh ! fit le Cèdre-Rouge, voilà une heureuse trouvaille ; où as-tu volé cela, garçon ?

— Je n’ai eu que la peine de la décrocher de la branche où on l’avait mise à sécher.

— Conserve-la avec soin, car peut-être avant peu nous servira-t-elle.

— C’est ce que j’ai pensé.

— Allons, partons.

Au bout de quelques pas le squatter s’arrêta, étendit le bras pour avertir ses compagnons, et écouta.

Après deux ou trois minutes, il se retourna vers ses compagnons, et, se penchant vers eux, il leur dit d’une voix faible comme un souffle :

— La retraite nous est coupée, on marche dans les arbres, j’ai entendu craquer les branches et un froissement de feuilles.

Ils se regardèrent avec épouvante.

— Ne désespérons pas, reprit-il vivement, tout n’est pas perdu encore ; montons plus haut et jetons-nous de côté, jusqu’à ce qu’ils soient passés ; pendant ce temps Nathan les amusera ; les Comanches ne font pas ordinairement de mal aux ours, avec lesquels ils se prétendent parents.

Personne ne fit d’objection.

Sutter s’élança le premier, le moine le suivit.

Ellen regarda son père avec tristesse.

— Je ne puis pas, dit-elle.

— Je te répète que je te sauverai, enfant, dit-il avec un accent de tendresse impossible à rendre.

Il prit la jeune fille dans ses bras nerveux, la plaça doucement sur ses épaules.

— Tiens-toi bien, murmura-t-il à voix basse, et surtout ne crains rien.

Alors, avec une dextérité et une force centuplée par l’amour paternel, le bandit s’accrocha d’une main aux branches placées au-dessus de sa tête et disparut dans le feuillage en disant à son fils :

— À toi, Nathan ! joue bien ton rôle, garçon ; notre salut dépend de toi.

— Soyez tranquille, vieux, répondit le jeune homme en se coiffant de la tête de l’ours, je ne suis pas plus bête qu’un Indien ; ils vont me prendre pour leur parent.

On sait ce qui était arrivé, comment cette ruse, qui d’abord avait si bien réussi, avait été déjouée par Curumilla.

En voyant tomber son fils, le squatter avait eu un moment de rage aveugle et avait épaulé son rifle en couchant en joue l’Indien.

Heureusement le moine s’était assez à temps aperçu de ce geste imprudent pour l’arrêter.

— Que faites-vous ? s’écria-t-il en relevant le canon de l’arme ; vous perdez votre fille.

— C’est vrai, murmura le squatter.

Ellen, par un hasard extraordinaire, n’avait rien vu ; sans cela il est probable que la mort de son frère lui aurait arraché un cri de douleur qui aurait dénoncé ses compagnons.

— Oh ! fit le Cèdre-Rouge, encore ce démon de Français avec son Araucan maudit ! eux seuls pouvaient me vaincre.

Les fugitifs demeurèrent pendant une heure dans des transes terribles sans oser bouger, de crainte d’être découverts.

Ils étaient si près de ceux qui les poursuivaient, qu’ils entendaient distinctement ce qu’ils disaient.

Enfin peu à peu les voix s’éloignèrent, les torches s’éteignirent, et tout rentra dans le silence.

— Ouf ! fit le moine, ils sont partis.

— Pas tous, répondit le squatter ; n’avez-vous pas entendu ce Valentin damné ?

— C’est vrai, notre retraite est toujours coupée.

— Ne désespérons pas encore ; provisoirement nous n’avons rien à redouter ici ; reposez-vous quelques instants, pendant que j’irai à la découverte.

— Hum ! murmura Fray Ambrosio ; pourquoi ne pas aller tous ensemble ? ce serait, je crois, plus prudent.

Le Cèdre-Rouge rit avec amertume.

— Écoutez, compadre, dit-il au moine en lui prenant le bras qu’il serra comme dans un étau : vous vous méfiez de moi et vous avez tort ; j’ai voulu vous abandonner, je l’avoue, mais à présent je ne le veux plus, nous périrons ou nous nous sauverons ensemble.

— Oh ! oh ! parlez-vous sérieusement, compadre ?

— Oui, car sur les folles promesses d’un prêtre, j’avais résolu de m’amender, j’avais changé de vie et je menais une existence paisible, sans nuire à personne et en travaillant honnêtement ; les hommes que j’avais voulu oublier se sont souvenus de moi pour se venger ; sans tenir compte de mes efforts et de mon repentir, ils ont incendié mon misérable jacal, tué mon fils ; maintenant ils me traquent comme une bête féroce, les vieux instincts se réveillent en moi, le levain mauvais qui dormait au fond de mon cœur fermente de nouveau. C’est une guerre à mort qu’ils me déclarent : eh bien ! vive Dieu ! je l’accepte et je la leur ferai sans pitié, sans trêve ni merci, sans leur demander, s’ils s’emparent de moi, plus de grâce que je ne leur en ferai s’ils tombent entre mes mains. Qu’ils prennent garde, by God ! je suis le Cèdre-Rouge ! celui que les Indiens ont surnommé le mangeur d’hommes, et je leur dévorerai le cœur ! Ainsi, à présent, soyez tranquille, moine, nous ne nous quitterons plus ; vous êtes ma conscience, nous sommes inséparables.

