Amyot (p. 327-338).

XXX.

Où Nathan joue le rôle de sorcier.

Bien que l’Araignée fût un guerrier comanche dans toute la force du terme, c’est-à-dire téméraire, astucieux, brutal et cruel, les lois de la galanterie ne lui étaient cependant pas complètement inconnues ; d’abord il avait accepté avec empressement la proposition que lui avait adressée le Rayon-de-Soleil de la conduire avec Mme Guillois auprès de l’Unicorne.

L’Indien, qui avait comme la plupart de ses compatriotes de grandes obligations à Valentin, avait saisi avec joie cette occasion de lui être agréable.

Si l’Araignée n’avait voyagé qu’avec ses vingt guerriers, la route aurait, selon l’expression comanche, été dévorée entre deux couchers de soleil ; mais menant avec lui deux femmes, dont l’une non-seulement était âgée, mais encore Européenne, c’est-à-dire nullement habituée à la vie du désert, il avait compris, sans que personne lui en fit l’observation – car Mme Guillois serait morte avant de se plaindre, et elle seule aurait pu parler ; – il avait compris, dis-je, qu’il lui fallait modifier complètement sa manière de voyager. Ce fut ce qu’il fit.

Les deux femmes, montées sur de forts chevaux, Mme Guillois commodément assise sur un coussin fait avec sept ou huit peaux de panthère, furent, de crainte d’accident, placées au centre de la troupe qui, à cause de sa force numérique, n’avait pas pris la file indienne.

On marcha ainsi au trot des chevaux pendant toute la journée. Au coucher du soleil, l’Araignée donna l’ordre de camper.

Il descendit de cheval un des premiers, et à l’aide de son couteau il abattit, en un tour de main, un monceau de branches dont il confectionna, comme par enchantement, une hutte pour abriter les deux femmes contre la rosée.

Les feux furent allumés, le souper préparé, et, aussitôt après le repas, tout le monde, excepté les sentinelles, se livra au repos.

Seule, Mme Guillois ne dormait pas, la fièvre et l’impatience la tenaient éveillée ; elle passa ainsi la nuit tout entière accroupie dans un coin de la hutte et réfléchissant.

Au lever du soleil, on se remit en route ; seulement, comme on approchait des montagnes, le vent devenait froid, un épais brouillard planait sur la prairie. Chacun s’enveloppa avec soin dans ses fourrures jusqu’à ce que, vers dix heures du matin, les rayons solaires, ayant acquis une certaine force, rendirent cette précaution inutile.

Dans certaines contrées de l’Amérique, le climat offre cette particularité peu agréable, que le matin il gèle à pierre fendre, à midi la chaleur est étouffante, et le soir le thermomètre redescend au-dessous de zéro.

La journée se passa sans incident digne d’être rapporté. Vers le soir, une heure environ avant la halte de nuit, l’Araignée, qui galopait en éclaireur à quelques centaines de mètres en avant de sa troupe, découvrit des traces de pas. Ces empreintes étaient nettes, franches, égales, profondes, et paraissaient appartenir à un homme jeune, vigoureux, habitué à la marche.

L’Araignée rejoignit sa troupe sans communiquer à personne la découverte qu’il avait faite ni le résultat de ses observations.

Le Rayon-de-Soleil, auprès de qui il se trouvait en ce moment, lui frappa sur l’épaule pour attirer son attention.

— Regardez donc, guerrier, lui dit-elle en étendant le bras en avant un peu sur la gauche ; ne croirait-on pas voir un homme marcher là-bas ?

L’Indien s’arrêta, plaça sa main droite au-dessus des yeux en abat-jour, afin de concentrer les rayons visuels, et examina longtemps et avec une profonde attention le point que lui désignait la femme du chef.

Enfin il se remit en marche en hochant la tête à plusieurs reprises.

— Eh bien, qu’en pense mon frère ? demanda le Rayon-de-Soleil.

— C’est un homme, répondit-il, d’ici il paraît être Indien, et cependant, ou j’aurai mal vu, ou bien je me trompe.

— Comment cela ?

— Écoutez, vous êtes la femme du premier chef de la tribu, je puis donc vous dire cela : il y a là-dessous quelque chose d’étrange ; j’ai, il y a quelques instants, découvert des empreintes. Par la direction qu’elles suivent il est évident qu’elles sont à cet homme, d’autant plus qu’elles sont fraîches comme si elles venaient d’être faites à l’instant.

— Eh bien ?

