La Littérature profane en Gaule au IVe siècle. — Les grandes écoles, Ausone et Rutilius

La Littérature profane en Gaule au IVe siècle. — Les grandes écoles, Ausone et Rutilius
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 105 (p. 793-814).
LA
LITTERATURE PROFANE
EN GAULE AU IVe SIECLE

LES GRANDES ECOLES. — AUSONE ET RUTILIUS[1].

Lorsque l’on étudie d’un esprit attentif l’histoire de la littérature latine et les six siècles de son existence, on reconnaît en cette longue période de vie quatre âges successifs correspondant à chacune des grandes nations qui composèrent l’empire d’Occident. On voit le sceptre littéraire passer tour à tour de l’Italie à l’Espagne, de l’Espagne à l’Afrique et de l’Afrique à la Gaule : c’est l’ordre même suivant lequel s’est fondé le domaine occidental de la ville éternelle. On dirait qu’au toucher de l’épée romaine le sol jusqu’alors le plus infertile se transforme en une terre féconde, où peuvent désormais germer et s’épanouir les lettres comme les arts. Puis un jour vient où, par un juste retour, chacun des peuples conquis rend à son conquérant ce qu’il en a reçu. Quand l’Italie est épuisée, les races vaincues apportent à l’empire leur contingent d’orateurs, de jurisconsultes et de poètes, de généraux et d’empereurs : Rome prélève sur elles du génie, de même que des tributs et des soldats.

La première époque des lettres latines, celle où l’esprit italien domina, fut brillante, mais courte : la république en vit la fin. Le génie ibérien, s’emparant alors de la littérature, lui imprima une direction nouvelle : ce fut la seconde époque. De grands écrivains venus de l’Espagne fondèrent une école et formulèrent des règles de style, devant lesquelles pendant près d’un siècle on vit s’incliner, contraints et forcés, les talens originaux que l’Italie produisait encore. Les chefs de cette école se nommèrent les deux Sénèque, Pomponius Mela, Quintilien, Lucain, Silius Italicus, Martial. Sous leurs mains, la prose latine se resserra, devint plus vive, plus concise, plus pittoresque, tandis que la poésie, moins timide, s’enrichissait de couleurs jusqu’alors inconnues, et s’élevait parfois à des hauteurs que nul n’avait encore explorées. Il y eut sans doute dans cette constante poussée vers le sublime enflure, parfois incorrection, mais plus souvent énergie et chaleur. Certes ce serait une étude curieuse et féconde en résultats que d’approfondir, l’histoire à la main, le caractère de l’école hispano-latine, de remonter à la source de ses qualités ou de ses défauts, de rechercher sur les uns et les autres soit l’empreinte de la race ibérienne, soit encore les vestiges d’une ancienne civilisation orientale, fille des colonies carthaginoises, d’examiner enfin si la marche naturelle de l’esprit humain, dans les lettres comme en toutes choses, n’avait pas nécessité d’avance la révolution que le génie espagnol fit triompher, — questions délicates, fertiles en controverses, et qu’il ne nous appartient pas d’étudier ici. Mais il est un fait dont nul ne saurait nier l’évidence : l’Espagne de Sénèque et de Lucain a largement fourni à l’Italie de Cicéron et de Virgile sa part dans les gloires communes de Rome, et noblement payé son tribut à l’empire.

La prééminence dans les lettres passa de l’Espagne à l’Afrique carthaginoise : à la grandiloquence ibérienne succéda l’impétuosité numide. Un instant on put croire que les sables de la Libye étaient une terre plus aimée des muses latines que le sol du vieux Latium lui-même. Ce fut comme une pacifique revanche des défaites d’Annibal et de Jugurtha. Carthage, ambitieuse de prendre place en tout à côté de Rome, s’érigea en centre littéraire ; comme celle-ci elle voulut avoir ses grandes écoles, ses lectures, ses improvisations, ses déclamations à la bibliothèque ou sur le théâtre. Orateurs, poètes, philosophes, accouraient dans ses murs, et la jeune cité punique, pour les enchaîner près d’elle, prit plaisir à leur prodiguer fortune, honneurs, dignités, leur élevant jusqu’à des statues sur ses places publiques. « Tu es notre muse céleste, s’écriait dans l’enthousiasme de sa reconnaissance un de ceux qu’elle adulait le plus ; c’est toi l’inspiratrice de la race qui porte la toge. »

A l’exemple de cette « muse céleste, » les autres villes des provinces carthaginoises avaient ouvert des écoles, et s’étaient livrées aux études spéculatives avec une passion tout africaine. Cornélius Fronto, le rhéteur ami de Marc-Aurèle que l’engouement de ses contemporains proclama l’émule de Cicéron, et surtout cet ingénieux et spirituel conteur, Apulée, le plus africain des génies d’Afrique, furent les maîtres de cette littérature nouvelle, — littérature étrange en vérité, où le génie punique, imprégnant la langue latine, lui donna un goût tout à la fois acre et quintessencié, fleur éclatante, bien qu’un peu sauvage, éclose sous un ciel ardent, à la limite du désert.

L’Italie pendant ce temps, muette et comme frappée de mort, voyait élèves et professeurs abandonner ses écoles. L’histoire, la philosophie, la rhétorique semblaient ne pouvoir plus fructifier sur un sol en une fois épuisé par une production trop hâtive. L’héritage des Cicéron, des Salluste, des Tacite, avait passé aux mains d’un Lampride, d’un Spartien, d’un Trébellius Pollio : les grandes œuvres du génie latin n’étaient même plus comprises. Le public trouvait un plus facile aliment pour son intelligence débilitée dans ces recueils d’anecdotes vulgaires dont l’Histoire Auguste nous offre le déplorable exemple. Suétone, l’auteur aimé des époques de décadence, était l’unique modèle que s’efforçaient de copier, sans pouvoir réussir dans cette triste tâche, nombre de compilateurs sans idées, sans critique et sans goût. Maniée par de telles plumes, la belle langue latine n’avait pas tardé à dégénérer en un jargon barbare : à la fin du IIIe siècle, dans la capitale du monde romain, la seule langue littéraire qu’un bel esprit se piquât de comprendre et d’écrire était la langue grecque.

Cependant le vif éclat jeté par Carthage avait été plus brillant que durable, et, bientôt consumé, ce nouveau flambeau s’était brusquement éteint, laissant les écoles d’Occident plongées dans d’étranges ténèbres. Dans les premiers jours du IVe siècle, les lettres latines, incomprises ou dédaignées, paraissaient menacées d’une irrémédiable mort. Tout à coup du milieu de ce lugubre silence s’élève comme un signal de résurrection : les esprits se réveillent et s’agitent ; la jeunesse accourt de nouveau vers les écoles désertées, tandis que, ravivées et cultivées avec un soin jaloux, les diverses branches des connaissances humaines retrouvent une vitalité assez féconde pour produire d’abondantes moissons de fruits ; des orateurs et des poètes, des historiens et des savans semblent ramener les jours glorieux des premiers âges. C’est la Gaule qui donne le signal de ce grand mouvement ; ces poètes, ces orateurs, ces érudits sont Gaulois : la menace ironique jetée jadis par Cicéron est accomplie : les descendans de la gent chevelue disposent en maîtres de l’urbanité latine, le tumulte gaulois se fait entendre de nouveau, — mais cette fois dans l’éloquence.


