La Littérature wagnérienne en Allemagne

La littérature wagnérienne en Allemagne
Jean Thorel

Revue des Deux Mondes tome 123, 1894


LA
LITTERATURE WAGNERIENNE
EN ALLEMAGNE

Le nombre des livres, études, ou simples articles publiés en France sur Wagner depuis une dizaine d’années commence à être assez considérable pour que déjà peut-être il semble superflu d’aller chercher des renseignemens nouveaux dans les ouvrages publiés à l’étranger. La Revue Wagnérienne, fondée à Paris par M. Edouard Dujardin, voici près de dix ans, et qui dura trois années, nous avait déjà initiés, au moins d’une manière fragmentaire, à la connaissance de la vie et de l’œuvre, de l’action et des idées, de Richard Wagner. Depuis que cette revue a cessé d’exister, ont paru, ou reparu, des œuvres fort importantes, des études d’ensemble faites avec toute la conscience et toute l’intelligence désirables, de MM. Jullien Schuré, Ernst, Freson, Kufferath, etc., et sans doute quiconque voudra connaître Wagner autrement que par les articles sommaires de la presse quotidienne, — articles où l’on est presque obligé de s’en tenir uniquement aux exécutions toujours incomplètes, et parfois déformatrices, de nos concerts et de nos théâtres ; — quiconque, dis-je, désirera chez nous approfondir un peu l’œuvre de Wagner, s’en rapportera de plus en plus aux livres que je viens de rappeler, puisque aussi bien l’œuvre écrite de Wagner lui-même n’est pas encore traduite en français. Mais c’est justement parce qu’on sera moins curieux alors de remonter aux sources, qu’il est utile de résumer rapidement tout ce mouvement littéraire wagnérien en Allemagne, qui embrasse déjà une période de près de cinquante ans. L’importance des travaux auxquels il a donné lieu ne saurait échapper à qui voudra songer que ces travaux ne sont pas seulement les témoins historiques de ce qu’on pourrait appeler la lutte wagnérienne, mais des incidens eux-mêmes de cette lutte, et qu’ainsi ils ont leur part dans le développement de l’œuvre et de l’idée de Wagner.

Pour ce qui est de leur nombre, on s’en rendra compte en feuilletant seulement quelques instans un ouvrage dû à M. Œsterlein, de Vienne, et qui est simplement un catalogue de la bibliothèque réunie par ce collectionneur de tout ce qu’il a pu trouver concernant Wagner. Trois gros volumes actuellement publiés ne comprennent pas moins de 1200 pages, format grand in-8o, et contiennent 9 579 numéros, qui ne se rapportent tous qu’à des publications antérieures à la mort de Wagner, c’est-à-dire au 13 février 1883. Depuis, la collection de M. Œsterlein n’a pas cessé de s’enrichir, et elle dépasse aujourd’hui 20 000 numéros. C’est dommage qu’il y ait fait entrer, — outre les livres, brochures, articles importans de revues et de journaux, d’Allemagne aussi bien que d’ailleurs, — beaucoup de choses qui n’ont d’autre intérêt que de témoigner de son culte particulier pour la mémoire de Wagner, telles que portraits, illustrations, autographes, etc., et jusqu’aux livres de classe qui furent en usage dans les écoles où fréquenta Wagner enfant. Qui ne sut se borner… et surtout choisir, manqua toujours au premier devoir du collectionneur. Utile à l’occasion comme répertoire bibliographique, l’ouvrage de M. Œsterlein reste ainsi trop touffu, et d’ailleurs laisse trop toutes choses sur le même plan pour pouvoir servir à donner une idée suffisamment claire de la littérature wagnérienne.

Ce sera donc uniquement l’histoire même de Wagner et du wagnérisme qu’il faudra qu’on étudie pour dégager avec quelque netteté les lignes principales de cette littérature. Un peu perdues, semble-t-il, dans l’ensemble des annales du wagnérisme, — et cachées même souvent par l’importance que prennent, pour tout historien et critique de Wagner, les œuvres et l’action directe du maître, aussi bien que les tentatives de réalisation scénique et la manière dont ces tentatives furent accueillies, — les grandes lignes de la littérature wagnérienne méritent cependant d’être fixées à part et de former comme une esquisse distincte. C’est là tout ce que je veux essayer de faire ici : puiser dans l’histoire du wagnérisme, non pas au hasard, ni même en y prenant tout ce qui peut d’ailleurs avoir en soi quelque intérêt, mais au contraire en ne retenant que ce qui semble avoir eu une action réelle sur les destinées du wagnérisme. J’ai d’ailleurs eu maintes fois la bonne fortune de pouvoir conférer un peu longuement de ces questions avec un homme que M. de Wyzewa, ici même, n’a pas craint d’appeler audacieusement « la seule autorité en matière de wagnérisme » : M. Houston S. Chamberlain ; et je serais ingrat, si je ne disais pas tout de suite combien le secours de son impeccable érudition et le souvenir de son jugement large des choses wagnériennes m’ont été précieux dans cette étude.


I

Sans doute on aura déjà compris par le titre de cet article qu’il doit s’agir ici de biographies de Wagner, de commentaires de ses œuvres, tant de ses drames que de ses écrits théoriques, et en général de travaux se rattachant au moins par un point à la personnalité ou à l’œuvre de Wagner. Et en effet c’est presque exclusivement sur des travaux de cette sorte que notre examen doit porter. Cependant il existe tout un groupe, — et un groupe sinon très nombreux, du moins très important, — de wagnériens qui donnent à l’expression de « littérature wagnérienne » un sens bien plus étendu, que je demanderai la permission de lui conserver ici. Nous y trouverons cet avantage que cela nous fournira une ligne de démarcation très nette, permettant de différencier les unes des autres d’une façon nullement arbitraire les productions que nous aurons à examiner, et justifiant, mieux que par une simple question de dates, la classification que j’en proposerai : d’un côté, les productions antérieures à 1872, date où l’ut posée la première pierre du théâtre de Bayreuth ; et d’un autre côté les productions postérieures à cette date de 1872. Pour qu’on puisse apercevoir tout à l’heure la raison de ce groupement, définissons donc tout d’abord ce sens « plus large » de l’expression de littérature wagnérienne.

Le génie de Wagner s’est désormais assez universellement impose pour que le mot île wagnérien lui-même puisse maintenant servir à désigner des hommes d’idées et de tendances fort opposées ; et le groupe wagnérien dont je viens de parler, peut-être, pour le définir avec précision, faudrait-il plutôt l’appeler le groupe « bayreuthien », puisque c’est surtout dans la Revue de Bayreuth (Bayreuther Blätter) qu’il prend conscience de soi et cherche à exercer son influence sur le public. Or, ce qui caractérise le vrai Bayreuthien, c’est de toujours reléguer au second plan tout ce qui n’est que biographie ou commentaire, pour donner le pas, et réserver surtout le nom de littérature wagnérienne, aux œuvres qui lui apparaissent comme pénétrées des doctrines de Wagner, qu’il y soit ou non question de Wagner. La conception du monde, de l’homme, de la société humaine, de la religion, de l’art, qui peut se dégager de l’ensemble de l’œuvre de Wagner, cela s’appellera « l’idée de Bayreuth » ; et certes il serait d’un très haut intérêt de tâcher de résumer en un tableau succinct ce que peut être cette conception ! Mais le dessein seul en exigerait toute une longue étude, et c’est d’ailleurs en dehors des limites de notre sujet. Qu’il suffise de savoir que, tout naturellement, pour le groupe bayreuthien, cette « idée » a trouvé son expression artistique la plus complète et la plus parfaite jusqu’ici dans les drames de Wagner, et sa manifestation plastique la plus puissante dans la salle des fêtes de Bayreuth.

On sait que pour Wagner l’art n’était pas une chose distincte de la vie, mais au contraire l’essence même de la vie, le cœur de la vie, pourrait-on dire, où le sang afflue de tous côtés, et d’où le sang, vivifié, se répand à nouveau partout, pour tout animer d’une pulsation toujours plus régulière et d’un rythme plus large. Rien de plus différent, on le voit, de cette conception réaliste qui n’aperçoit dans l’art que le fait de construire une sorte de miroir de l’époque, lui montrant ses défauts et ses qualités, mais qui laisse à d’autres forces le soin d’agir sur l’homme. Pour Wagner, le vice fondamental de cette conception réaliste, c’est qu’elle ne se rend même pas compte qu’il est impossible de constituer ce miroir de telle sorte qu’il puisse donner une image vraie. Le miroir qu’on aura cru le plus fidèle ne réfléchira toujours qu’une apparence superficielle et trompeuse, alors que l’art doit tenter avant tout de révéler au contraire pleinement à l’homme sa propre nature humaine, et de lui faire sentir tout ce qu’il y a en elle de vie profonde et éternelle. Mais pour que n’importe quelle œuvre d’art véritable, — qu’elle soit due à Wagner ou à tout autre poète, — arrive à vivre d’une vie pleine et entière, il faut qu’il se trouve une société tout entière disposée à accepter cette conception de l’art, et capable d’en saisir le sens ; et de tous ceux qui travailleront par la littérature à mûrir cette conception et à la propager, le groupe bayreuthien dira qu’ils font de la « littérature wagnérienne ».

Bien plus, l’art, compris comme nous venons de le dire, n’étant ni un simple divertissement, ni un simple essai de restitution des contingences, se trouvera pouvoir et devoir toucher à tout ce qui intéresse l’esprit humain. Il sera donc ainsi appelé à exercer une influence sur tout, la philosophie, la science, la religion, la vie sociale ; et quiconque traitera de ces diverses questions en les considérant de ce point de vue, — qu’on peut d’ailleurs voir développé dans maint écrit de Wagner lui-même, — sera encore considéré comme faisant de la « littérature wagnérienne ». On a SOUvent cité les paroles dites par Wagner dès 1852 : « Comme artiste et comme homme, je marche vers un monde nouveau. » Et de tous ceux qui avec Wagner, ou simplement comme Wagner, tentent de marcher vers un monde nouveau, on pourra donc dire encore, s’ils écrivent, et de quoi qu’ils écrivent, qu’ils font de la « littérature wagnérienne ».

