La Loi de 1849 et l’Expulsion des étrangers

La Loi de 1849 et l’Expulsion des étrangers
Revue des Deux Mondes3e période, tome 50 (p. 657-680).
LA LOI DE 1849
ET
L’EXPULSION DES ÉTRANGERS

Un député des Bouches-du-Rhône a dit, dans la séance du 24 février 1882 : « Un homme a été expulsé : cet homme, cet étranger, qui a fait depuis longtemps le sacrifice de sa vie et de sa liberté, ne mériterait peut-être pas par lui-même, en ce sens qu’il n’est qu’un passant mêlé à une révolution, que la question de son expulsion fût portée à cette tribune ; mais quand on viole l’hospitalité en France, lorsqu’on expulse de France un étranger sous un gouvernement qui s’intitule démocratique, lorsqu’on chasse un homme qui a cru à notre hospitalité, on touche à la liberté, on touche au principe même de la république. Du reste, nous sommes de ceux qui pensent que, pour la France, il n’y a pas d’étrangers. »

Cette ardente protestation amena M. de Freycinet, président du conseil, à la tribune. L’honorable ministre, après avoir rappelé qu’une loi du 3 décembre 1849 donnait au gouvernement français un pouvoir illimité à l’égard des étrangers, s’exprima dans les termes suivans : « Je suis porté à reconnaître qu’il y a, en effet, dans les termes par trop vagues, un peu trop indéfinis de la loi de 1849, une part si large au pouvoir discrétionnaire qu’elle en est quelque peu embarrassante. Je le reconnais et je m’empresse d’ajouter que le gouvernement, placé à ce point de vue, s’est demandé s’il ne conviendrait pas de restreindre dans une certaine mesure ou tout au moins de définir le pouvoir, je le répète, un peu embarrassant qui lui est confié. Dans quelle mesure exacte cette modification peut-elle être faite? Je ne l’indiquerai pas. Mais, dans un temps prochain, nous déposerons ici un projet de modification qui, tout en laissant l’état armé comme il doit l’être dans des cas semblables, pourra réduire la part d’interprétation trop large qui reste au gouvernement. » Cette promesse a été tenue. Les ministres de l’intérieur et de la justice ont présenté à la chambre des députés un projet qui maintient le principe du droit à l’expulsion, mais en règle l’exercice.

Ce projet est défavorablement accueilli par un certain nombre d’hommes politiques et de publicistes. Ceux aux yeux desquels « il n’y a pas d’étrangers pour la France » trouvent mauvais que la France prétende garder le droit d’expulser les étrangers.

Il n’est donc pas sans intérêt d’examiner aujourd’hui, d’abord si ce droit est légitime, ensuite comment il est généralement compris et pratiqué. Après cette double étude, il sera plus facile de se placer sur le terrain de la législation française et des intérêts français.


I.

D’abord il ne faut pas confondre l’expulsion et l’extradition. Quand un état livre un individu accusé ou reconnu coupable d’une infraction commise hors de son territoire à un autre état qui le réclame et qui est compétent pour le juger et le punir, il extrade. L’extradition suppose donc nécessairement un contrat entre deux puissances, dont l’une réclame la remise du fugitif et dont l’autre s’oblige à le livrer.

Au contraire, la nation qui expulse un étranger, agit spontanément. L’expulsion n’implique pas le concours actif d’une autre puissance. C’est ce qu’a très bien expliqué, dans la séance du 24 février 1882, le président du conseil, répondant à M. Clovis Hugues. Sans doute, d’après des informations particulières, quelquefois par les conversations amicales engagées avec le représentant d’une puissance, les chefs de notre gouvernement peuvent apprendre que telle ou telle personne est, à raison des intelligences qu’elle entretient au dehors, une cause de préoccupation pour cette puissance : quand nous sommes ainsi avisés, poursuivait M. de Freycinet, nous prenons des mesures en conséquence. Mais l’état qui expulse n’est lié par aucun contrat préalable et reste, au demeurant, maître de ses actions. Lorsqu’il a été sondé par une puissance étrangère, il apprécie dans la plénitude de son libre arbitre s’il lui convient ou non d’obtempérer au désir qu’elle manifeste. Il expulse ou n’expulse pas., à sa guise, sans violer un engagement international. Il peut expulser à l’insu de la nation à laquelle appartient cet étranger suspect, au besoin malgré elle. Il faut néanmoins reconnaître que ces deux mesures très distinctes se rapprochent par un certain côté. D’après l’opinion formellement exprimée par lord Coke dans ses Institutes, les royaumes qui vivent en amitié les uns avec les autres doivent être « un sanctuaire inviolable » pour les sujets respectifs qui cherchent un asile dans l’un ou dans l’autre pays. M. Sapey, dans un mémoire couronné par la Faculté de droit de Paris, exprimait le vœu que « le territoire de chaque nation, devenu sacré, fût un asile dans l’antique et religieuse acception du mot. » En effet, si l’on admet que le territoire de chaque pays soit un sanctuaire inviolable, ouvert aux malfaiteurs de tous les autres pays, le droit d’extradition disparaît en même temps que le droit d’expulsion. Chaque peuple est obligé de garder en-deçà de sa frontière tous les voleurs et tous les assassins qui sont parvenus à la franchir, qu’on les lui réclame ou qu’on ne les lui réclame pas.

Cette façon d’entendre la fraternité internationale est, à vrai dire, peu commune. Voici un faussaire qui a dupé des milliers de gens et qui, la bourse pleine, a pu gagner la Suisse ou la Belgique. Peu de publicistes s’apitoient sur le sort de ce coquin, si méchamment poursuivi par le gouvernement du pays qu’il a fructueusement exploité. L’asile a pu avoir sa raison d’être quand il servait à protéger la faiblesse contre l’abus de la force. Il perd toute raison d’être s’il n’assure que l’impunité des coupables. Quel intérêt mérite, en effet, cette classe de fugitifs ? N’est-il pas désirable que ces méfaits puissent être recherchés et punis ? N’est-ce pas une conception grossière, enfantine des droits et des devoirs internationaux que de paralyser ainsi l’application de lois nécessaires en empêchant deux peuples voisins de se livrer réciproquement leurs malfaiteurs ? Ne serait-ce pas, en outre, créer sur chaque frontière un grand péril public ? Les départemens frontières seront-ils habitables si les auteurs des crimes qu’on y commet peuvent se dérober au châtiment en passant sur le territoire limitrophe avant qu’on ait eu le temps de mettre à leur poursuite la police et la gendarmerie ? Enfin, si le fugitif prétend n’être pas extradé, quel droit propre peut-il invoquer ? À l’abri de quelle idée morale ou politique va-t-il se placer ? Comment justifiera-t-il sa résistance ? S’il est livré, c’est par la volonté même de sa nation, dont l’étranger n’est ici que le mandataire. Contempteur des lois de son pays, il n’a pas, pour avoir enjambé la frontière, échappé à la juridiction de son pays.

Ceux qui n’admettent pas le droit d’extradition contestent, à plus forte raison, le droit d’expulsion. Le publiciste portugais Pinheiro-Ferreira, qui fut successivement professeur à l’université de Coïmbre et chargé d’affaires à Berlin, après avoir soutenu que « jamais il ne peut y avoir lieu à extradition si ce n’est dans le cas où le défendeur serait convaincu d’avoir volontairement contracté une obligation de service personnel qu’il ne lui est pas possible de racheter, » combat avec un surcroît de vigueur le droit d’expulsion tel que l’entendent la plupart des peuples européens. Il l’envisage comme « une flagrante violation des droits imprescriptibles de l’homme » et conclut à peu près comme M. Clovis Hugues : « Nulle différence donc entre l’étranger et les nationaux quant à la jouissance et à l’exercice des droits civils, qui ne sont autre chose que les trois droits naturels de la sûreté, de la liberté et de la propriété, garanties par la loi du pays; car là où il y a identité de raison, il faut qu’il y ait identité de disposition. » Bluntschli, d’accord avec la majorité des publicistes, professe une opinion tout opposée. Il s’agit de chercher où est la vérité.

