Amyot (p. 134-146).

XIII.

Retour à la vie.

La charité est une vertu fort préconisée à notre époque, mais que peu de personnes mettent en pratique.

L’histoire du bon Samaritain trouve très peu d’applications dans le vieux monde, et si l’on veut retrouver la charité exercée saintement et simplement, ainsi que l’enseigne l’Évangile, il faut prendre ses exemples au fond des déserts du nouveau monde.

Cela est triste à dire, encore plus triste à constater, mais ce ne sont pas les hommes qui sont coupables, le siècle seul doit être responsable de cet égoïsme qui s’est depuis quelques années implanté dans le cœur de chacun et y réside en maître.

À deux causes doivent être attribués le personnalisme et l’égoïsme qui régissent les actions de la grande famille humaine en Europe :

La découverte de l’or en Californie, en Australie et à la rivière Frazer ;

Et surtout la Bourse.

La Bourse, cette plaie du vieux monde. La conséquence est facile à tirer : dès que chacun a cru qu’il lui était loisible de s’enrichir du jour au lendemain, nul n’a plus songé à son voisin resté pauvre que pour le considérer comme un être incapable d’améliorer sa position. De ce que nous venons de dire il ressort ceci : c’est que les hommes qui ont le courage de sortir du tourbillon enivrant qui les entoure, de mépriser ces richesses qui miroitent et ruissellent autour d’eux, pour aller, poussés seulement par cette charité chrétienne, la plus sainte et la moins récompensée de toutes les vertus, s’enterrer parmi les sauvages, au milieu des hordes les plus hostiles à tout sentiment bon et honnête, dans les contrées les plus mortifères, ces hommes qui, de gaieté de cœur, poussés seulement par un sentiment divin, font l’abandon de toutes les jouissances terrestres, sont des âmes d’élite et ont, sous tous les rapports, bien mérité de l’humanité.

Leur nombre est beaucoup plus grand que l’on ne le supposerait au premier abord, et cela est très-logique ; à côté de la passion de l’or devait se trouver la passion du dévouement, afin que l’éternelle balance du bien et du mal qui régit le monde restât toujours dans les proportions égales, qui sont les conditions de sa vitalité et de sa prospérité.

Nous sommes heureux de constater ici que le plus grand nombre de ces hommes dévoués qui se sacrifient avec tant d’abnégation pour propager les lumières appartient à la France.

Et cela devait être. Si les passions mesquines trouvent en France des adhérents, beaucoup plus nombreux sont ceux qui n’obéissent qu’à de nobles instincts et ont fait du beau et du bon le culte de toute leur vie.

L’état du Cèdre-Rouge était grave.

La commotion morale qu’il avait reçue en reconnaissant l’homme que quelque temps auparavant il avait cherché à assassiner, avait déterminé un délire effrayant.

Le misérable, en proie aux plus cuisants remords, était harcelé par les fantômes hideux de ses victimes évoqués par son imagination malade, et qui tournaient autour de sa couche comme une légion de démons.

La nuit qu’il passa fut horrible.

Le père Séraphin, Ellen et la mère de Valentin ne le quittèrent pas une seconde, le veillant avec sollicitude, contraints souvent de lutter avec lui pour l’empêcher, dans le paroxysme de la crise qui le torturait, de se briser la tête contre les arbres.

Étrange coïncidence ! le bandit avait à l’épaule la même blessure que jadis lui-même avait faite au missionnaire, et dont celui-ci avait été forcé d’aller chercher la guérison en Europe, voyage dont il était de retour à peine depuis quelques jours, lorsque la Providence lui avait fait retrouver, étendu au pied d’un arbre et presque agonisant, l’homme qui avait voulu l’assassiner.

Vers la fin de la nuit, la crise se calma un peu et le squatter tomba dans une espèce de somnolence qui lui ôta la faculté de sentir et de percevoir.

Nul n’avait dormi durant cette longue et funèbre nuit passée au fond des bois.

Le père Séraphin, dès qu’il vit le Cèdre-Rouge plus calme, fit préparer par ses Indiens un brancard afin de le transporter.

Les Indiens répugnaient à ce travail.

Ils connaissaient le squatter de longue date ; ces hommes primitifs ne comprenaient pas comment au lieu de le tuer, puisque le hasard le faisait tomber en sa puissance, le missionnaire prodiguait au contraire des secours à un tel misérable qui avait commis tant de crimes et dont la mort serait un bienfait pour la prairie.

Il fallut tout le dévouement qu’ils avaient voué au père Séraphin pour qu’ils consentissent à faire, de très-mauvaise grâce nous devons l’avouer, ce qu’il leur commandait.

Lorsque le brancard fut prêt, on étala dessus un lit de feuilles sèches et d’herbe, et le squatter fut déposé sur cette couche dans un état d’insensibilité presque complète.