I

La Gaule, aux jours de son indépendance barbare, avait eu ses orateurs comme ses poètes. Au dire des anciens historiens, les chefs des cités savaient aussi bien manier la parole que le gais durci au feu, et cette éloquence naturelle était pour beaucoup dans leur crédit sur les sénats et les armées ; mais les bardes surtout avaient reçu le don de charmer le peuple en l’instruisant. Prêtres de la poésie nationale et dépositaires de toute science, c’étaient eux qui exaltaient les hauts faits du brave ou flétrissaient l’ignominie du lâche. Quand, assis au foyer d’un chef ou debout dans quelque tumultueuse assemblée, ils chantaient la gloire des aïeux en accompagnant leur voix du son de la cruit, le peuple, l’œil fixé sur le poète sacré, écoutait dans un religieux silence, puis, aux derniers accens de l’hymne saint, faisait éclater en bruyans témoignages son enthousiasme et sa joie. Parfois aussi, lorsqu’une guerre fratricide armait cité contre cité, on avait vu des bardes s’avancer sur le front des armées rivales, et bientôt, à l’harmonie de leur parole, les passions féroces s’adoucir, les épées tomber des mains des combattans. « Tels sont les magiciens, nous dit à ce sujet un écrivain grec, quand par leurs incantations ils parviennent à charmer quelque bête menaçante. »

Pourtant cette littérature quelque peu sauvage semble avoir été peu prisée des critiques de la Grèce et de l’Italie : elle faisait même sourire ces censeurs difficiles qui raillaient volontiers l’éloquence gauloise, ses allures fanfaronnes, la boursouflure bravache de la poésie druidique. « Exagérations et poses de tragédiens ! » dit dédaigneusement Diodore de Sicile. La civilisation romaine, l’étude des grands maîtres d’Athènes et de Rome fit tomber cette exubérance de mauvais goût, et assouplit promptement ce génie gaulois réputé jusqu’alors indomptable.

Lorsque les Romains, au IIe siècle avant notre ère, étaient entrés dans la province narbonnaise, ils y avaient trouvé les lettres grecques implantées depuis trois cents ans. Les écoles de la phocéenne Massalia, comparables à celles d’Athènes ou d’Alexandrie, produisaient déjà des hommes dont le nom était cité jusque dans l’Orient. A Marseille, suivant le mot de Tacite, l’élégance des Grecs s’unissait par un agréable mélange à la rigidité des mœurs provinciales. Il s’établit donc sur les bords du Rhône et de l’Aude une heureuse rivalité entre l’esprit hellénique et l’esprit latin. En même temps des orateurs distingués, venus de l’autre versant des Alpes, apportaient à la Province les procédés de déclamation et de belle faconde en honneur sur le forum de la Ville. Narbonne, fondation de l’orateur Crassus, semblait surtout avoir hérité de lui le don de l’éloquence ; ses avocats et ses jurisconsultes furent longtemps renommés, et longtemps cette cité conserva intact le dépôt des vieilles traditions judiciaires et du vieux langage ; toutefois ces écoles, créées au sein des municipes, pour la population italienne colonisée, n’exercèrent d’abord qu’une médiocre influence sur les indigènes. « C’étaient, suivant l’expression hardie de Cicéron, des îles éparses dans un océan de barbarie. »

Le système d’un enseignement régulier comme moyen de gouvernement est postérieur à la conquête de César. Étouffer en son germe toute résistance nationale, assimiler promptement les vaincus aux vainqueurs, tuer le souvenir de l’ancienne patrie en inculquant aux enfans le mépris de leurs pères, remplacer le druide ou le barde par le rhéteur ou le grammairien, bref, conquérir l’homme après avoir conquis la terre, telle est, à partir d’Auguste, la grande méthode de la politique romaine. Auguste choisit une ville, la vieille Bibracte éduenne, lui donne son nom, Augustodunum (Autun), et y place le foyer des études romaines au nord de la Gaule. Vienne, Arles, Toulouse, Lyon, Bordeaux, Poitiers, Angoulême, Besançon, Trêves, d’autres villes encore, reçoivent de ce prince et de ses successeurs des gymnases où l’on enseigne les belles-lettres ainsi que la législation latines. Bientôt autour de ces grands établissemens, fondés et dotés par les empereurs, se groupent cent écoles diverses, à la solde des municipalités. Dès lors la conquête est achevée. La noblesse gauloise se déshabitue des batailles ; elle se précipite dans une lice nouvelle, par ambition d’abord et par curiosité, puis par goût et par sentiment des arts ; elle y porte son intelligence et son ardeur naturelles, sève vigoureuse qu’elle tire du tronc natal. Dès le temps de Tibère, elle semble avoir pris dans un dégoût superbe les mœurs et les traditions de ses pères ; sa patrie est Rome, et elle rougit de n’être encore qu’à demi conquise. Parfois cependant, quelque généreuse, mais folle tentative de révolte vient agiter cette terre si promptement devenue romaine : c’est un Sacrovir, un Civilis, un Classicus, mais il leur faut employer la force pour contraindre la jeunesse gauloise à entendre cet appel suprême de la Gaule. Qu’importait maintenant aux étudians d’Autun, la cité d’Auguste, ou de Toulouse, la ville palladienne, qu’au nom des anciens dieux, le fanatisme d’un druide cherchât à ressusciter l’ancienne patrie ? En vérité, les descendans du Brenn avaient bien d’autres soucis aujourd’hui. Le concours poétique de Lyon et ses règles burlesques n’avaient-ils pas été créés tout exprès pour eux ? Et la Gaule vit peut-être, alors sans surprise quelque descendant de Vercingétorix ou d’Indutiomar, courbé sous la férule d’un pédant romain, effacer de sa langue de mauvais poèmes en l’honneur du conquérant de son pays.

Quelles altérations ce rapprochement d’une littérature cultivée et d’une littérature sauvage, ce mélange de deux génies inégalement et diversement doués, vinrent-ils introduire dans l’éloquence et dans la poésie latine ? On ne saurait le dire avec précision ; à coup sûr ces altérations furent grandes. L’urbanité latine et la fine plaisanterie, sur le sort desquelles Cicéron pleurait déjà de son temps, purent recevoir de rudes atteintes ; mais la Gaule enrichit les lettres romaines de ses qualités innées, la rapidité, la chaleur, la facilité, l’art de peindre. Plus tard, lorsque les critiques voulurent caractériser le style gallo-latin par opposition à la vieille manière italienne, ils accordèrent à celui-là l’abondance et l’éclat, à l’autre la gravité. « J’aime l’éloquence gauloise, disait l’Italien Symmaque, moi qui en ai été nourri par un vieux rhéteur, enfant de la Garonne, » et saint Jérôme ajoutait : « Sachons unir à la gravité du style romain la largeur et le brillant dû style gaulois. » En vérité, qui donc alors, en entendant aux gymnases de Toulouse, aux écoles de Bordeaux, les exordes d’un Arborius ou les péroraisons d’un Ausone, eût reconnu sous cette enveloppe, si pompeusement fleurie, ce rude génie littéraire, boursouflé, fanfaron et tragique, dont une critique dédaigneuse riait quelque cent ans auparavant ?

Conquise plus rapidement encore par l’esprit que par les armes, la Gaule était devenue au IVe siècle si complètement romaine qu’elle fournissait à Rome même les grammairiens chargés de lui apprendre sa propre langue.