Je n’insisterai pas sur l’inconvénient, et même sur le danger, dirai-je, qu’il peut y avoir à concentrer et comme à résumer sous un seul nom de poète, pour merveilleux que soit ce poète, une somme si considérable, et presque illimitée, de conceptions de l’esprit humain. Non pas que cela ne puisse pas avoir été réalisé, mais il n’existe pas, dans le ciel de l’art, de dieu dont le culte exclusif ne dégénère en une fâcheuse superstition ; et d’un autre côté le souci de tout vouloir rattacher à un nom particulier peut entraîner certains esprits à juger plus étroitement des choses même que l’on se proposait d’élever à un plus haut degré de dignité. Ce danger ne m’empêche pas de reconnaître par ailleurs l’avantage qu’il y a aussi à concréter ainsi dans un nom, qui le mérite, tout un ensemble de conceptions qui s’en trouvent dès lors singulièrement éclairées et mises en valeur. Mais sans vouloir m’arrêter à prendre ici parti ni pour ni contre, je retiendrai cependant l’expression, comme je l’ai dit plus haut, pour différencier l’une de l’autre les deux grandes périodes qu’a traversées jusqu’à ce jour la littérature wagnérienne, — et je puis maintenant définir ces différences.

Jusque vers 1872, c’était de la personne même de Wagner, et de chacune de ses œuvres prise séparément qu’il s’agissait toujours. On s’en faisait l’apologiste, ou on les combattait, mais il n’était guère question d’autre chose. On se demandait seulement : « Wagner est-il un homme de génie, ou bien n’est-il qu’un mauvais musicien doublé d’un charlatan ? » Tout le monde sentait, au moins confusément, qu’il n’y avait pas de moyen terme ; et je ne crois pas en effet que jamais personne ait osé écrire que Wagner fut simplement un « bon musicien ». A propos de chaque nouvelle œuvre, c’était donc toujours la même question personnelle qui se retrouvait posée et discutée : « Sommes-nous là en présence de la musique suprême, ou bien est-ce véritablement le sabbat de l’orchestre auquel nous assistons ? » Toute la littérature wagnérienne de cette première période tourne ainsi à peu près exclusivement autour de la personne de Wagner et des œuvres produites à cette époque. Son effort le plus désintéressé, c’est de discuter quelquefois la théorie du drame wagnérien ; mais quoique les écrits de Wagner qui la contiennent datent des environs de 1850, ils sont encore trop peu répandus pour qu’on donne à la question toute l’ampleur du développement et toute l’attention qu’elle mérite.

Après 1872, on peut dire que le génie de Wagner cessa d’être sérieusement contesté. Quant à ses drames, leur vitalité était assez forte pour qu’ils pussent désormais, au point où en étaient venues les choses, se faire à eux-mêmes une propagande plus efficace que n’aurait pu l’être celle des apologistes les plus fervens. Mais justement parce que tout le monde s’inclinait désormais devant le génie de Wagner, et reconnaissait la beauté incomparable de ses œuvres, on n’en fut que plus étonné lorsqu’on apprit que le maître ne considérait pas la représentation de ses drames à Bayreuth comme une consécration définitive de leur valeur. Bien loin d’y voir un terme et le triomphe de ses efforts, il n’y voyait qu’un point de départ, vers un but qui n’était autre que celui de transformer d’une manière absolue l’art moderne, et d’agir par l’art nouveau d’une façon profonde sur la vie intime des êtres humains, et par suite sur la vie sociale. En 1876, après les premières représentations de l’Anneau du Nibelung, Wagner, s’adressant aux spectateurs, leur dit : « Vous venez de voir ce que nous pouvons, c’est à vous maintenant de vouloir. » On fut longtemps à se demander ce que ces paroles pouvaient bien signifier. Pour les développer et les commenter, Wagner fonda bientôt la Revue de Bayreuth ; et dans une série d’articles, qui forment aujourd’hui le tome X de ses écrits, il traita longuement de la vie sociale, de la dégénérescence des races, de la religion, en insistant partout sur le rôle de l’art, appelé, selon lui, « à sauver le noyau de la religion » ; à montrer la futilité de toute politique ; à ramener vers la sainte et forte nature la pauvre humanité égarée.

Il n’y avait là rien autre chose en somme que ce que Wagner enseignait depuis 1800 ; mais jusqu’alors, dans la lutte acharnée qui s’était livrée autour de sa personne et de ses œuvres, on n’avait pas remarqué ces doctrines plus générales. Et si le temps n’était pas, s’il n’est pas encore venu de les voir triompher, au moins les circonstances commençaient-elles à être dès lors favorables à la formation de tout un groupe de fervens, désireux de mener la lutte pour elles. Quelques-uns se donnèrent avant tout comme tâche de faire connaître la vie et les écrits de Wagner, les étudièrent et les commentèrent minutieusement ; et cette œuvre d’exégèse, rendue difficile par le nombre considérable d’erreurs sur les faits eux-mêmes, ou de fausses interprétations des actes et des paroles de Wagner, est évidemment loin encore d’être terminée. D’autres s’attachèrent à faire comprendre au grand public les détails les plus minimes des œuvres d’art du maître ; et certes c’était là une tâche délicate, pour laquelle il faut bien reconnaître, avec certains des meilleurs admirateurs de Wagner, que la bonne volonté a souvent été plus grande que le discernement. D’autres enfin, appelés par la nature de leur talent ou leur éducation à des travaux tout différens, servirent de plus loin et de plus haut la cause wagnérienne, mais sans cesser pour cela de se croire moins attachés à cette sorte de famille qui avait pour centre de ralliement « l’idée de Bayreuth », et où, si chacun marchait de son côté, tous se reconnaissaient cependant un but commun : cheminer vers ce « monde nouveau » où Wagner tendait lui aussi.

Or, depuis une vingtaine d’années, c’est à ce groupe bayreuthien que nous devons à peu près toute la littérature wagnérienne ayant quelque valeur ; et, puisqu’il a lui-même nettement pris conscience de la façon nouvelle et plus étendue dont il faut comprendre le devoir d’une littérature wagnérienne, il importait, semble-t-il, de bien le séparer du premier groupe, pour lequel il ne s’agissait guère que de défendre et de soutenir un musicien et les œuvres de ce musicien.


II

Parmi les écrivains de la première période, la personnalité qui domine toutes les autres est celle de Franz Liszt. Et pour justifier cette assertion, je ne m’appuie nullement sur la renommée universelle que s’est acquise le musicien que fut Liszt, lui aussi. Mais on sait le rôle capital qu’il a joué dans la vie de Wagner : son admiration et son amitié pour le réformateur encore incompris et l’artiste méconnu ; son action personnelle incessante pour répandre les œuvres du jeune maître. Tous ces faits ont été suffisamment mis en lumière par les biographes de Wagner et de Liszt : je n’y insisterai donc pas. Je passerai même sur tout ce qu’on peut trouver de propre à servir les idées wagnériennes dans les différens écrits de Liszt ayant trait à d’autres sujets que Wagner, et je m’en tiendrai simplement aux trois grandes études consacrées par lui à Tannhæuser, à Lohengrin, au Hollandais volant, en y joignant l’article plus court par lequel il annonçait au public en 1855 l’achèvement par Wagner de l’Or du Rhin. Les deux études sur Tannhæuser et sur Lohengrin datent de 1849 et 1850 ; et dès 1851 elles étaient réunies en un volume qui paraissait en langue française chez un éditeur allemand. Mais elles furent aussitôt traduites, sous la direction de Wagner lui-même, qui avait été le premier à comprendre toute l’importance qu’il y avait pour lui à la diffusion de cette œuvre ; et qui sentait bien que c’était en Allemagne qu’il fallait d’abord agir pour assurer le succès de sa cause. Aujourd’hui, les quatre études forment un volume des œuvres complètes de Liszt publiées en allemand par les soins de Mme L. Ramann. A ne considérer que l’étendue de ce volume, et quand on songe à la prolixité de certains écrivains wagnériens, il semble que ce soit peu. Mais il suffit de lire ces pages de Liszt pour voir quel parfait modèle elles offrent d’exégèse à la fois poétique et musicale.

On prétend souvent qu’un artiste ne saurait être apte à la critique. Wagner déjà a prouvé le contraire, puisque, à vrai dire, c’est par la critique des conditions de l’art qu’il est arrivé à la possession complète de son génie. Liszt nous a aussi prouvé par ces études sur Wagner qu’on peut avoir l’âme d’un poète, être soi-même un artiste prodigieux, et que cela non seulement n’empêche pas de comprendre l’œuvre d’autrui, mais au contraire y aide et peut même servir à la mieux pénétrer. Et l’on ne contestera pas que Liszt était plus que personne au monde capable d’apprécier les œuvres de Wagner, en tant qu’œuvres d’art, au sens propre et technique du mot. Plusieurs des écrivains wagnériens les plus éminens ne furent jamais assez musiciens pour saisir le détail technique et l’architecture intime des partitions de Wagner ; et ils ont eu bien soin de ne pas s’y essayer. Quant aux purs techniciens qui ne pensent qu’à disséquer chaque jour plus minutieusement les partitions de Wagner, sous prétexte d’en mieux approfondir la structure, ils ne s’aperçoivent pas toujours qu’à force de sectionner et de spécialiser leur travail, ils s’éloignent de plus en plus de l’esprit même qui anime les œuvres et en constitue la vie, ce qui finit par les rendre incapables de les bien juger. Liszt n’est pas tombé dans cette faute : son sûr instinct d’artiste l’en préservait, en même temps que sa compétence lui permettait de percevoir et de faire ressortir avec une admirable netteté les qualités musicales des œuvres dont il parlait. D’ailleurs il ne sépare pas l’analyse musicale de l’analyse poétique et dramatique, et c’était déjà la seule manière dont il convenait de présenter Wagner.