Avant de quitter la forêt, le missionnaire, qui comprenait combien, dans l’intérêt du blessé, il était nécessaire de raviver la foi chancelante des Peaux Rouges, se résolut à offrir le saint sacrifice de la messe.

Un autel fut improvisé sur un tertre de gazon recouvert d’un lambeau de toile blanche, et la messe fut dite, servie par un des Indiens qui se présenta spontanément.

Certes, dans nos grandes cathédrales d’Europe, sous les splendides arceaux de pierre noircie par le temps, aux murmures imposants de l’orgue qui résonne sous les archivoltes, les cérémonies du culte ont lieu avec plus d’apparat ; mais je doute que ce soit avec plus de magnifique simplicité, qu’elles élèvent autant l’âme et soient écoutées avec une ferveur aussi grande que cette messe dite au milieu d’un bois, sous les verdoyants arceaux d’une forêt vierge, accompagnée par les saisissantes mélodies du désert, par ce pauvre prêtre au front pâle, aux yeux brillants d’un saint enthousiasme, et qui priait pour son assassin râlant à ses pieds.

Lorsque la messe fut terminée, le père Séraphin fit un signe, quatre Indiens enlevèrent le brancard sur leurs épaules et on partit.

Ellen était montée sur un des chevaux des hommes qui portaient le blessé.

La journée fut longue.

Le père Séraphin avait quitté Galveston pour se mettre à la recherche de Valentin, mais un chasseur habitué à parcourir de grandes distances et dont la vie se compose de courses incessantes est fort difficile à découvrir dans le désert ; le missionnaire comptait donc se rendre au village d’hiver des Comanches de l’Unicorne, où il était certain d’obtenir des renseignements exacts sur l’homme qu’il voulait voir.

Mais sa rencontre avec le Cèdre-Rouge l’empêchait de mettre ce projet à exécution ; l’Unicorne et Valentin avaient des griefs trop grands contre le squatter pour que le missionnaire se flattât qu’ils renonçassent à se venger.

Le père Séraphin connaissait trop bien l’esprit et les mœurs de ces hommes que la vie du désert rend malgré eux implacables, pour que la pensée lui vînt d’essayer une telle démarche.

La conjoncture était difficile ; le Cèdre-Rouge était un proscrit dans toute la force du terme, un de ces proscrits dont heureusement le nombre est fort restreint, qui ont le genre humain pour ennemi et auxquels toute contrée est hostile.

Il fallait pourtant sauver cet homme.

Après de mûres réflexions, la résolution du père Séraphin fut prise.

Il se dirigea, suivi de toute sa troupe, vers la grotte où déjà nous l’avons rencontré, grotte qui servait assez habituellement d’habitation au Chercheur de pistes, mais dans laquelle, selon toute probabilité, il ne serait pas en ce moment.

Par suite d’un hasard extraordinaire, le missionnaire passa sans les voir et, sans être vu d’eux à une portée de pistolet au plus du lieu où, en ce moment, Valentin et ses amis étaient campés.

Au coucher du soleil, on s’installa pour la nuit.

Le père Séraphin enleva l’appareil qu’il avait posé sur les blessures du Cèdre-Rouge et le pansa. Celui-ci se laissa faire sans paraître s’apercevoir qu’on lui donnait des soins ; son abattement était extrême.

Les blessures avaient bonne apparence ; celle de l’épaule était la plus sérieuse, cependant tout faisait présager un rétablissement prochain.

Quand on eut pris le repas du soir, fait la prière en commun, et que les Indiens, roulés dans leurs couvertures et leurs robes de bison, se furent étendus sur l’herbe pour chercher le repos et se délasser des fatigues du jour, le missionnaire, après s’être assuré que le Cèdre-Rouge dormait paisiblement, fit signe aux deux femmes devenir s’asseoir à ses côtés, auprès du feu allumé pour éloigner les bêtes fauves.

Le père Séraphin connaissait un peu Ellen, il se rappelait avoir souvent rencontré la jeune fille, et même avoir causé avec elle dans la forêt, à l’époque où son père s’était si audacieusement installé sur les propriétés de don Miguel Zarate.

Le caractère d’Ellen lui avait plu ; il avait trouvé en elle tant de simplicité de cœur et de loyauté native, que souvent il s’était demandé comment une aussi charmante créature pouvait être la fille d’un scélérat si endurci que le Cèdre-Rouge, cela lui semblait d’autant plus incompatible, qu’il avait fallu à la pauvre enfant un grand fonds d’honnêteté dans le cœur pour résister à l’entraînement des mauvais exemples qu’elle avait incessamment sous les yeux.