II

Le professorat, qui depuis longtemps déjà fournissait à l’empire presque tous ses orateurs, était au IVe siècle le plus sûr chemin pour arriver à une haute fortune. En Gaule surtout, l’estime publique tenait ce métier en tel honneur que des familles entières s’y consacraient héréditairement. Quelques-unes, comme celle d’Eumène, venues d’Italie ou même d’Orient, avaient trouvé leur véritable patrie dans les écoles de Toulouse, de Trêves ou d’Autun. La plupart cependant étaient indigènes et représentaient souvent les vieilles races savantes, druides et bardes, passés de la science gauloise à la science romaine. Une de ces familles, dont le nom est parvenu jusqu’à nous, offre un assez curieux exemple de transformations successives. Au temps des druides, le temple de Bélen, dans la cité des Baïocasses (Bayeux), était desservi par une lignée de prêtres voués de père en fils au culte de ce dieu du Jour. Patera, c’est-à-dire gardien de sanctuaire, était le surnom gaulois que portaient depuis nombre d’années les servans de ce temple. Cependant lors de la conquête romaine Bélen étant devenu Phœbus, Patera, pour se conformer sans doute aux métamorphoses du dieu, s’était changé en Phœbitius. Puis un jour était venu où le christianisme victorieux était monté sur le trône des césars. Frappé de discrédit public, l’Apollon baïocasse n’avait pas tardé à partager le sort du Jupiter capitolin lui-même, — abandon de ses autels et indigence pour ses ministres. Force avait donc été à la famille Patera de renoncer à sa divinité patronne et nourricière et de délaisser un dieu que délaissaient les adorateurs ; mais Apollo Bélen, dieu du Jour, était également l’inspirateur du poète et de l’orateur. Aussi le gymnase de Bordeaux ne tarda pas à voir un Phœbitius Patera s’établir près de ses murs et faire souche de grammairiens, de versificateurs et d’avocats. De pareilles transformations n’étaient pas rares au IVe siècle, et tel professeur, maître expert dans le bel art et les finesses subtiles de la rhétorique, avait eu pour ancêtre quelque druide farouche, sacrificateur impitoyable de victimes humaines.

Constance Chlore, ami zélé des lettres, favorisa beaucoup les écoles transalpines ; ses successeurs suivirent son exemple, et des constitutions fréquentes, depuis cet empereur jusqu’à Théodose le Jeune, confirmèrent les privilèges des professeurs. Deux lois de Constantin feront connaître la nature de ces privilèges et la sollicitude des augustes pour les établissemens de la Gaule.


CONSTANTIN AUGUSTE A VOLUSIANUS (321).

« Nous ordonnons que les médecins, les grammairiens et les autres professeurs de belles-lettres soient, eux et leurs biens, exempts des charges municipales, et qu’ils puissent être revêtus des honneurs[2]. Nous défendons qu’on les traduise (indûment) en justice, ou qu’on leur fasse quelque tort ; si quelqu’un les tourmente, qu’il soit poursuivi d’office par les magistrats, et que celui-là paie cent mille pièces au fisc ; si un esclave les a offensés, qu’il soit frappé de verges par son maître devant celui qu’il a offensé, et si le maître a consenti à l’outrage, qu’il paie vingt mille pièces au fisc, et que son esclave reste en gage… »


CONSTANTIN AUGUSTE AU PEUPLE (333).

« Confirmant les bienfaits de nos divins prédécesseurs, nous ordonnons que les médecins et les professeurs de belles-lettres soient exempts de toute fonction municipale (munera) et charge publique, qu’ils ne soient pas compris dans le service de la milice, ni obligés de recevoir des hôtes ou de s’acquitter d’aucune charge, afin qu’ils aient ainsi plus de facilité pour instruire le peuple dans les études libérales et dans les arts. »

La plus curieuse de ces constitutions est assurément celle qui porte le nom de l’empereur Gratien, et qui fut peut-être rédigée par son précepteur, le poète Ausone. Assimilant complètement les professeurs aux plus hauts magistrats de l’ordre civil ou militaire, Gratien, se référant à d’anciens usages, leur assigne d’abondantes distributions de blé, de vin et d’huile ; douze rations doivent former les émolumens des grammairiens en langue « attique ou romaine ; » vingt-quatre rations sont le salaire des maîtres de rhétorique, — libéralités sans doute excessives aux yeux des curies municipales, chargées souvent d’acquitter sur leurs propres deniers ces témoignages de la munificence de l’auguste, car celui-ci recommande au préfet du prétoire des Gaules de veiller à la rigoureuse exécution de ses ordres. « Nous voulons, lui écrit-il, voir dans le diocèse confié à tes soins les grandes cités fleurir et briller sous les mains d’illustres maîtres ;… mais nous ne pensons pas que chaque cité soit libre de payer suivant son gré ses rhéteurs et ses grammairiens. »

Si grandes qu’elles fussent, de pareilles largesses étaient jugées encore insuffisantes par des princes éclairés tels qu’un Constantin, un Julien ou un Théodose. Ils prenaient alors soin d’attacher à leur personne quelque professeur favori, et le revêtaient à plaisir des plus hautes dignités de l’état, charges au palais, préfectures, consulat même. L’empereur Constantin faisait venir jusque sur les rives du Bosphore le rhéteur OEmilius Arborius, et sur la terre classique des philosophes et des sophistes confiait à ce Gaulois l’éducation des jeunes césars ses enfans. Valentinien ne trouvait pas de mentor plus désirable pour son fils Gratien que le poète Ausone, alors maître de rhétorique dans la célèbre école de Bordeaux. Parfois au contraire c’était quelque favori du prince qui, détaché de la maison impériale, « de consul redevenait rhéteur. » Tel fut le sort d’Eumène désigné par l’empereur Constance pour enseigner la jeunesse au collège d’Autun. Eumène occupait alors au palais une charge considérable ; il fallait s’en démettre, et le célèbre rhéteur hésitait. Constance sut aisément vaincre de tels scrupules. « Ne crains rien, lui écrivait-il, tes nouvelles fonctions ne te font pas déchoir ; sache-le bien, la profession que tu embrasses serait une parure pour toute dignité. »

Deux écoles surtout s’étaient acquis au IVe siècle une haute réputation, Trêves et Autun. Trêves, séjour des empereurs, possédait une école d’éloquence fondée récemment, mais en peu de temps parvenue à la célébrité. Symmaque en parle avec éloge, Ausone la met de pair avec la fameuse école de Quintilien. Au temps de l’empereur Gratien, les professeurs établis dans les murs de « l’illustre cité » de Trêves se trouvaient, par faveur singulière du prince, les mieux rémunérés de toute la Gaule : un grammairien grec y recevait douze rations ; vingt rations étaient le salaire du grammairien latin, trente celui du rhéteur. On voyait en outre dans cette grande métropole une vaste bibliothèque située au palais impérial ; aucun renseignement spécial concernant cet établissement ne nous est parvenu ; on peut toutefois se faire une idée de ce qu’il pouvait être d’après les descriptions qui restent de la bibliothèque de Constantinople. Celle-ci possédait un bibliothécaire et sept scribes, quatre pour le grec et trois pour le latin ; leur emploi consistait à transcrire soit les livres nouveaux, soit les livres anciens qui se détérioraient.

