La Logique subjective/Chapitre I

Traduction par H. Sloman et J. Wallon.
Ladrange (p. 15-28).
CHAPITRE PREMIER.
DES IDÉES.

Les idées ou notions se présentent à nous sons trois formes, qui sont : le général, le particulier et l’individuel.

Nous avons vu précédemment que les choses ne sont pas seulement des individues, mais qu’elles sont aussi des généralités. Or, ce que nous appelons la notion ou l’idée d’une chose est précisément cette généralité qui existe dans son individu. L’idée n’est donc ni abstraite ou distincte des choses, ni postérieure à elles, mais elle leur préexiste au contraire. Notre entendement religieux le constate en disant que Dieu a fait le monde de rien, ou que le monde est l’œuvre de la pensée ou des idées de Dieu ; ce qui montre clairement que l’idée a par elle-même une puissance créatrice qui n’a pas besoin, pour se manifester, que les choses soient déjà produites, mais qui précède au contraire leur naissance.

Nous ne saurions reproduire ici toutes les définitions que nous avons données dans les deux premières parties de la logique objective, et en vertu desquelles nous avons pu établir que le général et le particulier existent, comme nous venons de le dire, dans l’individu. Mais, afin de ne laisser aucun doute dans les esprits, nous pouvons faire à ce sujet quelques remarques.

Ainsi, quand nous disons que nous avons l’idée ou la notion d’une chose, nous voulons dire que cette chose, grâce à ses qualités ou propriétés sensibles, a pénétré jusqu’à nous par l’entremise de nos organes ou de nos sens. Mais au lieu de parler seulement de cette chose individuelle, comme c’est notre intention de le faire, nous disons à notre insu et sans le vouloir que nous en avons pris ou reçu une notion générale. Car, bien qu’à l’instant même où cette chose vient frapper nos sens, l’acte d’appréhension ou de perception que nous faisons pour la saisir ne porte que sur son individualité, cependant il est si vrai que la généralité s’y trouve unie d’une manière inséparable, que nous n’avons aucun moyen de ne parler que de son individualité, et que, pour la désigner, nous sommes contraints d’avoir recours à des idées ou notions générales. Or, puisque, d’une part, le langage est le véhicule de la pensée ; et puisque, d’autre part, la pensée ou le moi est une chose générale qui ne peut rien admettre dans son sein qui ne soit de même nature qu’elle, ou qu’elle ne le rende identique à elle en se l’appropriant ; il s’ensuit que quand nous prenons idée d’une chose, c’est le général qui est en elle que nous saisissons, ou plutôt nous restituons à son individualité la généralité qui s’y trouve cachée ou contenue, et que nos sens n’avaient pu saisir.

Lorsque je dis, par exemple, ce livre, cette maison, à coup sûr j’ai l’intention de désigner une chose individuelle, et pourtant je n’y réussis pas ; il m’est tout à fait impossible de dire ce que je veux dire et de ne dire que cela ; car malgré moi j’associe la notion générale livre, maison, à une autre notion générale exprimée par les mots ce, cette, ou par tout autre signe du discours ou du geste qui convient aussi bien au livre qu’à mille autres choses. Mes sens se sont arrêtés sur une chose singulière ou individuelle, sur une seule chose en un mot, et cependant je ne puis la désigner ni dire ce qu’elle est sans éveiller des idées générales.

Il est donc faux de dire que, parmi nos idées, les unes sont générales, les autres particulières, et d’autres encore individuelles. Il n’y a point, et il ne saurait y avoir de notions individuelles, par cette seule raison que le général et le particulier subsistent toujours dans l’individu. Ils y demeurent comme ensevelis et cachés jusqu’au moment où les idées viennent les en tirer pour les mettre au jour. Toute chose individuelle est donc en même temps générale et particulière, et cette union du général et du particulier dans son sein est précisément ce qui constitue sa notion propre ou son individualité, qui n’en est ainsi, comme on le voit, que le produit ou l’image.