— Eh bien, ces empreintes ne sont pas les traces d’un Peau-Rouge, mais, au contraire, celles d’un homme blanc.

— Voilà qui, en effet, est étrange, murmura la jeune femme devenue sérieuse ; mais êtes-vous bien sûr de ce que vous avancez ?

L’Indien sourit avec dédain.

— L’Araignée est un guerrier, dit-il ; un enfant de huit ans aurait vu comme moi : les pieds sont tournés en dehors ; les Indiens, au contraire, marchent en dedans ; le pouce est collé au quatrième doigt, tandis que nous avons nous autres le pouce très-écarté ; après de tels indices, est-il possible de se tromper, je le demande à ma sœur ?

— C’est vrai, fit-elle, je m’y perds.

— Et, tenez, reprit-il, maintenant que nous voici un peu plus près de cet homme, remarquez son allure ; il est évident qu’il essaye de se cacher, il croit ne pas avoir été encore aperçu par nous, et il agit en conséquence. Le voilà qui se baisse derrière ce lentisque ; maintenant il reparaît. Voyez, il s’arrête, il réfléchit, il craint que nous ne l’ayons vu et que sa marche ne nous ait semblé suspecte. Tenez, il s’asseoit pour nous attendre.

— Soyons sur nos gardes, dit le Rayon-de-Soleil.

— Je veille, répondit l’Araignée avec un sinistre sourire.

Cependant tout ce qu’avait annoncé l’Araignée s’était accompli de point en point. L’inconnu, après avoir semblé à plusieurs reprises chercher à se dissimuler derrière les halliers et à disparaître dans les montagnes, avait calculé que s’il fuyait, ceux qui le voyaient l’auraient bientôt découvert, grâce à leurs chevaux. Faisant alors contre fortune bon cœur, il était revenu sur ses pas, et, assis sur le sol, le dos appuyé à un tamarindo, il fumait tranquillement tout en attendant l’arrivée des cavaliers qui s’approchaient rapides de son côté.

Plus les Comanches approchaient près de cet homme, plus il leur semblait reconnaître un Indien.

Ils se trouvèrent enfin à quelques pas de lui ; alors tous les doutes cessèrent. Cet homme était ou paraissait être du moins un de ces innombrables sorciers vagabonds qui courent de tribu en tribu dans le Far West pour guérir les malades et pratiquer leurs enchantements.

Dans le fait, le sorcier n’était autre que Nathan le squatter, que le lecteur a reconnu sans doute depuis longtemps déjà.

Après avoir, selon son habitude, si noblement reconnu, en l’assassinant, le service que lui avait rendu le pauvre sorcier que sa science n’avait pu mettre en garde contre cette abominable trahison, Nathan s’était éloigné au plus vite, résolu à traverser les lignes ennemies, presque certain de réussir, grâce au déguisement dont il s’était affublé, déguisement que, nous le répétons, il portait avec une perfection rare.

Lorsqu’il avait aperçu les cavaliers, mettant à profit ce vieil adage qui dit que lorsque l’on a quelque chose à redouter il faut toujours, autant que possible, prendre ses jambes à son cou, il avait cherché à fuir ; malheureusement pour lui il était à pied, assez fatigué déjà d’une longue course et dans un pays tellement ouvert et dénué de bois touffus, qu’il reconnut bientôt que s’il s’obstinait à chercher à s’échapper, il se perdrait inévitablement en donnant des soupçons à des gens qui, ne le connaissant pas, se contenteraient probablement de l’étiquette du sac sans chercher à voir plus loin. Il comptait ensuite sur le caractère superstitieux des Indiens et sur la dose remarquable d’audace et d’effronterie dont il était doué pour les tromper.

Ces réflexions furent faites par Nathan avec cette rapidité et cette sûreté de coup d’œil qui distinguent les hommes d’action ; son parti fut pris à la minute, et, s’asseyant au pied d’un arbre, il attendit impassible l’arrivée des étrangers.

Du reste, disons-le, Nathan était un homme d’une témérité aventureuse et d’un caractère indomptable ; la position critique dans laquelle le jetait subitement le hasard, loin de l’effrayer, lui plaisait au contraire et lui causait une certaine émotion qui n’était pas dénuée de charmes pour un homme de sa trempe.