Le collège d’Autun, le plus ancien comme le plus fameux de toute la Gaule, avait été détruit dans les ravages qu’entraîna vers la fin du IIIe siècle l’insurrection des Bagaudes. Ses portiques étaient devenus déserts et ses murailles gisaient abattues. Constance Chlore les fit relever, et, pour complaire sans doute à ce puissant maître, Eumène consacra à rétablir les chaires abandonnées le traitement d’une place qui lui rapportait vingt-six mille de nos francs. Lui-même, désigné par l’empereur pour enseigner la rhétorique à l’école éduenne, s’acquit dans ces fonctions une grande renommée. Longtemps on cita comme un modèle accompli de belle grandiloquence le discours prononcé par cet illustre orateur à la réouverture des cours de son école. Le perfectissime préfet de la Lyonnaise était venu, au nom de l’empereur, présider en grand apparat cette importante solennité. Eumène le reçut sous les portiques du gymnase reconstruit, le harangua, et, saisi d’un fort beau transport de rhétorique : « Jette les yeux autour de toi, s’écria-t-il, et regarde ! Sur ces murailles peintes en tons éclatons, tu vois la terre, la terre avec ses nations, ses villes, ses fleuves, le contour de ses continens, et l’océan, sa vaste ceinture. C’est devant ces images que nous expliquons l’univers aux jeunes gens en leur racontant les victoires de nos princes invincibles… Qu’il est doux pour un Romain d’étudier le monde, lorsque le monde entier est son propre patrimoine ! »

Grâce à l’enseignement de pareilles écoles, la Gaule put au IVe siècle fournir à l’empire ses poètes les plus aimés et ses rhéteurs les plus applaudis, Eumène, Cl. Mamertinus, le favori de l’empereur Julien, Nazarius, Agræcius, Alcimus, Drepanius Pacatus, Attius Patera, « à la noble parole, » son fils, le turbulent Delphidius, Eu-trope, abréviateur judicieux, parfois éloquent, presque un historien, beaucoup d’autres enfin dont le souvenir a péri : aucune autre partie du monde romain n’eût alors offert une semblable réunion d’hommes éminens et de talens variés. Mais le roi de cette époque littéraire, celui autour duquel se groupent, amis ou protégés, tous les hommes distingués du temps, est cet Ausone, dont le nom ainsi que les œuvres ont survécu à l’oubli amoncelé par dix-sept siècles, le poète ami des empereurs, le rhéteur devenu consul.


III

Décimus Magnus Ausonius naquit à Bordeaux, vers l’an 309, d’une famille éminente dans les annales de la science gauloise. Son père, Julius Ausonius, était médecin et avait lui-même longtemps brillé à la cour des empereurs. Son élégance, sa science consommée du monde, le charme de son commerce, faisaient dire de lui : « Il n’a besoin d’imiter personne, et personne n’oserait l’imiter. » Julius avait pris pour femme la sœur d’OEmilius Magnus Arborius, rhéteur fameux dont l’éloquence abondante et facile attirait la foule au gymnase de Toulouse. Cet Arborius était en outre une façon de poète bel esprit, et son élégie à la Jeune Fille trop parée l’avait mis en honneur parmi les délicats et les grands connaisseurs de petits vers. Pourtant ni l’érudition ni la philosophie de cet homme ingénieux n’avaient pu le garantir des superstitions à la mode ; il se flattait de lire dans l’avenir comme dans le passé, et, au mépris des lois de Constantin, pratiquait avec ardeur la science de l’astrologie. Ce goût, assez répandu au IVe siècle, avait maintes fois provoqué les anathèmes de l’église chrétienne ainsi que les plus sévères prohibitions de la part des empereurs. C’est que nombre d’esprits distingués, désabusés du paganisme sans être pour cela devenus chrétiens, cherchant vainement dans la philosophie du temps un appui aux faiblesses de l’âme, un aliment au besoin de croire, s’étaient réfugiés, en désespoir de cause, au sein de la religion du hasard. Le professeur toulousain, ayant tiré l’horoscope de son neveu nouveau-né, y découvrit le signe manifeste d’une longue et glorieuse carrière. Plein d’une robuste foi dans les étoiles, Arborius s’attacha donc d’une affection toute paternelle à l’enfant dont le berceau renfermait de si hautes promesses, au vivant témoin qui devait mettre au grand jour et la science de son oncle et la véracité des astres.

Ausone reçut de sa tante OEmilia Dryadia la première éducation ; on le plaça ensuite entre les mains des grammairiens du gymnase de Bordeaux. Là ses professeurs Macrinus et Minervius lui apprirent l’art difficile de déformer en centons les hémistiches de Virgile ou d’amplifier en une diction verbeuse les vers les plus célèbres des maîtres de l’antiquité : le poète qui devait se glorifier plus tard d’avoir su rendre lubrique « la Vierge de Mantoue » ne profita que trop bien de pareilles leçons. Ces premières études une fois terminées, Arborius fit venir à Toulouse le cher écolier ; l’anxieuse tendresse de l’oncle ne voulait pas sans doute laisser à des mains autres que les siennes le soin de dévoiler à son neveu toutes les splendeurs de la rhétorique. Cependant le barreau et son éloquence turbulente parurent captiver un instant le fils du médecin Julius ; ce ne fut qu’un goût passager. Dédaignant une profession où le vir bonus dicendi peritus se faisait chaque jour plus rare, le jeune homme revint bien vite aux muses, patronnes de sa famille : neveu de rhéteur, il se fit rhéteur.

Longtemps il professa les belles-lettres à Bordeaux, dans ce même gymnase où régentaient les Luciolus, les Tiro, les Léontius, rhéteurs et grammairiens, qu’il s’efforça depuis, confrère trop généreux, de vouer, mais en vain, à l’immortalité. Il s’était marié à une femme qu’il nous dépeint « à la fois enjouée et grave, pudique et belle, de noble race, d’une conduite plus noble encore ; » mais bientôt devenu veuf, il laissait paisiblement couler le temps, tout entier à l’éducation de son fils Hespérus, aux devoirs de son état et à ses études chéries. Le neveu d’Arborius avait rêvé une gloire pure et paisible, la gloire de l’homme de lettres, et elle lui était rapidement arrivée. Le rhéteur-poète bordelais remplissait de sa renommée les écoles de la Gaule. Certes, si jamais homme obtint de ses contemporains cette chose rare qui s’appelle justice, ce fut Ausone, et cette justice alla même jusqu’à l’adulation. Ses épigrammes, ses églogues, ses poèmes didactiques, étaient partout cités comme de parfaits modèles d’esprit, de purisme ou de grâce. On proclamait ses vers dignes de Virgile, et sa prose, exempte de cette horreur qui déformait le style gaulois, paraissait à beaucoup « enduite de miel cicéronien. » Heureux poète, qui de son vivant s’appelait l’inimitable Ausone ! Il y avait déjà trente années qu’Ausone occupait avec le plus vif succès sa chaire de rhétorique, quand un jour une lettre de l’empereur Valentinien vint lui enjoindre d’avoir à se rendre sans retard auprès de sa personne sacrée. La renommée du poète aquitain avait passé des bords de la Garonne jusqu’aux rives de la Moselle, et un écho de ce grand bruit était parvenu aux oreilles du prince. Or dans son désir d’agir à la fois en empereur et en père, le prince choisissait « l’inimitable » Ausone pour précepteur de son fils, l’auguste Gratien. Le rhéteur bordelais dit adieu à sa cité, à son gymnase, à ses disciples, et se mit en route pour le palais impérial de Trêves.