En premier lieu, l’assimilation complète entre les nationaux et les étrangers, proposée par Pinheiro-Ferreira, est contraire à la nature des choses. L’humanité ne forme pas et, selon toute apparence, ne formera jamais une seule nation. Il est bien difficile d’imaginer que, même dans l’avenir le plus lointain, les pays scandinaves, la Guinée et le Japon puissent être regardés comme les départemens d’un même état. L’espèce humaine se compose de différentes races éparpillées sous des climats divers et qui n’ont ni les mêmes facultés, ni les mêmes goûts, ni les mêmes besoins. Cette diversité même est un trait caractéristique de la grande race humaine, que rien ne saurait effacer. Elle n’implique pas un état d’hostilité ni même d’inimitié; mais elle implique, à coup sûr, une émulation très utile et très féconde entre les différentes branches de la famille universelle. Ce serait un bien faux idéal que celui d’un gigantesque empire embrassant tous les peuples, courbant le monde entier sous un même joug, uniformisant tout et par là même aplatissant tout. Les cadres sont mobiles; mais il y aura toujours des cadres. Rien n’empêchera les hommes de se grouper selon certaines affinités et, par là même, de constituer des nations distinctes. On n’abolira pas l’idée de patrie.

S’il en est ainsi, comment un peuple pourrait-il mettre exactement sur le même plan tous les hommes qui se trouvent réunis, à un moment donné, sur son territoire, étrangers ou nationaux? Les nationaux ont des devoirs et des intérêts communs. Ils travaillent de concert à la grandeur et à la prospérité de leur pays; ils peuvent être divisés sur les moyens, mais ils ne peuvent l’être, s’ils ne sont les derniers des hommes, sur le but. Alors même qu’ils compromettent par leurs imprudences ou leurs folies le sort de la patrie, c’est elle qu’ils veulent et croient servir. Ils paient des impôts, quelquefois très lourds, pour assurer, par une bonne organisation des services publics, son repos et sa sécurité ; ils sont prêts à donner leur sang pour empêcher que des soldats étrangers ne mettent le pied sur son sol sacré. Est-ce que les étrangers ont les mêmes devoirs à remplir? est-ce qu’ils doivent acquitter les mêmes charges? est-ce qu’ils peuvent jouer le même rôle? D’abord, toutes les fois qu’un conflit s’élève entre leur pays d’origine et le pays de leur résidence, ils sont rigoureusement astreints à prendre parti pour le premier contre le second. Ensuite, quand leur pays d’origine n’aurait rien à réclamer d’eux, que leur importent le développement matériel et moral, la dignité, la grandeur, la gloire de celui qu’ils traversent? Qu’on l’amoindrisse au dedans ou au dehors, ils s’en soucient assez peu, pourvu que rien n’atteigne leur propre bien-être, et nous devons avouer qu’ils ont le droit de ne pas s’en soucier. Ce serait donc une grande inconséquence que de les traiter comme des nationaux.

Un peuple a tout d’abord le droit de se demander ce que des étrangers viennent faire sur son territoire. Il n’est pas bien extraordinaire, à coup sûr, que des Anglais, des Allemands ou des Italiens séjournent plus ou moins longtemps en France; ce n’en est pas moins un fait accidentel. En règle générale, la population d’un pays se compose de ses nationaux : ceux-ci l’habitent parce qu’ils y sont nés, qu’ils s’y sont mariés, qu’ils en parlent la langue, qu’ils y trouvent naturellement le moyen de travailler et de vivre. Pourquoi le quittent-ils? Il serait puéril d’exercer une sorte d’inquisition sur chacun de ces étrangers qui franchissent notre frontière ; mais il serait absurde d’abdiquer systématiquement le droit de sonder leurs intentions et de leur en demander compte. Voici, par exemple, deux pays limitrophes qui, sans que les relations diplomatiques aient été rompues, ont plusieurs sujets de mésintelligence : on a même commencé, je le suppose, sans que la guerre soit déclarée, des préparatifs de guerre. Il serait extravagant de laisser entrer de parti-pris des émissaires qui viendraient surveiller des travaux défensifs, lever le plan de certains forts, épier les côtés faibles de l’organisation militaire, susciter l’agitation dans les villes populeuses, fomenter et entretenir des grèves. Un gouvernement qui s’obstinerait à laisser pénétrer ces espions, ces fauteurs de guerre civile, et leur tendrait les bras en fermant les yeux sacrifierait la patrie à une chimère et trahirait son mandat.

Son devoir ne change pas parce que les étrangers se sont installés sur son territoire. Ceux-ci sont des hôtes, je le sais, et je consens qu’on les traite en conséquence, c’est-à-dire qu’on pratique envers eux l’hospitalité de la façon la plus large. On a bien souvent cité cette phrase de Cicéron (de Officiis, liv. III, c. XI) : Usu vero urbis prohibere peregrinos sane inhumanum est. Le précepte est excellent et je n’y contredis pas, pourvu qu’on ne le détourne pas de son véritable sens. Cicéron n’a jamais voulu dire que l’étranger, reçu comme un hôte, pouvait désormais tout se permettre. Si l’hospitalité impose des devoirs à celui qui la donne, elle en impose de plus grands à celui qui la reçoit. Celui qui se sert de l’hospitalité pour surprendre et pour tromper plus sûrement un bienfaiteur imprévoyant perd son droit à l’hospitalité.

Or si ce bienfaiteur est un état, il est strictement assujetti à certains devoirs dont peut, à la rigueur, se dispenser un particulier. L’état n’a pas le droit d’être imprévoyant. Il est précisément institué pour prévoir, puisqu’il est institué pour gouverner. A quoi bon un gouvernement s’il ne maintient pas la sécurité générale, c’est-à-dire s’il ne conjure pas les périls privés et publics qui peuvent assaillir soit les individus, soit la nation ? S’il peut le faire, il le doit. Il n’a pas, en effet, d’autre raison d’être. Donc il peut surveiller tous les étrangers et doit, à certains momens, surveiller quelques-uns d’entre eux.

Mais ce droit de surveillance ne peut pas être illusoire. S’il s’exerce, il doit s’exercer avec efficacité. Après une enquête sérieuse, un gouvernement comprend, à n’en pas douter, que ses hôtes le trahissent. Va-t-il rester désarmé? C’est ici que certains publicistes élèvent la voix en faveur de l’étranger : s’il a, disent-ils, enfreint la loi pénale, qu’on le livre aux tribunaux de répression; s’il ne l’a pas enfreinte, le gouvernement n’a pas de comptes à lui demander. A notre avis, l’erreur est palpable. Ces publicistes persistent à traiter les étrangers comme des nationaux ; nous avons montré qu’ils se trompaient et pourquoi ils se trompaient. Ces étrangers accueillis par une nation, mais n’ayant ni les mêmes intérêts, ni les mêmes charges, ni la même foi politique que les nationaux, s’astreignent à certains devoirs dérivant de l’hospitalité même qu’ils reçoivent, et, par conséquent, confèrent sur eux à cette nation certains droits dérivant de l’hospitalité qu’elle donne. Si ces devoirs spéciaux sont violés, la nation doit veiller à sa propre sûreté, c’est-à-dire mettre ses hôtes hors d’état de lui nuire quand même aucun texte de loi pénale ne leur serait applicable. Puisque vous conspirez contre moi, leur dira-t-elle, puisque vous cherchez soit à troubler mon repos, soit à m’atteindre dans mon indépendance ou dans mon honneur, vous repoussez la main que je vous avais tendue et vous trouverez bon que je la retire : cessez d’être mes hôtes.

Nous croyons avoir établi la légitimité du droit d’expulsion. Est-ce à dire que ce droit soit illimité?

Aucun état, dit Bluntschli (Droit intern. codifié, règle 381), n’a le droit d’interdire d’une façon absolue aux étrangers l’entrée de son territoire et de fermer le pays au commerce général. C’est de toute évidence. La suppression des rapports internationaux est une aussi grande chimère que la suppression des nationalités. Chaque région a des minéraux, des plantes, des animaux qui lui sont propres. L’humanité tout entière doit pouvoir jouir de tout son patrimoine, dispersé sur tous les points du globe : c’est pourquoi les obstacles eux-mêmes sont, entre ses mains, devenus des moyens, et les fleuves, les mers, qui semblaient destinés à séparer ses différens groupes, ne servent plus qu’à les rapprocher. Il y a là, c’est indubitable, une loi d’ordre général que nul ne peut violer ni même éluder. Vattel, aux yeux duquel le souverain peut défendre l’entrée de son territoire même « en général à tout étranger » et qui cite, à l’appui de sa thèse, l’exemple donné par les peuples de l’extrême Orient, serait bien étonné s’il voyait aujourd’hui le Japon appeler un professeur de la faculté de droit de Paris et le charger d’habiller ses lois à la française, faire imprimer en français un projet de code pénal à Tokio, à l’imprimerie Kokubunsha, ce projet aborder et résoudre les questions d’extradition les plus délicates, tandis que la Chine ouvre vingt et un de ses ports au commerce étranger, permet à tout Français arrivé dans l’un de ces ports de louer et de bâtir des maisons, d’y construire des hôpitaux, des édifices religieux, des écoles et des cimetières, permet même aux Français qui désirent se rendre dans les autres ports et dans les villes de l’intérieur de s’y rendre en toute sûreté, pourvu qu’ils soient munis de passeports[1], institue enfin à Paris une mission spécialement chargée de former pour le Céleste-Empire des officiers de marine et des ingénieurs en dirigeant l’éducation d’un certain nombre de jeunes Chinois d’après les procédés de la civilisation occidentale. Il n’y a pas un publiciste qui défende aujourd’hui la thèse de Vattel.

