La Logeuse, suivi de deux histoires (2e édition)
Traduction par J.-W. Bienstock.
F. Rieder et Cie (p. 125-145).

Le lendemain, à huit heures du matin, Ordynov pâle, ému, non encore remis du trouble de la veille, frappait à la porte de Iaroslav Ilitch. Il n’aurait su dire pourquoi il était venu, et il recula d’étonnement, puis s’arrêta comme pétrifié sur le seuil en voyant Mourine dans la chambre. Le vieillard était plus pâle encore qu’Ordynov ; il paraissait se tenir à peine sur ses jambes, terrassé par le mal. Cependant il refusait de s’asseoir malgré l’invitation réitérée de Iaroslav Ilitch, tout heureux d’une pareille visite.

En apercevant Ordynov, Iaroslav Ilitch exulta, mais, presque au même moment, sa joie s’évanouit et une sorte de malaise le prit soudain, à mi-chemin de la table et de la chaise voisine. Évidemment, il ne savait que dire, que faire ; il se rendait compte de l’inconvenance qu’il y avait à fumer sa pipe dans un pareil moment, et, cependant, si grand était son trouble, qu’il continuait à fumer sa pipe tant qu’il pouvait, et même avec une certaine fanfaronnade.

Ordynov entra enfin dans la chambre. Il jeta un regard furtif sur Mourine. Quelque chose rappelant le méchant sourire de la veille, dont le souvenir faisait frissonner et indignait encore Ordynov, glissa sur le visage du vieillard. D’ailleurs, toute hostilité avait disparu et le visage avait repris son expression la plus calme et la plus impénétrable. Il salua très bas son locataire…

Toute cette scène réveilla enfin la conscience d’Ordynov. Il regarda fixement Iaroslav Ilitch, désirant lui faire bien comprendre l’importance de la situation. Iaroslav Ilitch s’agitait et se sentait gêné.

– Entrez, entrez donc, prononça-t-il enfin. Entrez, mon cher Vassili Mihaïlovitch. Faites-moi la joie de votre visite et honorez de votre présence tous ces objets si ordinaires… Et, de la main, Iaroslav Ilitch indiquait un coin de la chambre. Il était rouge comme une pivoine, et si troublé, si gêné, que la phrase pompeuse s’arrêta court, et, avec fracas, il avança une chaise au milieu de la chambre.

– Je ne vous dérange pas, Iaroslav Ilitch ? Je voulais… deux minutes seulement…

– Que dites-vous là ? Vous, me déranger, Vassili Mihaïlovitch ? Mais, veuillez accepter du thé, s’il vous plaît… Qui est de service ?… Je suis sûr que vous ne refuserez pas un autre verre de thé ? Mourine fit signe de la tête qu’il ne refusait pas.

Iaroslav Ilitch commanda au policier qui venait d’entrer, sur un ton des plus sévères, trois verres de thé, et, ensuite, vint s’asseoir près d’Ordynov. Pendant quelques minutes il ne cessa de tourner la tête comme un petit chat de faïence, tantôt à droite, tantôt à gauche, de Mourine vers Ordynov et d’Ordynov vers Mourine. Sa situation était excessivement désagréable. Évidemment il voulait dire quelque chose, selon lui quelque chose de très délicat, au moins pour l’un des deux, mais, malgré tous ses efforts, il lui était impossible de prononcer un mot…

Ordynov aussi avait l’air gêné. À un moment tous deux commencèrent à parler en même temps… Le taciturne Mourine, qui les observait avec curiosité, lentement ouvrit la bouche, laissant voir toutes ses dents…

– Je suis venu vous dire, commença Ordynov, que, par suite de circonstances très désagréables, je me vois forcé de quitter votre appartement et…

– Comme c’est bizarre !… l’interrompit tout d’un coup Iaroslav Ilitch. J’étais hors de moi d’étonnement quand ce respectable vieillard m’a annoncé, ce matin, votre décision. Mais…

– Il vous a annoncé ma décision ? demanda Ordynov étonné en regardant Mourine.

Mourine caressait sa barbe et souriait.