C’était un étrange séjour pour un poète dont le génie s’était surtout exercé à chanter les grâces de la Rose ou les vertus du Nombre trois que la cour à moitié barbare de cet auguste pannonien, « buveur de bière, » comme l’appelait le dédaigneux sobriquet de ses ennemis. Inexplicable mélange de grandes vertus et d’instincts cruels, Valentinien se montrait tour à tour, au gré de son caprice, ou bien un Trajan magnanime, ou le plus féroce des Néron. On l’avait vu un jour faire saisir sur les bancs du cirque un de ses chambellans accusé de malversations et ordonner qu’on le brûlât impitoyablement au milieu de l’arène : c’est ainsi que l’empereur entendait faire éclater aux yeux de tous sa profonde sollicitude pour ses peuples. Intrépide soldat, général consommé, devenu la terreur de la Germanie entière, cet homme aux cheveux blonds, aux yeux bleus, à la parole douce, aimait à déposer l’épée pour manier le pinceau du peintre ou le ciseau du sculpteur. Il était également poète, beau faiseur de vers légers, excellant dans l’art de tourner galamment l’épigramme, et d’ajuster l’un à l’autre quelques centons virgiliens en leur donnant une saveur de haut goût. En ses momens d’humeur clémente, Valentinien Auguste semblait un nouvel Adrien, cet autre césar si passionné pour les arts comme pour les lettres ; mais soudain, sans cause apparente, le naturel féroce du soldat reprenait le dessus. Le sculpteur, le peintre ou le poète disparaissaient, et, dépouillant son enveloppe civilisée, le grossier Pannonien allait surveiller lui-même le festin de, chair humaine que sa munificence offrait à ses favorites, Innocence et Miette d’or, deux ours de taille gigantesque qui couchaient, enchaînés, dans la chambre impériale. Et quel contraste bizarre de vie raffinée et de mœurs sauvages n’offrait pas également la capitale aimée de cet empereur, cette ville de Trêves où l’eunuque imberbe venu d’Orient, le philosophe paré du manteau de sophiste athénien, se heurtaient à chaque pas à quelque maître des milices, barbare romanisé, portant encore la longue chevelure, roussie à la chaux et au suif ! Puis, pour encadrer une pareille scène, le vaste paysage du nord de la Gaule avec ses vieilles forêts où respirait encore l’horreur des mystères abolis, ses bourgades celtiques, ses cités romaines, ses monts, ses fleuves, nombreux, larges, rapides, la Moselle, la Meuse, et ce Rhin majestueux, que bordaient d’un côté de riches cultures, d’altières cités, des camps hérissés d’armes, de l’autre des bois séculaires et les misérables cabanes des barbares : beautés étranges, contrastes saisissans, qui certes eussent échauffé le génie d’un Virgile ou d’un Juvénal, — mais l’auteur du Centon nuptial n’était pas un Virgile, et le précepteur de l’enfant impérial, le questeur du sacré palais, l’illustre et excellentissime Ausone, n’avait garde de se transformer en un Juvénal.

Dans cette Rome du nord, la dernière étape vers la barbarie germanique, sur ce sol agité déjà par les secousses qui vont bientôt faire crouler l’empire et l’occident romains, le tranquille rhéteur n’aperçoit que petites choses, prétextes à petits vers. Un tableau rencontré dans quelque palais de Trêves lui fournit matière au Crucifiement de Cupidon et au supplice qu’infligent à l’Amour les femmes victimes de ses cruautés, « non pas celles d’aujourd’hui, nous dit malicieusement le poète, trop volontairement pécheresses, mais celles d’autrefois, les seules à plaindre. » Veut-il décrire le cours pittoresque de la Moselle, sa verve abondante n’oublie rien, ni les villes qui bordent le fleuve, ni les dieux, les nymphes ou les naïades qui président aux eaux, ni même les ébats « et les chœurs » des poissons qui les habitent. Parfois cependant, au milieu de ces minuties ridicules, se rencontrent de jolis vers. « Salut ! fleuve… dont la vigne odorante revêt les coteaux, dont le gazon tapisse les vertes rives, navigable comme une mer, rapide comme un torrent, pur comme un lac dans l’on cristal profond, harmonieux dans ton murmure comme un doux ruisseau, plus frais à la bouche que la fontaine glacée ! A toi seul, tu réunis tout ce qui plaît dans la fontaine, dans le ruisseau, dans le fleuve, dans le lac, dans la mer au double flux ! » Éclairs passagers qui ne laissent pas de traces, et cette muse trop facile ne tarde pas à revenir à ses mièvreries coutumières. L’empereur Valentinien emmène-t-il l’auguste, son fils, dans quelque course contre les barbares, Ausone est de l’expédition, le précepteur accompagne son disciple ; mais le fracas des armes effarouche bien vite le poète : il perd sous la tente sa grâce et jusqu’à son esprit, et, pendant que l’élève se bat en héros, le maître ne trouve à célébrer que les cheveux blonds ou l’incarnat de Bissula, sa captive. Le formidable choc de la Barbarie, livrant à la Romanité son premier assaut, est pour Ausone un sujet d’idylle.

Cependant Valentinien était mort en 375 d’un accès de colère, dans une audience donnée par lui à des députés marcomans ; Gratien restait à seize ans le chef suprême de l’empire. Esprit faible et caractère débile, le jeune auguste eût fait meilleure figure dans une chaire de grammairien, que sur le trône des césars. Tandis que sa mère, la vindicative Severa Marina, épouvantait l’occident romain par ses cruautés sans motifs, le jeune empereur son fils transformait le palais de Trêves en une école de déclamation où sa bouche sacrée daignait merveilleusement développer la thèse et l’antithèse. Un pareil prince ne pouvait oublier dans la répartition de ses bienfaits l’homme qui l’avait transformé en un rhéteur aussi accompli : il prouva bientôt qu’il n’était pas un élève ingrat. Déjà comte du palais et par deux fois questeur, Ausone ne tarda pas à devenir l’arbitre suprême des faveurs de la cour. À ces honneurs, Gratien ajouta en 377 la préfecture de l’Italie et de l’Afrique, en 578 celle des Gaules : le consulat manquait encore ; il ne se fit pas attendre. « Sache-le bien, avait dit l’élève impérial, s’inspirant lui-même du style de son professeur, je m’acquitterai de ce que je te dois, et je te devrai encore ce dont je m’acquitte. » Cette même année 378, Ausone reçut la nouvelle qu’il venait d’être nommé consul avec Olybrius.

Ce fut à Sirmium, au milieu de ses succès contre les barbares, que Gratien donna au vieux rhéteur bordelais ce dernier témoignage de sa reconnaissance. Lui-même s’empressa d’en mander la nouvelle par une lettre restée fameuse. « J’étais ton débiteur, écrivit-il à son maître, et je connaissais tes désirs. J’ai donc pris conseil de Dieu ; il m’a approuvé, et je t’ai désigné consul. » L’auteur de tant de vers impudiques, le plus licencieux des poètes de cette époque licencieuse, le païen Ausone, poussa-t-il le scepticisme jusqu’à croire en lui-même à cette désignation divine ? Peut-être ; mais, s’il eut quelques doutes, il n’eut garde de les exprimer. « O noblesse d’un grand cœur, s’écriait-il un an plus tard, dans son Action de grâces, admirable éloquence d’un discours sorti d’une poitrine candide ! Qu’ils se taisent désormais, dans leur inanité stérile, ces orateurs d’Homère, le subtil Ménélas, ou Nestor aux lèvres mielleuses ! Jamais la brièveté laconique trouva-t-elle rien de plus concis, de plus complet, de plus doux, de plus harmonieux ? .. » A la lettre de Gratien était joint le manteau consulaire ; par une attention spéciale le jeune auguste avait choisi le manteau porté jadis par l’empereur Constance, celui-là même dont se servaient les césars dans la cérémonie du triomphe.

Le consulat continuait à demeurer, en dépit des temps, la plus haute dignité de l’empire. Au IVe siècle, l’antique magistrature républicaine conservait encore cet éclat et ces splendeurs premières dont ses fondateurs avaient pris plaisir à la parer. Les césars affectaient eux-mêmes d’incliner leur toute-puissance devant les successeurs de Brutus, et l’on avait vu plus d’un empereur précéder à pied la litière consulaires Rien n’avait été changé par eux au cérémonial traditionnel de l’officium, c’était toujours la même pompe, le même apparat fastueux : soldats cheminant sans armes et traînant sur les dalles du forum la robe gabienne, licteurs armés de faisceaux, écartant la foule, sénateurs revêtus de la toge et gravissant en longue file les pentes du Capitole ; c’étaient encore les acclamations de tout un peuple, les manumissions d’esclaves, les distributions de pain, les courses du cirque, les égorgemens de bêtes et de gladiateurs : pour un jour, la Rome de Constantin et de Théodose semblait être la Rome de Scipion et de Marius. Mais l’illusion était de courte durée ; un matin la voyait naître, un soir la faisait finir, et le consul d’une année n’était pas même un consul de deux jours.