Les prohibitions et les expulsions collectives, alors même qu’elles ne sont pas générales, ne sont pas non plus admises, en principe, par la science moderne du droit international. Il n’y a qu’une exception à cette règle : je veux parler du cas où, la guerre étant déclarée., les hostilités vont commencer entre deux peuples. On reconnaît à peu près universellement que les sujets ennemis présens à cette époque sur le territoire d’une des puissances belligérantes (à plus forte raison s’ils y sont entrés dans le cours des opérations militaires) peuvent être invités à se retirer si leur présence est jugée dangereuse, pourvu qu’on leur donne un délai pour opérer leur retraite. Cette pratique internationale est déjà consacrée par les traités d’Utrecht et par un traité anglo-russe de 1766. En 1798, le congrès des États-Unis autorise le président John Adams à expulser les sujets ennemis dans les mêmes conditions, c’est-à-dire en leur laissant un délai pour qu’ils puissent mettre ordre à leurs affaires. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, on s’efforce même, pour atténuer les maux de la guerre, de n’user d’un droit si légitime qu’à la dernière extrémité. La Russie elle-même, en avril 1854, publie un avis aux termes duquel les sujets anglais et français, s’ils s’adonnent paisiblement à leurs affaires et observent les lois en vigueur, « jouiront pleinement, sur le territoire russe, de la même protection et de la même sécurité qu’avant la guerre, soit pour leurs personnes, soit pour leurs propriétés. » Le 4 mai 1859, le gouvernement français autorise les sujets autrichiens qui résidaient en France à y résider encore pendant la guerre « tant que leur conduite ne fournira aucun motif de plainte, » subordonnant toutefois leur admission sur le territoire à des autorisations spéciales qui ne devaient être accordées qu’à titre exceptionnel. Une déclaration analogue avait été publiée par le Journal officiel français du 21 juillet 1870, au début de la guerre franco-allemande. Mais ces généreuses intentions durent bientôt plier sous le joug des faits, et les nécessités de la guerre, on le sait, dictèrent une autre conduite. Le préfet de police put, le 4 août 1870, sans violer les règles du droit international, ordonner que tout étranger originaire de la Prusse, des pays de la Confédération du Nord, de la Bavière, du Wurtemberg, du grand-duché de Hesse et du grand-duché de Bade et résidant dans le ressort de sa préfecture fût astreint à demander un permis de séjour dans un très bref délai et, s’il n’obéissait, mis en état d’arrestation[2].

Mais, hors ce cas spécial, les prohibitions et expulsions collectives sont contraires au droit des gens. « L’exclusion des étrangers pour cause de religion, dit Bluntschli, comme on la pratiquait au Maroc et à Bochara à l’égard des chrétiens, doit être réprouvée avec énergie. » La science du droit international condamne évidemment au même titre cette loi de 1703, qui fut si longtemps applicable en Espagne et qui expulsait en masse du territoire espagnol les Anglais et les Hollandais non catholiques. Elle n’approuvera pas davantage l’exclusion dont sont en ce moment menacés les Chinois, aux États-Unis, pour une période de vingt ans. Grotius, dès les premières années du XVIIe siècle, avait, cette fois, posé très nettement et résolu très exactement la question. Il blâme les Athéniens d’avoir défendu, d’une façon générale, l’entrée de leurs ports aux Mégariens et voit dans cette prohibition collective un juste sujet de guerre. Mettre en interdit, par une expulsion collective, tous les membres d’une nation, c’est en effet mettre en interdit la nation elle-même. Celle-ci peut, à coup sûr, réclamer et, s’il n’est pas fait droit à sa plainte, exiger satisfaction.

Mais la grande majorité des publicistes admet que « chaque état a le droit d’interdire l’entrée de son territoire à certains étrangers pour motifs politiques ou judiciaires. » Cette formule, empruntée à Bluntschli, nous semble irréprochable. Toutefois il s’agit encore, après avoir ainsi défini le droit de l’état, d’en déterminer exactement la portée. Bluntschli manque ici de hardiesse ou de précision : « Le droit d’expulser les étrangers n’est pas un droit absolu, dit-il. On reconnaît cependant presque partout à l’état la faculté d’expulser les étrangers par mesure administrative. « Il importe d’examiner la question d’un peu plus près.

D’abord les expulsés peuvent-ils recourir au pouvoir judiciaire? Faut-il leur laisser le droit de faire ainsi contrôler et, le cas échéant, annuler la décision administrative? Quelques publicistes remarquent à ce propos que l’expulsion est une sorte de bannissement et, par conséquent, une véritable peine[3]. Or, s’il s’agit d’appliquer une peine, le dernier mot doit appartenir aux juges.

A nos yeux, l’expulsion n’est pas une peine. Une peine est le châtiment légal d’une infraction expressément prévue par la loi. Aussi, bien que les bannis soient astreints, comme les expulsés, à quitter le territoire, n’y a-t-il pas d’analogie entre le bannissement et l’expulsion. On bannit, par exemple, un ministre qui a ordonné un acte attentatoire à la liberté individuelle (art. 114 et 115 du code pénal), mais c’est à la condition qu’il soit légalement convaincu de cet attentat. Au contraire, on expulse sans débat contradictoire un étranger qui, par ses menées secrètes, compromet la sûreté publique. Le crime n’est pas commis et l’on ne veut pas, — est-ce un tort? — attendre qu’il se commette. Si cet étranger reste plus longtemps sur le sol national, il éclatera des grèves terribles ou des insurrections, et l’on ne veut pas attendre que le pays soit ensanglanté. Est-ce que la légitimité d’une telle expulsion peut être soumise à un jury? Imagine-t-on qu’une discussion s’engage entre le ministère public et les avocats, non plus sur une question de culpabilité, mais sur une question de haute administration? Faudra-t-il apporter à la barre les rapports confidentiels des préfets, révéler à l’audience certains périls intérieurs, peut-être même des périls extérieurs, au risque d’inquiéter toute la nation, d’arrêter certaines transactions ou d’empêcher la bonne issue des plus graves négociations diplomatiques? Faudra-t-il raconter aux juges ce qu’un ministre des affaires étrangères, s’il est prudent, tairait quelquefois à la représentation nationale elle-même? Enfin, s’il est absolument nécessaire d’agir sans délai, faudra-t-il se résigner aux lenteurs d’une procédure judiciaire et manquer par là même le but qu’on veut atteindre dans l’intérêt de la patrie? Quand la question fut étudiée en section centrale dans la chambre des représentans de Belgique (session de 1864-1865), il fut reconnu qu’on ne pouvait pas constituer les tribunaux juges des questions de sécurité publique, parce qu’on les ferait ainsi participer à la direction politique des affaires, qu’il ne fallait pas d’ailleurs déplacer la responsabilité du gouvernement et que celui-ci devait être, à l’exclusion du pouvoir judiciaire, responsable de l’ordre intérieur et des bonnes relations internationales. Tout esprit sensé doit aboutir à cette conclusion.

Nous n’admettrions l’intervention du pouvoir judiciaire qu’à titre exceptionnel et dans deux cas. Si l’expulsé prétend être un national, il doit pouvoir exciper de sa nationalité devant les tribunaux civils. Ceux-ci sont exclusivement compétens pour résoudre la question d’état, et, s’ils la résolvent en sa faveur, doivent pouvoir annuler le décret d’expulsion[4]. Si le législateur a limité dans certaines hypothèses l’action du pouvoir exécutif, comme en Belgique, par exemple, où le gouvernement ne peut pas contraindre un étranger décoré de la croix de fer à quitter le royaume, les tribunaux civils sont encore compétens pour décider si la loi a ou n’a pas été violée et pour rendre à l’étranger le plein exercice des droits que la toute-puissance législative lui a conférés.