Le squatter prononça ces atroces paroles avec un tel accent de rage et de haine que le moine comprit qu’il dirait bien réellement la vérité et que définitivement les instincts mauvais avaient pris le dessus.

Un hideux sourire de joie plissa ses lèvres.

— Allez, compadre, dit-il, allez à la découverte, nous vous attendons ici.

Le squatter s’éloigna.

Pendant son absence, pas une parole ne fut prononcée entre les trois interlocuteurs ; Sutter dormait, le moine pensait, Ellen pleurait.

La pauvre enfant avait entendu avec une douleur mêlée d’épouvante l’atroce profession de foi de son père ; elle avait alors mesuré l’épouvantable profondeur de l’abîme dans lequel elle venait subitement de rouler, car cette détermination du Cèdre-Rouge la séparait à jamais de la société et la condamnait à mener toute sa vie une existence de déboire et de larmes.

Après une heure d’absence environ, le Cèdre-Rouge reparut.

L’expression de son visage était joyeuse.

— Eh bien ? lui demanda anxieusement le moine.

— Bonnes nouvelles ! répondit-il ; j’ai découvert un refuge où je défie les plus fins limiers de la prairie de me dépister.

— Bien loin ?

— À deux pas d’ici.

— Si près ?

— C’est ce qui fera notre sécurité : jamais nos ennemis ne supposeront que nous ayons eu l’audace de nous cacher aussi près d’eux.

— C’est juste ; il faut nous y rendre alors.

— Quand il vous plaira.

— Tout de suite.

Le Cèdre-Rouge n’avait pas menti, il avait effectivement découvert un refuge qui offrait toutes les garanties de sécurité désirables ; si nous-mêmes, dans les prairies du Far West, nous n’en avions pas vu un tout à fait semblable, nous n’ajouterions pas foi à la possibilité d’un tel repaire.

Après avoir parcouru un espace d’environ cent cinquante mètres, le squatter s’arrêta au-dessus d’un chêne énorme mort de vieillesse et dont l’intérieur était creux.

— C’est ici, dit-il en écartant avec précaution la masse de feuilles, de branches et de lianes qui dissimulaient complètement la cavité.

— Hum ! fit le moine en se penchant à l’orifice du trou qui était noir comme un four ; c’est là-dedans qu’il faut descendre ?

— Oui, répondit le Cèdre-Rouge ; mais rassurez-vous, ce n’est pas très-profond.

Malgré cette assurance, le moine hésitait toujours.

— C’est à prendre ou à laisser, reprit le squatter ; préférez-vous être découvert ?

— Mais nous ne pourrons pas nous remuer là-dedans.

— Regardez autour de vous.

— Je regarde.

— Remarquez-vous que la montagne, en cet endroit, est coupée à pic ?

— Oui, en effet.

— Bien ; nous sommes au bord du précipice dont nous parlait ce pauvre Nathan.

— Ah !

— Oui ; vous voyez que cet arbre mort semble pour ainsi dire soudé à la montagne comme une poutre ?

— C’est vrai, je ne l’avais pas remarqué d’abord.

— Eh bien, en descendant par ce trou, à une quinzaine de pieds tout au plus, vous en trouvez un autre qui, cette fois, perce l’écorce de l’arbre et correspond à une caverne.

— Oh ! s’écria le moine avec joie, comment avez-vous découvert cette cachette ?

Le squatter soupira.

— Il y a bien longtemps, dit-il.

— Eh mais, fit Fray Ambrosio, si vous la connaissez, vous, d’autres peuvent aussi la connaître.

— Non, répondit-il en secouant la tête ; un seul homme avec moi la connaissait, et sa découverte lui a coûté la vie.

— Voilà qui me rassure.

— Ni chasseur, ni trappeur ne viennent jamais par ici, c’est un précipice ; si nous faisions quelques pas de plus dans cette direction, nous nous trouverions suspendus au-dessus d’un abîme d’une profondeur incommensurable dont cette montagne forme une des murailles ; du reste, pour vous ôter toute crainte, je vais descendre le premier.

Le Cèdre-Rouge jeta alors au fond du creux béant quelques morceaux de bois-chandelle dont il s’était muni ; il plaça son fusil en bandoulière, et, se suspendant par les mains, il se laissa tomber au fond de l’arbre.