Ausone avait trop longtemps vécu dans la Rome des rives de la Moselle pour croire à la réalité des glorieux fantômes qui hantaient encore la Rome des bords du Tibre. Le sceptique héritier de Cicéron savait fort bien ce qu’était devenu le consulat par l’œuvre des temps et sous la main des hommes. « Ta seule faveur, empereur auguste, m’a fait consul, disait-il à Gratien ; tu m’as exempté du Champ de Mars et de ses barrières, des suffrages, des points qui servent à les compter, des largesses qui les achètent. Les acclamations de la foule ne m’ont point troublé ; le n’ai pas eu besoin de serrer les mains, d’appeler par son nom chacun de mes partisans, au risque de me tromper. Je n’ai point parcouru les tribus, flatté les centuries, tremblé devant les classes, remis au séquestre le prix des votes, corrompu le distributeur de bulletins. Peuple romain, Champ de, Mars, ordre équestre, tribune, barrière, sénat, curie, Gratien a été tout pour moi ! » Le jeune prince, objet d’une pareille reconnaissance, eût ardemment souhaité de présider la cérémonie où son pédagogue allait revêtir la trabée et le manteau consulaire ; mais il était en ce même moment retenu sur les bords du Danube par la lutte vigoureuse qu’il soutenait contre les barbares. Au moins voulut-il assister à la sortie du consulat, et honorer la fête de sa présence : Ce fut alors qu’ Ausone prononça l’Action de grâces dont nous avons cité deux passages, déclamation fleurie où la forme souvent ingénieuse est loin de compenser la stérilité des idées, trop pompeux témoignage de l’abaissement des esprits et de la servilité du siècle.

Rassasié d’honneurs et déjà vieux, Ausone ne songea plus qu’à couler doucement ses dernières années dans sa patrie, au milieu des siens. Il regagna, plein de ravissement, sa chère Aquitaine et « ce sol natal où le ciel est clément, la terre fertile, le printemps si long ; les hivers si courts ! » D’affreuses catastrophes ne tardèrent pas à troubler son repos. La nouvelle lui parvint coup sur coup que Gratien n’était plus auguste, qu’un soldat révolté, Clemens Maximus, l’avait en cinq jours chassé du trône, enfin que le fils de Valentinien avait teint de son sang la pourpre du tyran usurpateur. Les détails de la mort de cet élève si cher durent navrer profondément le cœur d’Ausone. On raconta que le malheureux jeune homme avait pendant de longs instans lutté des ongles et des dents contre les soldats envoyés pour le tuer, couvrant d’empreintes sanglantes les murs de son cachot, appelant dans son délire tous ceux qu’il avait connus et aimés. Mais le poète qui, sous forme d’idylle, avait pleuré sur les tristesses de la vie humaine et mis en vers les préceptes des sept sages, savait trop bien « que la fortune tend aux meilleurs d’étranges embûches, » et que c’est chose vaine de s’irriter contre elle. Aussi, la faveur d’un nouveau prince aidant, les plaies du rhéteur courtisan furent-elles bientôt fermées.

Pourtant Ausone avait sérieusement renoncé au séjour des palais ; le goût de la campagne et la poésie l’absorbèrent pendant tout le reste de sa vie. Son temps se passait à visiter tour à tour ses maisons de plaisance, — sa fortune, plus dorée que la médiocrité d’Horace, lui permettait d’en posséder jusqu’à trois : Lucaniac, Novère, Marojalium, — et à embellir chaque jour les nids de sa vieillesse. Il avait su transformer ces nids en autant de cours littéraires où il trônait, entouré de ses admirateurs, vieux amis, disciples plus jeunes, adulateurs de tout âge. C’est là que Drepanius Pacatus venait déclamer, avec son rude accent et toute l’horreur de sa diction transalpine, quelqu’un de ces panégyriques fameux qui avaient fait de lui un orateur en renom à la cour de Théodose ; Gregorius Tetradius aimait à y lire ses premiers essais satiriques, et plus d’une fois sans doute le jeune poète dut sourire, heureux, malgré son scepticisme, de s’entendre décorer par le vieux maître du nom de nouveau Lucile. On y rencontrait encore Afranius Syagrius, de Lyon, personnage illustre dans le gouvernement, le Mécène de plusieurs de ces beaux esprits, Axius Paulus, à la fois poète et musicien, Pontius Paulinus, Palladius, et ce Marcellus l’Empirique, étrange médecin qui ne croyait pas à la médecine, faisait profession d’un scepticisme absolu à l’endroit d’Hippocrate, mais avait en revanche trouvé la merveilleuse recette de guérir tous les maux à l’aide de ses incantations magiques. Parfois cependant quelques désertions se produisaient parmi les courtisans de Lucaniacum ; c’était un de ces poètes, un de ces rhéteurs, qui, atteint par la folie du siècle, devenu chrétien fervent, se retirait dans quelque pieuse retraite. On le voyait soudain, comme Pontius Paulinus, Paulin de Nôle, détestant ce qu’il avait adoré, abjurer les muses et leur culte, pleurer le grand crime d’avoir trop aimé Homère ou Virgile, et par esprit de pénitence se contraindre à se plus écrire qu’un latin barbare. Ausone gémissait sur de pareilles défections ; il faisait tour à tour entendre la voix d’un père ou d’un maître offensé. « Pourquoi donc Paulin voulait-il changer de mœurs ? Quelle ingratitude ou quelle folie transformait cet esprit délicat en un sauvage, en un autre Bellérophon ? » Ces grands désespoirs duraient peu, et la petite cour oubliait vite le courtisan parti. Ce n’était plus alors sous les bosquets de Lucaniacum qu’interminables joutes et débauches d’esprit sans fin : épîtres, distiques, quatrains, sentences, énigmes, défis bizarres ou joyeusetés parfois répugnantes. À ces divertissemens intellectuels s’en joignaient d’autres, prétextes également aux inspirations journalières de cette muse badine : la pêche, la chasse, les longs repas, durant lesquels le poète Axius Paulus faisait représenter quelque pièce de son choix. Et c’est ainsi qu’au milieu des plaisirs de cette vie facile s’éteignit le vieil Ausone, cet épicurien trop élégant, ’égaré dans une société chaque jour plus barbare, — tantôt païen, tantôt chrétien, selon le caprice de ses vers, mais sceptique avant tout, et n’ayant jamais su, jusqu’à son heure dernière, ce qu’il allait trouver par-delà la tombe, — ou ces dieux mythologiques célébrés par sa muse rhétoricienne, ou bien ce Christ, dont il avait une fois, comme par mégarde, chanté la résurrection glorieuse.