– Oui, confirma Iaroslav Ilitch. Au fait, je me trompe peut-être… mais je puis vous jurer sur l’honneur que dans les paroles de ce respectable vieillard il n’y avait pas l’ombre d’offense pour vous…

Iaroslav Ilitch rougit et maîtrisa avec peine son émotion.

Mourine, comme s’il en avait assez de se moquer du trouble du maître de la maison, fit un pas en avant.

– Voici, Votre Seigneurie, commença-t-il en saluant poliment Ordynov, vous savez vous-même, Monsieur, que moi et ma femme serions heureux de tout notre cœur, et n’aurions pas osé dire un mot… Mais, Monsieur, vous le savez, vous voyez quelle est ma vie… Vous voyez que je suis presque mourant… •

Mourine caressa de nouveau sa barbe.

Ordynov se sentait défaillir.

– Oui, oui… Je vous l’avais bien dit, il est malade. C’est un malheur… J’ai voulu le dire en français. Mais pardonnez-moi, je ne m’exprime pas librement dans cette langue… C’est-à-dire…

– Oui… Oui, c’est-à-dire…

Ordynov et Iaroslav Ilitch se firent l’un l’ autre un petit salut, en restant assis sur leurs chaises, et Iaroslav Ilitch reprit aussitôt :

– D’ailleurs, j’ai interrogé en détail cet honnête homme… il m’a dit que la maladie de cette femme…

Ici le délicat Iaroslav Ilitch fixa un regard interrogateur sur Mourine.

– C’est-à-dire, notre patronne…

Iaroslav Ilitch n’insista pas.

– Oui, la logeuse… c’est-à-dire votre ancienne logeuse… dit-il, s’adressant à Ordynov. Voyez-vous, c’est une femme malade… Il dit qu’elle vous dérange dans vos travaux… Et lui-même… Vous m’avez caché une circonstance très importante, Vassili Mihaïlovitch…

– Laquelle ?

– Avec le fusil… prononça-t-il presque chuchotant, et d’une voix où perçait, avec l’indulgence, une ombre de reproche. Mais, reprit-il hâtivement, je sais tout. Il m’a tout raconté. Vous avez agi noblement en lui pardonnant son crime involontaire envers vous… Je vous le jure, j’ai vu des larmes dans ses yeux !

Iaroslav Ilitch rougit de nouveau. Ses yeux brillaient. Il s’agita sur sa chaise, tout ému.

– Moi… c’est-à-dire, Monsieur… nous… Votre Seigneurie, moi et la patronne, nous prions Dieu pour vous, commença Mourine en s’adressant à Ordynov, tandis que Iaroslav Ilitch, ayant enfin dominé son trouble, le regardait fixement. Mais vous le savez vous-même, Monsieur, c’est une femme malade, sotte… moi, je me tiens à peine…

– Mais je suis prêt, dit Ordynov impatient. Assez, je vous prie… Tout de suite même, si vous voulez…

– Non, Monsieur. Nous sommes très contents de vous. Mourine s’inclina très bas. Moi, Monsieur, je voulais vous dire tout de suite la chose : elle, Monsieur, elle est presque une parente… c’est-à-dire une parente éloignée… Elle est ainsi depuis l’enfance… Une tête exaltée… Elle a grandi dans la forêt, comme une paysanne, parmi les haleurs et les ouvriers d’usine et voilà… tout d’un coup leur maison a brûlé… Sa mère a péri dans l’incendie, son père aussi, soi-disant… Et elle vous racontera des histoires… Moi je ne m’en mêle pas… Mais je dois vous dire que des médecins de Moscou l’ont examinée, c’est-à-dire, Monsieur, qu’elle est complètement folle. Voilà ! Moi seul suis avec elle, et elle avec moi. Nous vivons, prions Dieu… et espérons. Mais je ne la contredis jamais…

Ordynov avait le visage tout bouleversé. Iaroslav Ilitch regardait tantôt l’un, tantôt l’autre de ses visiteurs.

– Mais non, Monsieur, non, reprit Mourine en hochant la tête avec importance. Elle est ainsi ; sa tête est si folle qu’il faut toujours à son cœur un amoureux quelconque, son bien-aimé… Et moi, Monsieur, j’ai vu… pardonnez-moi mes paroles stupides… continua Mourine en saluant et essuyant sa barbe, j’ai vu comment elle allait chez vous, et que vous, Votre Seigneurie, vouliez unir votre sort au sien…

Iaroslav Ilitch devint pourpre et regarda Mourine avec reproche. Ordynov avait peine à se tenir sur sa chaise.