M. Chamberlain, dans un livre dont j’aurai à reparler plus loin, soutient cette thèse que, pour arriver à une compréhension approfondie de Wagner, ce n’est ni Parsifal, ni Tristan et Yseult, ni les autres dernières œuvres qu’il faut d’abord étudier, mais bien justement Tannhæuser, et Lohengrin, et le Hollandais volant, parce que, dit-il, c’est dans les œuvres où le génie est pour ainsi dire en formation qu’il est le plus facile d’en découvrir les caractères. Renan a dit quelque chose de semblable… Aussi ne saurait-on trop conseiller la lecture de ce livre de Liszt à quiconque, voulant se rendre compte exactement des intentions de Wagner, craint cependant de les aller chercher dans ses écrits théoriques. Il peut y avoir en effet pour le lecteur non préparé une certaine difficulté à s’y reconnaître, à cause de l’apparente confusion qui semble parfois résulter, chez Wagner, de raccourcis de pensée assez fréquens, et qui sont tout d’abord un peu déroutans, car si la logique en est sûre, elle est en même temps si ardente qu’elle brûle les étapes et néglige volontiers beaucoup de points intermédiaires utiles à développer. L’étude du livre de Liszt pourrait donc bien être le meilleur moyen de se préparer à l’étude des écrits mêmes de Wagner.

Un seul exemple prouvera à quel point Liszt voyait clair dans la pensée de Wagner. Dès 1849, en effet, n’attirait-il pas l’attention, à propos de Tannhæuser, sur « cette surprenante innovation, grâce à laquelle la mélodie n’a plus seulement pour but d’exprimer certains états d’âme, mais aussi de les représenter ». Ces deux lignes valent des chapitres entiers de commentaires. Tout le passage d’ailleurs serait à citer ; et peut-être, si on l’avait lu plus qu’on ne l’a fait, nous eût-on épargné les mille sottises qu’il nous faut encore entendre tous les jours sur cette innovation dont parlait Liszt, et qui ne fut que plus tard désignée sous le nom de système des motifs directeurs (Leitmotive). Combien de naïfs, aujourd’hui même, ignorent le vrai rôle de ce procédé, qui ne laissent pas cependant d’y ramener presque tout le wagnérisme !

Après Liszt, le plus infatigable des champions de la première heure, ce fut Franz Müller. Haut fonctionnaire dans le grand-duché de Saxe-Weimar, il dut à la fréquentation de Liszt de se passionner comme celui-ci pour l’œuvre de Wagner. Chercheur que ne rebutaient point les plus patiens travaux, en même temps qu’écrivain des plus consciencieux, et soucieux d’exposer simplement et avec clarté ses idées, Franz Müller a écrit une série de livres dont la valeur a évidemment été reconnue par maints écrivains wagnériens postérieurs à lui, — car on leur a fait et on leur fait souvent encore l’honneur de les démarquer. De ces œuvres de simple démarquage, nous n’avons tout naturellement pas à nous en occuper ; mais, même en présence de travaux tout récens et peut-être plus complets d’exégèse poétique sur certains des drames de Wagner, il convient de rappeler que c’est Franz Müller qui a ouvert la voie à ceux qui se sont consacrés à ces questions. Nous ajouterons en passant que ses œuvres sont souvent plus lisibles, plus accessibles au public, que ne le sont quelques-unes des meilleures mêmes parmi les plus récentes. Il faut notamment citer de lui sa première brochure sur Tannhæuser, en 1853, et les livres qu’il publia de 1861 à 1869 : l’Anneau du Niebelung ; Tristan et Yseult, les Maîtres-chanteurs de Nuremberg. Il avait donné en 1801 son œuvre capitale : Richard Wagner et le Drame musical.

L’influence de Liszt ne cessait de gagner des partisans à Wagner. Parmi eux, Franz Brendel fut peut-être le plus actif et le plus remuant. Il n’avait ni le génie de Liszt, ni les qualités solides de Franz Müller ; mais, justement peut-être à cause de cela, était-il plus apte à répandre parmi la foule le goût des idées et des œuvres de Wagner. Professeur d’histoire musicale au conservatoire de Leipzig, conférencier populaire très goûté, rédacteur en chef de la Nouvelle Revue musicale (Die neue Zeitschrift für Musik) fondée par Schumann, il mit au service du wagnérisme le crédit que lui donnaient ces diverses situations. En 1854, il fit paraître son livre : La Musique d’aujourd’hui et l’art total de l’avenir. En 1855, dans la seconde édition de son Histoire de la musique, — ouvrage qui a eu depuis de nombreuses rééditions et qui est un des livres sur la musique les plus répandus en Allemagne, — il prit manifestement fait et cause pour « l’œuvre d’art de l’avenir », et la présenta comme le point où devait aboutir toute l’évolution de la musique. Cette opinion, pour un ouvrage destiné en quelque sorte à l’enseignement, était alors d’une hardiesse rare. Non seulement Brendel publia aussi dans sa revue de nombreux articles dans le même sens, mais il s’acquit pour elle la collaboration de Wagner lui-même, qui y publia, entre autres choses, son célèbre article intitulé : Le Judaïsme dans la musique. Il est à peine besoin de dire qu’il appelait également à collaborer à sa revue, en même temps que Wagner, tous les wagnériens de la première heure. Malgré tout ce beau zèle, peut-être Franz Brendel n’a-t-il jamais saisi bien profondément ce que c’était que le wagnérisme ; et ce qui permet de le juger ainsi, c’est que, devant ses auditeurs et ses lecteurs, il éprouvait le besoin d’excuser Wagner ; d’expliquer qu’il ne fallait pas prendre ses écrits au pied de la lettre ; que sans doute ses doctrines étaient exagérées, etc. Mais peut-être au début cette façon de présenter le wagnérisme était-elle d’une bonne tactique, d’autant meilleure qu’elle était irraisonnée ; et comme par ailleurs Brendel, esprit superficiel mais brillant, était doué d’une de ces heureuses natures qui ont toujours confiance en soi, et vont toujours de l’avant, il se trouva en fin de compte que comme intermédiaire, comme vulgarisateur, il rendit les plus grands services à la cause wagnérienne.

Je crois qu’il était juste de faire ressortir l’importance de ces trois noms : Liszt, Müller et Brendel, dans les premières luttes qui se livrèrent pour Wagner et ses œuvres. J’en citerai encore quelques autres de la même période qui sont aussi à retenir. Peut-être objectera-t-on que quelques-uns de ces hommes, qu’il me reste ainsi à nommer, se sont acquis une notoriété plus grande que ne l’ont fait Brendel et Millier lui-même ; mais comme leurs œuvres n’ont pas joué un rôle aussi important que celles de ces deux écrivains, c’était donc bien ceux-ci qu’il fallait placer après Liszt au premier rang.

Théodore Uhlig est aujourd’hui très connu par les lettres que lui écrivit Wagner, et qui furent publiées en volume il y a quelques années. On sait qu’il mourut en 1853. Sa carrière de « littérateur wagnérien » n’a donc pu être que très courte, mais elle n’en a pas moins été très intéressante. De 1850 à 1852 il publia dans la revue de Brendel toute une série d’articles sur les écrits de Wagner, à mesure que ceux-ci paraissaient. Il traita aussi d’autres sujets, en prenant comme base esthétique les idées de Wagner. En ce sens il fut en quelque sorte le précurseur des Bayreuthiens d’aujourd’hui. C’était un esprit délicat, et doué d’une sorte d’instinct divinateur qui le faisait pénétrer sans peine dans la pensée et les intentions du maître. Et si la mort ne lui a pas permis de donner tout ce qu’on était en droit d’espérer de lui, au moins l’affection rare que lui avait vouée Wagner méritait-elle qu’on n’omît pas son nom parmi ceux des disciples de la première heure.

Parmi ces disciples de la première heure, il faut nommer encore M. Richard Pohl, qui est maintenant devenu le vétéran de la littérature wagnérienne, car il n’a pas cessé d’écrire et de défendre le wagnérisme depuis plus de quarante ans. Comme Liszt et comme Müller, il débuta dans la littérature wagnérienne par un article sur Tannhæuser, paru en 1852. C’est le premier vrai journaliste dans le camp wagnérien. Et il a toutes les qualités du vrai journaliste : l’esprit alerte, la conception prompte, l’allure vive, le style limpide, et, au besoin, l’attaque allègre, et la riposte narquoise et piquante. Voilà quarante ans qu’il écrit, dans tous les journaux, et sa verve reste aussi grande qu’au premier jour. Un choix de ses meilleurs articles a paru en volume, et c’est là un livre très agréable à lire. Il a fait aussi une biographie de Wagner qui est très instructive, très vraie, et qui peut presque se lire comme un petit roman.