IV

Le mal qui au IVe siècle menaçait d’une mort bientôt complète la société païenne agonisante, la cause morbide qui lui ôtait toute énergie pour résister aux progrès incessans des idées chrétiennes — le scepticisme, était également le vrai motif de l’impuissance où se trouvaient réduits les derniers adeptes des lettres profanes. Trop clairvoyans pour ne pas constater l’irréparable ruine du polythéisme, mais aussi virgiliens ou cicéroniens trop convaincus pour s’incliner devant un Dieu qui exigeait alors qu’on abjurât les muses comme autant de démons funestes, les derniers rhéteurs et les derniers poètes de la Rome païenne s’étaient réfugiés dans une religiosité vague, mélange bizarre d’antiques formules et de pratiques nouvelles. Beaucoup d’entre eux, à l’exemple d’Ausone, célébraient en même temps et les dieux d’autrefois et le Dieu d’aujourd’hui, chantant tour à tour avec un égal enthousiasme ou les divinités habitant l’olympe, ou le Christ « sauveur, père de toutes choses, régnant sur la terre, les eaux et le Tartare : » ceux-là c’étaient les croyans ; mais d’autres, non contens de sentir en eux-mêmes une complète indifférence à l’endroit de tout culte, éprouvaient un secret plaisir à laisser publiquement éclater un rire sarcastique et impitoyable, faisant dm scepticisme, même leur religion et leur foi. Au nombre de ces derniers, nous rangerons un poète gaulois, l’auteur anonyme de cette comédie bizarre qui a pour titre : Querolus, « le Grondeur. » Il faut entendre ce païen, mordu du démon inspirateur d’un Aristophane ou d’un Plaute, railler avec une verve cruelle les derniers soupirs du paganisme expirant. Pour l’auteur du Querolus, tout ministre du culte, desservant de chapelle, astrologue ou diseur de bonne aventure, n’est qu’un parasite vivant grassement aux dépens des fidèles et battant monnaie sur la crédulité niaise de leurs derniers dévots. Le comique va même jusqu’à faire défiler une troupe de prêtres sous le masque irrévérencieux d’oies sacrées qui traversent la scène, criant et caquetant, assourdissant les oreilles de leur pieux ramage. C’est ainsi qu’à son heure dernière le paganisme trouvait encore la force de mourir en riant.

Et pourtant, dans cet universel effondrement de la foi des anciens jours, quelque chose du monde antique était encore resté debout. Tandis que, chassées de proche en proche devant la croix du Christ, les divinités helléniques ou latines trouvaient à grand’peine un dernier asile dans quelque palais patricien ou sous l’humble toit d’un paysan, un dieu survivait à ces dieux abolis, — Rome ; un dogme de foi emplissait encore plus d’un cœur, — la patrie. La ville éternelle, sainte, nécessaire, juste, foyer de toute lumière, source de toute vertu sociale, était depuis longtemps un dieu véritable, résidant parmi les mortels ; depuis longtemps, suivant l’expression d’un poète, elle habitait sur la terre un olympe incorruptible. Quand le polythéisme, battu en brèche et ruiné, s’était incliné vers les symboles platoniciens, on avait expliqué la divinité de Rome comme on expliquait alors toutes choses dans la religion : Rome était devenue une émanation du Dieu universel. L’âme du monde, vivifiant par mille canaux la nature matérielle et la nature morale, se révélait, disait-on, dans la sphère des existences sociales par Rome, principe des sociétés policées, régulatrice du genre humain et tête des nations. Cette conception originale de Rome et de l’empire imprimait aux sentimens patriotiques un caractère d’exaltation mystique et de tendresse rêveuse : elle élevait à la hauteur d’une dévotion l’amour de la patrie.

Mais dans les âmes où brûlait cet amour exalté pour la patrie romaine couvait aussi une haine sauvage pour tout ce qui pouvait menacer l’existence de cette dernière idole. Le christianisme et son dieu né d’hier, sur un sol étranger, chez un peuple réputé « obscène et vil, » le christianisme, qui, pendant trois siècles, « l’aversion du genre humain, » osait aujourd’hui se venger et persécuter à son tour, soulevait chez ces derniers païens des fureurs d’autant plus implacables qu’elles étaient impuissantes. C’était lui, c’était « cette peste publique » dont la contagion, troublant l’esprit débile des césars héritiers de Constantin, poussait un Gratien, incitait un Honorius à brûler d’une main sacrilège les livres sibyllins, à dépouiller le Capitole, à détruire jusqu’à l’autel de la Victoire, « la vierge gardienne de Rome. » Qu’allaient donc devenir et le monde et la civilisation même, si, sur les ruines du culte « vainqueur des peuples de la terre, » les prêtres du « Galiléen, » un Salvien, un Augustin, pouvaient impunément saluer de leurs cris d’allégresse chacune des calamités s’abattant sur l’empire ?

Et cette religion du passé ne se bornait pas seulement à de vains regrets, à des malédictions plus vaines encore ; l’espérance de voir de nouveau régner au sommet du Capitole la déesse reine du monde vivait toujours dans la pensée de ses adorateurs. Ce fut cette foi profonde en des jours meilleurs qui inspira les derniers accens de la muse latine ; Symmaque lui dut ses pages les plus éloquentes, ce fut elle enfin qui mit au cœur du poète Rutilius les beaux vers qui ont fait de ce Gaulois le dernier des poètes de Rome.


I

Rutilius Numatianus était, suivant l’opinion la plus probable, un Gaulois originaire de Toulouse. De bonne heure, il avait parcouru tous les degrés de la vie politique ; son père d’ailleurs l’avait devancé dans la carrière des honneurs, et il trouva en Italie plus d’une statue qui glorifiait son nom. Lui-même, maître des offices, préfet, peut-être consul, avait géré la grande préfecture de Rome en 413, presque au lendemain de ce jour néfaste où les Goths mettaient à sac la ville éternelle. Dégoûté des affaires, Rutilius quitta l’Italie en 418 pour retourner en Gaule ; mais là de nouvelles douleurs l’attendaient, et le fugitif ne quittait des ruines que pour d’autres ruines. Le temps nous a conservé le récit de son pénible voyage, son Itinéraire, poème plein de talent, d’une versification rigoureuse, d’une langue savamment énergique. On sent, en lisant ces vers, d’où s’exhale un souffle d’admirable patriotisme, que leur auteur portait en lui une âme toute romaine, déchirée par les maux qui désolaient son pays. Sa douleur est celle qu’éprouvaient alors les derniers survivans de l’aristocratie romaine, demeurés païens par respect de leur race, et qui chaque jour, sentant mourir les dieux de la patrie, croyaient voir expirer en même temps la patrie elle-même.

Le fanatisme de cet amour éclate en un transport enthousiaste au moment où le poète Rutilius, abandonnant l’Italie profanée, adresse un adieu suprême à la ville éternelle, sa déesse bien-aimée. Avant de franchir le seuil de ses portes, une force mystérieuse semble l’y attacher malgré lui : il se jette à genoux ; il couvre de baisers et de larmes ses pierres sacrées.

« Écoute-moi, s’écrie-t-il, écoute-moi, reine de ce monde qui t’appartient, Rome, qui as pris place dans le ciel étoile ! Écoute-moi, mère des hommes et mère de tant de dieux, toi dont les temples nous rapprochent de l’olympe ! C’est toi que le célèbre, et tant que je vivrai tu seras l’objet de mes chants. Qui pourrait vivre et t’oublier ? Avant que ton image s’efface de mon âme, ingrat et sacrilège, j’oublierais plutôt le soleil, car tes bienfaits rayonnent, comme sa lumière, au-delà des bornes du monde habitable. Lui-même dans son orbite immense semble ne rouler que pour toi ; il se lève sur tes domaines, il se couche encore sur tes domaines !

« Aussi loin que s’étend d’un pôle à l’autre l’énergie vitale de la nature, aussi loin ta vertu a pénétré la terre. A tant de nations diverses, tu assures une même patrie ; ceux qui luttèrent contre toi ont été contraints de bénir ton joug. Offrant à tes vaincus le partage de tes lois, tu as fait une ville de ce qui était avant toi le monde !

« O déesse ! des derniers recoins de l’univers romain s’élève un hymne à ta gloire ! Nos têtes sont libres sous ton joug pacifique. Pour toi, régner est moins qu’avoir mérité de régner, et la grandeur de tes actions dépasse tes vastes destinées. »

Admirables vers, accens vraiment sublimes, et qu’on croirait inspirés par le spectacle que dut offrir la paix romaine aux jours d’un Auguste ou d’un Trajan ! Mais, hélas ! qui eût pu reconnaître dans cette divinité chantée si haut la Rome d’Honorius, la Rome saccagée par Alaric le Goth, la Rome qu’allaient bientôt déshonorer les hordes de Genséric le Vandale ? Bien aveugle celui qui pouvait encore avoir foi dans l’éternité de cette chose déjà morte, et qui voyait la reine du monde dans l’esclave des barbares !