– Non, Monsieur… c’est-à-dire… ce n’est pas cela… Moi, Monsieur, je suis un simple paysan… Nous sommes vos serviteurs, ajouta-t-il en saluant très bas, et nous prierons Dieu pour vous, ma femme et moi. Quant à nous, que nous ayons de quoi manger, soyons bien portants, et nous sommes satisfaits… Vous le savez vous-même, Monsieur… Ayez pitié de nous. Parce que qu’arrivera-t-il, Monsieur, quand elle aura encore un amant ? Pardonnez-moi ce mot grossier… Vous êtes un gentilhomme, Votre Excellence, un jeune homme fier, ardent, tandis qu’elle, vous le savez, c’est une enfant, une enfant sans raison… le péché est vite arrivé. Elle est robuste, moi je suis toujours malade… Mais quoi !… C’est déjà le diable qui s’en mêle… Moi, je lui raconte des histoires… Oui, Monsieur, moi et ma femme prierons Dieu pour vous, sans cesse ! Et qu’est-ce que cela peut faire à Votre Excellence ? Elle est jolie, soit, mais elle n’est après tout qu’une paysanne, une femme simple, mal lavée, sotte, bonne pour moi, un paysan… Ce n’est pas une femme pour vous, Monsieur… Et comme nous prierons Dieu pour vous !

Ici Mourine s’inclina très profondément. Il resta ainsi longtemps, sans se redresser, et essuyant sa barbe sur sa manche.

Iaroslav Ilitch ne savait que faire.

– Oui, ce brave homme, remarqua-t-il tout troublé, me parlait d’un malentendu quelconque qui existe, paraît-il, entre vous. Je n’ose le croire, Vassili Mihaïlovitch… J’ai entendu dire que vous êtes encore malade, s’interrompit-il rapidement et très ému en remarquant le trouble d’Ordynov.

– Oui… Combien vous dois-je ? demanda brusquement Ordynov à Mourine.

– Que dites-vous, Monsieur !… Nous ne sommes pas des vendeurs du Christ !… Pourquoi nous offensez-vous. Monsieur ? Vous devriez avoir honte… Est-ce que moi ou ma femme vous avons fait quelque tort… Excusez…

– Mais, cependant, mon ami, c’est étrange… Il a loué une chambre chez vous… Ne sentez-vous pas que, par votre refus, vous l’offensez, intervint Iaroslav Ilitch, croyant de son devoir de montrer à Mourine l’étrangeté et l’indélicatesse de son acte.

– Mais, excusez, Monsieur… Que dites-vous, Monsieur… Est-ce que nous sommes fautifs envers vous ? Nous avons tout fait pour vous être agréables… Je vous en prie, Monsieur… Quoi ? Est-ce que nous sommes des infidèles ?… Qu’il vive, partage notre nourriture de paysans, à sa santé ! Nous n’eussions rien dit… pas un mot… Mais le diable s’en est mêlé !… Moi, je suis malade, ma femme aussi est malade… Que faire ? Nous serions très heureux… de tout notre cœur… Mais nous prierons Dieu pour vous, moi et ma femme !

De nouveau Mourine salua très bas. Une larme parut dans les yeux de Iaroslav Ilitch. Il regarda Ordynov avec enthousiasme.

– Quel noble trait de caractère ! Quelle sainte hospitalité garde le peuple russe !

Ordynov toisa étrangement Iaroslav Ilitch, de haut en bas.

– Et moi, Monsieur… c’est cela, précisément, l’hospitalité, dit Mourine. Savez-vous : je pense maintenant que vous feriez bien de rester chez nous encore un jour, ditil à Ordynov. Je n’aurais rien contre cela… Mais ma femme est malade. Ah ! si je n’avais pas ma femme ! Si j’étais seul ! Comme je vous aurais soigné ! Je vous aurais guéri ! Je connais des remèdes… Vraiment, peut-être resterez-vous quand même un jour de plus chez nous…

– En effet, n’y aurait-il pas un remède quelconque ? commença Iaroslav Ilitch. Mais il n’acheva pas.