Sutter et Fray Ambrosio regardaient avec curiosité.

Le squatter battit le briquet, alluma une des torches et l’éleva au-dessus de sa tête.

Le moine reconnut alors que le vieux chasseur de chevelures lui avait dit la vérité.

Le Cèdre-Rouge entra dans la caverne, dans le sol de laquelle il planta sa torche de façon à ce que le creux de l’arbre restât éclairé, puis il ressortit, et au moyen de son lasso rejoignit ses compagnons.

— Eh bien, leur dit-il, qu’en pensez-vous ?

— Nous serons là on ne peut mieux, répondit le moine.

Sans plus hésiter, il se laissa glisser dans le creux, et disparut dans la grotte.

Sutter l’imita.

Seulement il resta en bas afin d’aider sa sœur à descendre.

La jeune fille semblait ne pas avoir conscience de ce qui se passait autour d’elle. Bonne et docile, comme toujours, elle agissait avec une précision et une sécheresse automatique, sans chercher à se rendre compte des raisons qui lui faisaient faire une chose plutôt qu’une autre ; les paroles de son père l’avaient frappée au cœur et avaient brisé en elle les ressorts de la volonté.

Lorsque son père l’eut descendue dans l’arbre, elle suivit machinalement son frère dans la grotte.

Demeuré seul, le squatter fit disparaître avec un soin minutieux toutes les traces qui auraient pu révéler aux yeux clairvoyants de ses ennemis les endroits où il avait passé ; puis, lorsqu’il fut bien certain que rien ne viendrait signaler sa présence, il se laissa, à son tour, glisser dans le trou.

Le premier soin des bandits fut d’explorer leur domaine.

Il était immense.

Cette caverne s’enfonçait à une profondeur considérable sous la montagne. Elle se partageait en plusieurs branches et en plusieurs étages, dont les uns montaient jusqu’au sommet de la montagne, tandis que d’autres, au contraire, s’enfonçaient en terre ; un lac souterrain, réservoir de quelque rivière sans nom, s’étendait à perte de vue sous une voûte basse, toute noire de chauves-souris.

Cette caverne avait plusieurs sorties dans des directions diamétralement opposées ; ces sorties étaient si bien dissimulées qu’il était impossible de les apercevoir du dehors.

Une seule chose inquiétait les aventuriers, c’était la possibilité de se procurer des vivres ; mais à cela le Cèdre-Rouge avait répondu que rien n’était plus facile que de tendre des trappes, et même de chasser dans la montagne.

Ellen s’était endormie d’un sommeil de plomb sur un lit de fourrure que son père lui avait préparé à la hâte. La malheureuse enfant avait tellement souffert et enduré tant de fatigues depuis quelques jours, qu’elle ne pouvait littéralement plus se soutenir.

Lorsque les trois hommes eurent visité la grotte, ils revinrent s’asseoir auprès d’elle.

Le Cèdre-Rouge la regarda un instant dormir avec une expression de tristesse infinie ; il aimait trop sa fille pour ne pas la plaindre et ne pas songer avec douleur au sort affreux qui l’attendait auprès de lui ; malheureusement le remède était impossible.

Fray Ambrosio, dont l’esprit était toujours en éveil, arracha le squatter à sa double contemplation.

— Eh ! compadre, lui dit-il, nous sommes condamnés probablement à demeurer ici quelque temps, n’est-ce pas ?

— Jusqu’à ce que ceux qui nous poursuivent, fatigués de nous chercher vainement de tous les côtés, prennent enfin le parti de s’en aller.

— Cela peut être long ; alors, pour plus de sûreté, je suis d’avis de faire une chose.

— Laquelle ?

— Il y a ici des monceaux de blocs de pierre que le temps a détachés de la voûte ; si vous m’en croyez, avant de nous endormir, nous en roulerons trois ou quatre des plus gros jusqu’au trou par lequel nous sommes entrés.

— Pourquoi cela ? demanda le squatter avec distraction.

— Dans la position où nous sommes, deux précautions valent mieux qu’une ; les Indiens sont des démons si rusés qu’ils sont capables de descendre dans le creux de l’arbre.

— Le padre a raison, vieux, dit Sutter qui dormait à moitié ; ce n’est pas un grand travail que de rouler ces pierres, mais au moins comme cela nous serons tranquilles.

— Faites ce que vous voudrez, répondit le squatter en se remettant à contempler sa fille.

Les deux hommes, forts de l’approbation de leur chef, se levèrent sans plus tarder afin d’accomplir ce qu’ils avaient projeté ; une demi-heure plus tard, le trou de la caverne était si artistiquement bouché que oui, s’il ne l’avait su d’abord, ne se fût douté qu’un trou énorme avait existé là.

— Maintenant, dit Fray Ambrosio, nous pouvons dormir ; au moins nous sommes tranquilles.