Contrairement à ce qui précède, les logiciens s’efforcent d’établir que les noms d’homme, d’animal ou de chose, comme Cicéron, Martin, Bucéphale, sont ce qu’ils appellent des notions, c’est-à-dire des notions individuelles, et que toute la différence qu’il y a dans les notions, entre les générales, les particulières et les individuelles, provient de ce que ces dernières sont entièrement représentatives de la chose désignée, servant à marquer l’ensemble ou la totalité de ses attributs, tandis que les premières, suivant eux, n’auraient pas la même étendue et ne serviraient qu’à désigner quelques attributs plus ou moins essentiels ou caractéristiques, laissant de côté d’autres qualités non moins importantes, et qui se trouvent spécifiées toutes ensemble, disent-ils, dans les mitions individuelles. D’où il faudrait conclure avec eux que les notions générales sont plus incomplètes ou moins vraies que les autres, et d’autant plus incomplètes qu’elles sont plus générales. Et c’est précisément pour cela, ajoutent-ils, qu’on peut appliquer la même notion générale à plusieurs choses et non pas seulement à une seule. Ainsi, plus les idées sont élevées, dans cette hypothèse, plus elles s’écartent de la réalité ou de la vérité, et plus elles sont susceptibles, par conséquent, de s’appliquer à un grand nombre de choses. D’où nous sommes obligés de tirer cette règle générale que plus les notions se généralisent ou s’étendent, plus elles perdent de leurs propriétés ou de leur réalité ; ce qui, de déduction en déduction, nous conduit à conclure que la notion dernière ou notion de Dieu, qui devrait être la plus complète ou la plus riche de toutes, se réduit à celle de l’Être suprême, qui est la plus pauvre de toutes.

Fort heureusement, il n’en est point ainsi. Il est digne des temps barbares de croire que les mots Bucéphale ou Martin expriment des idées ou notions, et de dire que ces prétendues notions sont plus riches que les autres parce qu’elles expriment des choses individuelles. Les idées les plus générales ou les plus élevées, loin d’être, pour cela seul, les plus pauvres de toutes, sont au contraire les plus riches.

Ne voyons-nous pas, dans l’ordre de la nature, que les notions supérieures sont en effet plus riches ou plus complètes que les autres ? L’idée plante, par exemple, pour commencer par celle-là qui passe pour très-simple, se retrouve tout entière, mais à un degré plus élevé, dans la notion d’animal, qui se retrouve à son tour, et à un degré plus élevé encore, dans la forme du corps humain, qui est la plus riche de celles où la nature peut s’élever, et qui contient toutes les autres parce qu’elles sont moins riches qu’elle, et d’autant moins riches qu’elles lui sont plus inférieures. Après celle-là, nous voyons apparaître une nouvelle notion, celle de l’intelligence humaine, qui se développe ou s’élève à son tour de plus en plus, pour nous offrir la manifestation complète de l’idée. Et cette vérité, que les notions inférieures ne contiennent pas plus de réalité que les mitions supérieures dans lesquelles elles sont elles-mêmes contenues, cette vérité, déjà bien manifeste dans l’ordre de la nature, va nous apparaître sous un jour plus éclatant dans la sphère des choses intellectuelles qui comprend l’Éthique et les autres sciences morales. Cet ordre de choses est, par lui-même, tellement supérieur à celui de la nature, que la beauté de l’univers, la splendeur des cieux, les lois immuables qui dirigent les planètes et leurs satellites ne sont rien et ne donnent qu’une image bien affaiblie de l’Idée, en comparaison de celle que nous offre l’esprit humain. Car une idée, même absurde, dans la tète d’un sot, a plus de valeur que toutes ces lois ensemble, attendu qu’elle procède d’une activité volontaire et libre qu’on ne trouve point dans le mouvement des astres.

Ainsi que nous venons de le dire, c’est surtout dans la sphère des sciences morales et de l’Éthique, qui est la plus élevée de toutes, que l’on voit les notions les plus générales avoir aussi le plus d’étendue ou de contenu, et embrasser un plus grand nombre de choses sans être, pour cela, plus fausses ou plus pauvres. Ainsi l’idée de religion ne répond pas seulement au sentiment de soumission ou de dépendance qui enfante les cultes barbares, et qui se rencontre aussi bien chez les peuples primitifs que chez les nations civilisées, mais elle a encore une signification beaucoup plus élevée ou plus riche. Et si nous prenons pour second exemple l’ensemble des institutions politiques qui constituent la notion de l’État, il est clair que ces institutions ne pourraient pas être regardées comme ayant atteint le plus haut degré de perfection ou de réalité qu’elles comportent, si on les concevait selon l’idée que s’en forment les peuplades de l’Afrique, qui peuvent bien donner comme nous le nom d’État aux premiers essais d’institutions naissantes, à l’ombre desquelles ils s’accoutument à vivre en commun.