Ordynov, furieux, étonné, regardait Iaroslav Ilitch des pieds à la tête… Sans doute c’était l’homme le plus honnête et le plus noble, mais, maintenant, il comprenait tout. Il faut avouer que sa situation était difficile. Il voulait, comme on dit, éclater de rire. En tête à tête avec Ordynov – deux amis pareils – sans doute, Iaroslav Ilitch n’y eût pu tenir et aurait été pris d’un accès de gaîté immodéré. En tout cas c’eût été fait noblement, et, le rire éteint, il aurait serré cordialement la main d’Ordynov. Il se serait efforcé de le convaincre sincèrement que le respect qu’il a pour lui en est augmenté et, qu’en tout cas, il l’excuse ; car, somme toute, c’est la jeunesse… Mais, vu sa délicatesse, il se trouvait maintenant dans une situation très embarrassante : il ne savait où se mettre.

– Le remède ? dit Mourine, dont tout le visage s’anima à la question de Iaroslav Ilitch. Moi, Monsieur, dans ma sottise de paysan, voici ce que je dirai, continua-t-il en s’avançant d’un pas. Vous lisez trop de livres, Monsieur. Je dirai que vous êtes devenu trop intelligent. Comme on dit chez nous : paysans, votre esprit a dépassé la raison…

– Assez ! interrompit sévèrement Iaroslav Ilitch.

– Je m’en vais, dit Ordynov. Je vous remercie, Iaroslav Ilitch. Je viendrai vous voir sans faute, promit-il en réponse à l’invitation de Iaroslav Ilitch, qui ne pouvait le retenir davantage. Adieu, adieu !

– Adieu, Votre Seigneurie ! Adieu, Monsieur !… Ne m’oubliez pas… Venez quelquefois nous voir…

Ordynov n’en écouta pas davantage. Il sortit comme un fou.

Il n’en pouvait plus. Il était comme mort. Sa conscience se figeait. Il sentait sourdement que le mal l’étouffait. Mais un désespoir glacial envahissait son âme, et il ne ressentait plus qu’une douleur sourde qui l’étouffait et lui déchirait la poitrine. À ce moment il eût voulu mourir. Ses jambes fléchissaient sous lui, et il s’assit près d’une palissade sans faire attention, ni aux gens qui passaient, ni à la foule qui commençait à faire cercle autour de lui, ni aux appels et aux questions de ceux qui l’entouraient. Mais soudain, parmi les voix, Ordynov perçut celle de Mourine. Il leva la tête. Le vieux, avec peine, s’était frayé un chemin jusqu’à lui. Son visage pâle était grave et pensif. Ce n’était déjà plus l’homme qui se moquait grossièrement de lui chez Iaroslav Ilitch. Ordynov se leva. Mourine le prit sous le bras et le fit sortir de la foule…

– Tu as besoin de prendre tes effets, dit-il en regardant de côté Ordynov. Ne t’attriste pas, Monsieur, s’écria-t-il ensuite… Tu es jeune, il ne faut pas désespérer…

Ordynov ne répondit pas.

– Tu es offensé, Monsieur ? Tu es évidemment très fâché… Mais tu as tort… Chacun doit garder son bien…

– Je ne vous connais pas, dit Ordynov, et je ne veux pas connaître vos secrets… Mais elle, elle !… prononça-t-il, et des larmes abondantes coulèrent de ses yeux. Il les essuya avec sa main. Son geste, son regard, le tremblement de ses lèvres bleuies, tout faisait pressentir en lui la folie.

– Je te l’ai dit, répondit Mourine en fronçant les sourcils. Elle est folle… Pourquoi et comment est-elle devenue folle, tu n’as nul besoin de le savoir… Seulement, telle qu’elle est, elle est à moi. Je l’aime plus que ma vie et ne la donnerai à personne. Comprends-tu maintenant ?

Une flamme brilla pour un moment dans les yeux d’Ordynov.

– Mais pourquoi, moi… pourquoi suis-je comme si j’avais perdu la vie ? Pourquoi mon cœur souffre-t-il ? Pourquoi ai-je connu Catherine ?