Suivant toujours ce système qui consiste à prendre ses avantages chaque fois qu’on en trouve l’occasion, il s’établit carrément dans sa personnalité d’emprunt, et lorsque les Indiens s’arrêtèrent devant lui il leur adressa le premier la parole :

— Mes fils sont les bienvenus à mon campement, dit-il avec cet accent guttural si prononcé qui appartenait à la race rouge seule et que les blancs ont tant de peine à imiter : le Wacondah les a conduits ici, je m’efforcerai de remplir ses intentions en les recevant le mieux qu’il me sera possible.

— Merci, répondit l’Araignée en lui jetant un regard investigateur, nous acceptons l’offre de notre frère aussi franchement qu’il nous l’a faite ; mes jeunes hommes camperont avec lui.

Il donna ses ordres, qui furent immédiatement exécutés. Comme la veille, l’Araignée construisit une hutte pour les femmes, hutte dans laquelle celles-ci se retirèrent immédiatement. Le sorcier avait jeté sur elles un regard qui avait fait passer un frisson sur tout leur corps.

Après le repas, l’Araignée alluma sa pipe indienne et s’assit auprès du sorcier ; il voulait causer avec lui et tâcher d’éclaircir, non pas des soupçons, mais des doutes qu’il avait à son égard.

Malgré lui, l’Indien éprouvait pour cet homme un sentiment de répulsion invincible dont il ne pouvait se rendre compte.

Nathan, bien qu’en fumant avec toute la gravité que les Peaux Rouges mettent à cette opération, s’enveloppant d’un épais nuage de fumée, qu’il chassait par le nez et la bouche, suivait d’un regard en dessous tous les mouvements de l’Indien, sans paraître s’occuper de lui.

— Mon père voyage ? demanda l’Araignée.

— Oui, répondit laconiquement le soi-disant sorcier,

— Depuis longtemps ?

— Depuis huit lunes.

— Ooah ! fit l’Indien avec étonnement ; d’où vient donc mon père ?

Nathan ôta de sa bouche le tuyau de sa pipe, prit un air mystérieux et répondit avec un accent grave et réservé :

— Le Wacondah est tout-puissant, ceux auxquels parle le maître de la vie gardent ses paroles dans leur cœur.

— C’est juste, répondit en s’inclinant l’Araignée, qui ne comprenait pas.

— Mon fils est un guerrier de la redoutable reine des prairies, c’est un fils des Comanches ? reprit le prétendu sorcier.

— Je suis, en effet, un guerrier comanche.

— Est-ce que mon fils est sur le sentier de la chasse ?

— Non, je suis en ce moment le sentier de la guerre.

— Ooah ! Mon fils espère-t-il donc tromper un grand médecin, qu’il prononce de telles paroles devant moi ?

— Mes paroles sont vraies, mon sang coule clair comme l’eau dans mes veines, un mensonge n’a pas souillé mes lèvres, mon cœur ne souffle à ma poitrine que la vérité, répondit l’Araignée avec une certaine hauteur, intérieurement blessé du soupçon du sorcier.

— Bon, je veux bien le croire, reprit celui-ci ; mais depuis quand les Comanches emmènent-ils leurs femmes sur le sentier de la guerre ?

— Les Comanches sont maîtres de leurs actions ; nul n’a le droit de les contrôler.

Nathan comprit qu’il avait fait fausse route et que si l’entretien continuait sur ce terrain, il s’aliénerait cet homme qu’il avait tant d’intérêt à ménager. Il changea de tactique.

— Moins que tout autre, dit-il avec douceur, je me reconnais le droit de contrôler les actes des guerriers ; ne suis-je pas un homme de paix ?

L’Araignée sourit avec mépris.

— En effet, dit-il d’un ton de bonne humeur, les grands médecins comme mon père sont comme les femmes, ils vivent très-longtemps ; le Wacondah les protège.

Le prétendu sorcier se garda bien de relever ce qu’il y avait d’amer dans le sarcasme que lui lançait son interlocuteur.

— Mon fils retourne à son village ? lui demanda-t-il.

— Non, répondit l’autre ; je vais, au contraire, rejoindre le grand chef de ma tribu qui, avec ses plus célèbres guerriers, est en expédition.

— À quelle tribu appartient donc mon fils ?

— À celle de l’Unicorne.

Nathan tressaillit intérieurement, bien que son visage demeurât impassible.

— Ooah ! fit-il, l’Unicorne est un grand chef ; sa renommée s’étend sur toute la terre. Quel guerrier oserait lutter avec lui dans la prairie ?

— Mon père le connaît ?

— Je n’ai pas cet honneur, bien que souvent je l’aie désiré ; jamais jusqu’à ce jour je n’ai pu me rencontrer avec ce chef célèbre.