C’est pourquoi certains publicistes ont conseillé de modérer l’action du pouvoir exécutif en spécifiant expressément d’avance, dans un texte législatif, les cas d’expulsion. La proposition fut faite en 1865, dans la chambre des représentans de Belgique et repoussée par la même section centrale à la majorité de quatre voix contre une ; la section se demanda très judicieusement comment on pourrait préciser toutes les circonstances où l’ordre et la tranquillité publique se trouveraient compromis : « Les faits, dit-elle, empruntent souvent leur importance aux événemens au milieu desquels ils se produisent, et, par cela même que les circonstances varient, que la situation extérieure se modifie, tel acte peut être dangereux aujourd’hui qui ne le sera pas demain. Le gouvernement seul peut apprécier à chaque heure ce que réclame l’intérêt public. » Ce raisonnement est, à notre avis, sans réplique. Cela ne signifie pas que la philosophie et la science sociale reconnaissent à un gouvernement quelconque la faculté d’exercer le droit d’expulsion d’une manière arbitraire et vexatoire. Mais ce n’est pas le droit public interne de chaque pays qui doit poser la barrière. Si les expulsions se succèdent sans motif, des explications seront demandées par la voie diplomatique, et, si elles ne sont pas satisfaisantes, l’état lésé dans la personne d’un de ses sujets interviendra pour obtenir une réparation. L’abus ne pourrait se prolonger sans exciter un concert de plaintes et sans mettre dans une situation très fausse le peuple qui violerait, à ce point de vue, ses devoirs internationaux.

Par une conséquence logique, il n’y a pas lieu d’exiger du pouvoir exécutif qu’il motive ses arrêtés d’expulsion comme le pouvoir judiciaire motive ses arrêts. Quand notre préfet de police prit, le 4 août 1870, l’arrêté général dont j’ai déjà parlé, il l’expliqua, dans un « considérant » préalable, par les manœuvres auxquelles certains étrangers « se livraient contre la sûreté intérieure et extérieure de l’état. » Si l’on impose au gouvernement l’obligation de motiver dans tous les cas ces sortes de mesures, il les motivera souvent d’une manière aussi vague, et je demande ce que les étrangers y auront gagné. Il peut même advenir que, soit dans l’intérêt de l’expulsé, soit dans un intérêt général, il ne faille pas livrer au public le vrai motif de l’expulsion ; ne vaut-il pas mieux, dès lors, ne pas contraindre le gouvernement à s’expliquer? Enfin il serait absurde de conférer à une autorité quelconque le pouvoir d’annuler une semblable mesure pour insuffisance de motifs. L’arrêté peut être arbitraire et motivé, comme il peut être très légitime et non motivé. Dans ce dernier cas, nul ne peut se plaindre; dans le premier (mais seulement dans le premier) l’expulsé peut demander aide à sa nation et celle-ci peut, si le grief est sérieux, le faire valoir. Je n’exigerais pas même, comme le proposait, l’année dernière, David Dudley Field dans son projet de code international, qu’une nation ne pût expulser les membres d’une autre nation sans indiquer à celle-ci la cause spéciale de chaque expulsion. C’est subordonner, en principe, l’exercice d’un droit qui dérive de la souveraineté au contrôle d’un autre souverain, alors que ce contrôle ne peut être justifié que par la violation d’un devoir international; or la violation des devoirs internationaux ne se présume pas.

Bluntschli propose enfin de distinguer entre les étrangers qui résident temporairement dans un pays et ceux qui y ont établi un domicile fixe. Ceux-ci, dit-il (R. 383), « ont droit à la protection des lois au même titre que les nationaux. » C’est, à mon avis, aller trop loin, quoique la proposition ne soit pas dénuée de tout fondements. Il faut assurément distinguer entre l’étranger proprement dit et l’étranger admis par un acte de la puissance publique à établir son domicile dans le pays qui lui donne l’hospitalité. Il y a là, sans nul doute, une situation spéciale à laquelle des droits spéciaux peuvent être attachés. Cependant ces étrangers ne sont pas encore des nationaux, et je ne serais pas disposé, pour mon compte, à leur accorder le bénéfice d’une assimilation complète. Il suffit, pour qu’il leur soit refusé, qu’il puisse y avoir un conflit d’intérêts entre le pays de leur domicile et leur pays d’origine. On se bornera donc à leur donner un surcroît de garanties.

Tels nous paraissent être, d’après les données de la science contemporaine, le fondement et les limites du droit d’expulsion. Il s’agit maintenant de savoir comment il est entendu dans la pratique européenne.


II.

Même en Angleterre, on a donné plusieurs fois au gouvernement le droit d’expulser tout étranger qui pourrait compromettre la tranquillité publique. L’alien bill de 1792, qui fut toujours prorogé de deux ans en deux ans jusqu’en 1814 et remplacé par un autre, dont la durée s’étendit jusqu’en 1826, donnait au roi le pouvoir d’interdire l’entrée de ses états à un étranger, s’il le jugeait nécessaire pour la tranquillité publique, ou de lui assigner une résidence dans un lieu déterminé. Les étrangers qui, à leur arrivée, ne déclaraient pas ou déclaraient inexactement leurs noms, leur rang, leur profession, étaient expulsés et, s’ils se retrouvaient dans le royaume après le temps déterminé pour leur départ, transportés pour la vie. Tout étranger emprisonné pour défaut de passeport ou même sur le soupçon de ne pas se rendre au lieu fixé pour sa résidence, devait, au sortir de la prison, recevoir l’ordre de quitter le royaume dans un certain délai ; s’il se trouvait encore en Angleterre après ce délai, il était déporté pour la vie. Enfin les transportés pouvaient être punis de mort s’ils rompaient leur ban. Les temps sont bien changés. La dernière loi de ce genre fut votée en 1848 ; son effet était restreint à une année. En fait, il n’y eut pas un seul décret d’expulsion.

Le gouvernement anglais ne peut donc user de ce droit sans délégation spéciale du pouvoir législatif. Il n’y a là rien de surprenant quand on songe à quel point et pendant combien d’années l’idée et la pratique de l’extradition elle-même répugnèrent à nos voisins d’outre-Manche. L’Angleterre, en dépit de l’alien bill de 1792, s’est toujours enorgueillie de l’asile qu’elle accorde aux vaincus de tous les partis et a craint longtemps que, sous prétexte de poursuivre des délits ordinaires, on ne cherchât à punir les offenses politiques. D’ailleurs, d’après les principes du droit public anglais, l’habeas corpus n’est pas une garantie restreinte aux nationaux[5]. L’opinion de Phillimore, d’après lequel (International law, p. 233) « il est de maxime reçue en droit international que le gouvernement d’un état peut interdire l’entrée des étrangers dans le pays et, par suite, régler les conditions sous lesquelles il leur sera permis d’y résider ou les contraindre à partir, » n’a pas prévalu contre cette ancienne tradition. L’Angleterre a pu, pour diverses raisons, désarmer à ce point son gouvernement sans compromettre sa sécurité. D’abord elle est séparée par la mer des autres états européens et les gens sans aveu peuvent moins aisément franchir cette frontière. Ensuite elle oppose à toutes les tentatives qui pourraient être dirigées contre son repos et sa sûreté l’inébranlable rempart de sa constitution et de ses mœurs politiques. Elle peut être hospitalière et tolérer qu’on abuse de son hospitalité.

Mais c’est là un régime exceptionnel que ne supporteraient pas, du moins sans de graves inconvéniens, les peuples du continent. Beaucoup de malfaiteurs, s’il faut en croire des publicistes sérieux[6], se donnent rendez-vous en Grèce, parce que le gouvernement, outre qu’il répugne à la négociation des traités d’extradition, n’est pas investi du droit d’expulser les étrangers. Lorsque la loi du 22 septembre 1835, qui confère au gouvernement belge le droit d’expulsion, cessa pendant quelque temps d’être applicable, faute d’avoir été renouvelée en temps utile (1er mars 1864), la Belgique s’en trouva fort mal. Le ministère dut, à cette époque, informer la chambre des représentans « que l’absence momentanée d’une loi dont l’effet comminatoire seul avait toujours été salutaire avait appelé en Belgique un grand nombre de malfaiteurs de tous les pays et permis à certains étrangers de poser (sic) des faits de nature à compromettre la sécurité du pays. » C’est à la suite de ces explications que fut votée la loi du 7 juillet 1865.