– Pourquoi ? Mourine sourit et devint pensif. Pourquoi, je ne le sais pas, prononça-t-il enfin. Les femmes, ce n’est pas l’abîme de la mer… On peut finir par les comprendre… Mais elles sont rusées. C’est vrai, Monsieur, qu’elle a voulu me quitter pour aller avec vous, continua-t-il pensif. Elle en avait assez du vieux… Elle a pris de lui tout ce qu’elle a pu prendre !… Vous lui avez plu beaucoup tout de suite. Mais, vous ou un autre… Moi, je ne la contredis en rien… Si elle m’avait demandé du lait d’oiseau, je lui en aurais procuré… J’aurais fabriqué moi-même un oiseau donnant du lait, s’il n’en existe pas de pareil… Elle est vaniteuse, elle rêve de liberté, mais elle ne sait pas elle-même de quoi son cœur souffre… Il vaut mieux que les choses restent ce qu’elles sont… Hé ! Monsieur, tu es trop jeune ! Ton cœur est encore chaud… Écoute, Monsieur, un homme faible ne peut pas seul se retenir ! Donne-lui tout, il viendra de lui-même et rendra tout, même si tu lui donnes la moitié de l’univers. Donne la liberté à un homme faible, il la ligotera lui-même et te la rapportera. Pour un cœur naïf la liberté ne vaut rien… On ne peut pas vivre avec un caractère pareil… Je te dis tout cela parce que tu es très jeune… Qu’es-tu pour moi ? Tu es venu, tu es parti… Toi ou un autre, c’est la même chose. Je savais depuis le commencement ce qui arriverait. Mais il ne faut pas contredire… On ne doit faire aucune objection si l’on veut garder son bonheur… Tu sais, Monsieur, on dit seulement, comme ça, que tout arrive, continuait à philosopher Mourine. Quand on est fâché on saisit un couteau, ou même on s’élance, les mains vides, et l’on tâche de déchirer la gorge de son ennemi… Mais qu’on te mette ce couteau dans la main, et que ton ennemi découvre sa poitrine devant toi, alors, tu recules…

Ils entrèrent dans la cour. De loin, le Tatar aperçut Mourine et ôta devant lui son bonnet. Il fixait un regard malicieux sur Ordynov.

– Quoi ! La mère est-elle à la maison ? s’écria Mourine.

– À la maison.

– Dis-lui d’aider à transporter ses effets… Et toi aussi donne un coup de main !

Ils montèrent l’escalier. La vieille qui servait chez Mourine et qui était, en effet la mère du portier, rassembla les objets du locataire et en fit un grand paquet.

– Attends, je vais t’apporter encore quelque chose qui t’appartient et qui est resté là-bas.

Mourine alla chez lui. Une minute après il revenait et tendait à Ordynov un coussin brodé, celui-là même que Catherine lui avait donné quand il était malade.

– C’est elle qui te l’envoie, dit Mourine. Et maintenant, va-t’en, et prends garde de ne pas revenir ici, ajouta-t-il à mi-voix ; autrement ça irait mal…

On voyait que Mourine n’avait pas l’intention d’offenser son locataire, mais quand il jeta sur lui un dernier regard, malgré lui, une expression de colère et de mépris se peignit sur son visage. Il referma la porte, presque avec dégoût, derrière Ordynov.

Deux heures plus tard, Ordynov s’installait chez l’Allemand Spies. Tinichen poussa un « Ah ! » en le voyant. Aussitôt elle s’informa de sa santé et ayant appris de quoi il s’agissait, immédiatement elle s’employa à le soigner.

Le vieil Allemand montra avec orgueil à son locataire qu’il se disposait précisément à aller remettre l’écriteau sur la porte cochère, car c’était juste aujourd’hui qu’expirait le délai de la location payée d’avance. Le vieux ne laissait jamais échapper l’occasion de vanter l’exactitude et la probité germaniques.

Le même jour Ordynov tomba malade. Il ne quitta le lit qu’au bout de trois mois.