Aussi il s’était vivement intéressé à elle et lui avait prodigué des marques d’intérêt en l’engageant à persévérer dans ses bons sentiments. Il lui avait laissé entrevoir qu’un jour Dieu la récompenserait en l’enlevant du milieu pervers dans lequel le sort l’avait jetée, pour la faire rentrer dans la grande famille humaine qu’elle ignorait.

Lorsque les deux femmes furent assises à ses côtés, le missionnaire leur fit, de sa voix douce, sympathique et pleine d’onction, une paternelle admonestation pour les engager à supporter avec patience et résignation les tribulations que le Ciel leur envoyait ; puis il pria Ellen de lui raconter en détail tout ce qui s’était passé dans la prairie depuis son départ pour la France.

Le récit de la jeune fille fut long et triste, souvent interrompu par ses larmes qu’elle ne pouvait contenir.

La mère de Valentin frémissait en entendant raconter ces choses pour elle si extraordinaires ; de grosses larmes coulaient sur ses joues flétries, et elle se signait eu murmurant avec compassion :

— Pauvre enfant ! quelle vie horrible !

Car, en effet, c’était sa vie que racontait Ellen ; toutes ces terreurs, toutes ces atrocités, dont elle déroulait devant ses deux interlocuteurs les sinistres et sanglantes images, elle y avait assisté, elle les avait vues et en avait souffert la plus grande part.

Lorsque son récit fut terminé, elle laissa tomber sa tête dans ses mains et pleura silencieusement, accablée d’avoir ravivé de si cuisantes douleurs et d’avoir rouvert des plaies encore saignantes.

Le missionnaire la couvrit d’un long et calme regard empreint d’une pitié douce. Il lui prit la main, la serra dans les siennes et, se penchant vers elle, il lui dit avec un accent de bonté qui lui alla au cœur :

— Pleurez, pauvre fille, car vous avez bien souffert ; pleurez, mais soyez forte ; Dieu, qui vous éprouve, vous réserve sans doute d’autres coups plus terribles que ceux qui vous ont frappée ; ne cherchez pas à repousser le calice qui s’approche de vos lèvres ; plus vous souffrirez dans cette vie, plus vous serez heureuse et glorifiée dans l’autre. Si Dieu vous châtie, vous, pauvre brebis immaculée, c’est qu’il vous aime ; heureux ceux qu’il châtie ainsi ! Puisez des forces dans la prière, la prière élève l’âme et rend meilleur ; ne désespérez pas, le désespoir est une suggestion du démon qui rend l’homme rebelle aux enseignements de la Providence. Songez à notre divin Maître ; rappelez-vous ce qu’il a souffert pour nous ; alors vous reconnaîtrez combien vos douleurs sont peu de chose comparées aux siennes, et vous espérerez, car la Providence n’est pas aveugle : lorsqu’elle s’appesantit lourdement sur une créature, c’est qu’elle se prépare à la récompenser au centuple de ce qu’elle a souffert.

— Hélas ! mon père, répondit tristement Ellen, je ne suis qu’une misérable enfant sans force et sans courage ; le fardeau qui m’est imposé est bien lourd ; cependant, si c’est la volonté du Seigneur qu’il en soit ainsi, que son saint nom soit béni ! je tâcherai d’étouffer les sentiments de révolte qui parfois s’éveillent dans mon cœur et de lutter sans me plaindre contre le sort qui m’accable.

— Bien, ma fille, bien, dit le prêtre ; le Dieu puissant qui sonde les cœurs aura pitié de vous.

Alors il la fit lever et la conduisit à quelque distance, où un lit de feuilles sèches avait été préparé par ses soins.

— Tâchez de dormir, mon enfant, lui dit-il, la fatigue vous accable ; quelques heures de sommeil vous sont indispensables.

— Je tâcherai de vous obéir, mon père.

— Que les anges veillent sur votre sommeil, mon enfant, reprit le prêtre, et que le Tout-Puissant vous bénisse comme je le fais !

Puis il revint tout pensif et à pas lents reprendre sa place près de la mère de Valentin.

Ellen se laissa aller sur sa couche, où, malgré ses appréhensions, le sommeil ne tarda pas à clore ses paupières.

La nature a certains droits qu’elle n’abandonne jamais, et le sommeil, qui nous a été donné par Dieu pour oublier temporairement nos douleurs, est un de ces droits imprescriptibles, surtout sur les natures jeunes et vigoureuses.

Il y eut un assez long silence entre le missionnaire et la mère de Valentin. Le père Séraphin réfléchissait profondément ; enfin il prit la parole.