D’après la loi belge du 1er juillet 1880, l’étranger résidant en Belgique, qui, par sa conduite, compromet la tranquillité publique, ou celui qui est poursuivi ou qui a été condamné à l’étranger pour des crimes ou délits qui donnent lieu à l’extradition, peut être contraint par le gouvernement de s’éloigner d’un certain lieu, d’habiter dans un lieu déterminé ou même de sortir du royaume. L’arrêté royal, enjoignant à un étranger de sortir du royaume « parce qu’il compromet la tranquillité publique, » doit être délibéré en conseil des ministres. Ces dispositions ne sont pas applicables aux étrangers qui se trouvent dans un des cas suivans, pourvu que la nation à laquelle ils appartiennent soit en paix avec la Belgique : 1° à l’étranger autorisé à établir un domicile dans le royaume ; 2° à l’étranger marié avec une femme belge dont il a un ou plusieurs enfans nés en Belgique pendant sa résidence dans le pays; 3° à l’étranger décoré de la croix de fer; 4° à l’étranger, qui, marié avec une femme belge, a fixé sa résidence en Belgique depuis plus de cinq ans et continué à y résider d’une manière permanente ; 5° à l’individu né en Belgique d’un étranger et qui y réside, lorsqu’il se trouve dans le délai d’option prévu par l’article 9 du code civil. L’arrêté royal d’expulsion est signifié par un huissier à l’étranger qu’il concerne. Il est accordé à l’expulsé un délai qui doit être d’un jour franc au moins. L’étranger qui aura reçu l’injonction de quitter le royaume est tenu de désigner la frontière par laquelle il sortira ; il reçoit une feuille de route réglant l’itinéraire de son voyage et la durée de son séjour dans chaque lieu où il doit passer. S’il contrevient à l’une ou à l’autre de ces dispositions, il est conduit hors du royaume par la force publique. Si l’étranger quitte la résidence qui lui a été assignée, le gouvernement peut lui enjoindre de sortir du royaume. Enfin, si l’étranger auquel il aura été enjoint de sortir rentre sur le territoire belge, il pourra être poursuivi et il sera condamné, pour ce fait, à un emprisonnement de quinze jours à six mois ; à l’expiration de sa peine, il sera conduit à la frontière.

Ces sortes de lois ne sont votées en Belgique que pour un temps très court[7]. Par conséquent, si les pouvoirs publics s’apercevaient qu’on abusât d’une hospitalité si large, ils pourraient étendre les droits de la puissance exécutive et, par exemple, réduire, à un moment donné, les catégories d’étrangers que le législateur met à l’abri de l’expulsion. En général, plus un peuple a montré de sagesse politique et d’attachement à ses institutions, plus il peut témoigner de confiance aux étrangers qui viennent résider sur son territoire, et les garantir contre certaines mesures de coercition. Il faut donc féliciter la nation belge de pouvoir, sans compromettre sa sécurité, restreindre ainsi, dans l’intérêt d’un certain nombre de ses hôtes, sa propre liberté d’action, mais en reconnaissant qu’un peuple n’est pas obligé de réduire à ce minimum les droits de son gouvernement. Il s’agit à la fois de faire en faveur des étrangers tout ce qu’on peut, et de ne pas faire plus qu’on ne peut.

La loi hollandaise du 13 août 1847 permet à l’autorité chargée de la police d’expulser l’étranger qui n’a pas obtenu son admission dans le royaume ou n’est pas nanti de la feuille de route ou de demeure. Quant aux étrangers admis en Hollande, ils ne peuvent être envoyés à la frontière que sur l’injonction du juge cantonal du lieu où ils séjournent ou par une ordonnance royale. Le juge cantonal ne peut ordonner une expulsion que si l’étranger ne réunit pas les conditions légalement requises pour son admission dans le royaume[8]. L’étranger dangereux pour la paix publique peut être expulsé par une ordonnance royale. Il est alors tenu de quitter Le royaume le quatrième jour après la communication de cette ordonnance[9]. Il sera, autant que possible, conduit à la frontière qu’il aura lui-même indiquée. Le gouvernement garde la faculté d’indiquer comme demeure aux étrangers dangereux pour la paix publique un lieu déterminé dans le royaume ou de leur interdire le séjour de certains lieux. Les étrangers arrêtés en Hollande dans les cinq ans de l’expulsion prononcée par le juge cantonal et qui ne peuvent pas prouver leur réadmission dans le royaume, les étrangers expulsés par ordonnance royale et qui rentrent dans les Pays-Bas encourent : les premiers un emprisonnement de huit jours à trois mois, les seconds un emprisonnement de trois à six mois. La loi en 13 août 1847 n’est pas applicable aux étrangère assimilés aux Néerlandais par l’article 8 du code civil[10], ni à l’étranger domicilié dans l’état et qui est ou a été marié à une femme néerlandaise, dont il a eu un ou plusieurs enfans nés dans les Pays-Bas. Enfin un recours est ouvert devant la cour suprême à ceux qui se prétendent Néerlandais ou qui croient pouvoir se prévaloir d’une des exceptions créées par la loi.

La loi luxembourgeoise du 26 novembre 1880 laisse une plus grande liberté d’action au pouvoir exécutif. Toutefois, tandis que l’ordonnance royale grand-ducale du 31 décembre 1841 permettait au gouvernement d’expulser les étrangers quand ils avaient été non-seulement condamnés, mais encore simplement poursuivis hors du grand-duché pour des infractions à la loi pénale pouvant donner lieu à l’extradition, la loi nouvelle ne permet de procéder à l’expulsion, quand elle est fondée sur des faits accomplis hors du territoire, que s’il est intervenu une condamnation à l’étranger, et à la condition qu’une demande d’extradition n’ait pas été présentée par l’état intéressé. D’ailleurs l’expulsion peut toujours être prononcée contre tout étranger résidant dans le grand-duché qui, par sa conduite, a compromis la tranquillité publique. Mais, tandis que l’ordonnance de 1841 exigeait une décision du grand-duc, la loi de 1880 décide que les mesures d’expulsion « seront prises, après délibération du gouvernement en conseil, par arrêté du directeur général de la justice, » non susceptible de recours. La loi, comme en Belgique, est inapplicable « à l’individu né dans le grand-duché d’un individu qui y réside, tant que le délai d’option prévu par l’article 9 du code civil n’est pas expiré. » Mais ni le conseil d’état ni la chambre des députés n’ont entendu restreindre à un autre point de vue les droits du gouvernement.

La constitution fédérale suisse du 29 mai 1874 (art. 70) s’exprime en ces termes : « La confédération a le droit de renvoyer de son territoire les étrangers qui compromettent la sûreté intérieure de la Suisse. » Voilà une disposition très nette, qui semble donner au gouvernement fédéral un pouvoir illimité. Cependant, d’après M. Brocher, conseiller à la cour de cassation de Genève, les auteurs de la constitution n’auraient voulu, par là, que régler les droits de la confédération dans ses rapports avec les cantons. Celle-ci garde sa liberté d’action dans ses rapports avec les puissances étrangères, et c’est ainsi que la libre action du gouvernement suisse a été modifiée par divers traités conclus avec des nations amies : ces traités l’obligent à n’expulser les sujets de l’autre partie contractante qu’en lui faisant connaître le motif de l’expulsion.