Peu à peu il revint à la santé et commença à sortir. La vie, chez l’Allemand, était monotone et tranquille. L’Allemand n’avait pas un caractère difficile. La jolie Tinichen était tout ce qu’on désirait qu’elle fût. Mais, pour Ordynov, la vie semblait avoir perdu à jamais sa couleur ! Il devenait rêveur, irritable, sa sensibilité était maladive et, imperceptiblement, une hypocondrie très sérieuse, maligne, prenait possession de lui.

Pendant des semaines entières il n’ouvrait pas ses livres. L’avenir lui paraissait sombre. Ses ressources touchaient à la fin, et il ne faisait rien, ne se préoccupait pas du lendemain. Parfois, son ardeur ancienne pour la science, sa fièvre d’autrefois, les images du passé créées par lui, réapparaissaient, mais ne faisaient qu’étouffer son énergie. La pensée ne se transformait pas en action. La création s’arrêtait. Il semblait que toutes ces images prenaient exprès des proportions gigantesques, dans ses rêves, pour railler l’impuissance de leur propre créateur. Aux heures de tristesse, involontairement il se comparait à ce disciple du sorcier qui, ayant volé la parole magique de son Maître, ordonne au balai d’apporter de l’eau et s’y noie, parce qu’il a oublié comment dire : assez.

Peut-être une idée originale, entière, s’éveillerait-elle en lui ; peut-être deviendrait-il un des maîtres de la science ! Jadis, du moins, il croyait ; la foi sincère, c’est déjà le gage de l’avenir. Mais, maintenant, il lui arrivait de se moquer de soi-même, de sa confiance aveugle, et il n’avançait pas.

Six mois auparavant, il avait créé et jeté sur le papier l’esquisse d’une œuvre sur laquelle il fondait des espérances sans bornes. Cet ouvrage se rapportait à l’histoire de l’Église, et les conclusions les plus hardies étaient sorties de sa plume. Maintenant, il vient de relire ce plan ; il y réfléchit, le modifie, l’étudie, cherche et, enfin, le rejette sans rien construire sur les débris. Mais quelque chose de semblable au mysticisme commençait à envahir son âme. Le malheureux sentait ses souffrances et demandait à Dieu sa guérison. La femme de ménage de l’Allemand, une vieille femme russe très pieuse, racontait avec plaisir que leur locataire priait et restait deux heures entières prostré sur le seuil de l’église.

Il ne soufflait mot à personne de ce qui lui était arrivé ; mais, par moments, surtout à l’heure du crépuscule, quand le son des cloches lui rappelait sa première rencontre avec elle, la tempête s’élevait dans son âme blessée. Il se rappelait le sentiment jusqu’alors inconnu qui avait agité sa poitrine quand il s’était agenouillé près d’elle, n’écoutant que le battement de son cœur timide, et les larmes d’enthousiasme, de joie, répandues sur le nouvel espoir qui traversait sa vie. Alors la souffrance de l’amour, de nouveau, brûlait dans sa poitrine, alors son cœur souffrait amèrement, passionnément, et il semblait que son amour grandît avec sa tristesse.

Souvent des heures entières, oubliant soi-même et toute sa vie, oubliant tout au monde, il restait à la même place, seul, triste, hochant désespérément la tête et murmurant : « Catherine, ma colombe chérie, ma sœur solitaire ! »

Une pensée affreuse commençait à le torturer ; elle le poursuivait de plus en plus fréquemment, et, chaque jour, se transformait pour lui en certitude, en réalité. Il lui semblait que la raison de Catherine était intacte, mais que Mourine aussi avait dit vrai en l’appelant cœur faible. Il lui semblait qu’un secret la liait au vieux, mais que Catherine, ignorante du crime, était passée, colombe pure, en son pouvoir. Qui étaient-ils ? Il ne le savait pas ; mais il voyait qu’une tyrannie profonde, inéluctable pesait sur la malheureuse créature sans défense, et son cœur se troublait et se remplissait d’une indignation impuissante. Il lui semblait qu’on montrait perfidement aux yeux de l’âme, qui a recouvré la vue, sa propre chute, qu’on martyrisait un pauvre cœur « faible », qu’on lui expliquait la vérité à tort et à travers, qu’on le maintenait à dessein dans la cécité quand cela était nécessaire, que l’on flattait astucieusement son cœur impétueux et troublé et que l’on coupait ainsi, peu à peu, les ailes d’une âme aspirant à la liberté mais incapable de révolte ou d’un élan libre vers la vie…

Ordynov devenait de jour en jour plus sauvage, et il faut reconnaître que ses Allemands respectaient sa sauvagerie. Il choisissait de préférence pour ses promenades l’heure du crépuscule et les endroits éloignés et déserts. Par un soir triste, pluvieux, dans une vilaine petite rue, il rencontra Iaroslav Ilitch.