Ce que nous avions à dire des idées dans ce premier chapitre, où elles s’offrent à nous sous la forme de simples notions, se trouve à peu près épuisé. Elles sont générales ou particulières, et, à ce titre, elles existent dans les choses individuelles. Enfin elles ne sont ni abstraites ni distinctes des choses dans lesquelles elles existent. L’idée est d’abord générale ; mais sa propre force dialectique l’obligeant à se déterminer, elle devient particulière en se niant pour ainsi dire elle-même ; et cette particularisation, qui est la négation du général, se manifeste ou vient à l’existence sous forme d’individu. Le particulier et l’individuel ne sont donc pas séparés ou distincts du général ; c’est lui au contraire qui prend ces deux formes sans changer pour cela de nature ; il se particularise et s’individualise, mais en restant toujours ce qu’il était d’abord.

Les distinctions que l’on a coutume de faire entre les notions claires et obscures, adéquates et inadéquates, complètes et incomplètes, coordonnées et subordonnées, positives et négatives, etc., sont, ou bien la répétition des formes que nous avons étudiées dans la logique objective, ou bien des choses vides de sens. Rien n’autorise L’introduction de pareilles distinctions dans les traités ordinaires ; et cette logique commune qui affirme l’existence d’idées claires et obscures, complètes et incomplètes, etc., sans la prouver ni montrer la connexion ou le rapport que ces prétendues variétés d’idées devraient avoir entre elles, cette logique, en vérité, donne par là aux autres sciences un fort mauvais exemple. Elle leur impose une rigueur de déduction qu’elle n’observe pas elle-même, puisqu’elle viole la première règle qu’elle établit à leur usage, qui est de ne rien admettre dont la nécessité ne soit démontrée.

La philosophie de Kant commet aussi cette faute, et de plus une inconséquence. Car dans la première partie de la logique, il dit sans justifications ni preuves, qu’il a trouvé quatre catégories ou notions fondamentales qui sont : la quantité, la qualité, la relation et la modulité ; et plus tard, dans la seconde partie de sa logique, appelée logique transcendantale, il reproduit ces catégories en disant expressément qu’il les emprunte à la première partie où elles ont été primitivement trouvées. Mais, puisque la philosophie de Kant déclare elle-même, dans cette première partie de la logique, que ces catégories sont trouvées à posteriori ou empiriquement, il est clair que la logique transcendantale n’avait pas besoin de nous renvoyer à cette première partie, mais quelle devait simplement avouer que les catégories sont empiriquement découvertes.

En réalité, Kant parle des catégories sans pouvoir dire d’où elles viennent ; mais il a senti le besoin d’en rechercher l’origine, et c’est pour cela que, quand il y revient dans sa philosophie transcendantale, il dit qu’il les tire d’une autre partie de sa doctrine où leur nécessité n’est cependant pas mieux établie. Les logiciens commettent précisément la même faute lorsqu’ils supposent entre les idées ou notions des distinctions dont ils ne montrent pas le principe. La plupart de ces distinctions, comme celles que l’on fait entre les notions claires et obscures, adéquates et inadéquates, complètes et incomplètes, auxquelles on en ajoute même de supercomplètes, introduisent dans la logique des vues psychologiques qui lui sont tout à fait étrangères.

Si l’on veut appeler adéquates les notions qui s’accordent avec la réalité, et inadéquates celles qui ne s’y accordent point, nous pourrons consentir cette définition parfaitement conforme à ce que nous avons dit précédemment des notions. Mais quant à la distinction entre les idées claires et obscures, la logique ne saurait en faire grand cas, et la psychologie pourrait tout simplement remarquer que les idées claires ont seuls le droit de prendre le titre d’idées, attendu que les notions obscures ne sont point des notions, mais plutôt des sentiments ; et ces distinctions, dans tous les cas, ne font rien à l’avancement de la science.

Pour nous, nous croyons avoir établi que le général n’existe pas seulement en lui-même, mais aussi dans l’individu. Les logiciens qui affirment l’existence de notions dont les unes seraient seulement générales et les autres purement individuelles, ne remarquent point que pour qu’une semblable distinction fût admissible, il faudrait que le général et l’individuel ne fussent point subordonnés l’un à l’autre, mais qu’ils fussent au contraire équivalents, et placés pour ainsi dire l’un en face de l’autre, sur la même ligne, ce qui n’est point.