L’aspect de l’Italie dévastée, n’offrant plus que des ruines, dut convaincre le poète que les temps glorieux étaient à jamais consommés. Plein d’une émotion douloureuse, Rutilius nous fait la peinture lamentable de ce pays naguère si beau ; les terres sont devenues incultes, et les fleuves débordés s’étendent en marais pestilentiels sur un sol longtemps fertile : les barbares ont passé par là ils ont marqué l’Italie, comme le reste de l’empire, à leur empreinte sinistre. Arrêté à chaque pas par ces décombres, le voyageur se résout à poursuivre sa route par mer. Au moyen de petites barques, il côtoyait le rivage, prenant terre fréquemment, soit pour voir ses amis, soit pour éviter le mauvais temps. Du large où il voguait, il apercevait les danses et entendait les chants joyeux qui célébraient la renaissance d’Osiris, c’est-à-dire du soleil au solstice d’hiver, incident qui démontre assez que les lois sévères des empereurs contre le polythéisme étaient sans effet sur l’esprit des paysans, même à peu de distance. de Rome : l’ancien culte méritait déjà son nom de paganisme. Il régnait encore sur la basse classe des campagnes, comme il dominait toujours au sommet de l’échelle sociale, dans la portion la plus noble et la plus élevée de l’aristocratie ; mais au sein de l’aristocratie, les opinions païennes semblaient un des apanages de l’ancienneté de race, tandis qu’elles ne se maintenaient dans les populations rurales que par le défaut de lumières et l’éloignement des grands centres. Chemin faisant, Rutilius rencontre plusieurs de ses amis gaulois fugitifs devant les barbares. Quelques-uns supportaient une extrême pauvreté, après avoir été opulens, élevés en dignités, comblés d’honneurs dans leur patrie. Un d’entre eux s’était fait chrétien, et vivait comme un anachorète parmi les rochers sur le bord de la mer. Jeune, honoré, époux d’une femme noble et riche, il avait tout quitté pour aller embrasser au loin, comme dit Rutilius, « cette mort vivante. » Le voyageur se détourne de lui avec amertume. Chaque fois qu’il rencontre un chrétien ou un juif, sa bile s’échauffe, et il faut qu’il montre sa mauvaise humeur par quelque déclamation haineuse. A l’aspect de l’île de Capraria, peuplée de cénobites, il s’écrie avec colère : « Cette île est pleine d’hommes qui fuient la lumière, et se nomment moines, monachi, d’un nom grec, parce qu’il leur plaît de vivre seuls et sans témoins. Ils craignent les faveurs de la fortune, parce qu’ils redoutent ses revers, ils se font volontairement misérables pour ne pas être malheureux. Quelle rage insensée a frappé ces cerveaux dérangés, que la crainte du mal empêche de souffrir le bien ? Est-ce la destinée qui les condamne à des châtimens mérités ? est-ce l’effet d’une triste maladie et de la bile noire qui gonfle leurs entrailles ? »

A l’île d’Elbe, il est mis hors de lui par un Juif, fermier des marais de l’état, qui lui reproche d’effrayer ses poissons en froissant les herbes de la rive, et de diminuer son eau en en buvant. À ces taquineries grossières, Rutilius irrité répond par des malédictions contre la race juive, dans laquelle il a soin de comprendre les chrétiens, devenus les dominateurs du monde romain. « Plût aux dieux, s’écrie-t-il, que la Judée n’eût jamais été soumise par les armes de Pompée et le gouvernement de Titus ! Coupée à la racine, cette peste n’a fait qu’étendre plus loin les rameaux de sa contagion, et la nation vaincue opprime maintenant ses vainqueurs. »

Son fanatisme ne l’abandonne point dans l’appréciation contemporaine de Rome. Rutilius assurément eût dû, comme ennemi des barbares, saluer dans Stilicon le vainqueur des Goths et le dernier des Romains ; mais Stilicon était chrétien, et il avait brûlé les livres des sibylles. Le poète ne voit en lui que le violateur du Capitole, et le voue à jamais aux feux du Tartare :

« Oui, Stilicon a détruit le gage fatal des grandeurs de Rome ; il a voulu que les Parques précipitassent la marche de leurs fuseaux. Ah ! que les tourmens de l’infernal Néron cessent devant lui ; que les torches du Styx s’épuisent sur une ombre plus funeste ! Néron n’a frappé qu’une mortelle, Stilicon une immortelle ; Néron a tué sa mère, Stilicon la mère du genre humain. »

Impuissante colère, imprécations vaines ! Les jours d’autrefois avaient fui sans retour, et tout était bien fini pour cette immortelle, mère des dieux et des hommes ; mais elle ne périssait pas parce que Stilicon, dans une heure de fanatisme, avait brûlé quelques vieux livres apocryphes ; Alaric lui-même et ses soldats barbares n’étaient pas la cause première de cette irrémédiable mort ; Rome déesse, à peine pleurée de quelques rares fidèles, tombait devant un dieu devenu plus fort qu’elle, — et celui-là c’était le Christ.


Tel est ce quatrième âge littéraire, dernier lustre que la Rome profane dut à la Gaule, dernière étincelle échappée d’un flambeau qui s’éteint. On l’a vu, ce ne furent pas les hommes qui manquèrent au temps : les hommes furent nombreux ; quelques-uns même avaient été dotés par la nature de rares facultés : quant au temps, il ne fit point défaut aux hommes, et à nulle autre époque peut-être les lettres ne reçurent plus magnifiques hommages ou plus riches salaires. Deux siècles plus tôt, cette école aurait produit de grandes choses, et sans doute lutté de gloire avec les beaux génies de l’Espagne. Mais la destinée des littératures est liée invariablement à la vie morale des empires ; les idées et les sentimens publics sont le fond sur lequel l’art s’appuie, la matière qu’il travaille et façonne. Tout était mort au IVe siècle, dans la vieille société romaine ; l’éloquence se bornait à quelques discours officiels, au panégyrique de l’empereur vivant, à la satire de son ennemi mort, et la poésie, soit peur, soit dégoût, s’était retranchée dans le monde paisible et inoffensif des fictions. Seul le christianisme recelait de la jeunesse et de la vie ; — et le christianisme repoussait comme choses païennes et détestables les formes littéraires ainsi que l’esprit des écoles. Ausone, Eumène, Rutilius, s’épuisèrent en vains efforts à rendre fleurie la stérilité même : ils jetèrent un manteau de pourpre sur un cadavre.


AMEDEE THIERRY.

  1. Nos lecteurs savent tout ce que la France a perdu en M. Amédée Thierry. Le noble vieillard portait si vaillamment ce nom deux fois illustre, et il nous devait encore tant de belles œuvres ! L’étude qu’on va lire l’occupait à la veille de sa mort, et il en prononçait, il en corrigeait à haute voix un passage dans le délire de l’heure suprême. En la publiant aujourd’hui avec une douloureuse émotion, nous ne cédons pas seulement au pieux désir de rassembler comme des reliques les dernières pages tracées de sa main : on retrouvera dans ce tableau des écoles gauloises le savoir et la pénétration du grand historien, avec le don de faire revivre les époques disparues. Une autre étude sur les écoles chrétiennes du Ve siècle complétera cette peinture, et ce ne sera pas, nous l’espérons, le dernier legs que nous aura laissé notre éminent collaborateur.
  2. Honores, fonctions supérieures auxquelles certains privilèges étaient attachés, — munera, fonctions municipales qui ne conféraient pas de privilèges.