Comme il faut savoir se restreindre, je ne citerai plus maintenant pour cette première période que quelques noms de musiciens qui ont combattu pour Wagner non seulement comme musiciens, mais aussi par des écrits. Le premier nom qui s’impose est celui de Hans de Bülow. Et s’il s’était agi ici de dresser une liste qui se fût appuyée sur la valeur intrinsèque de chacun, ou même seulement sur les services rendus à la cause wagnérienne autrement que par les écrits, il eût probablement fallu citer Hans de Bülow aussitôt après Liszt. Mais j’ai dit que j’avais avant tout en vue l’action exercée par la littérature, et Hans de Bülow, s’il a écrit en son temps d’assez nombreux articles, n’est guère sorti du domaine des articles de polémique courante, où il fit œuvre de bon combat, mais qui ne pouvaient avoir qu’une valeur assez passagère. Il reste de lui cependant une brochure, et vraiment remarquable : c’est une étude, parue en 1860, sur la Faust-Ouverture de Wagner, et dont il faut recommander la lecture à quiconque a souci de largeur et de précision à la fois dans l’exégèse musicale.

Parmi les musiciens très connus qui ont été aussi pendant un certain temps des littérateurs au service de la cause wagnérienne, il faut encore nommer Raff, Klindworth, Alexandre Ritter, Drœsecke, et surtout Peter Cornélius, l’aimable compositeur dont on n’a guère commencé que tout récemment à apprécier le talent. On lui attribue la première biographie de Wagner, parue sans nom d’auteur en 1855 dans la collection Neumann : Les Compositeurs modernes.

Tout ce mouvement de lutte et de propagande pour les œuvres de Wagner ne pouvait se perpétuer longtemps sous la même forme, et déjà parmi tous les hommes que je viens d’énumérer, il n’y a plus guère que Franz Müller et M. Richard Pohl dont l’activité littéraire n’ait pas cessé de s’exercer de 1862 à 1872. Tous, à l’exception d’Uhlig, étaient devenus wagnériens sous l’influence directe et personnelle de Liszt. Mais maintenant Liszt, le promoteur du mouvement, l’âme du groupe, avait quitté Weimar pour Rome, et son éloignement du théâtre de la lutte dont il était le premier champion devait forcément amener comme une sorte d’arrêt dans cette lutte. Franz Brendel était mort en 1868, et sa revue musicale, le rendez-vous de toutes les bonnes volontés wagnériennes, était alors livrée à une nouvelle direction, moins convaincue et moins habile. Wagner lui-même achevait à peine de traverser une des crises les plus douloureuses de sa vie, et ainsi le groupe se désorganisa et ne se reforma plus.

D’ailleurs peu à peu la situation de Wagner et ses projets subissaient eux-mêmes une transformation. En 1864, le roi Louis II était entré dans sa vie, et l’on sait que tout ce que put réaliser Wagner dans les vingt années qui suivirent, c’est à l’extraordinaire intervention du roi Louis II qu’il l’a dû. Mais si merveilleux que dussent être les résultats de cette intervention, un certain temps devait s’écouler pour qu’ils pussent apparaître dans leur plénitude, d’autant plus que jamais encore peut-être l’envie et la basse rancune ne s’étaient ameutées contre Wagner avec la violence que déchaîna la nouvelle situation où on le voyait monter, à tel point que, pour quelques années, le meilleur parti à prendre, c’était plutôt d’organiser le silence. On sait que Wagner lui-même en avait jugé ainsi, et que ce fut là le motif de sa retraite à Triebschen, près de Lucerne, où il vécut presque sans interruption plusieurs années, comme retiré du monde.


III

C’est pendant ces années de retraite à Triebschen que le fréquenta assidûment Frédéric Nietzsche, alors jeune professeur de philologie à l’Université de Baie. On sait que Nietzsche, après avoir été non seulement un partisan enthousiaste de Wagner, mais encore après l’avoir regardé et aimé comme un père pendant de longues années, se détourna ensuite de lui, et que cette séparation eut lieu au moment où Wagner terminait Parsifal, et où lui-même, Nietzsche, se prenait subitement de l’enthousiasme le plus inattendu pour les doctrines positivistes. On peut connaître aussi en France, par la traduction qu’en ont donnée MM. Daniel Halévy et Robert Dreyfus, l’étrange petite brochure, — étrange à tous les points de vue, — que fit paraître Nietzsche sous ce titre : Le Cas Wagner, très peu de temps avant de perdre complètement la raison. Dans cette brochure, Nietzsche attaque Wagner et son œuvre avec la dernière violence. Il consent bien que Wagner « ait augmenté à l’infini la puissance d’expression de la musique », mais malgré tout il prétend ne plus voir en lui que le génie type de la décadence, « le cabotin par excellence », ainsi qu’il dit en propre » termes. En lisant ces pages, on ne peut se défendre d’un certain effarement, quand on se rappelle ce que dix ans plus tôt le même Nietzsche écrivait sur Wagner. Mais ce petit livre porte en lui-même son explication : il est impossible en effet, à tout lecteur de bonne foi, de ne pas y reconnaître à chaque page, dans le trouble de la pensée et les sauts imprévus de la dialectique, aussi bien, dirai-je, que dans le tour épileptique de l’expression, la marque évidente du mal terrible qui devait bientôt terrasser l’auteur. Ce que je dis là du Cas Wagner, je pourrais aussi bien le dire de toutes les autres œuvres dues à Nietzsche pendant sa dernière période d’activité. On ne saurait d’ailleurs se dissimuler que ce sont justement ces œuvres-là qui ont consacré la renommée désormais considérable de Nietzsche. Même aujourd’hui, après que le succès des derniers livres a attiré aussi un peu l’attention sur les premiers, ceux-ci, qui témoignent cependant d’une magnifique intelligence, d’une vigueur de conception rare, et d’une saine puissance d’exécution, entrent à peine en ligne de compte pour toute une école qui a voulu faire de Nietzsche son prophète. Nous ne nous en étonnerons pas. Nietzsche fut d’abord philologue, puis philosophe, puis poète ; et dans ses derniers écrits il n’agit pas par sa pensée, car, si dure qu’elle soit, elle reste flottante et incertaine, mais il frappe l’imagination par la force extraordinaire de sa poésie, la couleur désordonnée, mais intense de ses imagos, l’ivresse de ses sensations. Il n’est pas un philosophe qui convainc, quoi qu’on ait pu dire ; il est un artiste qui par la force de son art, heurté, violent, incohérent même, mais indéniable, subjugue quiconque ne peut plus être pris que justement par toutes ces « monstruosités » dans la poésie et dans l’âme même de la poésie, qui sont l’apanage de Nietzsche ; — et l’on sait que le nombre des lecteurs de cette catégorie ne tend que trop à s’augmenter tous les jours.

Dans le livre très intéressant que Mme Lou Andréas-Salomé vient de consacrer à Nietzsche, avec qui elle entretint longtemps commerce d’amitié, on peut lire le récit d’une excursion qu’ils firent tous deux ensemble à Triebschen, après la rupture avec Wagner : « Nous arrivâmes, dit Mme Andréas-Salomé, à cet endroit où il avait vécu avec Wagner des heures inoubliables. Longtemps il resta assis en silence au bord du lac, perdu dans de lourds souvenirs ; puis, tout en traçant des signes avec sa canne sur le sable humide, il parla d’une voix douce de ces temps passés, et, quand il releva la tête, il pleurait… » — Wagner n’avait pas pardonné à Nietzsche sa défection : s’il avait pu se douter que malgré tout Nietzsche pourrait encore pleurer à son souvenir ; s’il avait surtout pu deviner que cette défection de son meilleur disciple coïncidait si tristement avec la première lutte terrible soutenue contre la folie par celui-ci, qui ne croyait encore lutter que contre la souffrance, sans doute alors Wagner, toute colère tombée, eût aussi simplement pleuré, et n’eût plus voulu se souvenir que de cette longue période d’entente parfaite dans le passé, et des œuvres de ce passé.

De 1872 à 1876 Nietzsche a publié les ouvrages dont voici les titres : La Tragédie engendrée par l’esprit de la musique ; David Strauss, le croyant et l’écrivain ; De l’utilité et de l’inconvénient de l’histoire dans la vie ; Schopenhauer comme éducateur ; et enfin Richard Wagner à Bayreuth. Les quatre derniers sont réunis sous le titre général : Considérations inopportunes. Au sens tout à fait général où nous avons vu que pouvait s’entendre l’expression de littérature wagnérienne, il nous serait permis de nous arrêter indifféremment sur l’une ou l’autre de ces cinq études, d’autant plus que nous n’ignorons pas l’influence directe exercée alors par Wagner sur Nietzsche, et qu’il serait facile d’en suivre là partout la preuve. Faute de place, nous ne retiendrons cependant ici que la première et la dernière.