Pour éclaircir ceci par un exemple, je citerai les trois formes de la logique objective qu’on nomme identité, différence, causalité. L’erreur commune à tous les logiciens est de croire que ces trois catégories, et les trois règles qu’on en peut déduire, sont entre elles dans un rapport d’égalité ou d’indépendance l’une à l’égard de l’autre, tandis qu’elles sont en réalité subordonnées l’une à l’autre.

Ainsi, de la première forme, qui est celle de l’identité, ils commencent par tirer cette première règle : Toute chose est identique à elle-même.

Puis, de la seconde forme, qui est celle de la difféence, ils tirent cette seconde règle : Il n’y a pas deux choses identiques dans le monde.

Enfin, de la troisième forme qui est celle de la causalité, ils déduisent cette troisième règle : Toute chose a sa cause.

Et les logiciens se figurent que ces trois règles peuvent aller de pair, sur la même ligne, et tenir le môme rang par rapport à la vérité, absolument comme lorsqu’on divise la notion d’arbre en chênes, hêtres et peupliers, qui sont tous les trois et au même titre des arbres, ayant pour ce motif le même droit à en prendre le nom, et se trouvant dans la même relation ou sur la même ligne par rapport à la notion générale d’arbre qui les embrasse tous les trois également. Les logiciens, disons-nous, s’imaginent que les trois règles d’identité, de différence et de causalité, sont chacune par rapport à l’idée ou à la vérité dans la même relation d’égalité que le chêne, le hêtre et le peuplier par rapport à la notion d’arbre. Mais il n’en est absolument rien. Je soutiens, et j’ai prouvé dans ma logique objective que ces trois règles, comme toutes les catégories en général, sont progressives, et par conséquent subordonnées l’une à l’autre, ou pour mieux dire, que l’une nous rapproche plus que l’autre de la vérité, attendu que la seconde est plus élevée ou plus vraie que la première, et la troisième encore plus vraie que la seconde. Car en remarquant seulement que toutes choses sont ce qu’elles sont (première règle), nous ne savons absolument rien du monde en général, dans lequel chaque chose subsiste. En disant qu’il n’y a pas deux choses identiques dans le monde (seconde règle), nous avançons ; et disant enfin, chaque chose a sa cause (troisième règle), nous corrigeons l’imperfection des deux premières.

Ces vérités nous apparaîtront sous un jour plus éclatant, si nous les traduisons en chiffres selon la coutume des logiciens. La première : Toute chose est identique à elle-même, se formulera ainsi :

tout A est A.

La seconde : Il n’y a pas deux choses identiques dans le monde, aura cette figure :

aucun A n’est B.

Et la troisième : Toute chose a sa cause, nous dit que A n’est pas seulement A, comme le veut la première règle, mais qu’il est aussi B, dont il est le produit ou l’effet, et avec qui, pour ce motif, il faut bien qu’il ait un rapport de ressemblance ou d’identité, ce qu’ignore la première règle et semble nier la seconde, qui nous montre, à son tour, qu’aucun A ne saurait exister seul et pour lui-même dans le monde, ainsi que la première règle le laissait supposer. Ainsi, tandis que cette première règle nous dit que A est A, la seconde que A n’est pas B, la troisième nous dit que A est B, puisque ce dernier est la cause du premier.

On voit clairement, par là, que ces trois règles ne sont point, comme le pensent les logiciens, de même valeur ou à distance égale de la vérité, et qu’on ne saurait les mettre sur la même ligne. C’est exactement la même faute qu’ils commettent quand ils divisent les notions en générales, particulières et individuelles, nous présentant ces trois classes d’idées comme trois branches pour ainsi dire collatérales, au même degré, n’ayant entre elles que des rapports d’égalité ou d’indépendance, tandis qu’il y a subordination ou progression de l’une à l’autre, parce que le général et le particulier existent tous les deux dans l’individu. D’où il suit que les idées ou notions ont une tendance à s’associer ou à s’unir ; ce qu’elles font en devenant jugements. Ce premier chapitre nous montre donc en finissant que les notions, grâce à la force dialectique qui leur est propre, se transforment d’elles-mêmes en jugements.