On s’est demandé si l’article 70 de la constitution fédérale n’enlevait pas aux cantons le droit de renvoyer les étrangers. M. Brocher pense que ce droit reste intact « et se trouve régi par les règles du droit commun sur la matière. » A Genève, par exemple, les étrangers sont tenus de se procurer un permis de séjour ou de domicile, délivré par l’administration supérieure. En outre, d’après l’article 10 du nouveau code pénal genevois, « dans tous les cas où la loi prononce la peine de l’emprisonnement, le juge peut, en ce qui concerne les étrangers, convertir cette peine en une expulsion du canton d’une durée triple[11]. »

M. Clovis Hugues disait à la chambre des députés, le 24 février 1882 : « Lorsqu’on expulse de France un étranger sous un gouvernement qui s’intitule démocratique, lorsqu’on chasse un homme qui a cru à notre hospitalité, on touche à la liberté, on touche au principe même de la république. » Voilà pourtant un état républicain et très démocratique qui inscrit le droit d’expulsion dans sa loi constitutionnelle et se met à même de la pratiquer dans toute sa rigueur. D’après le code pénal italien, les étrangers déclarés vagabonds par les tribunaux sont expulsés du royaume et condamnés, s’ils y rentrent, à un emprisonnement qui peut être d’une année. Il en est de même des étrangers condamnés pour vol à main armée sur les grands chemins, pour extorsion (estorsione violenta), pour rapine (rapina), vol, escroquerie, appropriation indue ou tout autre délit portait atteinte à la propriété. Quinze jours avant l’expiration de la peine, le ministère public doit avertir l’autorité politique, afin qu’elle puisse expulser ces condamnés et les faire conduire à la frontière. Le projet de code pénal présenté par le ministre Mancini permet, en outre, l’expulsion des étrangers condamnés à des peines criminelles ou correctionnelles qui entraînent la surveillance de la haute police. L’expulsion peut être encore opérée par les autorités à la frontière italienne, quand elles surprennent un individu, déjà renvoyé du pays, qui tente d’y rentrer ou quand elles conçoivent à son sujet des soupçons motivés par l’absence de papiers ou de documens propres à justifier son « identité. » Enfin l’étranger peut être expulsé par l’autorité politique « pour des raisons d’ordre public. » Il importe peu que l’article 3 du code civil italien lui accorde la jouissance des droits civils accordés aux Italiens eux-mêmes. Ainsi que l’explique très bien l’éminent professeur Pasquale Fiore, le code civil a pour objet de régler les rapports entre particuliers, non ceux qui existent entre les habitans de l’état et la souveraineté. L’étranger peut sans doute, en vertu de cet article 3, exercer tous les arts et toutes les industries, acquérir, aliéner, ester en justice, etc., mais sans que ses rapports avec la souveraineté nationale soient pour cela modifiés. Dès lors cette souveraineté peut toujours décréter l’expulsion de l’étranger quand la sûreté générale ou les besoins urgens de l’administration publique le commandent. Si, par là même, l’expulsé perd accidentellement la jouissance des droits civils, dont la condition nécessaire est la résidence en Italie, c’est que, dans l’esprit même du code, l’étranger, pour jouir de ces droits, doit, avant tout, avoir gardé la faculté de résider dans le royaume. C’est ainsi qu’on raisonne dans le pays monarchique le plus imbu d’idées et de sentimens démocratiques qu’il y ait en Europe.

En Espagne, l’expulsion des étrangers est réglée par la loi de 1852 (art. 13, 14, 15, 16) et par l’ordonnance royale de juin 1858 (art. 3, 4, 9, 11 et 15). D’après la loi, l’étranger qui s’introduit dans le royaume sans présenter un passeport peut être condamné par les autorités, « comme désobéissant, » à une amende de 100 à 1,000 réaux et expulsé du territoire par un acte du gouvernement. Quand un étranger arrive sans passeport régulier dans un port ou dans une ville de la frontière, il peut être détenu par les autorités espagnoles, qui doivent aviser le gouvernement par l’intermédiaire du ministre de la justice en exposant la situation de l’étranger, et notamment s’il est vagabond ou s’il cherche à se soustraire à ses juges naturels. Le gouvernement peut alors, après examen, déterminer en connaissance de cause soit l’expulsion de l’étranger, soit le lieu de sa résidence. L’étranger qui n’obéit pas à l’ordre d’expulsion encourt la peine édictée par l’article 285 du code pénal. On considère, à cet effet, la désobéissance comme grave parce que l’expulsion est décrétée pour motif d’ordre public. Il est effectivement procédé à l’expulsion après l’expiration de la peine. D’après l’ordonnance, l’étranger qui vient en Espagne pour y mendier doit être contraint de retourner dans son pays. Si c’est un émigré politique, il recevra l’ordre de choisir sa résidence à 120 kilomètres de la frontière française ou de la frontière portugaise. Les émigrés ne peuvent changer de résidence sans l’autorisation expresse du gouvernement ni voyager en Espagne sans une feuille de route. Une fois sortis de l’Espagne, ils n’y peuvent être admis de nouveau sans motifs graves laissés à l’appréciation du pouvoir exécutif.

On peut, en Danemark, imposer un passeport aux sujets d’un état sur le territoire duquel les Danois eux-mêmes ne peuvent pénétrer sans passeport, mais à ceux-là seulement. Toutefois, d’après la loi du 15 mai 1875, les bateleurs, bohémiens, etc., ne sont pas admis à pénétrer dans le royaume et les ouvriers qui viennent chercher du travail doivent établir leur « identité » à l’aide de pièces délivrées par les autorités de leur pays d’origine (art. 1er). Les étrangers qui n’ont pas obtenu le droit d’établissement en Danemark et qui n’ont pas de moyens d’existence sont expulsés (art. 2). Ceux d’entre eux qui ont l’intention de se placer comme ouvriers ou comme domestiques doivent s’adresser au commissaire de police (art. 3). Si ce dernier, après enquête, constate que l’étranger est en état de pourvoir à son existence par un travail honorable, il lui délivre un livret de séjour (opholdsbog) (art. 4). Le détenteur du livret qui voyage doit se présenter à la police de la ville où il arrive (art. 5). Si, après huit jours, il n’a pas trouvé de travail et s’il est hors d’état de se suffire à lui-même, il peut être expulsé. Il peut toujours être expulsé quand il est resté huit jours sans travailler (art. 6). Un étranger qui n’a pas obtenu l’indigénat ni le droit d’établissement peut toujours être expulsé par arrêté ministériel, quand cette mesure est motivée par sa conduite, à moins qu’il ne soit établi sur le territoire danois depuis deux ans (art. 7). On distingue d’ailleurs en Danemark, d’après une note de M. Cogordan, reproduite par Fiore dans son traité de droit pénal international, deux modes d’expulsion : le renvoi (udsendelse) et l’expulsion proprement dite (udvisning). Un étranger renvoyé est accompagné à la frontière par la police; celui qui est expulsé reçoit un passeport pour se rendre directement à la frontière, à l’aide de fonds qui lui sont attribués pour fiais de route par les autorités locales.

Voilà comment les peuples les plus rapprochés de la France ont entendu le droit d’expulsion. Je demande s’il est possible, après examen de ces diverses législations, de dire avec M. Clovis Hugues « qu’après la révolution française, nous n’avons pas le droit de parler de l’étranger, nous n’avons pas le droit de tracer des limites et des frontières. » Si l’on peut admettre qu’il n’y ait plus d’Alpes et de Pyrénées pour la France, c’est à la condition qu’il n’y ait plus de Pyrénées pour l’Espagne ni d’Alpes pour l’Italie.


III.

Comment se pourrait-il, en effet, que l’Europe entière gardât le droit d’expulser nos nationaux, tandis que nous abdiquerions le droit d’expulser les étrangers? Le même jour, à la même heure, nos voisins pourraient, aux premiers indices d’agitation, nous renvoyer nos compatriotes, et nous ne pourrions pas, quand notre sécurité serait le plus évidemment compromise, nous débarrasser des leurs! D’abord il serait étrange que cette loi de préservation nationale fût utile à tous, sauf à nous-mêmes. En tout cas, il serait inconséquent de briser entre nos mains l’arme que nous laisserions à tout le continent et que le continent entier, à un moment donné, pourrait diriger contre des Français. Notre situation n’est, sous aucun point de vue, comparable à celle de l’Angleterre. Il serait puéril de nier que, depuis un siècle, notre pays a été bouleversé par beaucoup de révolutions et mêlé à beaucoup de querelles internationales. Nous ne sommes pas d’ailleurs isolés de tous les côtés, soit par la mer, soit par des frontières naturelles. Il est donc facile aux étrangers de pénétrer sur notre territoire ; il ne leur est pas difficile, à certains momens, d’y semer l’agitation; il ne leur est pas plus difficile, à d’autres momens, d’y épier nos travaux militaires et nos préparatifs de défense. Nous sommes donc particulièrement intéressés à surveiller ces étrangers, et, si nous les surveillons, c’est apparemment pour arrêter, le cas échéant, leurs menées ou leurs tentatives en les mettant hors d’état de nous nuire. C’est ce que le législateur français a compris.