La Tragédie engendrée par l’esprit de la musique (en allemand : Die Geburt der Tragödie aus dem Geiste der Musik) est une œuvre où l’on ne peut pas dire que le philologue domine, mais qui ne pouvait être conçue et exécutée comme elle l’est, que par un philologue. Nietzsche voyait alors en Wagner le génie qui devait réaliser pour les nations germaniques, en tenant compte des différences de milieux et d’époques, l’idéal humain de culture artistique déjà réalisé autrefois par les Grecs et pour les Grecs. Le livre est dédié à Wagner. Mais, sauf en quelques courts passages, ce n’est pas directement qu’il est une apologie de l’art nouveau de Wagner. C’est d’abord une définition très vivante et très passionnée des deux élémens opposés, éternellement indispensables, selon Nietzsche, à tout art parfait : l’élément dionysien et l’élément apollinien. « Apollon, dit-il en résumé, m’apparaît comme le génie révélateur du principe d’individuation, tandis que le joyeux appel mystique de Dionysos tend à faire briser au contraire les liens qui enserrent tout ce qui est individuel, pour tout ramener sur le chemin qui mène à la fusion avec les forces-mères de l’être. » A celui-ci, dans l’art, correspondra tout particulièrement la musique ; à celui-là, la statuaire. Anéantir l’un ou l’autre de ces deux principes, de ces deux instincts primordiaux de notre nature, c’est restreindre l’art ; c’est, soit le dessécher en le rendant trop purement formel, soit le dissoudre au contraire en lui faisant perdre toute forme. L’idéal, ce sera que tous deux subsistent l’un en face de l’autre, ou plutôt fondus l’un dans l’autre, qu’ils se développent tous deux, et que chacun d’eux en grandissant contribue au progrès de l’autre. Par le simple jeu qui fait que tout être aspire surtout à ce qui lui manque, et y aspire d’autant plus vivement qu’il a plus de forces pour sentir ce qui lui manque, le développement du principe dionysien, par exemple, ne doit-il pas engendrer un développement correspondant du principe apollinien ? et n’est-ce pas vraiment le but de l’art que la fusion en un seul tout, toujours plus complète et plus harmonieuse, de tout ce qui constitue le fond même de l’être ? Ces idées, et même la formule qui les caractérise dans Nietzsche, on peut aussi les retrouver dans les écrits de Wagner. Ce que Nietzsche nous offre de particulier, c’est l’étude qu’il a faite, en s’appuyant sur l’histoire de l’art chez les Grecs, de la vie des mythes qui étaient l’élément dionysien, ainsi que de l’évolution chez eux de l’art apollinien, jusqu’à la fusion des deux élémens, alors parfaite, dans la tragédie eschylienne. Puis, c’est la prédominance rendue par Euripide à l’élément apollinien, suivie bientôt de la décadence absolue, parce qu’on s’éloignait de plus en plus de la vie profonde, de la communion avec l’univers, qui trouve son expression dans les mythes et les chants populaires, et par suite dans la musique. On voit assez les conclusions que pouvait tirer de là Nietzsche pour l’art moderne. Je n’y appuierai donc pas, mais ce que je voudrais dire encore, ce qu’il est nécessaire d’ajouter, — parce que quand on parle de Nietzsche nous avons l’air en France de ne connaître de lui que les aphorismes apocalyptiques de ses dernières œuvres, c’est que ce livre de La Tragédie engendrée par l’esprit de la musique, en dehors de son intérêt par rapport à la littérature wagnérienne, est une œuvre d’une valeur littéraire des plus hautes. Une science sans pédantisme, et sachant ne retenir que ce qui mérite d’être mis en lumière ; un raisonnement nourri d’idées, une dialectique claire ; voilà quelles en sont les premières qualités. Et ce qu’il faut y admirer encore par-dessus tout, c’est une langue riche et souple, un stylo à la fois ferme et limpide, et coloré à souhait, qu’on ne saurait peut-être mieux qualifier qu’en lui attribuant toutes les qualités que Nietzsche a lui-même déclarées indispensables au style, lorsqu’il disait par exemple : « Ce qu’il faut avant tout, c’est vivre : et le style doit vivre… Le style doit prouver qu’on ne se contente pas de croire à ses pensées, qu’on ne se contente pas de les penser, mais bien qu’on les ressent… Le goût du bon prosateur dans le choix de ses moyens consiste à côtoyer la poésie, mais sans jamais entrer dans la poésie… » Certaines pages de La Tragédie engendrée par l’esprit de la musique, la dernière par exemple, sont parmi les plus belles de la prose allemande.

Mais un livre encore plus beau, et où nous trouvons un plus grand nombre encore de belles pages, c’est Richard Wagner à Bayreuth, paru en 1876. Quelqu’un à qui Richard Wagner à Bayreuth apparaît comme la plus belle œuvre de Nietzsche, m’expliquait un jour que sans doute il en était ainsi parce que Nietzsche a écrit ce livre très peu de temps avant l’époque où apparurent chez lui les prodromes de la folie, — ces maux de tête intolérables qui l’obligèrent à quitter sa situation de professeur, — et que vers cette époque, avant que ses facultés intellectuelles n’eussent commencé à tomber en désarroi, il a donc dû se produire chez lui comme une dernière exacerbation, plus vive que les précédentes, de toutes ses facultés intuitives, circonstance bien faite pour aider à la genèse d’une œuvre encore plus belle que les autres. Le fait est que nous avons là une œuvre qui doit compter tout particulièrement, non seulement dans la littérature wagnérienne, mais encore dans la littérature allemande. Dans le premier ouvrage dont je viens de parler, il s’agissait d’une étude, surtout théorique, du drame tel que le concevait Nietzsche. Ici, au lieu que le drame soit considéré comme une chose abstraite, c’est un être humain, un génie dramatique vivant, qui fait le sujet du livre. L’auteur semble avoir gagné en progrès nouveaux dans la clairvoyance et la pénétration tout ce qu’il a éliminé d’abstrait du champ de sa méditation. Et, ici encore, il ne fait que mettre en pratique un autre axiome de lui : « Plus la vérité qu’on veut enseigner est abstraite, plus on doit commencer par séduire les sens pour arriver jusqu’à elle. » Ainsi, Nietzsche veut-il nous entretenir du rôle « simplificateur » de l’art : il commencera par nous parler de la puissance de concentration qu’a su exercer Wagner sur les sujets les plus divers, les arts, les religions, les différentes histoires nationales, etc. « Wagner, continuera-t-il, s’est assimilé tout cela, et il n’en est pas moins tout le contraire d’un esprit ne sachant que rassembler et classer des matériaux ; lui, il les domine tous, et il est l’artiste puissant qui les transforme et leur donne la vie ; il est un simplificateur du monde. » Et bientôt après, Nietzsche, pour achever de nous faire connaître sa pensée, ajoutera : « L’art n’a pas pour fonction de nous indiquer ce que doit être notre conduite immédiate… Les objets auxquels aspirent les héros tragiques ne sont pas indistinctement en eux-mêmes les buts les plus dignes d’aspiration. Aussi longtemps que nous nous trouvons sous le charme de l’art, notre appréciation des choses est altérée comme dans un rêve… cela tient à ce que l’art est l’activité de quiconque se repose. Les luttes qu’il représente sont des simplifications des véritables luttes de la vie ; les problèmes qu’il pose sont des abréviations du problème infiniment compliqué de l’action et de la volonté humaine. Mais la grandeur et la nécessité absolue de l’art résident justement en ceci qu’il fait naître l’apparence d’un monde simplifié, d’une solution plus prompte du problème de la vie. Aucun de ceux qui souffrent de la vie ne peut se passer de cette apparence, de même que personne ne peut se passer de sommeil. Plus la science des lois qui régissent la vie devient difficile, et plus la tension entre notre connaissance générale des choses et nos facultés morales devient pénible, plus nous aspirons à cette apparence simplifiée du monde que l’art peut donner. » Tout le chapitre qui suit, — et qui a trait à la souffrance apportée dans le monde par tout ce que les hommes ont ajouté d’injustes et folles conventions aux lois les plus naturelles de la vie, — serait également à citer. Il se rattache d’ailleurs d’une manière intime au fond même de la doctrine de Wagner ; et c’est ce que sait bien quiconque à seulement parcouru les écrits du maître. Mais il me faut poursuivre mon sujet, et je ne puis plus que renvoyer le lecteur au livre de Nietzsche. Pour qui ne fit pas l’allemand, j’ajouterai qu’il en a paru une traduction française, malheureusement plus insuffisante encore que ne l’est forcément toute traduction d’une œuvre remarquable par la beauté de la langue. Cette traduction, parfois obscure et incorrecte, est due à Mme Marie Baumgartner, qu’il faut ailleurs féliciter pour l’empressement avec lequel elle a essayé de nous faire connaître Nietzsche, car son travail date de 1871, un an à peine après l’apparition du livre en allemand.


IV

Depuis la date du commencement des travaux pour la salle des fêtes de Bayreuth jusqu’à son inauguration par les représentations de l’Anneau du Nibelung, c’est-à-dire de 1872 à 1876, il y eut une lutte très vive pour et contre Bayreuth. Des associations wagnériennes s’étaient formées dans beaucoup de villes ; mais si haut que Wagner fût déjà arrivé, il n’avait pas encore atteint ces régions où ne regardent plus ni l’envie ni la haine : aussi les journaux de cette époque sont-ils remplis des polémiques les plus ardentes, attaques et panégyriques, qui ont évidemment un intérêt historique et biographique, mais qui n’étaient en somme, d’un côté, que la reprise des idées déjà développées par les premiers écrivains wagnériens, et, d’un autre côté, que la réédition aussi des argumens de plus en plus vieillis et impuissans des adversaires antérieurs.

Il nous a fallu rattacher Nietzsche à la seconde période, non seulement à cause de la date où parurent ses œuvres wagnériennes, mais encore et surtout à cause de la parité intime de ses tendances avec celles des écrivains de cette seconde période ; mais plutôt eût-il fallu le considérer comme une sorte de précurseur, car l’événement qui a été la cause de cette transformation que j’ai sommairement signalée de la littérature wagnérienne, ce fut la réunion à Bayreuth, pour les premières fêtes de 1876, des wagnériens de tous les pays. Il s’opéra alors tout naturellement une concentration des forces wagnériennes, et l’aspect de la lutte devait changer. Je dis : l’aspect de la lutte, car la lutte continuait. Le résultat matériel était loin encore d’être satisfaisant, puisqu’il a fallu attendre seize années pour voir fonder à Bayreuth, — en 1892, — cette école de déclamation musicale que Wagner jugeait indispensable à la réalisation de ses vues artistiques, et dont il avait posé les bases dès 1877. Mais ce n’était pas seulement une école de déclamation, de musique et de drame, que Wagner voulait faire de Bayreuth ; c’était surtout une école d’où rayonnerait tout ce qui constitue cette « idée de Bayreuth » dont j’ai parlé plus haut. Quel avenir est réservé à cette conception de Wagner ? je n’ai pas à essayer de le pronostiquer ; je n’ai même pas ici à en discuter ni à en juger la valeur ; mais comme toute la vie, toutes les œuvres, et tous les écrits de Wagner ont eu pour base première cette conception, on voit donc qu’il est impossible de séparer chez lui le côté artistique du côté humain, social, religieux. Wagner lui-même faisait dépendre la valeur de L’un de la valeur de l’autre. Et loin de voir simplement comme une sorte d’apothéose pour lui dans les premières fêtes de Bayreuth, il y vit surtout une possibilité de répandre davantage ses idées, par le moyen que cela lui donnait d’en grouper tous les fervens, et de faire ainsi rayonner les idées elles-mêmes d’un centre plus vivement éclairé.