— Madame, dit-il, vous avez entendu le récit de cette jeune fille : son père a été blessé dans un combat contre votre fils. Valentin n’est sans doute pas éloigné de nous ; cependant l’homme que nous avons sauvé réclame tous nos soins, nous devons veiller à ce qu’il ne tombe pas entre les mains de ses ennemis ; je vous demande donc encore quelque temps avant de vous réunir à votre fils, car il faut que le Cèdre-Rouge soit en sûreté ; surtout je vous supplie de garder le plus profond silence sur les événements dont vous avez été ou dont vous serez témoin d’ici là ; pardonnez-moi, je vous en supplie, de retarder le moment de votre réunion.

— Mon père, répondit-elle spontanément, voilà dix ans que, sans désespérer un jour ni une minute, j’attends patiemment l’heure qui doit me réunir à mon fils bien-aimé ; maintenant que je suis certaine de le revoir, qu’il n’existe plus sur son sort un doute dans mon cœur, je puis attendre quelques jours encore : je serais ingrate envers Dieu et envers vous, mon père, qui avez tant fait pour moi, si j’exigeais qu’il en fût autrement. Agissez comme votre charité et votre dévouement vous poussent à le faire ; remplissez votre devoir sans vous préoccuper de moi ; c’est Dieu qui a voulu que nous rencontrassions cet homme. Les voies de la Providence sont souvent incompréhensibles ; obéissons-lui en le sauvant, quelque indigne qu’il soit du pardon.

— Je m’attendais à votre réponse ; cependant je suis heureux de voir que vous me confirmez dans ce que j’ai l’intention de faire.

Le lendemain, au point du jour, on se remit en marche, après toutefois avoir, selon la coutume établie par le missionnaire, prononcé la prière en commun.

Le Cèdre-Rouge était toujours plongé dans le même abattement.

Les deux jours qui suivirent se passèrent sans incidents dignes d’être rapportés.

Vers le soir du troisième jour, on entra dans le défilé au centre duquel, sur un des versants des deux montagnes qui le formaient, s’ouvrait la grotte.

Le Cèdre-Rouge y fut monté avec précaution et installé dans un des compartiments éloignés, loin des bruits du dehors, et de façon à être caché aux yeux des étrangers que le hasard amènerait dans la caverne pendant qu’il s’y trouverait.

Ce fut avec un sentiment de joie inexprimable que la mère de Valentin entra dans la grotte qui servait d’habitation à ce fils que si longtemps elle avait craint de ne jamais revoir.

Son attendrissement fut extrême en retrouvant quelques objets sans valeur à son usage.

La digne femme, si véritablement mère, s’enferma seule dans le compartiment dont le chasseur avait plus spécialement fait sa chambre, et là, face à face avec ses souvenirs, elle resta plusieurs heures absorbée en elle-même.

Le missionnaire avait désigné à chacun la place qu’il devait occuper ; lorsque tout le monde fut installé, la prière fut dite en commun.

Il laissa ses compagnons se livrer au repos et alla s’asseoir auprès du blessé ; une autre personne s’y trouvait déjà.

Cette seconde garde-malade était Ellen.

— Pourquoi ne dormez-vous pas, mon enfant ? lui demanda-t-il.

La jeune fille lui montra le blessé par un geste plein de noblesse.

— Laissez-moi le veiller, dit-elle, c’est mon père.

Le missionnaire sourit doucement et se retira.

Au point du jour il revint.

Le Cèdre-Rouge, en l’entendant venir, poussa un soupir et se souleva avec peine sur sa couche.

— Comment vous trouvez-vous, mon frère ? lui demanda le père Séraphin avec intérêt.

Une rougeur fébrile envahit le visage du bandit, une sueur froide perla à ses tempes, son œil lança un fulgurant éclair, et d’une voix basse et entrecoupée par l’émotion extrême qui l’oppressait :

— Mon père, dit-il, je suis un misérable indigne de votre pitié.

— Mon fils, répondit doucement le prêtre, vous êtes une pauvre créature égarée dont, je n’en doute pas, Dieu aura pitié, si votre repentir est sincère.

Le Cèdre-Rouge baissa les yeux ; un mouvement convulsif agita ses membres.

— Mon père, murmura-t-il, voulez-vous m’enseigner comment on fait le signe de la croix ?

À cette demande étrange dans la bouche d’un tel homme, le père Séraphin joignit les mains avec ferveur, et leva les yeux au ciel avec une expression de sublime reconnaissance.

Le mauvais ange était-il réellement vaincu sans retour ? ou bien était-ce encore une comédie jouée par cet homme pervers pour tromper son sauveur, et, grâce à ce moyen, éviter le châtiment de ses crimes et échapper aux nombreux ennemis qui cherchaient à lui donner la mort ?

Hélas ! l’homme est un composé si extraordinaire de bien et de mal, que peut-être en ce moment, et malgré lui, le Cèdre-Rouge était de bonne foi.