Une loi du 23 messidor an III décide que « tout étranger, à son arrivée dans un port de mer ou dans une commune frontière de la république, se présentera à la municipalité, y déposera son passeport, qui sera renvoyé de suite au comité de sûreté générale pour y être visé et qu’il demeurera, en attendant, sous la surveillance de la municipalité, qui lui donnera une carte de sûreté provisoire énonciative de la surveillance. » C’était évidemment une loi d’exception justifiée par la lutte terrible que la première république française avait à soutenir contre l’Europe. Mais la convention n’aimait pas les demi-mesures. Un mois s’était à peine écoulé qu’elle redoublait d’énergie pour assurer l’exécution de ses volontés. Rapportant l’art, 4 de la loi du 23 messidor, elle décrétait « que tout étranger qui ne se serait pas conformé aux autres articles de cette loi serait regardé comme espion, poursuivi comme tel, et que tout particulier qui serait convaincu d’avoir recelé lesdits étrangers serait puni de six mois de détention. » Elle allait jusqu’à faire promulguer en Belgique, le 8 brumaire an IV, les deux lois du 23 messidor et du 15 thermidor an III. Cette assemblée de terribles patriotes ne se figura pas un instant qu’il « n’y eût pas d’étrangers pour la France. « Il n’y avait pas longtemps qu’elle avait déclaré la patrie en danger et que Robespierre avait fait rayer de la société des jacobins « M. Clootz, le prétendu sans-culotte, qui est Prussien et baron, qui a 100,000 livres de rente, qui dîne avec les banquiers conspirateurs et qui est, non pas l’orateur du peuple français, mais l’orateur du genre humain. » Les jacobins de 1793 et de 1794 croyaient « qu’on n’emporte pas la patrie à la semelle de ses souliers,» et, quant à « l’orateur du genre humain, » on sait comment ils le traitèrent.

Le directoire ne fut pas moins ombrageux. La loi du 28 vendémiaire an VI contient un article ainsi conçu : « Tous étrangers voyageant dans l’intérieur de la république ou y résidant sans y avoir une mission des puissances neutres et amies reconnue par le gouvernement français ou sans y avoir acquis le titre de citoyen sont mis sous la surveillance spéciale du pouvoir exécutif, qui pourra retirer leurs passeports et leur enjoindre de sortir du territoire français s’il juge leur présence susceptible de troubler l’ordre et la tranquillité publique. » Voilà le droit illimité d’expulsion conféré par le pouvoir législatif au gouvernement. Ce n’est pas là d’ailleurs, dans la pensée des conseils, une mesure provisoire ni un expédient révolutionnaire, mais une loi d’ordre général destinée à régir d’une façon permanente les rapports de l’état et des étrangers.

On sait qu’un important arrêté consulaire du 12 messidor an VIII, rendu sur le rapport du ministre de la police et le conseil d’état entendu, règle les attributions du préfet de police. « Il accordera, dit l’article 5, les permissions de séjour aux voyageurs qui veulent résider à Paris plus de trois jours. » C’est le texte que visa formellement, le 4 août 1870, le préfet de police Piétri lorsqu’il enjoignit aux sujets des pays en guerre avec la France de demander un permis de séjour dans le délai de trois jours et ordonna la mise en arrestation des récalcitrans. Cette disposition spéciale n’était donc pas abrogée, dans la pensée du gouvernement impérial, par la loi du 3 décembre 1849.

Le code pénal de 1810 (art. 272) décida que les individus déclarés vagabonds par jugement pourraient, s’ils étaient étrangers, être conduits par les ordres du gouvernement hors du territoire français.

Une loi du 21 avril 1832 autorisa le gouvernement à réunir dans une ou plusieurs villes qu’il désignerait les étrangers réfugiés résidant en France, à les forcer de se rendre dans une de ces villes et même à leur enjoindre de sortir du royaume s’ils ne se rendaient pas à cette destination ou s’il jugeait leur présence « susceptible de troubler l’ordre et la tranquillité publique, » la loi ne pouvant d’ailleurs être appliquée à un étranger qu’en vertu d’un ordre signé par un ministre. Il ne s’agissait là d’ailleurs que des réfugiés, c’est-à-dire, suivant la définition de M. Charles Dupin, de tous ceux qui résident en France sans la protection de leur gouvernement. La loi du 28 vendémiaire an VI, ainsi que l’avait expressément déclaré le duc de Broglie, rapporteur à la chambre des pairs, restait applicable aux autres étrangers.

La loi du 21 avril 1832 ne devait rester en vigueur que pendant un an. Elle fut prorogée le 1er mai 1834 jusqu’à la fin de la session de 1836. Les chambres votèrent en outre une disposition nouvelle, ainsi conçue : « Tout réfugié étranger qui n’obéira pas à l’ordre qu’il aura reçu de sortir du royaume... ou qui, ayant été expulsé, rentrera sans autorisation, sera puni d’un emprisonnement d’un mois à six mois. Toutefois le tribunal pourra, s’il y a lieu, appliquer les dispositions de l’article 463 du code pénal. Cette peine sera appliquée, dans le premier cas, par le tribunal de police correctionnelle du lieu où le réfugié avait sa résidence quand il a reçu l’ordre de sortir, et, dans le second cas, par le tribunal de police correctionnelle du lieu où le réfugié aura été arrêté. » En effet, la loi de 1832 manquait de sanction et les pouvoirs publics ne pouvaient pas tolérer que le réfugié, une fois expulsé, pût rentrer sur notre territoire en bravant impunément les lois françaises.

La révolution du 24 février avait ébranlé toute l’Europe. Une période d’agitation suivit la chute de notre monarchie constitutionnelle et provoqua bientôt, sur plusieurs points, une réaction. Le suffrage universel français remplaça la constituante par une assemblée qui n’aurait pas voté la constitution de 1848 et qui, dans tous les cas, était disposée à fortifier le principe d’autorité par un ensemble de mesures répressives. Les représentans de Vatimesnil et Lefebvre-Duruflé ayant présenté, dans la séance du 8 novembre 1849, une proposition de loi sur la naturalisation et le séjour des étrangers en France, le rapporteur, M. de Montigny, s’exprima en ces termes : « Il n’est que trop prouvé aujourd’hui que les complots qui menacent non plus seulement l’ordre gouvernemental, mais l’ordre social tout entier, sont ourdis par une vaste association d’agitateurs qui, ayant abdiqué l’idée de la patrie, se transportent partout où se présente la possibilité d’un bouleversement et qui, aussitôt après la ruine de leurs criminelles entreprises, vont reformer leurs rangs sur le territoire de l’état le plus voisin ; la société ne reprendra sa sécurité que lorsque toutes les nations de l’Europe interdiront l’abus de l’hospitalité aux conciliabules de ces agitateurs errans, et c’est au gouvernement qu’il appartient de les discerner des vrais défenseurs de la liberté et de la nationalité des peuples, au milieu desquels ils se trouvent trop souvent confondus. » On voulut donc que le ministre de l’intérieur pût désormais exercer, « par mesure de police, » les droits conférés au « pouvoir exécutif » par la loi de vendémiaire an VI. C’est dans cet esprit que fut votée la loi du 3 décembre 1849.

« Le ministre de l’intérieur, dit-elle (article 7), pourra, par mesure de police, enjoindre à tout étranger voyageant ou résidant en France, de sortir immédiatement du territoire français et le faire conduire à la frontière. Il aura le même droit à l’égard de l’étranger qui aura obtenu l’autorisation d’établir son domicile en France; mais, après un délai de deux mois, la mesure ce sera d’avoir effet si l’autorisation n’a pas été révoquée suivant la forme indiquée dans l’article 3 (c’est-à-dire par décision du gouvernement, qui devra prendre l’avis du conseil d’État). Dans les départemens-frontières, le préfet aura le même droit à l’égard de l’étranger non résidant, à la charge d’en référer immédiatement au ministre de l’intérieur. » « Tout étranger (article 8) qui se serait soustrait à l’exécution des mesures énoncées dans l’article précédent ou dans l’article 272 du Code pénal ou qui, après être sorti de France par suite de ces mesures, y serait rentré sans la permission du gouvernement, sera traduit devant les tribunaux et condamné à un emprisonnement d’un mois à six mois. Après l’expiration de sa peine, il sera conduit à la frontière. » Ainsi donc les droits qui n’avaient appartenu qu’au chef du gouvernement étaient transportés à un ministre, et même, dans certains cas, aux préfets des départemens-frontières. On avait compris, d’un autre côté, qu’il fallait absolument distinguer des étrangers en général ceux qui avaient été admis, conformément à l’article 13 du code civil, à établir leur domicile en France et l’effet de l’expulsion cessait à leur égard si le chef du pouvoir exécutif n’avait pas rétracté son autorisation dans les deux mois. Enfin on généralisait la mesure prise en 1834 par les pouvoirs publics à l’égard des réfugiés qui rentraient sur le territoire et l’on infligeait une peine corporelle aux expulsés qui enfreignaient l’arrêté d’expulsion,

Ce système, qu’il s’agit aujourd’hui de modifier, ne heurte pas, à notre avis, les principes fondamentaux sur lesquels repose le droit d’expulsion. C’est pourquoi le gouvernement actuel nous paraît avoir agi sagement en ne le bouleversant pas. Il a voulu seulement, dit l’exposé des motifs, « enlever à la pratique de ce droit ce qu’elle peut présenter d’excessif et d’arbitraire. » On conserve donc au ministre de l’intérieur la faculté d’expulser les étrangers condamnés par les tribunaux français et étrangers pour crimes ou délits de droit commun, parce que la France, comme le dit encore l’exposé des motifs, n’a aucun intérêt à ouvrir ses portes aux repris de justice. On garde même aux préfets des départemens-frontières les pouvoirs que la loi de 1849 leur conférait, et l’on eût commis une faute lourde en les leur retirant. Mais, dans les autres cas, l’expulsion ne pourrait plus être ordonnée qu’en vertu d’un décret rendu en conseil des ministres.