Iaroslav Ilitch avait beaucoup maigri. Ses yeux agréables étaient plus ternes, et toute sa personne portait la marque du désenchantement. Il courait pour une affaire quelconque, ne souffrant pas de retard. Il était tout trempé, tout sale, et une goutte de pluie pendait d’une façon fantastique à son nez, très convenable, mais maintenant tout bleui. De plus, il avait laissé pousser ses favoris.

Les favoris, et aussi l’air de Iaroslav Ilitch de vouloir fuir son vieil ami, frappèrent Ordynov. C’est curieux. Ils blessèrent même son cœur, qui, jusque là, n’avait pas eu besoin de compassion. Enfin l’homme qu’il avait connu autrefois, simple, débonnaire, naïf – disons même, ouvertement, un peu bête, mais sans prétention – lui était plus agréable. Il est désagréable, en revanche, quand un homme bête et que nous avons aimé en raison même, peut-être, de sa bêtise, se met soudain à être intelligent. Oui, c’est vraiment très désagréable ! Mais la méfiance avec laquelle il avait d’abord regardé Ordynov s’effaça aussitôt, et il engagea très amicalement la conversation. Il commença par dire qu’il avait beaucoup à faire, ensuite qu’il y avait longtemps qu’ils ne s’ étaient vus ; mais, tout d’un coup, leur conversation, prit une tournure étrange. Iaroslav Ilitch se mit à parler de la fausseté des hommes, en général, de la fragilité des biens de ce monde, de la vanité des vanités. Avec une indifférence marquée, il parla de Pouchkine, et de certains bons amis communs, avec aigreur. Enfin il fit allusion à la fausseté de ceux qui se disent des amis alors que la véritable amitié n’existe pas et n’a jamais existé. En un mot Iaroslav Ilitch était devenu plus intelligent.

Ordynov n’objectait rien, mais une grande tristesse s’emparait de lui, comme s’il ensevelissait son meilleur ami…

– Ah ! Imaginez-vous… J’allais oublier de vous raconter… dit tout à coup Iaroslav Ilitch, comme s’il venait de se rappeler quelque chose de très intéressant. Il y a du nouveau ! Je vous le dis en secret… Rappelez-vous la maison où vous logiez.

Ordynov tressaillit et pâlit.

– Eh bien, imaginez-vous que, dernièrement, on a découvert dans cette maison une bande de voleurs… c’est-à-dire des contrebandiers, des escrocs de toutes sortes, le diable sait quoi ! On a arrêté les uns, on poursuit encore les autres… On a donné les ordres les plus sévères. Et, le croiriez-vous… Vous vous rappelez le propriétaire de la maison, un homme très vieux, respectable, l’air noble…

– Eh bien ?

– Fiez-vous après cela à l’humanité ! C’était lui le chef de toute la bande !

Iaroslav Ilitch parlait avec chaleur, et prenait prétexte de ce fait banal pour condamner toute l’humanité ; c’était dans son caractère.

– Et les autres ?… Et Mourine ?… demanda Ordynov d’une voix très basse…

– Ah ! Mourine ! Mourine !… Non, c’est un vieillard respectable… noble… Mais, permettez… vous venez de jeter une nouvelle lumière.

– Quoi ? Est-ce que lui aussi serait de la bande ?

Le cœur d’Ordynov bondissait d’impatience.

– D’ailleurs… Comment dites-vous… fit Iaroslav Ilitch en fixant ses yeux éteints sur Ordynov, signe qu’il réfléchissait. Mourine ne pouvait pas être parmi eux… trois semaines avant l’événement il est parti avec sa femme, dans son pays… Je l’ai appris par le portier… vous vous rappelez, ce petit Tatar…