C’est à cette intention qu’il fonda la Revue de Bayreuth (Bayreuther Blätter), qui paraît mensuellement depuis le mois de janvier 1878. Wagner y publia lui-même la dernière série de ses écrits, qui forme avec Parsifal le point culminant de sa vie et de son œuvre, et qui fut comme son testament, pourrait-on dire. Autour de lui sont venus se grouper tous les hommes qu’on peut aujourd’hui sérieusement compter comme « littérateurs wagnériens ». Les noms que je vais avoir à signaler, on les trouve au premier rang parmi ceux des collaborateurs de la Revue de Bayreuth, et c’est là qu’ils ont donné la primeur de leurs meilleures études. L’esprit général qui anime cette publication, c’est d’examiner et de juger tout ce qui peut occuper et intéresser l’esprit humain, en se plaçant « au point de vue wagnérien », d’où l’on déclare qu’il faut demander à l’art de devenir dorénavant d’une façon tout à fait consciente et effective une force directrice pour l’humanité. Si, d’ailleurs, à la Revue de Bayreuth, on appelle cette conception de l’art « une conception wagnérienne », ce n’est pas à dire qu’on veuille indiquer par là qu’elle soit due à Wagner lui seul, mais on juge qu’on ne saurait mieux la définir que par le nom de Wagner, Wagner ayant plus que personne, et peut-être seul, tenté quelque chose de pratique et de vivant pour atteindre ce but qu’il reconnaissait à l’art.

Si tout n’est pas toujours ramené expressément à cette façon de voir dans la Revue de Bayreuth, tout s’y rattache cependant, au moins d’une façon indirecte : études sur l’esthétique ou sur l’histoire de la musique, sur la langue, sur les légendes, sur le théâtre et sur le drame, aussi bien sur le drame parlé que sur le drame musical, sur l’histoire, sur la philosophie, sur l’éthique, etc. Il va sans dire que, si c’est tout cela justement qui différencie la littérature wagnérienne de maintenant de celle de la première période, les questions ayant trait plus spécialement à Wagner n’y sont pas cependant abandonnées. On y élucide des points encore mal connus de sa vie, comme par exemple le rôle qu’il a joué dans la révolution de 1849 ; on y publie des études techniques, philologiques, scéniques, etc., sur ses drames mêmes ; on y poursuit la publication, — qui pourra être d’un secours précieux aux musiciens de l’avenir ayant à diriger des œuvres de Wagner, — d’une chronique minutieuse des répétitions qui eurent lieu à Bayreuth sous sa direction, avec toutes les indications données par lui pour l’exécution de ses œuvres. Et loin enfin de vouloir faire de Wagner un homme ayant tout d’un coup tout inventé dans l’art, on recherche et on étudie dans les auteurs célèbres d’avant lui tout ce qu’on peut retrouver qui, par fragmens tout au moins et sous un jour peut-être encore obscur, rappelle les idées qu’il a coordonnées en un tout si lumineusement éclairé par son génie.

On voit que la tâche que s’est imposée la Revue de Bayreuth est considérable. S’est-elle toujours montrée à la hauteur de cette tâche ? Il suffit de la feuilleter pour voir qu’elle contient nombre de travaux remarquables ; et, pour le reste, la bonne volonté et l’ardeur de ceux qui y ont collaboré pourront du moins servir à faciliter l’éclosion de nouveaux travaux dans un champ qui reste indéfiniment ouvert. Cette revue est donc bien le monument par excellence de la littérature wagnérienne d’aujourd’hui ; elle est le répertoire indispensable à quiconque s’occupe sérieusement de wagnérisme ; et c’est pourquoi j’ai dû commencer ainsi par en indiquer toute l’importance.

De tous les écrivains wagnériens de cette seconde période, il n’en est pas chez qui s’accusent plus nettement les traits caractéristiques de la nouvelle littérature wagnérienne que chez Henri de Stein. Si je le mets ainsi en tête du groupe des Bayreuthiens, ce n’est pas pour la part qu’il prit, avec M. Glasenapp, à la rédaction d’un lexique wagnérien, dont je reparlerai plus loin, et qui est la seule de ses œuvres ayant trait nommément à Wagner ; mais c’est parce qu’on lui doit toute une série d’œuvres du plus haut intérêt, qui, tout en étant complètement indépendantes du wagnérisme par leurs sujets, se trouvent néanmoins constamment et profondément pénétrées de l’esprit wagnérien.

Henri de Stein, né en 1857, fut pendant un an, en 1880, le précepteur du jeune Siegfried Wagner, en même temps, pourrait-on dire, qu’il se faisait lui-même l’élève de Wagner, et que toute une transformation s’opérait en lui, car, de disciple qu’il avait été un instant du philosophe Dühring, il s’élevait dès lors aux doctrines de Schopenhauer et de Wagner. Il fut ensuite quelques années « privat-docent » à l’Université de Halle, puis à l’Université de Berlin, où il mourut en 1887. Si sa carrière fut courte, elle n’en fut pas moins bien remplie, et remplie d’œuvres où rien ne sent la hâte, où tout apparaît réfléchi, mûr, et d’ordonnance parfaite. A la Revue de Bayreuth il donna de nombreuses études, littéraires et philosophiques, sur Shakespeare et la Renaissance, sur Goethe, Jean-Paul, Giordano Bruno, Schopenhauer, Luther, Rousseau, etc., etc. Parmi ses ouvrages de plus longue haleine je signalerai son livre sur l’Esthétique des classiques allemands, et surtout son traité des Origines de l’Esthétique moderne, qui est comme une histoire de l’idée du Beau depuis Boileau jusqu’à Winckelmann, où se trahissent à chaque page le poète, en même temps que le philosophe, et aussi l’érudit possédant à fond les littératures allemande, française et anglaise. Enfin Henri de Stein est encore l’auteur de deux recueils de scènes dramatiques, où sans doute le philosophe a le pas sur le poète, mais qui sont tout à fait remarquables : Les Héros et le Monde (Helden und Welt), parus en 1883, dont Wagner a écrit la préface quelques jours avant sa mort ; et Les Saints (die Heiligen), parus seulement en 1888, un an après la mort de l’auteur. Le style d’Henri de Stein, peut-être un peu trop rigide et sec au début, s’était assoupli bientôt, tout en gardant une certaine sévérité qui n’exclut ni le charme, ni même la richesse, témoin certaines pages admirables de sa Sainte Elisabeth, qui font songer à la beauté des grands classiques.

On peut dire que tout ce qu’Henri de Stein a écrit fut de la littérature wagnérienne, et c’était bien ainsi que lui-même l’entendait, et Wagner également quand il écrivait la préface du premier de ces recueils de poèmes dramatiques. Les deux livres d’ailleurs procèdent de la même idée et poursuivent un même but. Dans une série de contes dialogues, Henri de Stein met successivement en scène le monde ancien, Solon, Crésus, Hannibal, Pompée, et le monde nouveau, saint Paul, saint Antoine, sainte Catherine, sainte Elisabeth, Luther, Giordano Bruno, Shakespeare, etc. Et qu’il s’agisse des époques les plus éloignées l’une de l’autre, et les plus dissemblables en apparence, il ne vise avant tout qu’à mettre à nu cet élément « purement humain, » dont la recherche constitue la base de la doctrine et de l’art wagnériens. Il veut nous faire saisir tout ce qu’il y a d’accidentel et de contingent, de transitoire et d’éphémère dans ces conditions extérieures qui semblent déterminer une civilisation, une race, ou un âge de l’humanité. Et il aboutit ainsi à faire ressortir d’autant plus à nos yeux l’identité constante de ce fond « purement humain » qui joint l’homme à l’homme à travers les siècles. Il n’a pas d’ailleurs pour but, en procédant ainsi, de constater un fait purement scientifique, mais bien plutôt, en nous présentant sous ce jour toute l’histoire de l’humanité, de nous donner le moyen de nous mieux connaître nous-mêmes, et notre temps avec nous, et de nous mettre ainsi mieux en état de bien agir. Cette leçon d’histoire se trouve donc être avant tout une leçon d’ « action » ; et c’est par là que ces livres de Stein se trouvent être de ceux où les Bayreuthiens estiment que le wagnérisme a atteint son expression la plus intense, car on sait que tous les écrits de Wagner ont eu aussi pour objectif ce qu’il a lui-même appelé « l’élément purement humain » (das Rein-menschliche), et que tous ses drames ne visent à rien autre chose qu’à en être la représentation.