Cette partie du projet a été critiquée. Si tout le gouvernement, a-t-on dit, devient solidaire de semblables mesures, une crise ministérielle peut éclater à propos de chaque expulsion : peut-être vaut-il mieux n’en faire supporter la responsabilité que par un seul ministre. Mais c’est là, selon nous, une bonne garantie, heureusement empruntée à la législation belge. D’une part, si l’expulsion est urgente, le conseil des ministres peut être saisi très promptement et statuer de même; d’autre part, il vaut mieux qu’un chef de service ne puisse pas obtenir à la légère d’un ministre accablé sous le poids des travaux administratifs et politiques un ordre d’expulsion non motivé par un fait précis. D’ailleurs, en fait, dès qu’il s’agit d’une de ces expulsions retentissantes qui provoquent l’attention générale et soulèvent une polémique, le gouvernement entier s’en occupe et le conseil des ministres en délibère. La mesure d’expulsion se transforme alors, par la même force des choses, en une question de politique générale qui entraîne la responsabilité solidaire des ministres devant les chambres. Enfin l’exemple de nos voisins ne suffit-il pas à nous rassurer? Je ne sache pas, en effet, que l’application de ce système ait multiplié les crises ministérielles en Belgique.

La commission de la chambre des députés a, paraît-il, complété le projet du gouvernement par une disposition additionnelle ainsi conçue: « Toutefois, à l’égard de l’étranger qui aura obtenu l’autorisation d’établir son domicile en France ou qui y résidera d’une façon permanente depuis plus de trois ans, la mesure d’expulsion cessera d’avoir effet, après un délai de deux mois, si elle n’a pas été confirmée par décision du gouvernement, après avis du conseil d’état. » En ce qui touche les étrangers admis à établir leur domicile en France, cette partie du projet n’innove guère. Il importe assez peu que le gouvernement, s’il ne veut voir cesser dans les deux mois l’effet de l’expulsion, soit obligé de rétracter l’autorisation, déjà donnée, d’établir un domicile, ou doive confirmer soit l’arrêté ministériel, soit le décret même d’expulsion, après avoir pris l’avis du conseil d’état, sans être d’ailleurs obligé de le suivre. Mais on propose, pour la première fois, d’assimiler aux étrangers admis à établir leur domicile dans notre pays ceux qui y résident d’une façon permanente depuis plus de trois ans. Est-ce excessif?

On peut aller jusque-là, ce me semble, sans compromettre l’ordre intérieur et la sécurité générale. Les étrangers qui séjournent aussi longuement dans un pays, surtout quand ils y séjournent sans interruption, ne sont pas de ces « agitateurs errans » signalés par le rapporteur de la loi du 3 décembre 1849, qui vont de contrée en contrée prêcher la révolution sociale. S’ils s’installent pendant trois ans, c’est en général pour travailler. Ces hôtes laborieux peuvent aussi sans doute, à un moment quelconque, se laisser séduire par les ennemis de la France et abuser de l’hospitalité qu’elle leur a si longtemps donnée. S’ils commettent cet acte d’ingratitude, le gouvernement n’est pas désarmé; il peut les renvoyer sur l’heure sans en référer préalablement à qui que soit. Puis, au bout de deux mois, quand il a tout interrogé, tout approfondi, s’il croit avoir affaire non à des égarés qui reconnaissent déjà leurs torts, mais à des perturbateurs opiniâtres, il lui suffit de déclarer qu’il ne s’était pas trompé. Dès lors, on peut donner ce surcroît de garanties à des gens qui ont, par la durée et par la continuité de leur séjour, manifesté leur attachement au sol français. Le projet, en reproduisant d’une façon très large, mais seulement quant à l’exercice du droit et sans en altérer le principe, la distinction proposée par Bluntschli entre les étrangers qui résident temporairement dans un pays et ceux qui y ont établi un domicile fixe, fait donc prévaloir une des maximes que la science du droit des gens propose aux législateurs de l’Europe, et laisse au gouvernement français un instrument de défense nationale que l’intérêt de la patrie défend de lui enlever[12].


ARTHUR DESJARDINS.

  1. Art. 6, 8 et 10 du traité du 27 juin 1858.
  2. Le préfet de police ajoutait : « La présente ordonnance n’est pas applicable à ceux de ces étrangers qui ont perdu, par une autre naturalisation, leur nationalité d’origine ni à ceux qui ont été admis, par autorisation du gouvernement, à établir leur domicile en France. »
  3. V. Haus, Principes de droit pénal belge, p. 440.
  4. Nous raisonnons, bien entendu, en théorie pure, et abstraction faite des doctrines qui ont pu prévaloir dans tel ou tel état européen sur la séparation des pouvoirs.
  5. V. l’étude de M. Louis Renault, publiée au tome VIII du Bulletin de la Société de législation comparée, p. 175.
  6. V. Pasq. Fiore, Droit pénal international, I, p. 117.
  7. La présente loi ne sera obligatoire que pendant dix-huit mois, à moins qu’elle ne soit renouvelée. (Art. 8.)
  8. Le roi se réserve (art. 11) la faculté de supprimer l’ordre d’expulsion ou d’en prohiber l’exécution, sans que le recours au roi ou à la cour suprême soit suspensif.
  9. Pendant ce temps (art. 12), il peut profiter de la faculté accordée par l’art. 20 de cette loi, et, en attendant, être gardé en détention. S’il ne profite pas de cette faculté, ou si la cour suprême trouve que ses réclamations sont sans fondement. Il est donné suite immédiate à l’ordre d’expulsion.
  10. L’art. 8 du code civil néerlandais est ainsi conçu : « Les étrangers sont assimilés aux Néerlandais dans les deux cas suivans : 1° quand ils auront établi leur domicile dans le royaume à la suite d’une permission du roi et auront notifié la permission à l’administration communale de leur domicile; 2° quand, après avoir établi leur domicile dans une commune du royaume et y être demeurés pendant six ans, ils auront notifié à l’administration locale de leur domicile leur intention de se fixer dans le royaume. »
  11. L’article 44 de la constitution fédérale décide qu’aucun canton ne peut renvoyer de son territoire un de ses ressortissans. D’après la jurisprudence du tribunal fédéral, il ne pourrait pas davantage expulser un Suisse d’un autre canton.
  12. Nous devons rappeler, pour ne rien omettre, que la France et le Pérou se sont réciproquement engagés (traité du 9 mars 1861) à ne pas expulser leurs nationaux sans avoir communiqué les causes de l’expulsion et les documens justificatifs aux agens diplomatiques ou consulaires de la nation à laquelle appartient l’intéressé et sans accorder à ce dernier un temps suffisant pour présenter sa défense ou pour prendre, de concert avec ces agens, les mesures nécessaires pour mettre en sûreté son avoir ou l’avoir d’autrui, dont il serait détenteur. Des traites analogues ont été conclus avec le Honduras (22 février 1856) et le San Salvador (2 janvier 1858). Ce ne sont pas les habitans du Pérou, du Honduras et du San Salvador, résidant en France, qui pourront, en général, nous causer de grandes inquiétudes. Le gouvernement français, traitant avec ces états secondaires et fort éloignés, a donc pu, sans inconvénient, subordonner l’exercice de son droit à l’accomplissement de ces formalités exceptionnelles.