— Qu’à cela ne tienne ; si mon père le désire, je le lui ferai connaître.

— Ce serait un bonheur pour moi, mais la mission que m’a confiée le Wacondah réclame ma présence loin d’ici encore. Le temps me presse ; je ne puis, malgré mon désir, m’écarter de ma route.

— Bon ! l’Unicorne est à trois heures de marche à peine de l’endroit où nous sommes ; demain de bonne heure nous atteindrons son camp.

— Comment se fait-il que se trouvant aussi près de son chef ; mon fils, qui me semble un guerrier prudent, se soit arrêté ici ?

Tout soupçon s’était effacé dans l’esprit de l’Indien, aussi répondit-il franchement cette fois sans chercher à déguiser la vérité et en mettant de côté toute réticence.

— Mon père a raison ; j’aurais sans doute continué à marcher jusqu’au camp du chef que j’aurais atteint certainement ce soir avant le chant de la hulotte, mais les deux femmes qui sont avec moi m’ont retardé et forcé d’agir comme je l’ai fait.

— Mon fils est jeune, répondit Nathan avec un sourire insinuant.

— Mon père se trompe, ces femmes sont sacrées pour moi, je les aime et je les respecte : l’une est la femme de l’Unicorne lui-même qui se rend auprès de son mari ; la seconde est une face pâle, ses cheveux sont blancs comme les nuages qui passent au-dessus de nos têtes chassés par la brise du soir, son corps est courbé sous le poids des hivers ; elle est mère d’un grand chasseur des Visages Pâles, fils adoptif de notre tribu, dont le nom est sans doute arrivé jusqu’à mon père.

— Comment se nomme ce chasseur ?

— Koutonepi.

À ce nom, auquel cependant il devait s’attendre, Nathan fit malgré lui un tel bond en arrière que l’Araignée s’en aperçut.

— Koutonepi serait-il l’ennemi de mon père ? demanda-t-il avec étonnement.

— Bien au contraire, se hâta de répondre Nathan ; les hommes protégés par le Wacondah n’ont pas d’ennemis, mon fils le sait ; la joie que j’ai éprouvée en entendant prononcer ce nom a causé l’émotion que mon fils a remarquée.

— Il faut que mon père ait de puissantes raisons pour avoir manifesté tant de surprise.

— J’en ai, en effet, de bien fortes, répondit le prétendu sorcier avec une feinte exaltation : Koutonepi a sauvé la vie à ma mère.

Ce mensonge fut fait avec un si magnifique aplomb et un air de profonde conviction si bien joué, que l’Indien fut convaincu et s’inclina respectueusement devant le prétendu sorcier.

— Alors, dit-il, je suis certain que mon père ne regardera pas à se déranger quelque peu de sa route pour voir celui auquel il est attaché par des liens de reconnaissance aussi forts ; car il est probable que nous rencontrerons Koutonepi au camp de l’Unicorne.

Nathan fit la grimace ; ainsi qu’il arrive ordinairement aux fourbes, qui pour dissiper à tout prix les soupçons veulent trop prouver, il s’était enferré ; maintenant il comprit que sous peine de se rendre de nouveau suspect il lui fallait subir les conséquences de son mensonge et aller en avant quand même.

L’Américain n’hésita pas, il se fia à son étoile pour le sortir du mauvais pas dans lequel il s’était mis. Le hasard est surtout le dieu des bandits ; c’est sur lui qu’ils comptent, et nous sommes forcés d’avouer qu’il les trompe rarement.

— J’accompagnerai mon fils au camp de l’Unicorne, dit-il.

La conversation continua encore quelque temps entre les deux hommes.

Enfin, lorsque la nuit fut noire, l’Araignée prit congé du sorcier et, suivant sa coutume depuis le commencement du voyage, il alla se coucher en travers de l’entrée de la hutte dans laquelle reposaient les deux femmes, et il ne tarda pas à s’endormir.

Resté seul devant le feu, Nathan jeta autour de lui un regard investigateur.

Les sentinelles, immobiles comme des statues de bronze, veillaient appuyées sur leurs longues lances.

Toute fuite était impossible.

L’Américain poussa un soupir de regret, s’enveloppa dans sa robe de bison et s’allongea sur la terre en murmurant à voix basse :

— Bah ! demain il fera jour. Puisque j’ai réussi à tromper celui-là, pourquoi ne serais-je pas aussi heureux avec les autres ?

Et il s’endormit.