S’il m’avait fallu parler d’abord de l’écrivain wagnérien aujourd’hui le plus connu, ce n’est pas par Henri de Stein — dont le nom grandit tous les jours, mais dont la renommée n’a pas encore dépassé un cercle un peu restreint d’admirateurs — que j’aurais dû commencer ; et c’est le baron Hans de Wolzogen que j’aurais dû alors évidemment citer en première ligne. Après avoir fait de fortes études de philologie allemande, M. de Wolzogen publia une traduction de l’Edda, qui est peut-être aujourd’hui en Allemagne la traduction la plus répandue de ce poème. La connaissance intime qu’il avait ainsi acquise de la poésie des anciens peuples germaniques attira son attention sur le poète-musicien qui voulait faire revivre pour son peuple ce trésor si longtemps ignoré. En 1876, sans connaître encore particulièrement Wagner, il examinait successivement, dans un savant petit ouvrage intitulé le Mythe des Niebelungs dans la légende et la littérature, tous les essais modernes, épopées, drames, opéras, qui ont été tentés pour faire revivre le poème de l’Edda ; et il s’arrêtait enfin à celui de Wagner comme étant le seul qui recrée réellement l’antique poésie et lui infuse une vie nouvelle. Les preuves que M. de Wolzogen avait déjà données de sa compétence toute particulière sur ce sujet méritaient que ses conclusions fussent accueillies, et elles le furent en effet, car ce livre sur le Mythe des Nibelungs est un de ceux qui sont encore aujourd’hui le plus consultés sur cette question.

M. de Wolzogen vint ensuite à Bayreuth, et il s’y fixa tout de suite d’une façon définitive, se consacrant dès lors entièrement et exclusivement à la cause wagnérienne. J’ai dit qu’il dirige la Revue de Bayreuth depuis sa fondation en 1878 : il en est en même temps le rédacteur le plus infatigable. Il a collaboré aussi à d’autres journaux, publié un grand nombre de livres et de brochures, qu’il serait fastidieux de ne faire qu’énumérer. Aussi, ne pouvant les analyser, devrai-je me limiter à dire que son œuvre tout entière est une œuvre d’exégèse — poétique, musicale, philologique, philosophique, historique, religieuse, — des écrits et des drames de Wagner. Un certain nombre de ses articles ont été réunis en un volume qui a pour titre Wagneriana, où l’on peut voir plusieurs faces de son extrême activité littéraire, lie moindre des écrits de M. de Wolzogen accuse une personnalité très curieuse, par l’abondance de son savoir, et par le mépris des petites habiletés dans l’exposé de ses vues, que M. de Wolzogen semble souvent négliger de mettre à la portée de ceux qui ne sont pas acquis d’avance à son « parti ». Enfin il faut y remarquer le ton du langage, hautain et ardent tout à la fois, en même temps qu’enveloppé, par places, d’une sorte d’ironie aristocratique, qui, si elle n’est jamais méchante, est cependant un peu dédaigneuse.

Parmi les brochures de M. de Wolzogen, une série qui a contribué plus que tout à populariser son nom, c’est sa série des Guides thématiques (Thematische Leitfaden), à l’usage du grand public, sur chacun des drames de Wagner. On y trouve d’abord une étude succincte des origines du poème, et ensuite une analyse de tout le drame, scène par scène, avec l’indication des principaux thèmes musicaux et l’explication de leur rapport avec le texte poétique. Ces petits « guides » ont le grand mérite d’être à la fois très complets et très courts, en même temps que très judicieux et très clairs ; et il serait particulièrement à désirer qu’ils fussent traduits en français, comme déjà ils l’ont été en plusieurs autres langues.

Ce qu’Henri de Stein voyait surtout dans Wagner, c’était « l’idée » ; ce qui occupe surtout M. de Wolzogen, c’est « l’œuvre » ; quant à « l’homme », si nous voulons tout savoir de ce qui le concerne, nous n’avons qu’à lire la biographie qu’en a donnée M. Glasenapp, où sans doute nous ne trouverons pas de larges tableaux d’ensemble, mais où rien ne manque non plus de tous les détails nécessaires à les composer. M. Glasenapp est philologue aussi, professeur au gymnase de Riga, très versé dans la connaissance des langues indo-germaniques, et on lui doit des travaux intéressans sur l’art plastique chez les Grecs. Et en même temps M. Glasenapp est le « bénédictin » de la petite église de Bayreuth. Sa biographie de Wagner est un vrai monument du wagnérisme, le seul ouvrage de ce genre qui soit vraiment complet, et constamment appuyé sur de minutieuses recherches personnelles, sur un contrôle incessant, par tous les moyens possibles, de l’authenticité rigoureuse des faits qui y sont consignés. M. Glasenapp a d’ailleurs soin de se tenir constamment au courant des moindres choses inédites qu’on peut encore apprendre, de-ci, de-là, sur la vie de Wagner, pour en enrichir au fur et à mesure, si elles en valent la peine, son grand ouvrage qu’il a ainsi refondu deux fois déjà. On lui doit encore deux œuvres qui peuvent être très utiles à quiconque désire pouvoir trouver rapidement quelle fut la pensée de Wagner sur tel sujet donné, tel homme ou telle œuvre, dont il a pu parler dans ses écrits. Ce sont deux dictionnaires dans chacun desquels M. Glasenapp a reproduit et groupé alphabétiquement toutes les opinions de Wagner, qu’il a extraites textuellement et avec beaucoup de tact de ses écrits mêmes. Le premier, qu’il a fait on collaboration avec Henri de Stein, a pour titre : Lexique wagnérien ; c’est l’index des idées, des notions abstraites. Le second, qu’il vient de faire paraître récemment, s’intitule Encyclopédie wagnérienne ; c’est l’index des noms propres, des hommes et des œuvres. Nous avons eu jadis en ce genre des Esprit de M. de Voltaire.

Un écrivain wagnérien qui s’est longtemps contenté d’une collaboration trop rare à la Revue de Bayreuth, et que quelqu’un a appelé un jour « l’homme des bois » du parti wagnérien, mais dont l’autorité s’est vite imposée cependant, c’est M. Houston Stewart Chamberlain. Pénétré autant qu’Henri de Stein de « l’idée » wagnérienne, il connaît aussi bien que personne l’œuvre et la vie de Wagner et il cherche plus que personne à faire servir cette connaissance intime à mieux dégager l’idée, en la mettant tout d’abord plus vivement en lumière, et aussi en se conformant davantage au principe d’action qui est en elle. Anglais de naissance, M. Chamberlain, qui parle connue sa langue maternelle les langues française et allemande, écrit maintenant dans cette dernière langue, et c’est en allemand qu’il a fait paraître, il y a deux ans, son magistral ouvrage : Le Drame wagnérien, où, sans perdre de temps à des dithyrambes superflus sur la forme nouvelle de drame instaurée par Wagner, il cherche avant tout à indiquer de la façon la plus positive et la plus caractéristique les traits fondamentaux de ce drame, les différences essentielles qui le distinguent des autres formes de drame antérieures à Wagner. Pour rendre son enseignement plus vivant, M. Chamberlain l’appuie ensuite longuement sur l’étude directe des drames de Wagner, considérés uniquement de ce point de vue central : l’essence même de la nouvelle forme de drame. Nous voyons dans le livre de M. Chamberlain comment cette forme, par la poussée même de l’instinct génial de Wagner qui y aspirait inconsciemment, s’est peu à peu dégagée des œuvres de la première partie de sa vie, depuis les Fées jusqu’aux projets de drame sur Wieland et sur Jésus de Nazareth, ce qui l’a enfin conduit au point où il prit pleinement conscience de ce qu’il voulait faire, de ce qu’il réalisa en effet dans la seconde période de sa vie artistique. Et cette réalisation, M. Chamberlain, toujours par l’examen même des traits essentiels de chacune des œuvres, nous l’éclairé ensuite d’un jour qui ne laisse plus rien d’obscur ni d’indéterminé dans la théorie même du drame. Je ne puis, à mon grand regret, m’étendre davantage ici sur ce beau livre, mais je prierai le lecteur qui voudrait le connaître un peu de se reporter à l’analyse très étendue qu’en a donnée M. J. du Tillel, l’an dernier, dans le Journal des Débats. D’ailleurs je crois savoir que M. Chamberlain en achève lui-même en ce moment une version française, et il sera ainsi facile à tous de le connaître.

On sait que la théorie du « drame wagnérien », par ce qu’elle a de tout à fait général, ne doit pas seulement intéresser les musiciens, mais tout autant, et peut-être plus encore, me semble-t-il, quiconque se préoccupe d’esthétique dramatique générale. M. Chamberlain ne l’a pas perdu de vue un seul instant ; et ce qui différencie justement son œuvre de la plupart des autres travaux wagnériens dus à l’Allemagne, c’est qu’elle forme vraiment un tout, alors que ces autres travaux dont j’ai parlé n’apparaissent le plus souvent que comme des études fragmentaires. La littérature wagnérienne est très riche en productions de tous genres, nous l’avons vu ; mais jusqu’ici c’étaient surtout de précieux matériaux pour des œuvres encore à faire qu’elle avait amassés, plutôt qu’elle n’avait produit véritablement des œuvres, de vraies vues d’ensemble, comme déjà, je l’ai dit, notre littérature wagnérienne française en offre quelques bons exemples, et comme M. Chamberlain vient de nous en donner un tout à fait remarquable par ce livre sur le Drame wagnérien. « L’homme des bois » s’y révèle bien un peu en maintes pages, par la passion, et même par l’emportement, dirai-je, que M. Chamberlain met parfois à vouloir nous convaincre, mais cela même est plutôt un avantage par le relief que se trouve y gagner le raisonnement.


V

Pour tâcher de donner une idée un peu nette de la littérature wagnérienne allemande, si prolifique depuis vingt ans, j’ai dû me restreindre aux quelques écrivains qui m’ont paru le mieux caractériser chacune des différentes catégories sous lesquelles on pouvait examiner la question. Peut-être devrais-je m’abstenir d’y rien ajouter, d’autant plus que je ne me dissimule pas la part d’arbitraire qu’il peut y avoir à faire choix encore de quelques autres noms. Comment ne pas dire cependant que les wagnériens allemands réclament comme étant au premier rang des leurs, et comme tout pénétrés dans leurs œuvres des idées wagnériennes, M. Ludwig Schemann, par exemple, professeur de droite Cassel, à qui l’on doit une savante édition des lettres de Schopenhauer ; ainsi que M. Henry Thode, — qui professe l’histoire de la peinture à l’Université de Heidelberg, — pour ses études d’art sur saint François d’Assise et les origines de l’art de la Renaissance en Italie, sur l’école de Nuremberg et Albrecht Dürer, en qui, fidèle à l’esprit wagnérien, il cherche avant tout à retrouver l’homme, et l’âme de l’homme, pour nous faire comprendre le peintre ? Il faudrait encore nommer M. Fréd. de Hausegger, professeur d’histoire musicale à l’Université de Graz, qui, outre un certain nombre d’études strictement wagnériennes, a publié deux importans ouvrages qui mériteraient d’être longuement étudiés, et que je veux du moins avoir signalés ici : La Musique comme expression (Die Musik als Ausdruck), et L’Au-delà de l’Artiste (Das Ienseits des Künstlers). Je donne les titres allemands pour mieux préciser, car on voit qu’il n’est guère facile de les traduire brièvement en français. C’est une sorte d’examen général, très approfondi et très développé, de « l’expression dans l’art ». Le premier volume étudie pour ainsi dire uniquement le côté physiologique de la question, tandis que le second a surtout en vue le côté psychologique, et constitue une psychologie de l’artiste, qui est parmi les plus riches d’aperçus que je sache.

Parmi les jeunes savans qui ont mis leur activité au service du wagnérisme, je nommerai M. Ernest Meinck qui vient de publier tout un fort volume, épuisant à peu près la question, sur « les fondemens scientifiques des légendes dans le poème des Niebelungs de Richard Wagner » ; et aussi M. Wolfgang Golther qui a utilisé les plus récentes découvertes de la linguistique pour reprendre l’étude de toute la série des légendes traitées par Wagner. M. Gaston Paris et M. Lichtenberger ont déjà d’ailleurs signalé aux savans français les travaux de M. Golther. — Un fait intéressant à noter, c’est qu’on commence à faire des cours sur le wagnérisme dans les universités allemandes : M. Thode fut des premiers qui choisirent ce sujet ; Henri de Stein avait commencé une série de conférences wagnériennes à l’Université de Berlin, lorsque survint sa mort ; M. Muncker a aussi traité du wagnérisme à l’Université de Munich, etc. Enfin, dans son grand ouvrage classique sur l’histoire de la musique aux XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles, M. Wilhelm Langhans n’a pas hésité à donner à Wagner la place la plus importante de toutes.

Pour le lecteur qui voudrait une énumération plus complète que je ne puis la donner ici, je le prierai de se reporter à une brochure que M. Arthur Seidl a publiée en 1892 sous le titre : Wagner a-t-il laissé une école ? et où il fait pour ainsi dire le dénombrement de tous les écrivains qu’on peut considérer comme appartenant à « l’école wagnérienne ». Je ne citerai plus que la petite biographie populaire de Wagner due à Ludwig Nohl, et celle de M. Tappert, qui nous donne de curieux détails sur l’accueil fait à Wagner par les journaux de la première période. On pense bien qu’il en existe encore nombre d’autres, mais le meilleur mérite qu’on puisse trouver à la plupart d’entre elles, c’est d’être des réductions du livre de M. Glasenapp, car après lui il ne restait plus rien à dire, à moins de se mettre à faire œuvre de pure imagination, et c’est devant quoi n’a pas reculé M. Præger, par exemple, dans son livre : Wagner tel que je l’ai connu, publié à la fois par l’auteur en anglais et en allemand, et où, sans doute pour peindre un Wagner un peu nouveau, non seulement bien des faits sont erronés, mais encore les textes eux-mêmes — des lettres de Wagner — sont complètement dénaturés, comme la Revue de Bayreuth a pu en faire la preuve.

Parmi les innombrables Curiosa qui peuvent et doivent se rattacher à la littérature wagnérienne, mais que j’ai dû prendre le parti de négliger complètement, peut-être faut-il au moins signaler un livre de M. Théodore ; Schmid, de la compagnie de Jésus, intitulé : L’art de l’avenir, et son maître Richard Wagner. C’est un examen de l’œuvre de Wagner, fait « du point de vue de l’église catholique, » comme le dit l’auteur. M. Schmid admire Wagner comme artiste et reconnaît aussi toute l’importance que sa conception de l’art peut avoir pour l’humanité ; mais justement à cause de cela il n’hésite pas à le condamner sans rémission. M. Schmid a-t-il raison « au point de vue de l’Eglise catholique » ? Ce n’est pas à moi qu’il appartient de répondre à cette question ; mais je connais des prêtres catholiques qui admirent et aiment Wagner, et espèrent « du bien » de ses œuvres ; et la discussion entre eux et M. Schmid pourrait être intéressante à suivre.

De par la toute-puissance des journaux, qui savent s’insinuer partout plus facilement qu’un livre, peut-être est-il donné même au public français de mieux connaître certains critiques musicaux de la presse allemande, que plusieurs des auteurs wagnériens dont je viens de parler. Pour s’adonner à une tâche plus rapide et plus éphémère, certains de ces critiques n’en font pas moins de très bonne besogne : ainsi par exemple M. Davidssohn, du Berliner Börsencourier, qui combat depuis vingt ans sans se lasser pour la cause wagnérienne ; M. Humperdink, de la Frankfurter Zeitung ; M. Merz, des Neueste Nachrichten de Munich ; M. Hoffmann, dans les journaux autrichiens, etc., etc. Je ne parle pas de M. Hanslick, de la Neue Freie Presse de Vienne, parce que vraiment ses opinions sur les œuvres de Wagner sont trop instables et trop changeantes, sa rancune et sa haine contre l’homme trop évidentes ; et surtout parce que M. Hanslick me parait être de tous les critiques musicaux de l’Europe celui qui soupçonne le moins ce que c’est que la musique. Pour qu’on n’en doute pas, je n’ai qu’à rappeler la phrase célèbre où il dit que la musique n’est pas autre chose « qu’un kaléidoscope où se meuvent des arabesques sonores », et cette autre où il affirme et veut prouver que la musique est « incapable d’exprimer jamais une émotion. »

On sait que jamais tentative d’art n’a suscité plus de révoltes et plus de haines que ne l’ont fait les œuvres et les idées de Wagner. J’ai eu sous les yeux un petit livre bien curieux : c’est un index alphabétique de toutes les injures qui ont été écrites un peu partout contre lui. C’est surtout dans les journaux tout naturellement que ces haines se sont donné carrière ; mais il y a eu aussi des livres entiers écrits contre les théories et l’art wagnériens. On a vu que j’ai complètement négligé de m’occuper ici de ces sortes d’ouvrages, dont les seules qualités d’ailleurs, quand par hasard ils en avaient, ne dépassaient jamais celles qu’on peut attendre du ton même d’un pamphlet. Ils n’ont évidemment jamais visé non plus à autre chose. Je ne citerai comme exemple que le chapitre consacré à Wagner par M. Nordau dans son livre maintenant bien connu en France : Dégénérescence. J’ai dû écarter aussi toute une série, dont le nombre s’accroît sans cesse, de livres sur Wagner, que j’appellerai purement industriels : et l’on comprend de reste ce que j’entends par là. Enfin je dois dire qu’il s’est aussi trouvé nombre de wagnériens, le mieux intentionnés du monde, et qui n’en ont pas moins publié force puérilités et force sottises sur ce qui faisait l’objet de leur admiration. C’est là un côté fâcheux du succès, auquel aucun grand artiste ni aucune grande idée ne saurait échapper. Je n’aurais même pas à faire cette remarque, si parfois certains lecteurs, encore insuffisamment informés, ne risquaient de se laisser égarer, et si je ne voulais ajouter surtout que les vrais admirateurs de Wagner, fidèles à l’enseignement du maître, repoussent toute solidarité, non seulement avec ces écrivains intéressés ou maladroits dont je parle, mais encore et avant tout avec quiconque ne cherche qu’un sujet de dissection, pour ainsi dire, dans l’œuvre de Wagner. Ils considèrent que, si l’art de Wagner devient une « science », tout se trouve par là même annulé dans le progrès que Wagner a fait faire à l’art ; et que, considérées ainsi, les œuvres ne sont plus que comme des cadavres, des choses sans vie et par suite sans action.

« L’homme en pleine santé, a dit Wagner, ne décrit pas ce qu’il veut et ce qu’il aime, mais il veut et il aime ; et c’est par l’art qu’il communique aux autres la joie qu’il éprouve à vouloir et à aimer. » Aussi les meilleurs écrivains de l’école wagnérienne sont-ils plutôt ennemis de la critique, entendue au sens strict d’analyse. Ce sont avant tout des hommes qui ont voulu, des hommes qui ont voulu l’avènement d’un nouvel art ; ce sont des hommes qui ont aimé, qui ont aimé Wagner exilé, raillé, vilipendé, qui ont aimé ses œuvres avec passion. C’est pour cette raison que je ne me suis pas attaché ici, sauf en quelques lignes rapides pour Nietzsche et Henri de Stein, à examiner la valeur de leurs écrits au point de vue strictement littéraire. J’ai pensé qu’il valait mieux considérer avant tout l’homme en eux, pour montrer ainsi leur place à chacun dans le mouvement wagnérien, et mieux faire sentir, — par la qualité de leur enthousiasme, ainsi que par la nature et l’obstination de leurs efforts, — ce qui a distingué et qui distingue encore ce mouvement wagnérien d’autres mouvemens artistiques auxquels nous avons pu assister ou dont l’histoire nous a conservé le souvenir.


JEAN THOREL.